Les Oiseaux de passage (Ségalas)/02/13

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Les Oiseaux de passage : PoésiesMoutardier, libraire-éditeur (p. 197-204).

LA PETITE ANNA.

Et le cœur luy part, et l’âme s’en va.

Luce sieur de Gast (Tristan). —
À la mère veuve de son enfant il manque toujours un sourire, et ce sourire, c’est celui de son enfant.
Michel Masson.


Morte ! sa joue est pâle et sa bouche livide[1] !
Je ne sens plus son cœur ni son haleine humide ;
Son pauvre petit corps est glacé dans mes bras !
Toi, mon enfant, mon âme, insensible, ombre vaine,

Froid cadavre ! grand Dieu ! mais je comprends à peine !
Morte ! oh ! dites, cela n’est pas !


Quoi ! cette douce enfant si fraiche et si rieuse,
Et qui m’appelait mère, avec sa voix joyeuse ;
Qui, tout à l’heure encor, me flattait de sa main ;
Qui charmait ici-bas mon passage éphémère,
Que Dieu mit comme un ange, en cette vie amère,
Pour me suivre dans mon chemin,


Elle est morte !… ils l’ont dit ! entends-tu, pauvre mère !
Ta gracieuse enfant sous un drap mortuaire !
Ainsi, sa tête blonde et ses traits ingénus,
Ses bras, ses petits pieds, sa blancheur de colombe,
Tout cela, c’était donc pour laisser à la tombe
Un peu de poussière de plus !



Ce choléra d’enfer, qu’un démon nous envoie,
Comme un serpent maudit, vint enlacer sa proie,
Prendre dans ses replis son corps, faible roseau,
Le tordre, et le jeter dans un tombeau de pierres !
Les hommes manquent donc pour lui remplir ses bières,
Puisqu’il cherche dans un berceau !


Mais a-t-il bien osé sur cette enfant si frêle,
S’élancer tout hideux, infecter l’air près d’elle,
Glacer son corps, ternir son regard qui brillait,
Creuser ses grands yeux bruns et sa joue enfantine,
Poser un masque bleu sur sa peau lisse et fine
Encor toute blanche de lait !


Mais quoi ! voici des croix, des cierges, une bière,
Des tentures ! déjà !… Pitié pour une mère !

Laissez-moi mon enfant, c’est mon bien, mon trésor ;
Laissez-la ! ferez-vous de son lange un suaire ?
Voulez-vous donc si tôt la cacher sous la terre ;
Ses pieds n’y touchaient pas encor ?



Et la mère pleurait… Un ange aux longues ailes
Portait la douce enfant dans des sphères nouvelles ;
Traversait des chemins d’azur et de vapeur,
Des degrés étoilés, des colonnes de flamme ;
Puis, l’ange radieux ouvrait à la jeune âme
Les portes de saphir des palais du Seigneur.


Là, de blonds chérubins, des vierges aux longs voiles,
La regardaient, groupés sur des rayons d’étoiles.

Mais elle soupirait près du trône divin,
Et se disait tout bas, en courant chancelante
Sur l’arc-en-ciel, ou bien sur la comète ardente :
Si ma mère était là pour me tenir la main !


Avec un doux regard, une sainte parole,
Jésus lui mit au front la céleste auréole ;
Les brillans séraphins volèrent l’embrasser :
Triste, elle les suivit dans l’éther, dans les sphères,
Et dit, en s’endormant sur les vapeurs légères :
Si ma mère était là pour venir me bercer !

  1. Une petite fille qui venait de mourir du choléra a fourni le sujet de ces vers.