Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 07/Chapitre 06

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 235-244).

CHAPITRE VI

LE GRAND CHEVAL DE VALENTIN

Jamais, dans ses rêves les plus brillants, Valentin ne s’était représenté le cours de la vie comme pouvant être une rivière limpide. Le Destin, qui l’avait si indignement traité pendant vingt-sept années, se repentait tout à coup de sa sévérité pour le gratifier de ses dons les plus précieux.

« Il faut que je sois ce prince des contes de fées qui commence sa vie sous la forme repoussante d’une espèce de rhinocéros et finit par épouser la plus belle princesse du royaume, » se disait-il gaiement à lui-même, pendant qu’il suivait une des longues avenues des jardins de Kensington, où les arbres dépouillés de feuilles étendaient leurs maigres branches noires, sur lesquelles des corbeaux perchés faisaient entendre leurs cris les plus rauques.

Qu’aurait pu, en vérité, demander le pauvre bohème à la fortune, au delà des faveurs qu’elle lui avait accordées ? Il était le fiancé accepté de la plus belle des femmes qu’il eût jamais rencontrées, accueilli par ses parents, admis en sa présence, soumis seulement à une légère épreuve avant de pouvoir dire qu’elle était à lui. Que pouvait-il désirer de plus ? Quel nouveau bienfait pouvait-il attendre du Destin ?

Oui, il y avait encore une chose, une chose que Haukehurst avait à lui demander de plus, si reconnaissant qu’il fût de ses autres faveurs : c’était une excuse convenable pour se séparer complètement de Paget ; il éprouvait le désir de se plonger dans les eaux du Jourdain pour en sortir purifié, en abandonnant ses vêtements sur le point le plus éloigné du fleuve. Or, parmi toutes les choses qui appartenaient à son passé, la société du capitaine était celle dont il tenait le plus à se débarrasser.

« Soyez sûr que vos péchés sauront vous retrouver, se disait tout bas le jeune homme, et, une fois revenus, qu’ils s’attacheront à vous comme une sangsue, s’ils prennent la forme d’un gaillard aussi dépourvu de principes. Je puis faire tous mes efforts pour couper court au passé, mais Paget voudra-t-il me laisser tranquille à l’avenir ? J’en doute. Le génie de cet homme se montre surtout dans la faculté qu’il possède de vivre aux dépens d’autrui. Il sait que je gagne régulièrement quelque argent, et il a déjà commencé à m’en emprunter. Lorsque j’en gagnerai plus, il éprouvera le besoin de m’en emprunter davantage, et, bien qu’il me soit très-doux de travailler pour Charlotte, il ne me serait nullement agréable de me faire l’esclave de mon ami Paget. Si je lui offrais une livre par semaine, en lui demandant de se retirer dans les profondeurs du pays de Galles ou des Cornouailles, de s’amender et d’y vivre en ermite repentant ? Je crois que je pourrais prendre sur moi de sacrifier une livre par semaine s’il y avait quelque espoir que Paget pût cesser d’être… Paget, de ce côté du tombeau. Non ; j’ai le malheur d’être intimement lié avec ce gentleman. Lorsqu’il surnage, comme il dit, et gagne de l’argent pour son propre compte, il se paie des dîners fins et des gants à cinq shillings la paire ; mais lorsqu’il n’aura pas eu de chance, il viendra me retrouver et se lamenter à ma barbe. »

Cette pensée n’était nullement douce à Haukehurst. Dans sa vie passée, il s’était distingué par une insouciance de bohème, il avait même fait preuve d’une générosité plus que bohémienne avec ses amis et compagnons, mais maintenant tout était changé. Il n’était plus insouciant. Un certain résultat lui était demandé comme prix de la main de Charlotte, et il s’était mis à la tâche avec toute la persévérance et l’énergie nécessaires. Il avait même besoin de s’imposer des restrictions dans la crainte que son ardeur ne l’entraînât trop loin, qu’elle ne l’exposât à succomber sous un excès de travail, tant il lui tardait d’avancer vers le temple qu’il entrevoyait au bout de son chemin, tant lui paraissait charmante cette œuvre d’amour accomplie en l’honneur de sa Charlotte.

Il s’interrogeait souvent sur cette irritante question du capitaine. Comment parviendrait-il à mettre son frêle esquif à l’abri des atteintes de ce pirate éhonté ? Quel prétexte pourrait-il donner pour renoncer à sa participation au logis commun, et prendre ailleurs un appartement pour lui-même ?

