Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 07/Chapitre 07

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 244-254).

CHAPITRE VII

PRUDENCE DE SHELDON

Valentin trouva l’appartement tout à fait à sa convenance ; il était situé à moitié chemin, entre la salle de lecture au British Museum et la demeure de sa bien-aimée, à moitié chemin entre le travail et le plaisir. Le prix en était très-modéré, les chambres propres et bien aérées ; il l’arrêta immédiatement pour la fin de la semaine suivante. Puis, cette affaire réglée, il reprit le chemin de son logis, résolu à rompre avec le capitaine, poliment, mais irrévocablement.

Une surprise, une très-agréable surprise l’attendait à Chelsea : il trouva le salon encombré des objets qui appartenaient en propre au capitaine, et celui-ci à genoux devant une malle, en train d’emballer.

« Vous arrivez juste à temps pour me donner un coup de main, Valentin, dit-il de son air le plus aimable. Je commence à m’apercevoir de mon âge lorsque je mets mes pauvres vieux os dans des attitudes anormales. Je présume que faire une malle ou deux ne sera qu’un jeu d’enfant pour vous.

— Je ferai une demi-douzaine de malles si cela vous est agréable, répliqua Valentin. Mais que signifie ce brusque départ ? Je ne savais pas que vous dussiez quitter la ville.

— Je ne le savais pas moi-même lorsque nous avons déjeuné ensemble. J’ai reçu ce matin l’offre inattendue d’une situation très-convenable à l’étranger, une sorte d’agence qui vaudra beaucoup mieux que les affaires incertaines dont je me suis occupé dans ces derniers temps.

— Quelle sorte d’agence, et où cela est-il ?

— Autant que je ne puis m’en rendre compte pour le moment, il s’agirait de quelque chose dans le genre d’une navigation à la vapeur. Mon quartier-général sera à Rouen.

— Rouen ! mais c’est une vieille ville assez vivante et aussi pittoresque qu’un roman de Walter Scott, pourvu qu’on ne l’ait pas modernisée depuis le temps. Je suis très-aise d’apprendre que vous ayez trouvé pour vous un lit convenable.

— Je ne suis pas fâché de quitter l’Angleterre, Valentin, répondit le capitaine d’un ton assez piteux.

— Pourquoi donc ?

— Parce que le moment est arrivé où nous devons nous séparer. Notre association commence à être désavantageuse pour vous, Valentin. Nous avons eu ensemble bien des hauts et des bas, et elle n’a pas été trop désagréable, tout bien considéré, mais maintenant que vous voilà lancé dans la carrière littéraire, engagé avec cette jeune personne, la main dans la main avec Philippe Sheldon, je pense qu’il est temps que je me retire. Vous n’avez pas besoin de moi et un peu plus tôt, un peu plus tard, je sens que je pourrais me trouver en travers de votre chemin. »

Le capitaine dit cela d’un ton tout à fait touchant ; si bien que le cœur de Valentin eut comme un remords en se rappelant à quel point il avait désiré se débarrasser de ce Vieux de la Montagne… et voilà que le pauvre homme offrait lui-même de se retirer.

Valentin étendit la main pour saisir celle de son vieux camarade et patron.

« J’espère que vous réussirez quelque… quelque bonne affaire, » dit-il chaleureusement.

L’adjectif « bonne » avait été par lui rapidement substitué à l’adjectif « honnête » qui avait effleuré ses lèvres. Il était à ce moment trop bien disposé envers le monde entier pour ne pas s’apitoyer sincèrement sur le sort de ce vieillard aux cheveux blancs, qui s’était si longtemps nourri du pain des coquins.

« Allons ! s’écria-t-il joyeusement, je me charge de tout emballer, capitaine, et nous irons ensuite faire ensemble notre dernier dîner, boire une dernière bouteille de champagne, à mes frais, où vous voudrez.

— Dînons chez Blanchard, répliqua Horatio, il y a chez lui une encoignure de fenêtre que j’aime beaucoup ; on voit de là les badauds de Regent Street, c’est amusant, cela me rappelle un peu la Maison d’Or. Nous boirons à la santé de Charlotte, Valentin, dans de grands verres. C’est une charmante personne ; je voudrais seulement, par affection pour vous, que ce fût une héritière. »

Les yeux des deux hommes se rencontrèrent au moment où le capitaine disait ces mots et dans la vieille pupille grise du gentleman, Valentin entrevit une sorte d’étincelle qui produisit sur lui un très-désagréable effet.

