Les Ogresses (Paul Arène)/Le corbeau

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Charpentier (p. 309-318).

LE CORBEAU


Hier, en ouvrant ma fenêtre, à cette minute argentée qui précède le lever du soleil, j’ai vu un oiseau noir s’abattre sur l’arbre unique qui se dresse là-bas derrière le mur d’un jardin, au milieu d’un fouillis de maisons. Dans le réseau des brindilles nues où bientôt la feuille éclatera, tout seul l’oiseau noir semblait énorme ; et, le reconnaissant, je me suis dit avec un sentiment de joie profonde : — « Enfin, voici mon corbeau revenu ! »

Je ne suis même pas bien sûr de ne pas avoir parlé haut, car une vieille dame qui, à l’étage du dessous, arrosait les fleurs du balcon a relevé la tête, étonnée et me regardant avec l’air de commisération sympathique que les gens vivant de leurs rentes ont pour les poètes et les fous.

Elle ne saurait me comprendre, la vieille dame ! d’ailleurs, habitant trop bas, la vieille dame ne voit pas le corbeau : le toit l’en empêche ; moi, je plane par dessus les toits.

D’où vient-il ce corbeau ? Fait-il partie de la bande turbulente et braillarde qui dispute aux ramiers du Luxembourg les hauts platanes, réunis par des astragales de lierre, à l’ombre desquels, chère aux amoureux, jaillit et chante la fontaine de Médicis ? Est-il de Saint-Sulpice, dont les tours italiennes, qu’on dirait rêvées par Véronèse, encadrent de grands pans d’azur ? A-t-il son nid à Notre-Dame, parmi la forêt des clochetons, sous l’aile d’un monstre griffu ou dans le bonnet d’un juif de pierre ?

Peu importe ! Mais chaque année, depuis que j’occupe mon logis, à la même époque le même corbeau me rend visite, messager que le printemps envoie, et qui, plus sûrement que les hirondelles annonce l’approche des beaux jours.

Aussitôt que les bourgeons pointent, mon corbeau arrive. Sybarite par goût et friand de primeurs, il trouve une saveur tonique et délicieuse à ces fraîches pousses croquantes, parfumées de miel et de résine, toutes gonflées de jeune sève ; et ses longues années d’expérience lui ont sans doute appris qu’à Paris la verdure se trouve presque toujours d’une semaine ou deux en avance sur les champs. C’est un philosophe, un solitaire, maître incontesté de son arbre dont il se garde bien de donner l’adresse à personne. Parfois, fatigué de piquer les bourgeons du bec, il rentre le cou, secoue un peu sa robe lustrée, s’immobilise et semble dormir. Mais il ne dort pas, il médite, perdu dans ses rêves de corbeau, et regardant là-bas à l’horizon, par delà un océan de toits qui fument, la belle ceinture de collines où pour lui d’autres bourgeons mûrissent. Puis, de temps en temps, sans quitter la branche que ses pattes serrent, il se soulève, bat des ailes, bruyamment et paresseusement, et pousse, j’imagine à mon intention, un cri d’une rauque douceur qui dit l’absolu de son bien-être. Ainsi fait l’heureux corbeau depuis l’aurore jusqu’à l’heure où le soleil couchant viendra colorer de rouge le ciel entre les pignons et les cheminées. Alors, avec un croassement d’adieu, il s’envole, noir lamé de bleu sur fond d’or, et magnifique à voir comme une laque japonaise.

Il y a chez moi une vieille estampe, trouvée je ne sais plus où dans un grenier d’oncle en province, et représentant, au milieu d’un cimetière semé de croix et de tombes, un corbeau gigantesque perché sur un crâne. Un long ruban explicatif lui sort du bec ainsi que dans les miniatures primitives, et sur ce ruban on lit : Cras !… Cras !… Cras !… naïve onomatopée et calembour ecclésiastique qui signifie : «  Demain ! songez à demain ; c’est demain la fin, c’est demain la mort ! »

Retournons bien vite contre le mur cette chrétienne et terrifiante image.

