Les Ogresses (Paul Arène)/Les prisons de Claudette

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Charpentier (p. 133-140).

LES PRISONS DE CLAUDETTE


Je n’avais jamais rien compris à certaine bizarrerie dans le caractère qui, par moment, faisait du brave Jeanseaume un être absurde et indéchiffrable. En effet, pourquoi ce bourgeois optimiste, ami né des gouvernements, et qui, à l’époque de nos guerres civiles, poussa, plus souvent qu’il n’aurait fallu, l’amour de l’ordre jusqu’à la frénésie, pourquoi ce même bourgeois détestait-il si cordialement la police, et pourquoi devenait-il blanc de fureur à la seule vue d’un capuchon de sergent de ville ?

On avait beau le raisonner, lui démontrant qu’en plus d’un cas la police a du bon, comme par exemple lorsqu’elle empêche les gentilshommes du boulevard extérieur de traiter le Parisien comme un arbre d’essence particulière sur lequel il n’y a qu’à cueillir montres, bijoux et porte-monnaie, ou bien encore les soirs de lune, de jeter les passants par-dessus le parapet des ponts, en manière de plaisanterie et pour faire des ronds dans l’eau.

À ces arguments Jeanseaume répondait par un simple haussement d’épaules qui très éloquemment voulait dire : — « La police ? Laissez-moi donc tranquille avec votre police ! J’en sais plus long que vous sur ce point. »

Et certes ! sans le pousser beaucoup, on eût amené Jeanseaume à déclarer que non seulement la police est inutile, mais encore qu’elle a la main dans la plupart des crimes qui ensanglantent Paris, ce Paris où, malgré nos prétentions et nos efforts et selon une loi d’équilibre probablement nécessaire à la marche naturelle des choses, l’homme civilisé d’aujourd’hui a autant de chances de mort violente que ses ancêtres lorsqu’ils couraient à moitié nus, à travers les forêts primitives peuplées de reptiles monstrueux.

Une après-midi — c’était au printemps dernier, dans ces Champs-Élysées que l’hiver change en un désert de boue, mais si riants à la belle saison avec leurs carrés verts piqués de pâquerettes sur lesquels tout le long du jour des arrosoirs perfectionnés tournant éperdument comme des soleils d’artifice, font jaillir les diamants en pluie, et les girandoles de leurs cafés-concerts pareilles dans le feuillage clair des marronniers à un chapelet de grosses perles blanches — donc, une après-midi, flânant par là, je surpris Jeanseaume en train de s’offrir son divertissement favori.

Entre autres habitudes, Jeanseaume avait celle d’assister, toutes les fois que ses loisirs le lui permettaient, aux représentations du théâtre de Polichinelle. Mais là encore, Jeanseaume laissait percer sa manie. Assez indifférent aux menus épisodes qui montrent le héros luttant d’un égal courage, quoique avec des fortunes diverses, contre ses créanciers, sa femme, le bourreau et le diable lui-même, Jeanseaume ne se déridait qu’à la scène du commissaire, quand notre Karagouz atténué, n’ayant qu’une trique pour arme, baragouine un féroce chant de guerre et frictionne le crâne et le dos de son héréditaire ennemi d’une dégelée de coups drus et pressés dont le bruit rappelle celui de la grêle sur un toit.

Alors on entendait un gros rire d’homme mûr faire la basse aux gammes argentines, voltigeantes comme un chant d’oiseau, qui, parties d’un coin, couraient en traînée sur tout l’auditoire enfantin… et ce rire était le rire de Jeanseaume.

Jeanseaume assistait ainsi quelquefois, toujours avec le même plaisir, à quatre, à cinq représentations consécutives.

Ce jour-là, pourquoi ce jour plutôt qu’un autre ? le caprice me vint d’avoir le secret de Jeanseaume. L’air était doux, un ciel léger luisant à travers les feuillages invitait à la promenade et à la confidence. J’arrêtai Jeanseaume au moment où, le rideau définitivement baissé, il quittait sa chaise et, passant mon bras sous son bras :

— « Écoute ! je t’observais tout à l’heure ; pardonne mon indiscrétion, je serais curieux d’apprendre ce que t’a fait le commissaire pour que tu lui en veuilles à ce point.

— Apprends donc, répondit Jeanseaume, ce que m’a fait le commissaire. »

Et Jeanseaume en prononçant ces mots, attestait les dieux d’un regard irrité.

— « Tu sais, pour m’avoir connu il y a quelque dix ans, que je n’aimai jamais qu’une seule femme en ma vie.

— Claudette ?

— Oui, Claudette que tu connus bien, que tu connus trop.