« Quelle mauvaise action rumine-t-il en ce moment ? se demanda-t-il à lui-même. Je connais cette expression dans les yeux de mon Horatio, et je sais que c’est toujours un mauvais signe. »

George fit son apparition à La Pelouse cinq minutes après que son frère venait d’arriver de la Cité. Il entra avec son sans-gêne habituel, sachant très-bien qu’il était plutôt supporté qu’aimé par les deux dames et seulement toléré comme une dure nécessité par le maître de la maison.

« Je viens manger une côtelette avec vous, Philippe, dit-il, afin que nous puissions causer tranquillement après dîner. Il n’y a pas moyen de vous dire six paroles de suite dans la Cité, au milieu des interruptions de vos commis. »

On parla peu pendant le dîner. Charlotte et son beau-père demeurèrent pensifs. Diana passa son temps à écouter les niaiseries que lui débitait sotto voce Mme Sheldon, à l’égard de laquelle la jeune fille se montrait admirablement patiente. Son indulgence et sa gentillesse envers Georgy lui coûtaient quelques efforts ; elle espérait par là se dégager de sa tristesse, des amers sentiments qui assaillaient son cœur condamné à être témoin du bonheur des deux amants.

George se dévoua particulièrement à un certain vin de Sherry sec qu’il affectionnait : c’était un homme qui eût dîné et se fût délecté à la table de Judas Iscariote lui-même, tout en le tenant pour un traître.

« Voilà un faisan plus que parfait, Philippe, dit-il, après avoir fait tomber sur son assiette deux cuisses et une aile ; non, Georgy, pas de macaroni, je vous remercie. Je ne me soucie pas de ces colifichets, après un repas… sérieux. À propos, Philippe, Haukehurst a-t-il dîné avec vous ces jours-ci ? »

Charlotte devint aussi rouge que les baies de houx béni dont les candélabres étaient ornés. C’était la veille de Noël, et ses belles mains avaient semé par la chambre des guirlandes, des touffes, des bouquets, des branches de gui, de houx, de lierre.

« Il dîne avec nous demain, répliqua l’agent de change ; vous viendrez également, je suppose, comme à l’ordinaire, George ?

— Je viendrai avec grand plaisir, si cela ne vous dérange pas. »

Georgy murmura quelque protestation banale.

« Certainement, nous sommes toujours très-aises de vous voir, dit Philippe de l’air le plus encourageant ; maintenant, si vous avez à me parler d’affaires, le plus tôt sera le mieux. Ces demoiselles et vous n’avez pas besoin de rester au dessert, Georgy ; des amandes et des raisins secs n’ont rien de très-tentant, et comme vous ne buvez pas de vin, vous n’avez rien de mieux à faire que de passer au salon. George et moi nous irons vous y rejoindre pour le thé. »

Les dames se retirèrent, enchantées de retourner à leur laine de Berlin et à leur piano. Diana reprit son ouvrage avec la sainte patience qu’elle apportait dans l’accomplissement de ses devoirs. Charlotte s’assit devant le piano, où elle se mit à jouer de petits bouts de valses, sur un mode lent, avec des liaisons dominantes de notes basses qui auraient écorché les oreilles d’un musicien.

Elle se demandait si Valentin viendrait ce soir-là qui était celui de la veille de Noël, et qui, dans sa pensée, devait être pour son amant une occasion de lui adresser ses vœux. C’était la première veille de Noël depuis qu’ils étaient fiancés ! Ses souvenirs se reportèrent au même jour de l’année précédente et elle se rappela avoir été assise dans cette même pièce, s’évertuant sur ce même piano, sans se douter qu’il y eût au monde une créature nommée Valentin ; elle se souvint même, chose étrange ! que dans cette ignorance, elle s’était trouvée passablement heureuse.

« Maintenant, George, dit Sheldon, après que les deux frères eurent rempli leurs verres et placé leurs chaises aux deux points opposés de la cheminée, quelle est l’affaire dont vous avez à me parler ?

— C’est une affaire d’une importance considérable dans laquelle vous n’êtes intéressé que d’une manière indirecte. L’acteur principal, c’est votre belle-fille, Mlle Halliday.

— En vérité !

— Oui, vous savez que vous avez toujours ri de mon goût pour la chasse aux héritiers. Cela ne m’a pas empêché d’aller de l’avant, sans jamais perdre l’espoir, partant sur une nouvelle piste quand l’ancienne me faisait défaut.

