Les Ogresses (Paul Arène)/Le cygne

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Charpentier (p. 171-178).

LE CYGNE


Au fond du vieux parc — où depuis longtemps les haies poussent libres, ou les pelouses abandonnées n’ont plus qu’un sauvage gazon, où de grands arbres centenaires protestant par toutes les bosses de leur écorce contre les alignements jadis infligés laissent prospérer à leur cime d’étonnantes boules de gui qui se confondent au renouveau avec les nids aériens des corneilles — le bassin, désormais redevenu lac et dont, malgré sa margelle de marbre, des touffes de joncs et d’iris découpent le contour en criques et en promontoires, luisait, dans la douceur d’une nuit claire que la lune invisible encore éclairait déjà, comme un miroir noir pailleté d’étoiles.

Et, sur le lac silencieux, parmi le reflet des étoiles, deux formes blanches immobiles, deux cygnes endormis qui, le cou sous l’aile, flottaient.

Tout à coup : un réveil, un battement d’ailes, quelque chose de comparable au bruit précipité des rames, un tourbillon, des plumes qui volent, un appel rauque suivi d’une plainte ; puis l’un des cygnes, le mâle sans doute, s’enlève et fuit en fouettant l’eau, tandis que la femelle de nouveau immobile et blanche reste au milieu des grands ronds d’argent qui vont, concentriquement élargis, mourir et se briser aux dentelures du rivage.

La causerie tout à l’heure encore languissante sembla reprendre vie à ce spectacle évocateur de visions païennes ; et, comme après mille considérations délicatement esthétiques touchant l’art et la volupté, on en était venu à discuter les interprétations diverses que les peintres, que les sculpteurs ont données du mythe de Jupiter et de Léda, René Sévéran, le beau René, dit, se parlant à lui-même :

— « Évidemment, Lazarus avait raison ! »

Sur quoi il alluma un nouveau cigare, ce qui était sa manière à lui de demander la parole ; et, lorsque la fumée se dégagea bien transparente, lorsqu’un dé de cendre net et dessiné comme au pinceau, sans irrégularité ni bavure, parut garantir à ses goûts raffinés de fumeur un plaisir pur qu’aucun accident ne menaçait d’interrompre, il prit un temps, s’excusa du geste, et commença :

— « Il y aurait bien des choses à dire, en ce qui concerne la psychologie amoureuse, et aussi, mesdames, un certain nombre de choses à taire sur la façon de comprendre et de traduire le drame glorieux dont s’émurent, voici je ne sais combien de mille ans, l’Eurotas, ses roseaux et ses lauriers-roses, quand, des profondeurs de l’azur, l’oiseau olympien qu’un aigle complice poursuivait vint s’abattre sur le sein frémissant de la brune épouse de Tyndare enveloppée soudain d’une tiède et molle caresse et déjà plus qu’à demi vaincue par la surprise et la pitié.

Sous l’ébauchoir et sous la brosse ce sujet a fait naître des chefs-d’œuvre.

Mais ni les statues antiques du musée de Florence, ni les fresques du musée de Naples, ni Léonard ni le Corrège qui ont peint Léda aux bords des eaux dans la fraîcheur d’un paysage, ni Tintoret ni Véronèse qui l’ont représentée nue sur le lit aux riches étoiles des courtisanes et des reines, non pas même Michel-Ange avec son marbre que Louis XIII fit détruire, mais dont heureusement une copie conservée à Dresde éternise la majestueuse impudeur, ne m’a donné l’impression de grandeur épique et d’intense réalité que je ressentis un jour devant certaine toile, hélas ! demeurée peu célèbre, de mon ami le peintre Lazarus.

Quelques-uns d’entre vous ont connu Lazarus, ce géant roux qui, avec son profil calme et pur, ses yeux rayonnant de génie, avait l’air d’un dieu grec domicilié aux Batignolles ; car, s’il vous en souvient, Lazarus avait aux Batignolles un atelier dans un jardin. Atelier clos, jardin entouré de murs moussus et plus enchevêtré d’orties, d’herbes folles et de broussailles, que ce parc solitaire ou les nymphes pourraient revivre, tant les arbres et les oiseaux s’y réjouissent de l’absence de l’homme.