— Jeanseaume, je te jure…

— Bah ! la chose remonte bien loin, et je n’en suis plus, hélas à compter. Donc Claudette me trompait — comment dirai-je ? — me trompait avec assiduité. Assiduité est le mot, car jamais dévote égrenant un rosaire, jamais briquetier comptant des briques, n’apportèrent à leur besogne plus de précise activité que Claudette en mettait à la sienne. Pas une minute de perdue ! On eût dit, ma parole, qu’il s’agissait d’un vœu. Pour avoir plus de temps à me tromper, Claudette, d’ailleurs paresseuse, se serait levée avant l’aube.

Jalouse avec cela, me faisant des scènes à propos d’un rien, et m’adorant. Oui, m’adorant : le cœur ou ce que nous appelons le cœur des femmes a de ces mystères.

Quel parti prendre ? Quitter Claudette… J’essayai plusieurs fois, mais je ne réussis qu’à me prouver combien décidément il m’était impossible de me passer d’elle. Je restai donc l’heureux amant de Claudette, avec l’arrière-pensée de modérer ses frasques par une surveillance sagement entendue.

Claudette d’ailleurs ne se fâchait pas d’être surveillée. Elle avait un peu, sur la question, les idées des femmes arabes, trouvant comme elles naturel d’être gardée de près, et trouvant plus naturel encore, que dis-je naturel ? mais louable, mais glorieux, de mettre à profit, au grand dommage de son maître et seigneur, la moindre occasion, le moindre oubli, la moindre fissure laissée.

Un jour, autour de Tunis, passant près d’un douar de Bédouins errants, je vis quelque chose remuer sur la toile d’une tente, d’ailleurs hermétiquement close. C’était un doigt aux ongles teints de henné, un doigt féminin qui avait l’air de faire signe. Je m’approchai : le doigt disparut, mais pour être remplacé aussitôt par une bouche souriante, laissant voir les dents, et qui, collée à l’étroite ouverture, apparaissait comme une fleur rouge dans le cœur de laquelle un peu de neige serait tombée.

Ainsi s’offrait Claudette, ou à peu près, sans plus de motifs, toutes les fois que je la quittais de l’œil un quart d’heure… Mais ce quart d’heure suffisait. Et j’étais sûr de mon affaire, quand je la retrouvais au retour frétillante, fraîche, épanouie, avec un frémissement au coin des narines, et, dans les yeux, l’expression de calme et de joie tranquille que donne la conscience du devoir accompli.

J’étais souvent vaincu dans cette lutte inégale.

Une fois pourtant, j’obtins l’invraisemblable résultat de passer vingt-neuf jours sans grave accident. Vingt-neuf jours ! Il ne s’en fallait que de quelques heures pour arriver au mois. Or, j’aurais voulu avoir mon mois franc. C’est un pari que je m’étais fait, une manière de réussite. Claudette et le destin semblaient vouloir me donner cette modeste satisfaction. Mais tu vas voir comment se comporta le destin sous la direction de Claudette.

Le soir du trentième jour, quand je croyais toucher au port, Claudette manifesta le désir de prendre l’air un peu. On ira aux Ambassadeurs, puis, avant de rentrer, on fera un tour sous les arbres. Le programme est exécuté de point en point. On va aux Ambassadeurs, on se promène sous les arbres. Tout est pour le mieux, Claudette se montre charmante ; quand, arrivés ici, tiens précisément à ce même endroit, devant ce même Palais de l’Industrie, et non loin de ce même poste dont tu vois la lanterne rouge, Claudette commence une scène. Elle avait, je te l’ai dit, le génie des scènes. Mon crime, cette fois, était, parait-il, d’avoir trop regardé une des pseudo-chanteuses qui figuraient alors dans les concerts, en espalier, au fond de l’estrade. Je veux m’expliquer, me disculper, Claudette insiste ; je me fâche, elle crie, elle obtient sa gifle ; la foule s’amasse, la police arrive, et nous voilà coffrés tous les deux.

On voulut bien me relâcher après l’admonestation d’usage, mais on retint Claudette, accusée d’avoir injurié les agents. J’eus beau faire, donner ma carte, me réclamer d’amis puissants, le commissaire se montra courtoisement inflexible. Il ne voulut pas même me permettre de partager les fers de Claudette ; le règlement s’y opposait.

Je n’en dormis pas de la nuit. Pauvre Claudette ! Elle me revint le lendemain, les yeux battus, un peu chiffonnée.

— Eh bien ?

— Eh bien, quelques jours après j’apprenais que, de temps immémorial, Claudette employait ses moments perdus à me tromper avec le commissaire, un joli garçon, car il y en a ! Et je devinai alors la ruse de Claudette et pourquoi elle s’était fait mettre au poste… Adieu, ami.

— Adieu, Jeanseaume… Tous mes compliments à Claudette. »