Les Oiseaux de passage (Ségalas)/02/04

La bibliothèque libre.
Les Oiseaux de passage : PoésiesMoutardier, libraire-éditeur (p. 105-114).
◄  Le Prêtre
Le Marin  ►

LA PAUVRE FEMME.

Et puis la pauvreté, c’est une chose dure,
Regorgeante de maux.
Iacqves Tahvreav.

Ils ne dorment jamais qu’un sommeil d’insomnie,

Vivans, n’ont pas d’habits ; morts, n’ont pas de linceuls.
Mme Hermance Lesguillon.



Que cet hiver est long ! Je sens un air de glace,
Et rien pour me couvrir ! Mes bras sont nus ; j’ai froid !

Sous ma porte, au travers des tuiles, le vent passe,
La neige tombe sur le toit ;
Mes enfans sont tremblans, leur faible corps tressaille ;
Pas une flamme ici ne jette ses rayons.
Ah ! les pauvres petits ! les voilà sur la paille
Tous blottis sous quelques haillons !


Oh ! sur un long sofa, dans ses pièces bien closes,
Qu’il est heureux le riche au front calme, riant,
S’asseyant à côté d’enfans joyeux et roses,
Devant un feu tout pétillant !
Mais voici qu’un ardent rayon vient de paraître ;
Dans ce grenier si froid, il se glisse éclatant :
Chauffons-nous au soleil qui luit à la fenêtre,
C’est le foyer de l’indigent !



Quoi ! vous pleurez encor !… J’entends : la faim commence !…
Des alimens pour eux ! et qu’on prenne aussitôt
Mon corps qui les porta, mon sang, mon existence ;
Mais non, c’est de l’argent qu’il faut !
Ces enfans vont mourir, car tout nous abandonne,
Car on exige un prix pour notre pain grossier,
Car on nous vend la vie enfin ! Dieu nous la donne,
Mais les hommes la font payer !


Peut-être quelque aumône… oui, sortons… Cette femme,
Au cachemire souple, aux précieux bijoux,
Pourra me secourir… La charité, madame,
Je prîrai le bon Dieu pour vous.
Vers mes petits enfans que votre front se penche ;
Pitié ! pitié ! le sou qu’on donne aux mendians

Ornerait mieux encor votre main fine et blanche
Que votre bague de brillans !


Un refus, du mépris !… Le pauvre est dans le monde
Comme un insecte vil qu’un passant foule au pié !
Que faire ?… la rivière est là, belle et profonde ;
Elle au moins, elle aura pitié !
Eh ! pourquoi vivrait-on, quand la vie est amère ?
La Seine, qui s’étend comme un vaste tombeau,
Recouvre tant de maux, de haillons, de misère,
Des plis de son large manteau !


Allons ! point de frayeur ! la mort vient si rapide !…
Et ces enfans, privés de leur dernier soutien,

Et Dieu qui de là-haut maudit le suicide…
Mais cependant je souffre bien !
La faim ronge mon corps ; oh ! quel affreux martyre !
Mes entrailles déjà se tordent ; c’est l’enfer !
Il semble qu’une main les prenne, et les déchire
Avec d’horribles doigts de fer !


Maudits soient tout ce bruit et ces rires de joie,
Ces femmes, étalant des plumes, des joyaux,
Et ce long froissement de leurs robes de soie
Qui semblent railler mes lambeaux !
Aucun don ne viendrait calmer ma faim mortelle !
Le pain qui nourrirait la pauvre mère en pleurs
N’aurait qu’à les priver d’une gaze nouvelle
Ou d’une guirlande de fleurs !



Comme je m’affaiblis !… des visions étranges…
Ne pleurez pas, enfans ; mourir vous fait donc peur ?
Voyons, consolez-vous ; courage, petits anges,
Nous allons trouver le Seigneur.
Au lieu d’une maison avec de noirs étages,
Au lieu d’un grenier triste et d’un grabat meublé,
Dieu nous garde là-haut son palais de nuages,
Dont le toit rayonne étoilé !





Mais bientôt les enfans n’entendent plus leur mère :
Parmi la foule passe un cercueil d’indigent ;
Point d’amis… En voit-on suivre un char funéraire,
Sans festons ni franges d’argent ?
Sur le chemin, pensive, une femme s’arrête ;
Un passant se retourne, et regarde un instant,

Songe aux plaisirs du jour, à sa prochaine fête,
Et puis s’éloigne indifférent.