Mon corbeau, sur l’arbre d’en face, fait « Cras !… cras !… cras !… » lui aussi ; mais c’est tout autrement que son « Cras !… » s’interprète : son « Cras !… » est joyeux, son « Cras !… » est païen, et voici ce qu’il semble dire :

— « Cras !… cras !… » demain le printemps naît. Un frisson a couru les bois, et les arbres où la sève monte, prêts à verdir, prêts à fleurir, laissent pendre plus bas leurs branches alourdies. Quelques abeilles se réveillent et volent aux chatons des saules. On pourrait presque faire un bouquet. Dans les mousses dont le velours sombre se hérisse de raides fils d’or, voici la première renoncule ; voici l’arum au cornet tigré, les violettes, les pâquerettes, l’épi pourpré des pulmonaires, et, féminine comme son nom, la frêle anémone Sylvie. Bientôt, sous les fourrés pleins d’ombre, ce sera le tour des muguets, des jacinthes ; les robes claires s’y égareront, et l’on entendra des conversations à voix basse, des conversations d’amants épris, qui se tairont subitement, effarouchés par le vol d’une tourterelle ou le brusque sifflet d’un merle.

Heureux alors celui à qui la fortune interdit voyages lointains et les coûteuses villégiatures ! Si morose que l’âge l’ait fait, il pourra, pour un jour se donner l’illusion de la jeunesse, en parcourant comme autrefois, dans les souvenirs et les feuilles tombées, ces chers sentiers à mi-coteau d’où l’on voit Paris à travers les branches, admirable cadre d’idylle, nature indulgente, humanisée, dont le silence s’accommode du bruit sacré des mirlitons, des chants et des éclats de rire, et à qui, au besoin, un peu de comique ne fait pas peur…

Or elle m’avait dit, le corbeau était dans l’arbre ce jour-là ! elle m’avait dit : — « Si tu voulais, nous pourrions aller à Meudon ». Phrase bien simple qui pourtant me combla de joie, car depuis longtemps, un nuage, toujours le même, faisait tache au ciel bleu de nos amours. Elle, parisienne de la pointe de sa bottine à la plume de son chapeau, n’entendait rien aux gaietés rustiques, ayant des hannetons une peur folle, croyant que les lézards et les mulots n’ont d’autre fonction que d’escalader les bas roses des promeneuses, et personnellement offensée quand une ronce par hasard lui griffait l’ourlet d’un volant ; moi, paysan mal acclimaté encore, j’avais l’audace de préférer le soleil au gaz et le fin gazon au pavé des rues. De là d’éternelles disputes.

Nous voilà donc partis, d’accord pour la première fois.

Promenade charmante : nul buisson ne griffe la robe, et même, un hanneton étourdi étant venu s’empêtrer les pattes dans les cheveux de la bien-aimée, on pardonna au hanneton. La bien-aimée cependant manquait d’enthousiasme en présence de la belle nature. Elle semblait préoccupée, poursuivant une vague idée fixe que je ne pénétrais pas. Ainsi, elle ne voulut jamais déjeuner sous bois dans un cabaret à tonnelles de ma connaissance ; et nous dûmes descendre, malgré la chaleur de midi, par les pentes crayeuses des Moulineaux jusqu’à Billancourt qu’arrose la Seine. — « Je veux une table au bord de l’eau, et manger une matelote ! » D’où venait ce goût subit de la matelote, mets qu’elle exécrait jusque-là ? Au dessert, les choses s’expliquèrent. — « Tu dois être content ! tu vois que je suis sage et que j’aime la campagne ; seulement, avant de partir, il faudra que tu demandes la peau de l’anguille au restaurateur. — « Et que vas-tu faire de cette peau d’anguille ? » Alors, avec une flamme sombre dans les yeux : — « C’est afin de la mettre sous l’armoire à glace de Clara, de ta Clara ! J’ai promis pour cela cinq francs à sa bonne ». Cette Clara, qu’on n’avait d’ailleurs aucun motif d’appeler ma Clara, était, vous le devinez, l’ennemie, ou, pour mieux dire, une amie à qui on en voulait. Or, il paraît qu’une fois la fatale peau d’anguille introduite chez elle, tous les fléaux connus allaient grêler sur la malheureuse. Ce genre naïf d’envoûtement, dont j’eus la lâcheté de me faire complice, était alors fort en honneur (peut-être l’est-il encore !) entre Montparnasse et Montmartre. C’est du moins ce que m’affirma le restaurateur, brave homme à qui nous payâmes sa peau d’anguille trente sous, l’article, disait-il, étant fort recherché des Parisiennes.

