Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 07/Chapitre 08

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 255-274).

CHAPITRE VIII

LA PAIX DE NOËL

Valentin ne parut pas à La Pelouse la veille de Noël. Il donna cette soirée à son vieux compagnon ; il accomplit tous ses devoirs d’ami envers le capitaine, fit avec lui un joli petit dîner. Il l’accompagna à la station de London Bridge, et l’installa confortablement dans un wagon de seconde classe du train de nuit pour Newhaven.

Le capitaine avait pris son billet direct pour Rouen, et Valentin vit le train se mettre en marche ; il aurait donc pu se présenter comme témoin oculaire pour attester que le capitaine se rendait bien réellement au Manchester français.

« Ce gaillard-là sait si bien s’esquiver, se disait à lui-même le jeune homme en quittant la station, qu’il ne fallait rien moins que l’évidence pour me convaincre de son départ. Comme l’atmosphère de Londres me semble pure et fraîche, maintenant que je n’y respire plus la présence de Paget ! Je me demande ce qu’il va faire à Rouen ? Pas grand’chose de bon, probablement ; mais, qu’ai-je besoin de le savoir ? Le voilà parti ; je suis libre et débarrassé enfin des entraves du passé !

Le lendemain, c’était Noël. Haukehurst récitait quelques-unes des glorieuses strophes de Milton, tout en faisant sa toilette du matin. Il se sentait heureux : c’était la première matinée de Noël dans laquelle il se fût éveillé avec ce sentiment de suprême bonheur ou avec la conscience que ce jour était un jour plus saint que les autres. Aujourd’hui plus que jamais il se sentait régénéré par l’amour qu’une honnête femme avait daigné lui accorder.

En se tournant vers le passé, il se rappela plusieurs journées de Noël : une journée de Noël à Paris, au milieu de la boue, de la pluie ; une soirée de Noël passée à errer sur les boulevards, puis à fumer, à boire ; un Noël en Allemagne ; plus d’un passé à la prison du Banc de la Reine ; un Noël particulièrement triste dans une chambre nue de la prison pour dettes !

Cette journée-là, Valentin devait la passer tout entière avec Charlotte et ses parents. Il devait, dans la matinée, les accompagner à l’église, se promener ensuite avec eux, puis dîner et raconter dans la soirée les contes de Noël. C’était le premier jour où il serait vraiment admis comme un des membres de l’aimable famille, et dans la joie de son cœur, il se sentait disposé à aimer tous ses parents d’adoption, même Sheldon, dont la noble conduite l’avait si profondément touché, en dépit des mots amers et des accusations de George.

Charlotte lui avait dit que son beau-père était aussi généreux que désintéressé, et qu’il y avait un secret qu’elle eût été heureuse de lui dire, si elle ne s’était engagée à ne pas le dévoiler. Cela avait puissamment contribué à rendre plus intéressant encore Sheldon aux yeux de son futur gendre.

Puis, Mlle Halliday avait fait en souriant un signe de tête et l’avait informé avec un petit rire joyeux qu’il aurait un cheval pour se promener et une édition de l’Histoire de la Grèce, de Grote, reliée en veau, avec des coins dorés, aussitôt qu’ils seraient mariés. Cet ouvrage était l’un de ceux que le jeune journaliste désirait le plus avoir.

« Chère folle Charlotte, je crains qu’on n’ait le temps d’écrire une nouvelle Histoire de la Grèce avant que ce moment arrive, avait-il répondu.

— Oh ! non, vraiment, ce moment viendra bientôt. Voyez comme vous travaillez bien et quel succès vous avez. Les directeurs de journaux ne tarderont pas à vous donner trente livres par mois, ou qui sait si vous ne pourrez pas écrire quelque livre qui vous rendra tout d’un coup aussi célèbre que lord Byron. »

Influencé par Charlotte, au sujet de son beau-père, Haukehurst sentit croître ses dispositions affectueuses au sujet de ce gentleman, et tant et si bien, que les insinuations et les railleries de l’avocat furent considérées par lui comme non avenues.

