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Les Oiseaux de passage (Ségalas)/03/07

La bibliothèque libre.
Les Oiseaux de passage : PoésiesMoutardier, libraire-éditeur (p. 279-286).

LE GRAND CONVOI.[1]

Partout un corbillard emmène un trépassé.
Auguste Barbier.

Un cortège immense, formé de la cité entière, s’avançait lentement vers la tombe.
Jomard.

Et nous l’avons couché dans sa fosse à dormir.
Évariste Boulay-Paty.


Avancez, légions, déroulez-vous sans fin,
Suivez les corbillards tout noirs, ornés d’étoiles ;
Les sons de vos tambours, couverts de sombres voiles,
Semblent les voix des morts gémissant en chemin.

Que de vivans sont là qui regardent les bières,
Et qui bientôt peut-être iront aux cimetières !
Les vivans d’aujourd’hui sont les morts de demain !


Ce cercueil blanc qui passe entre l’immense garde
Porte la jeune fille. Oh mourir, quand on sent
Se lever dans son âme un jour éblouissant,
Et quand on voit du rose à tout ce qu’on regarde !
Humble et pauvre, elle avait du moins ses dix-sept ans,
Et ses rêves d’amour, uniques diamans
Que la fille du peuple ait dans une mansarde.


Quel est ce beau cercueil ? c’est un trône de mort !
Pourquoi tant de splendeur ? le maréchal y dort.

Abattre un maréchal avec une arme vile !
Lui briser son bâton étoilé dans la main !
Briser sa bonne épée au tranchant d’acier fin,
Qui lui servit de clef pour ouvrir mainte ville !


Vingt pays ont connu la voix de son canon
Qui disait, république, ou bien Napoléon !
Pour payer à l’État ses riches épaulettes,
Il donna de son sang, et ne marchanda pas :
Il faisait enlever à ses hardis soldats
Des couronnes de rois au bout des baïonnettes.


Anathème, assassin ! car tous vivans et droits
Avaient passé leur seuil, et tous sont rentrés froids,

Couchés sur des brancards !… Quoi ! toujours des infâmes,
Toujours un souffle impur qui vient souiller notre air !
Une vapeur de boue, en nos villes d’enfer,
S’exhale des ruisseaux, des égouts et des âmes !


Dis, est-il au complet le convoi long et noir ?
Non, il manque un cadavre ; il t’aurait fallu voir
Le corbillard royal qu’un dais brillant rehausse,
Un sceptre sur la bière, et ton roi s’en allant
Dans son palais de terre, et tout le sol tremblant :
Un roi fait tant de bruit en tombant dans sa fosse !


Sire, Dieu vous sauva : pour qu’il vous garde encor,
Répandez les secours sur des parens qui pleurent.
Quand d’un archange au ciel conduit les rois qui meurent,

Leurs vertus sont leur pourpre, et les dons leur trésor.
Quand on frappe là-haut en disant : Roi de France,
Le Seigneur n’ouvre pas toujours ; dans sa balance,
Un bienfait pèse plus qu’une couronne d’or.

6 août 1835.
  1. Ce convoi est celui des victimes de Fieschi.