Les Ogresses (Paul Arène)/Mésanges à tête noire

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Charpentier (p. 163-170).

MÉSANGES À TÊTE NOIRE


Dérouté dans ses habitudes, énervé par cette taquinante succession d’orages, que parfois traverse, ô ironie ! un furtif rayon de soleil, irrité de voir qu’en dépit du calendrier la clef des champs lui soit si obstinément refusée, Paris à la fin se révolte ; Paris a la fringale du vert et, avec la douce espérance que le joli temps reviendra, prétend faire comme tous les ans, c’est à dire marcher sous les arbres, se rouler dans l’herbe ou dans l’eau et savourer, quelques mois durant, les délices de la vie rustique.

Chacun s’y prépare et boucle ses malles : les riches rêvant d’un château brodé aux bords de la Loire ou d’une cassine enguirlandée de vigne près d’un golfe bleu ; d’autres, que leur fortune plus modeste condamne à une immobilité relative, se contenteront des rives de la Seine, lesquelles ne sont pas à dédaigner.

Dimanche, malgré des eaux grosses et jaunes, le fleuve, entre Suresnes et Argenteuil, comme de marguerites un pré, s’étalait piqué de voiles blanches.

Et les trains de banlieue roulaient se succédant, bondés jusqu’à leurs impériales d’un grouillement de voyageurs heureux de courir aux édens approximatifs où, parmi des arbres ayant de vraies feuilles, la voix narquoise du mirliton alterne avec le trille passionné des rossignols, où le parfum des plantes et de l’eau se mêle à l’odeur réjouissante des fritures.

N’en déplaise aux idylliques attardés, on peut trouver un charme à ces chemins de fer parisiens créés maussades par les ingénieurs, mais qui, la nature aidant, ont fini par avoir leur pittoresque et leur physionomie.

Un paysage comme un autre, depuis que sous les végétations superposées a disparu toute trace de la main de l’homme.

Je connais, par exemple, de l’Étang-la-Ville à Marly, telle courbe courant sous bois à mi-coteau qui, pour peu qu’on ait l’esprit d’oublier le bruit des roues et le halètement sourd de la locomotive, vous transporte soudain au sein des Périgords les plus inconnus, et telle tranchée entre deux talus herbeux qui représente, à tromper un poète, la plus arcadienne des vallées.

Rien n’y manque, en effet : à droite, à gauche, la verdure embaume ; des genêts attardés se penchent, frôlant de leurs grandes grappes d’or la vitre des wagons en marche ; et, sur chaque passage à niveau, pour la joie de ceux qui aiment voir beaucoup d’humanité encadrée dans un peu de campagne, c’est, du départ à l’arrivée, une double haie de visages joyeux, d’ombrelles éclatantes comme des fleurs, de chapeaux bocagers et de robes claires.

À mi-chemin se trouve une petite gare, un peu trop blanche peut-être et d’un aspect bourgeoisement propret avec ses doubles rails qui luisent dans un ballast tout neuf en gravier de rivière.

C’est là qu’au printemps de l’année dernière il m’arrivait parfois de descendre pour rendre visite à mon vieil ami La Feuilleaume en son ermitage du bois.

Le plus modeste des ermitages ! Un pavillon de chasse tapi sous les feuilles, avec jardinet clos par une haie de sureaux. Le crépi du pavillon s’effritait certes en maints endroits. Le jardin dans sa plus grande largeur n’eût pas effrayé le saut d’un lièvre. Mais de bien portantes clématites rapetassaient les trous du crépi, et, continué par le bois, le jardin paraissait immense.

Parisien désabusé, La Feuilleaume vivait là tranquille, versifiant et ratissant.

— « Pour ceux que le baccara n’émeut plus, rien ne vaut, disait-il, le noble état d’éborgneux de colimaçons. »

Et, joignant l’exemple au précepte, consciencieusement, il éborgnait d’innombrables colimaçons avec sa pioche.

La Feuilleaume disait encore :

— « Je crois que j’ai retrouvé ma jeunesse. »

Or, cette jeunesse retrouvée se résumait pour lui dans la grassouillette personne de mademoiselle Nyssia, aimable enfant qu’à son teint mat et velouté comme la fleur des passeroses, on eût cru née aux pays andalous, sous les arceaux découpés en trèfle de quelque mauresque Alhambra, mais qui se révélait d’origine plutôt montmartroise, par son goût pour l’absinthe au sucre et sa façon d’interpréter le répertoire du Chat-Noir.

Conquise d’ailleurs à la nature grâce aux leçons de La Feuilleaume, Nyssia désormais ne voulait plus connaître d’autres joies que d’enfoncer le fin talon de ses bottines dans le sable tiède des buttes ou dans les mousses mordorées dont s’ouatent les sentiers sous bois, toujours riante, jamais lasse, ne boudant pas même aux cailloux ; et c’étaient à travers futaies et taillis, sous la voûte des allées ombreuses, de vagabondes promenades invariablement terminées par la découverte de quelque étang tout frissonnant de libellules, égayé sur ses bords du reflet pourpre des iris, constellé plus loin des fleurs de neige du lys d’eau, et dont la moire se ridait au saut brusque d’une grenouille.