« Ce serait d’une bonne politique de conserver mon digne ami sous mes yeux, se disait-il à lui-même, afin de pouvoir être sûr qu’il ne se passe rien de ténébreux entre lui et Sheldon. Mais je puis à peine croire que Sheldon ait un soupçon de la fortune des Haygarth. Si cela était, il ne m’eût certainement pas admis comme le fiancé de Charlotte. Quel a pu être son motif pour le faire ? »

Haukehurst s’était fréquemment adressé cette question, car sa confiance dans Sheldon n’était pas de la nature de celles qui dispensent des questions. Même alors qu’il éprouvait le plus grand besoin de croire à l’honnêteté des vues de ce gentleman, il ne pouvait s’empêcher d’être parfois troublé par une sorte d’effroi. Dans la période de temps qui s’était écoulée depuis son retour, il n’avait rien pu découvrir qui fût de nature à l’inquiéter dans les procédés du capitaine. Ce gentleman paraissait toujours occupé comme courtier d’affaires, quoique d’une manière moins productive que par le passé. Chaque jour il se rendait dans la Cité, d’où il revenait le soir très-fatigué de corps et d’esprit. Il parlait très-volontiers de ses occupations, disait s’il avait fait peu ou beaucoup dans la journée ; si bien qu’aucun nouveau motif n’était venu appuyer les soupçons qui s’étaient élevés dans l’esprit de Valentin, à la suite de la rencontre à Ullerton et du tour qui lui avait joué le tartufe Goodge, au sujet des lettres de Mme Rebecca Haygarth.

Haukehurst se détermina, en conséquence, à trancher hardiment le lien qui le liait.

« Je suis fatigué d’être toujours aux aguets, de me méfier, se dit-il à lui-même. Si mon cher amour a droit à cette fortune, elle lui arrivera bien certainement, et, si elle ne doit jamais lui arriver, nous saurons très-bien vivre heureux sans cela. En vérité, pour ma part, je serais plus fier et plus content d’avoir épousé une femme sans dot que d’être le Prince-Consort de l’héritière des Haygarth. Dans nos projets d’avenir, nous avons bâti pour nous une si charmante, si gaie habitation que je me demande si nous serions disposés à l’échanger contre un palais. Ma chérie ne pourrait plus être ma femme de ménage et faire elle-même des gâteaux au citron dans sa jolie petite cuisine, si nous demeurions dans Belgrave, et comment pourrait-elle, dans le parc de Kensington, se tenir à l’une des grandes grilles en fer, pour me voir monter à cheval, lorsque le matin je m’en irais à mon travail ? »

Pour un homme aussi éperdument épris que Haukehurst, la vile poussière que les autres estiment si haut devient chaque jour plus indifférente ; les visions du véritable amant ne se forment que derrière un bandeau qui le porte à ne voir dans le brillant minerai qu’une chose vulgaire à laquelle des esprits bas peuvent seuls accorder quelque attention. Ce fut ainsi que Haukehurst abandonna ses soupçons à l’égard du capitaine et en vint à négliger son patron et allié au grand ennui de celui-ci, qui envoyait à chaque instant au jeune homme de petits billets de quatre lignes dans lesquels il le suppliait de venir le voir.

Les entrevues depuis quelque temps n’avaient été agréables ni pour l’un ni pour l’autre des deux associés. George ne cessait de prêcher la nécessité d’un mariage immédiat ; Valentin se refusait à ne pas agir loyalement après la générosité inattendue que l’agent de change lui avait montrée.

« Générosité !… répliqua George, générosité !… La générosité de mon frère !… Parbleu ! voilà bien la meilleure chose que j’aie entendue depuis dix ans. Si cela me faisait plaisir, je pourrais vous conter, à propos de mon frère, quelque chose qui vous mettrait à même d’apprécier sa générosité à sa véritable valeur ; mais cela ne me fait pas plaisir. Si vous préférez agir contre moi et mes intérêts, vous aurez à payer le prix de votre folie ; vous pourrez vous considérer comme extrêmement chanceux, si ce n’est pas un prix extrêmement élevé.

— Je suis prêt à supporter les conséquences de ma détermination, répondit Valentin. Mlle Halliday, sans un sou, m’est tellement chère, que je ne suis nullement disposé à commettre une action malhonnête pour m’assurer une partie de la fortune à laquelle elle a droit. J’ai tourné une nouvelle feuille de mon livre le jour où j’ai été certain d’être aimé, et je ne veux pas revenir aux pages anciennes. »

George leva les épaules avec humeur.

« J’ai connu un bon nombre de fous, dit-il ; mais je n’ai jamais rencontré un fou qui fût disposé à jouer à qui perd-gagne avec cent mille livres et jusqu’à présent je n’aurais pas cru à l’existence d’une pareille brute. »

Haukehurst dédaigna de répondre.

« Soyez raisonnable, dit-il. Vous me demandez de faire ce que ma conscience ne me permet pas de faire et de plus ce que vous me demandez me paraît complètement impossible. Je ne puis croire un moment qu’aucune instance de ma part puisse engager Charlotte à consentir à un mariage secret après la conduite de votre frère.

— Réellement non ! s’écria George avec une sorte de fureur, je reconnais bien là mon frère. Il est si droit dans tous ses actes qu’il l’emporterait dans un traité sur Lucifer en personne. Je vous le répète, vous ne savez pas à quel point il est profond… aussi profond qu’un puits sans fond ! Sa générosité même m’inspire d’autant plus de crainte. Je ne comprends pas son jeu. S’il consentait à votre mariage pour se débarrasser de Charlotte, il vous laisserait l’épouser haut la main ; mais au lieu de cela il impose des conditions qui peuvent retarder le mariage pendant des années et c’est ce point qui m’intrigue.