« Cet homme est lui-même un si triste sire, qu’il ne peut croire à l’honnêteté d’un autre, pensa Haukehurst en pesant la valeur morale des deux frères. Dans les rapports que j’ai eus jusqu’à présent avec Philippe, je l’ai toujours trouvé assez droit. Je ne puis m’imaginer qu’il obéisse, dans sa conduite à l’égard de Charlotte, à quelque mobile caché. On verra ce que vaut au juste son honnêteté, lorsqu’il connaîtra les droits de sa belle-fille. Ce sera une épreuve. Voudra-t-il me jeter par-dessus le bord ? Ma chérie elle-même ne me considérera-t-elle pas comme un coureur de dot ? Ah ! non, non, non, dans toutes les complications de la vie, je ne pense pas qu’il y en ait une seule qui puisse amener ma Charlotte à douter de moi. Il n’y a pas de clairvoyance plus grande que celle du véritable amour. »

Haukehurst avait besoin d’appeler à lui toute cette philosophie pour se soutenir dans cette crise. Le sentiment de bonheur qu’il éprouvait dépassait tout ce que ses rêves avaient pu lui promettre ; mais il n’avait pas une confiance illimitée dans la durée de ce bonheur.

Sheldon arriverait à connaître la position de Charlotte, il amènerait certainement son frère à lui conter l’histoire de ces recherches dans lesquelles Valentin avait été si activement employé, et alors… qu’arriverait-il ? Hélas ! sur ce point une perspective insondable d’inquiétudes et de dangers lui apparaissait.

L’agent de change ne pourrait-il pas, en homme positif qu’il était, envisager la question à un point de vue pratique et vil, considérer Valentin comme un faiseur qui avait spéculé sur le secret qu’il possédait pour épouser une femme riche ? Ne le dirait-il pas à Charlotte, en présentant son amant sous le jour le plus odieux ? Elle ne croirait pas à une pareille bassesse, sa foi n’en serait pas altérée, ni son amour amoindri ; mais il était douloureux de penser que ses oreilles seraient souillées, que son cœur serait inquiété par la seule supposition d’une telle infamie.

Ce fut pendant la durée du sermon de Noël que ces réflexions s’imposèrent à l’esprit de Valentin. Il était assis à côté de sa bien-aimée, il avait le plaisir de pouvoir contempler son radieux visage, ses lèvres roses entr’ouvertes par l’attention, pendant qu’elle élevait pieusement ses regards vers son pasteur. En sortant de l’église, on revint à pied à La Pelouse. Toute pensée d’inquiétude ou de doute disparut de l’esprit de Valentin : la jolie main gantée de sa Charlotte reposait sur son bras ; le suprême privilège de porter une délicate ombrelle bleue et un livre de messe, recouvert en ivoire, lui avait été accordé. Il était fier comme un dieu de pouvoir aider sa fiancée… sa femme ! à traverser la boue, le gâchis des rues ! Ce court voyage lui semblait être le symbole de ce que serait leur existence dans l’avenir. Elle aurait à marcher à pied sec dans les sentiers fangeux de la vie de ce monde, soutenue par ses bras vigoureux. Il examinait sa toilette, n’en perdait pas un détail.

« Je ne veux plus jamais me moquer de ces petits chapeaux, Charlotte, lui disait-il. Ce velours noir, cette botte de fougère qui soutient les cheveux sont d’un effet divin. Il y a, dans l’ordonnance de cette coiffure un art supérieur. Oui, votre chapeau est parfait. Quant à votre jaquette, c’est un rêve !

— Valentin, ne dites donc pas de folies, dit en riant la jeune fille.

— Comment puis-je m’empêcher de dire des folies ? Votre présence m’éblouit comme le bouquet d’un feu d’artifice. Cependant vous ne savez pas, Charlotte, combien j’ai de tourments et d’inquiétudes qui devraient me rendre sérieux, s’écria le jeune homme avec une brusque énergie. Croyez-vous que vous pourriez jamais arriver à vous défier de moi ?