Puis, à l’heure du retour, Nyssia demandait la permission, toujours accordée, d’enlever son corset derrière un buisson ; et, plus brave que jamais, elle allait devant, sa robe dégrafée un peu, laissant voir le haut de la gorge et la chemisette de soie légère.

Moi, je songeais : heureux La Feuilleaume.

Oui ! La Feuilleaume était heureux, on l’aimait. Moins pour lui-même peut-être que pour toutes sortes de choses ambiantes : pour le jardin où l’on est bien la nuit quand le cricri chante et que les vers luisants rôdent dans l’herbe ; pour cette unique chambre d’où la vue est si belle, à travers le treillis des branches, sur les pentes, sur la rivière et le grand aqueduc du Grand-Roi se dressant au loin, avec une majesté toute romaine, le matin dans un ciel bleu pâle, le soir dans les brumes ensoleillées ; et aussi pour les fraîches lampées de lait frais, avec leurs lichettes de pain brun, au Butard, dans la maison du garde, pour les gibelottes délicieusement canailles mangées chez Gogu, dit le Père des Gros-Lapins, à ce qu’affirme en lettres énormes son enseigne.

Mais n’est-on pas toujours un peu aimé ainsi ? La Feuilleaume, bon philosophe, jouissait de l’heure présente sans analyser son bonheur.

Oh ! ce père des gros lapins, quels souvenirs j’ai gardé de lui malgré son allure en dessous et la complication par trop paysanne de ses notes.

Un jour nous déjeunions dans ses Bosquets, sous une manière d’appentis décoré du nom de tonnelle, tandis que sur le sable aride de l’allée, sur les tables rustiques dressées çà et là, les arbres pénétrés de soleil découpaient leurs ombres mouvantes.

Au-dessus de nos têtes, excités par je ne sais quoi, des milliers d’oiseaux menaient vacarme.

— « C’est, nous dit Gogu, les mésanges qui se divertissent à leur denrée de z’hannetons. »

Les mésanges avaient de quoi se divertir fort, car les hannetons étaient en abondance cette année. Des petits, des gros, d’un vol étourdi, venaient à chaque instant se cogner aux plats, aux carafes. Nyssia les chassait, les appelant sales bestiaux.

Tout à coup elle s’écria :

— « Mais il en pleut des z’hannetons ! »

En effet, les tables, le sable, le toit penchant de notre appentis étaient jonchés de hannetons, les uns sur le dos, remuant les pattes, les autres essayant de marcher et de déployer leurs élytres par-dessous lesquels, comme un pan d’habit qui déborde le paletot court des élégants, passait un bout d’aile fripée.

Et les hannetons tombaient toujours et là-haut, dans le plafond feuillu rempli de cris batailleurs et de bruits d’ailes, le vacarme des mésanges tournait à l’orgie.

— « Regardez voir, continuait Gogu, ça grouille encore et ça n’a plus de tête ; regardez voir, les sacrées mésanges leur z’y mangent tant seulement la cervelle, qu’est comme qui dirait le morceau fin. »

Horreur ! Gogu avait raison.

— « Encore un, encore un autre qui tombe ! »

Et, comme réjouie du massacre, Nyssia, avec une curiosité souriante, regardait tous ces hannetons vivants et décapités.

— « Allons-nous en, » fit La Feuilleaume.

Mais Nyssia voulut rester ; et pour la première fois de ma vie je remarquai qu’avec ses yeux de froid diamant, ses cheveux luisants, son front étroit et l’éclat de son rire clair, Nyssia, vaguement, avait quelque chose de la gentillesse cruelle des mésanges à tête noire.

Or, voici que l’autre matin, séduit par la promesse d’un beau jour, l’idée m’est venue de revoir La Feuilleaume et son ermitage.

L’ermitage est resté le même, mais combien je trouvai changé La Feuilleaume. La Feuilleaume triste n’est plus La Feuilleaume ! dès l’abord, il m’inquiéta.

Après une promenade sans gaieté, nous fîmes pourtant chez Gogu, dit le père des gros lapins, un dîner qui fut silencieux.

Une fois au dessert :

— « Et Nyssia ? demandai-je, heureux de me soulager d’une obsédante interrogation depuis le matin sur mes lèvres. »

La Feuilleaume me montra les arbres :

— « Nyssia ? hélas ! depuis hier, envolée comme les mésanges.

Il ajouta :

— « Te rappelles-tu les hannetons de l’année dernière ? c’est mon histoire avec Nyssia. Depuis qu’elle est partie, je crois vivre, je remue les pattes, mais la cervelle n’y est plus. Quel bec d’acier ont ces mésanges !… Allons, à ta santé, et ne mélancolisons pas.

— À la tienne, mon vieux La Feuilleaume ! »