Qu’êtes-vous devenue, ô mademoiselle Claudine, aimable et fantasque personne qui voulûtes une autre fois nous faire cueillir les violettes en plein hiver ? L’an dernier je crus vous reconnaître, grande, grasse, l’air grave, avec une allure de Cérès. Mais votre œil toujours volontaire et clair ne daigna pas s’arrêter sur moi, et, craignant de m’être trompé, sottement, j’osai à peine esquisser un vague salut.

Ce n’est certes pas à Cérès que vous ressembliez au temps de la belle jeunesse. Blanche, mince, les cheveux fous, on vous aurait plutôt comparée à quelque dryade, la dryade d’un svelte bouleau et vos caprices, quoique Parisienne, étaient bien de ceux qui conviennent aux divinités bocagères.

Nous étions trois à vous aimer, épris solidement, mais ne l’avouant pas cela vous faisait trois esclaves.

Un dimanche de fin janvier, l’envie vous prit d’aller aux champs.

— « Mais, Claudine, ce projet est fou ! Il y a de la neige au bord des toits et les arbres du Luxembourg sont encore tout blancs de gelée.

— Pas du tout, il fait beau soleil, je veux courir dans l’herbe et cueillir la violette.

— « Mais, Claudine, consultez l’almanach ; nulle part l’herbe n’a verdi, et les violettes frileuses n’oseraient pas pousser la porte des petites maisons bien closes où elles s’enferment l’hiver.

— Partons toujours, j’ai mon idée ! »

Et nous voilà courant les bois, transis, nos collets relevés, mais chantant, pour nous donner du cœur et créer autant que possible l’illusion, une chanson de Fernand Desnoyers alors à la mode :

Dans la forêt tranquille
Des rayons printaniers
Tachètent d’or mobile
La mousse des sentiers…

Le soleil, un soleil en avance de deux bons mois, s’allongeait bien en barres d’or à travers les ramures dépouillées ; mais la mousse des sentiers craquait sous nos pas, raidie par le givre des vitres minces, fleuries de dessins, couvraient l’eau stagnante des fossés ; et parmi les iris, les joncs noircis par la gelée, des stalactites de cristal pendaient aux cascatelles minuscules d’un ruisseau dont nous suivions les bords. Nous nous arrêtâmes près d’une clairière défrichée où les gardes avaient semé du sarrazin pour les faisans. Au revers des sillons un peu de neige restait, les pousses vertes y pointaient déjà, et, par un phénomène qu’un coloriste expliquerait, tout cela prenait dans l’éblouissante clarté du jour des reflets de pâle turquoise.

Malgré tant de faits attestant la présence réelle de l’hiver, vous vous obstiniez à vous croire au printemps, Claudine, et vous souteniez mordicus que le bois sentait la violette.

En effet — était-ce un jeu de notre imagination, était-ce un miracle ? — il y avait dans l’air quelque chose qui rappelait la violette et son parfum subtil. Mais ceci qui nous intriguait s’expliqua le plus naturellement du monde quand, arrivés dans un carrefour en tout pareil à celui-ci, vous daignâtes, Claudine, nous révéler le contenu d’un panier voilé avec mystère, et que nous trouvâmes plein jusqu’aux bords de petits bouquets à deux sous.

— « Voilà, c’est bien simple : pendant que je vais m’asseoir ici et rouler une cigarette, on se dispersera sous bois pour piquer dans l’herbe et la mousse toutes les fleurs que j’ai apportées, aux endroits où le soleil donne et où les violettes ont l’habitude de pousser… »

Ce qui fut dit fut fait : au bout d’un quart d’heure, nous nous bousculions tous les quatre par les taillis, fourrageant dans les feuilles mortes, poussant des cris de joie à chaque nouvelle trouvaille, et, de temps en temps, Claudine, vous vous attardiez en des poses extasiées :

— « Mais regardez donc mes violettes, regardez-les : elles frissonnent à la brise comme des personnes naturelles ! »

Heureux âge, doux souvenirs ! C’est ainsi qu’en notre jeune temps les femmes aimaient la campagne.

Le corbeau a bien fait décidément de me rappeler que le Printemps s’avance : demain, si les flots sont propices, je m’en irai par eau, mais tout seul, hélas ! cette fois, m’offrir une matelote d’anguilles à Billancourt.