— Vous feriez mieux de suivre votre chemin sans vous inquiéter de moi ou de mon mariage avec Mlle Halliday, dit Valentin.

— C’est bien ce que je serai obligé de faire. Je ne puis laisser la fortune de Haygarth à la merci de Tom, de Dick, ou de Harry, jusqu’à ce que vous arriviez à gagner trente livres par mois en écrivassant pour des journaux. Il faudra que je fasse mon marché avec Philippe au lieu de le faire avec vous, et je puis vous dire que vous y perdrez beaucoup.

— Je ne le vois pas tout à fait ainsi.

— Peut-être, voyez-vous, ne connaissez-vous pas tout à fait mon frère. Si cet argent passe par ses mains, soyez bien sûr qu’une partie y restera attachée.

— Pourquoi l’argent passerait-il par ses mains ?

— Parce que aussi longtemps que Charlotte est sous son toit elle est jusqu’à un certain point soumise à son autorité. Et alors, je vous le dis encore, on ne peut pas calculer la profondeur de cet homme. Il vous a déjà jeté de la poudre aux yeux. Il saura si bien s’y prendre que cette pauvre fille le considérera comme l’homme du monde le plus désintéressé.

— Vous pourriez la prévenir.

— Oui, comme je vous ai prévenu. À quoi cela servirait-il ? Vous êtes disposé à avoir plus de confiance en Philippe qu’en moi, et il en sera de même jusqu’au bout. Vous rappelez-vous Palmer, Rugby, qui avait l’habitude d’aller à la messe et de recevoir les sacrements ?

— Oui, certainement, je me le rappelle. Qu’avez-vous à dire de lui ?

— Voilà. On croyait en lui, vous savez, on le considérait comme un très-honnête garçon jusqu’au jour où l’on a découvert qu’il avait empoisonné plusieurs de ses amis. »

Haukehurst sourit, jugeant que cette remarque était bien peu en situation ; il ne pouvait apercevoir aucun lien entre l’empoisonneur de Rugby, et l’agent de change.

— Cela est une affaire exceptionnelle, dit-il.

— Oui, au fait, c’était une affaire exceptionnelle, répondit George négligemment. Elle prouve seulement qu’un homme peut être doué d’une façon prodigieuse pour duper ses concitoyens. »

La discussion s’arrêta là. George commença à comprendre qu’un mariage secret dans l’état actuel des choses ne pouvait pas se faire.

« Je suis presque disposé à croire que Philippe soupçonne quelque chose au sujet de cet argent, dit-il, et qu’il nous prépare quelque tour de sa façon.

— Dans ce cas, ce que vous auriez de mieux à faire serait de prendre l’initiative, répondit Valentin.

— Je n’ai pas autre chose à faire.

— Et Charlotte saura-t-elle que je me suis occupé de cette affaire ? » demanda Valentin, devenant tout à coup très-pâle.

Il songeait combien il paraîtrait vil aux yeux de Mlle Halliday, si elle allait penser qu’il avait connaissance de ses droits à l’héritage de John Haygarth, lorsqu’il avait obtenu d’elle la douce confession de son amour.

« Pourra-t-elle jamais croire que mon amour pour elle a toujours été pur et sincère ? » se demandait-il avec désespoir pendant que George délibérait en silence avec lui-même.

« Elle n’a besoin de rien savoir avant que l’affaire soit en train, répliqua enfin George. Voyez-vous, il peut se faire qu’il n’y ait aucune résistance de la part des avocats de la Couronne. Dans ce cas, Mlle Halliday entrerait en possession de ses droits, après un assez long délai. Mais s’ils prétendent contester sa réclamation, ce sera une tout autre affaire. Halliday contre la Reine, et cœtera… avec une suite interminable de prétentions exagérées que l’on nous opposera. Dana ce dernier cas, vous aurez à rappeler comme témoin toutes vos aventures à Ullerton, à Huxter’s Cross, et alors il faudra bien que Mlle Halliday ait connaissance du tout.

— Oui, et elle pensera… Oh ! non, je ne crois pas qu’elle puisse me méconnaître à ce point…

— Toute difficulté serait évitée si tout tranquillement vous vous mariez en secret.

— Je vous répète que je ne puis le faire, et que, même cela fût-il possible, je ne le voudrais pas.

— Ainsi soit-il. Vous préférez monter le grand cheval ; prenez garde que le magnifique animal ne vous jette honteusement par terre.

— J’en courrai la chance.

— Et moi, il faut que je coure ma chance avec mon frère. Les cartes gagnantes sont toutes dans mes mains cette fois-ci ; il sera vraiment bien habile s’il gagne la partie. »

Sur ce, les deux hommes se séparèrent. Valentin s’en fut visiter un logement de garçon qu’il avait trouvé annoncé dans le Times du matin ; et George partit pour Bayswater, où il était toujours sûr de trouver un dîner et de bons vins.