Aller au contenu

Les Oiseaux de passage (Ségalas)/02/14

La bibliothèque libre.
Les Oiseaux de passage : PoésiesMoutardier, libraire-éditeur (p. 205-214).

LE POËTE POLONAIS EXILÉ.

Ah ! Seigneur, je vois déjà la croix… combien, combien de temps encore mon peuple doit-il la porter ?
Adam Mickiewicz, traduit du polonais par M. Burgaud.
La main protectrice de Marie vaut bien vos remparts et vos soldats.
Collombet.

LE POËTE POLONAIS EXILÉ[1].


chœur de polonais.

Ô mère de Jésus, vierge sainte et bénie,
Rends-nous à nos lacs bleus de la Lithuanie !
Errans comme Israël, l’ancien peuple de Dieu,
Nous ne voyons pas, nous, le nuage qui tonne,

Le grand buisson ardent qui fume et qui rayonne,
Ou bien la colonne de feu.


le poëte.

Malheur ! le sable blanc de nos forêts de chênes
Est tout rouge de sang ! Malheur ! malheur à ceux
Qui sèment de nos morts nos champs de blés, nos plaines,
Nos chemins de saules ombreux !
Nous détruirons un jour, tout vaincus que nous sommes,
Leurs palais, leurs cachots, qu’ils nous ont fait creuser
Sous terre, sous leurs pieds, comme un réservoir d’hommes
Où le bourreau s’en va puiser !


Écoutez… je la vois, pendant ses jours de fête,
Notre Pologne, heureuse et disant ses chansons ;

Je vois ses palatins, son sénat à leur tête,
Ses rois dans leurs châteaux saxons.
Sur notre sable fin, nos folles jeunes filles,
Qui s’en vont voltigeant comme des papillons,
Dansent la Mazurek, sa valse, ses quadrilles,
Et tournent dans ses tourbillons.


le chœur.

Pourquoi flétrir leur joie ? À ton autel de pierre
Ont-elles un Dimanche oublié leur prière,
Marché sur le chemin du ciel en chancelant ?
Qu’avaient-elles donc fait, les pauvres jeunes femmes,
Vierge sainte ? leurs fronts étaient purs, et leurs âmes
Blanches comme ton voile blanc.



le poëte.

Mais j’aperçois des rois qui regardent nos plaines ;
Ils se disent : « Voilà des champs sous un beau ciel,
Et des mines de fer, et de vastes domaines,
De l’encens, de l’ambre et du miel. »
Ils s’élancent, patrie, ils brisent ta couronne,
Ils mutilent ton corps, pèsent chaque lambeau,
Font trois parts du cadavre, et chacun à son trône
En attache un sanglant morceau !


le chœur.

Si tu l’avais voulu, comme un peu de poussière
Tu les dispersais, Reine au palais de lumière,
Qui mets pour diadème à ton front virginal
Une auréole ardente, illuminant tes voiles ;
Et qui prends au Seigneur ses plus riches étoiles,
Pour broder ton manteau royal.



le poëte.

Oh ! par saint Stanislas ! je te vois belle et fière,
Appeller tes soldats aux cuirasses d’acier ;
Les voilà, se parant de la peau de panthère,
Portant l’aigle et le cavalier.
Trois fois ton corps meurtri, butin de la conquête,
S’agite, mais en vain ; comme sur nos gazons
Un long serpent coupé, qui relève la tête
Et veut réunir ses tronçons.


Vous pouvez, ô grands rois, vous ruer sur nos villes :
Tout s’efface, une fois les sabres essuyés,
Les champs débarrassés des tentes inutiles,
Et les cadavres balayés :
Sur les pavés rougis, un peu d’eau répandue
Suffit ; dans les ruisseaux le sang s’écoule encor ;

Mais songez que ce sang qu’on lave dans la rue
Fait tache sur un sceptre d’or.


le chœur.

Une larme de toi, Vierge céleste et bonne,
Et Jésus, ton enfant, soufflait sur leur couronne :
Un signe de son doigt renverse le puissant ;
Il lui faut, pour jeter les sceptres dans la fange,
Un mot, un battement léger d’une aile d’ange,
Qui touche le trône en passant.


le poëte.

Hélas ! ma Pologne est donc morte !
Ses femmes donnent leurs joyaux ;
Ses poëtes, qu’un souffle emporte,
Ont fui comme un essaim d’oiseaux.

Oh ! pour eux quelques branches frêles
Pour s’y poser et soupirer,
Un ciel pour déployer leurs ailes,
Puis un peu d’air pour respirer !


Vous, poëtes à la voix douce,
Oiseaux d’autres pays que nous,
Songez que dans leurs nids de mousse
Ils savaient chanter comme vous.
Ils ont des forêts étrangères,
Un autre accent, mais si touchant !
Mais ils n’en sont pas moins vos frères
Par les ailes et par le chant !


le chœur.

Ô mère de Jésus, Vierge sainte et bénie,
Rends-nous à nos lacs bleus de la Lithuanie !

Errans comme Israël, l’ancien peuple de Dieu,
Nous ne voyons pas, nous, le nuage qui tonne,
Le grand buisson ardent qui fume et qui rayonne,
Ou bien la colonne de feu !

  1. Ces vers servent d’introduction à la Vieille Pologne, album historique et poétique publié par M. Charles Forster, Polonais.