— Valentin ! Est-ce que je crois que je serai jamais reine d’Angleterre ? L’une des deux choses est aussi probable que l’autre.

— Mon cher ange, si vous voulez seulement avoir toujours confiance en moi, il n’y a pas de puissance au monde qui soit capable de nous rendre malheureux. Supposons que vous vous trouviez tout à coup en possession d’une grande fortune, Charlotte, quel usage en feriez-vous ?

— Je vous achèterais une bibliothèque aussi belle que celle du British Museum, et vous n’auriez plus besoin d’y passer toute votre vie.

— Mais si vous aviez une grande fortune, Charlotte, ne pensez-vous pas que vous seriez beaucoup plus disposée à me laisser piocher à mon pupitre du British Museum ? Très-riche, vous deviendriez ambitieuse et vous laisseriez M. Sheldon vous présenter un homme qui fût en état de vous donner un grand nom, un rang… digne de vous !

— Je ne ferais rien de semblable. Je ne tiens pas à l’argent. Vraiment, je crois que je regretterais presque d’être très-riche.

— Pourquoi, ma chérie ?

— Parce que, si nous étions très-riches, nous ne pourrions plus vivre dans un cottage, et je ne pourrais plus vous faire des gâteaux pour votre dîner.

— Mon cher petit cœur ! la plus petite parcelle d’égoïsme n’entrera jamais dans votre âme pure et loyale. »

Ils arrivaient à la maison. Diana et Georgy avaient suivi les amoureux ; elles avaient parlé un peu du sermon et beaucoup de chapeaux ; la pauvre Diana faisant tous ses efforts pour avoir l’air de s’intéresser à ce qui intéressait l’inoffensive Mme Sheldon.

La conversation devint générale, toute la compagnie étant entrée dans le salon où se trouvait Sheldon, lisant son journal auprès du feu qui flambait.

« Quel profit vous autres femmes dit l’agent de change, devez tirer de votre présence à l’église ! Les Consolidés ont encore baissé de 1/8 depuis mardi soir, George, ajouta Sheldon, s’adressant à son frère qui était debout devant le feu, le coude appuyé sur le manteau de la cheminée.

— Les Consolidés sont vos « chapeaux, » papa, s’écria gaiement Charlotte. Je ne crois pas qu’il se passe un jour sans que vous en parliez, pour dire qu’ils ont été en haut, ou en bas, ou ailleurs. »

Après le lunch, les amoureux allèrent faire une promenade dans les jardins de Kensington, accompagnés, comme il convenait, par la pauvre Diana.

« Vous viendrez avec nous, n’est-ce pas, ma chère Diana ? lui avait demandé Charlotte. Vous êtes pâle et semblez souffrante depuis quelque temps, je suis sûre qu’une promenade vous fera du bien. »

Valentin avait appuyé la requête de sa souveraine et tous les trois passèrent une couple d’heures à se promener dans les petites allées des jardins, laissant les grandes avenues aux badauds qui les encombraient.

Cette promenade d’hiver fut une chose exquise pour deux des promeneurs ; pour le troisième, ce fut de la résignation. Les tortures qui avaient déchiré le cœur de Diana avaient cependant perdu de leur intensité. La piqûre du scorpion était moins âpre et moins venimeuse. Elle souffrait encore, mais ses souffrances étaient adoucies par la résignation. Il y a dans toutes les âmes une limite à ce qu’elles peuvent endurer de douloureux. Diana avait supporté sa part d’angoisses ; et, à ces peines cruelles, à ces tourments amers, avait succédé un sentiment passif de chagrin qui était presque du calme.

« Il est perdu pour moi, s’était-elle dit à elle-même, mais ce serait lâche de m’abandonner à mon chagrin, ce serait lâche de ne pas savoir être le témoin impassible du bonheur de mon amie. »

Mlle Paget n’était pas arrivée à cet état d’esprit sans une lutte sévère. Bien des fois, pendant ses mortelles insomnies, pendant ses longues et tristes journées, elle s’était dit à elle-même : du calme ! du calme ! Mais enfin, une paix réelle, le véritable baume Galiléen fut accordé à ses prières et cette âme accablée put goûter les douceurs du repos : elle avait combattu le démon et l’avait vaincu.

