Les Oiseaux de passage (Ségalas)/02/10

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Les Oiseaux de passage : PoésiesMoutardier, libraire-éditeur (p. 165-174).

LE BRIGAND ESPAGNOL.

Pas tant de paroles, lâchez ce manteau, monsieur l’homme de cour.
Lope De Vega.

Déjà dans notre sang ils trempent leur pensée.
— Le Père Lemoine.

Sentant la hart de cent pas à la ronde.
Clément Marot.


Son altesse le roi d’Espagne
Règne à l’Escurial ; mais, moi,
Plus que lui je suis maître et roi

Dans les bois et sur la montagne.
J’aide francs bandits pour sujets ;
Pour trône un rocher sur la vague ;
Pour sceptre, j’ai ma bonne dague,
Et pour palais j’ai les forêts.


Tous mes sujets me sont fidèles :
On respecte une majesté
Qui parle un poignard au côté.
Si je rencontre des rebelles,
Je leur fais, sur leurs chapelets,
Dire un Ave ; puis, sans enquêtes,
Sans lois, sans délais, sur leurs têtes
Je décharge mes pistolets.



Mon trésor vaut ceux des Castilles ;
J’en aurais pour vingt Alhambras,
Vingt Alcazars, vingt Giraldas,
Et cent couvens aux larges grilles :
Sans que je laisse mes palmiers,
Mes défilés et ma montagne,
De toutes les villes d’Espagne
II m’arrive des trésoriers.


Je tire sur chaque berline,
J’abats des postillons hardis ;
Je vois du sang de tout pays
Rejaillir sur ma lame fine :
Je prends de l’or de tous les poids
Avec mes vaillans capitaines,

Et dans mes caisses souterraines
J’ai tous les visages de rois.


Aussitôt qu’un voyageur passe,
Si son bagage est trop pesant,
En chef de bandits complaisant,
Poliment je l’en débarrasse.
Je fais peur aux femmes la nuit ;
Jésus ! j’en vois pâlir plus d’une,
Lorsque, par un beau clair de lune,
Ma bonne espingole reluit.



Mes gentils amoureux, donneurs de sérénades,
Suivez vos señoras dans le spectacle, au bal,

Au combat du taureau sur les bancs des estrades,
Au Prado, dans les promenades,
Auprès du confessionnal ;


Allez vous attacher à votre douce reine,
Comme au saint l’auréole, et la corde au gibet,
La baguette à l’alcade, au prisonnier la chaîne,
Au voyageur sa bourse pleine,
Comme les grelots au mulet :


Si je m’avance, moi, vers une jeune fille,
Ce n’est point pour baiser sa main d’un blanc de lis,
Voir son col de satin, son pied fin qui sautille ;
C’est pour détacher sa mantille,
Ou bien ses bagues de rubis.

Je vous méprise tous, hommes faibles, sans âme,
Cavaliers et seigneurs, au stylet pur encor,
À la peau lisse et fine, à la taille de femme,
Qui laissez votre bonne lame
Se rouiller dans son fourreau d’or.


Doux joueurs de guitare, aux frais habits de fête,
Je vous apprendrais, moi, comme un franc montagnard
Tient un mousquet, comment un postillon s’arrête,
Comme on fait tomber une tête,
Et comme on dérouille un poignard.



Avec son grand bras de squelette,
La potence, au chanvre mouvant,

Me menace, j’en ris ; avant
Qu’on me passe la collerette,
Par ma croix et mon chapelet,
Vos cachots seront sans grillage,
Et le vent, la pluie et l’orage,
Pourriront votre vieux gibet !