— Et vous avez enfin rencontré une bonne chance, George ?

— Je crois en avoir rencontré une assez bonne, et, vous avouerez, je pense, qu’il est bien extraordinaire que ma première bonne chance soit une chance qui tourne à votre profit.

— C’est-à-dire à celui de ma belle-fille, remarqua Sheldon, sans aucune apparence d’étonnement.

— Précisément, dit George, quelque peu déconcerté par la froideur de son frère. J’ai découvert récemment que Mlle Halliday a des droits à une certaine somme d’argent, et je me fais fort de la mettre en possession de cet argent… à une condition.

— Et cette condition… est ?…

— Qu’elle signera un acte par lequel elle s’engagera à m’abandonner la moitié de la somme qu’elle pourra recouvrer par mon entremise.

— Et si elle la recouvrait sans votre entremise ?

— Oh ! quant à cela, je l’en défie. Elle ne sait même pas qu’elle ait le moindre droit à faire valoir.

— Ne soyez point trop sûr de cela… Mais, même en admettant qu’elle ne sache rien, pensez-vous que ses amis soient aussi ignorants qu’elle ? Pensez-vous que je sois un homme d’affaires assez niais pour être resté jusqu’à présent sans savoir que ma belle-fille est la plus proche parente du Révérend John Haygarth, mort ab intestat à Tilfordhaven, dans le comté de Kent, il y a un an environ. »

Cela fut comme une volée de mitraille qui renversa presque George ; mais, après ce premier mouvement de stupéfaction, il poussa un soupir ou plutôt un gémissement de résignation.

« Pardieu, dit-il, cela ne doit pas me surprendre. Vous connaissant comme je vous connais, il faut que j’aie été fou à lier pour ne pas m’attendre à quelque travail sous main de votre part.

— Qu’entendez-vous par quelque travail sous main ? Les mêmes journaux qui ont été à votre disposition ne l’étaient-ils pas à la mienne ? N’avais-je pas plus de facilités que vous pour établir la parenté directe de ma belle-fille avec le père de John Haygarth ?

— Comment donc avez-vous découvert que Mlle Halliday est une descendante de Matthieu Haygarth ? » demanda George très-doucement.

George était complètement accablé. Il commençait à sentir que son frère aurait la haute main sur lui dans cette affaire comme dans toutes les autres affaires de sa vie.

« Cela est mon secret, répliqua Philippe avec une douce tranquillité. Vous avez gardé vos secrets, je garderai les miens. Votre politique a été une politique de défiance, la mienne sera de même. Lorsque vous avez débuté dans cette affaire, je vous ai offert de m’en occuper avec vous… d’avancer tout l’argent dont vous pourriez avoir besoin. J’ai parlé en ami. Vous avez repoussé mon offre. Vous avez préféré voler de vos propres ailes. Vous avez très-bien agi pour ce qui vous concerne, sans aucun doute ; mais vous n’êtes pas encore tout à fait assez fort pour m’empêcher de voir clair dans une circonstance qui intéresse l’un des membres de ma propre famille.

— Oui, dit George avec un soupir, c’est là où vous tenez la carte gagnante. Mlle Halliday est votre as d’atout.

— Soyez certain que je saurai tenir mes forces en réserve et jouer mes atouts quand il le faudra.

— Et que vous saurez comment prendre mon roi, murmura George entre ses dents.

— Voyons ! nous pouvons aussi bien discuter cette affaire amicalement. Qu’avez-vous l’intention de me proposer ?

— Je n’ai qu’une seule proposition à vous faire, répondit l’avocat avec décision. J’ai en ma possession toutes les pièces nécessaires pour soutenir la réclamation, pièces sans lesquelles Mlle Halliday ne pourrait pas plus prétendre à l’héritage Haygarth qu’elle ne pourrait prétendre être née aux îles Sandwich. Je suis en mesure d’intenter l’action en revendication contre la Couronne ; mais je ne le ferai que sous condition que j’aurai droit à la moitié de la somme recouvrée.

— Une demande très-modérée, sur ma parole !

— Je crois que je pourrais bien m’entendre directement avec Mlle Halliday.

— C’est très-probable, et à mon tour je crois que je pourrais facilement faire annuler votre convention comme illégale.