Un esprit singulier, Lazarus ! tout en parti pris, en idées tranchées, et particulièrement paradoxal dans ses théories sur l’amour.

Pour lui, l’humanité se divisait en deux grandes catégories : les uns qui s’acoquinent après le cotillon des belles, épuisant sottement la passion jusqu’à satiété ; les autres qui, le but atteint et le rêve réalisé, fuient emportant un souvenir que rien désormais ne saurait corrompre, et disparaissent pareils aux dieux, lesquels ne descendent de leur Olympe que pour y remonter aussitôt.

Lazarus approuvait ces derniers et appuyait son opinion de raisons quelquefois piquantes. — « Gardez intacte, disait-il, la sensation ; n’essayez pas, il y aurait folie, de renouveler l’instant divin… Écoutez l’instinct qui est de partir, de se plonger, libre, en plein éther, et d’aller d’un chant triomphal confier sa victoire et sa joie à la nature. »

On riait de ces discours. Lazarus impassible conformait sa manière de vivre à ses théories, et jamais passion — il en eut de réelles, qu’il avouait — ne le détourna plus d’une heure de la rêverie et de l’art.

Pauvre Lazarus ! il devait, malgré ses révoltes, subir à son tour le joug commun.

Un jour Lazarus disparut, et des gens racontèrent l’avoir surpris dans de vagues villages en compagnie d’une femme. Moi-même je les rencontrai, par hasard, aux environs de Fontainebleau. Lui, semblait radieux. Elle, était divinement belle. Mais, comme dit fort excellemment La Fontaine, « je ne m’amuserai point à chercher des comparaisons jusque dans les astres pour vous la représenter assez dignement ; c’était quelque chose au-dessus de tout cela et qui ne se saurait exprimer par les lys, les rosés, l’ivoire ou le corail. »

Elle était belle, que le renseignement vous suffise.

Au bout d’un mois, j’ignore après quel drame, Lazarus revint, quelque peu navré. — « Tout est fini, dit-il, bien fini ! Je remonte dans mon Olympe. » Ce ne devait pas être tout à fait de son plein gré, car il ajouta : — « Je me suis laissé prendre, et j’en souffre ; un chef-d’œuvre me vengera. »

À partir de ce jour, Lazarus, toujours fier mais visiblement endolori, ne nous parla plus que de son projet : une Léda, mais quelle Léda ! La seule, la vraie, telle qu’en aucun temps aucun peintre ne l’avait comprise.

Puis tout à coup il cessa d’en parler, et cela ne m’étonna point, car les conceptions de Lazarus s’évaporaient souvent ainsi en conversations et en ébauches.

Je finis même par croire que cette Léda définitive n’avait jamais existé autrement que dans sa cervelle tourmentée. Nous l’en plaisantions parfois, nous avions tort !

Quelques années plus tard, Lazarus mourut.

Dans son atelier, ou des abeilles bourdonnaient, traversant les vitres brisées par les pousses vertes des ronces, au milieu de l’encombrement des toiles commencées, un tableau achevé presque, et auquel la veille, évidemment, Lazarus travaillait encore, nous prit tout d’abord le regard.

Comme imprévu des lignes et magnificence des couleurs, c’était admirable. À l’ombre des roseaux frissonnants, près d’un fleuve grec aux eaux pures, le grand corps de Léda, pâmée ! tandis qu’un cygne gigantesque, emplissant l’azur de ses ailes, joyeux, superbe, triomphant, regagnait les cieux d’un vol éperdu.

— « Et Léda était belle ?

— Divinement belle, madame, comme j’avais eu l’honneur de vous le dire : l’exact portrait, l’image parfaite des amours de Lazarus rencontrés à Fontainebleau ! »