— J’en doute. J’ai là un projet de traité qui défierait toute objection devant une cour de justice. »

Et sur ce, George lut à haute voix un projet de transaction bien et dûment rédigé. C’était un acte passé entre Charlotte Halliday, fille non mariée, de Bayswater, d’une part, et George Sheldon, sollicitor, de Gray’s Inn, d’autre part. Par cet acte il était fait don audit George Sheldon d’une moitié de quelque propriété que ce fût, non actuellement en la possession ou la jouissance de la dite Mlle Halliday qui pourrait lui advenir par l’intervention du susnommé George Sheldon.

« Et dites-moi, je vous prie, qui fera les déboursés nécessaires pour soutenir la réclamation ? demanda l’agent de change. Je ne me sens pas du tout disposé à risquer mon argent à un jeu aussi hasardeux. Qui nous répond que d’autres descendants de Matthieu Haygarth, jouant à l’heure qu’il est à cache-cache dans quelque pays du monde ne fondront pas sur nous alors que nous aurons perdu une petite fortune en frais de procédure ?

— Je ne vous demande pas de risquer votre argent, répliqua George avec une dignité chagrine, j’ai des amis qui me soutiendront lorsqu’ils verront ce traité signé.

— Très-bien, alors… Tout ce que vous avez de mieux à faire, dans ce cas, est de réduire votre demande de moitié à un cinquième et je m’arrangerai pour faire signer cet acte par Mlle Halliday avant la fin de cette semaine.

— Un cinquième ?

— Oui, mon cher. Vingt mille livres paieront largement la peine que vous avez prise. Je ne puis consentir à ce que Mlle Halliday cède plus.

— J’irai trouver Mlle Halliday elle-même, s’écria l’avocat indigné.

— Oh ! non, vous ne ferez pas cela. Vous devez connaître le danger qu’il y a à lutter contre moi dans cette affaire. Cet acte est parfaitement bien fait ; néanmoins, il n’y a pas d’acte plus facile à faire annuler. Il suffira de savoir s’y prendre. Allez !… allez !… je vous en prie, jouez votre jeu, et je ferai anéantir votre traité, aussi simplement que je briserais ce verre.

Sheldon avait en lui, au moment où il dit cela, quelque chose d’implacable.

— Il est bien dur de vous trouver contre moi, après tout le mal que je me suis donné, après avoir travaillé comme un forçat dans l’intérêt de votre belle-fille.

— Il est de mon devoir de mettre les intérêts de ma belle-fille au-dessus de tout.

— Oui, au-dessus de l’affection qu’on doit à un frère ! Je dis qu’il est bien dur que vous vous trouviez contre moi, si vous considérez les circonstances difficiles dans lesquelles je me trouvais et tout ce que j’ai fait en ne prenant conseil que de moi.

— Vous prendrez un cinquième ou rien, dit Sheldon, en contractant ses sourcils, ce qui donna à sa physionomie une expression menaçante. Si je ne puis m’arranger avec vous, je m’occuperai de l’affaire moi-même et la suivrai jusqu’au bout, tout seul.

— Je vous défie bien de le faire.

— Vous feriez mieux de ne pas me défier.

— Combien donc comptez-vous garder pour vous-même de la fortune de Mlle Halliday ? demanda l’avocat exaspéré.

— Cela me regarde, répondit tranquillement Philippe ; maintenant, je crois que nous ferions mieux de passer au salon pour prendre le thé. Oh ! à propos, ajouta-t-il après un gracieux abandon, comme Mlle Halliday est en affaires moins qu’un enfant, il vaut mieux la traiter en enfant ; je lui dirai qu’elle a des droits sur une certaine somme d’argent ; mais je ne lui dirai pas la somme. Son désappointement sera moins grand en cas d’échec, si elle a eu des espérances plus modestes.

— Vous êtes toujours prévoyant, dit George avec un sourire sardonique. Puis-je vous demander comment vous vous êtes mis dans la tête de jouer le rôle de père bienveillant dans l’amourette de Haukehurst et de Mlle Halliday ?

— Que m’importe que ma belle-fille épouse celui-ci ou celui-là ? répliqua froidement Philippe. Je désire certainement que cela tourne bien, mais je n’aurai pas la responsabilité de son choix. Si ce jeune homme lui convient, qu’elle l’épouse !

— D’autant mieux qu’il vous convient admirablement à vous-même. Je crois que je commence à comprendre votre jeu, Philippe.

— Vous pouvez me comprendre ou ne pas me comprendre, comme il vous plaira… Maintenant, si nous allions prendre le thé ? »