Ce jour-là, pendant qu’elle marchait à côté des deux amants et écoutait leurs gais propos, elle éprouvait les sentiments d’une mère qui eût vu sa propre fille lui enlever l’homme qu’elle aimait et se fût résignée à la perte de toutes ses espérances par tendresse pour son enfant.

Il y eut le soir, à table, plus de franche gaieté, plus de beaux rêves que jamais. Le maître de la maison n’y prit qu’une faible part ; il fut calme et même pensif, laissant la conversation aller son train, sans s’y mêler. Après dîner, il se retira dans sa chambre, tandis que Valentin et ces dames restèrent auprès du feu, suivant l’usage orthodoxe de Noël, et se mirent tranquillement à raconter des histoires de revenants.

George se tenait en dehors du cercle, feuilletant les livres qui étaient sur la table, lorgnant dans un stéréoscope avec une expression évidente d’ennui. Ces sortes de soirées intimes étaient un genre de vie que Sheldon, de Gray’s Inn, déclarait « stupide, » et s’il s’y soumettait, ce soir-là, c’était uniquement parce qu’il n’avait pas trouvé mieux à faire.

« Je ne pense pas que papa se soucie beaucoup des histoires de revenants, n’est-ce pas, mon oncle ? demanda Charlotte au gentleman qui bâillait magnifiquement,

— Je ne le suppose pas, ma chère ?

— Et, pensez-vous qu’il croie aux revenants ? demanda-t-elle en riant.

— Non, je suis certain qu’il n’y croit pas, répliqua George très-sérieusement.

— Bon Dieu ! avec quelle solennité vous dites cela ! s’écria Charlotte, un peu surprise du ton de George, qu’elle ne s’expliquait pas.

— Je pensais à votre pauvre père… je ne parle pas de mon frère… il est mort dans la maison de Philippe, vous savez ; et si Philippe croyait aux revenants, il ne se fût guère soucié de continuer à habiter cette maison, voyez-vous. Mais il a continué d’y vivre pendant douze mois environ, et je suppose qu’il ne s’y trouvait pas plus mal à son aise que dans aucune autre. »

Sur ce, Georgy se mit à fondre en larmes, en racontant à la compagnie comment elle s’était enfuie de la maison dans laquelle son premier mari était mort, immédiatement après les funérailles.

« Et je puis dire que la conduite de votre père en cette terrible conjoncture, Charlotte, a été au-dessus de tout éloge, continua Georgy, en se tournant du côté de sa fille ; il a été si attentif, si bienveillant, si patient !… Je ne sais vraiment pas ce que je serais devenue si le pauvre Tom était tombé malade dans une maison étrangère. Je ne mets pas en doute que l’autre docteur, M. Burkham, a fait son devoir, bien qu’il n’eût pas autant de décision que je l’aurais désiré.

M. Burkham ! s’écria Valentin. Quel Burkham ?… Nous avons à mon cercle un membre qui s’appelle Burkham, un médecin, qui s’occupe un peu de littérature.

M. Burkham qui a soigné mon pauvre mari était un très-jeune homme, répondit Georgy ; un jeune homme blond, avec un teint frais et des façons un peu timides. J’aurais désiré qu’il fût plus vieux.

— C’est bien le même, dit Valentin. Le Burkham que je connais a le teint frais et les cheveux blonds, il ne doit pas avoir beaucoup plus que trente ans.

— Êtes-vous particulièrement lié avec lui ? demanda négligemment George.

— Oh ! non, pas du tout. Nous nous parlons quand il nous arrive de nous rencontrer… Voilà tout. Il paraît assez comme il faut, mais évidemment, ce n’est pas un grand praticien, autrement il ne ferait pas partie d’un cercle où l’on ne s’occupe que de littérature légère. Il me fait l’effet d’un de ces hommes modestes qui méritent de réussir et qui y arrivent rarement. »

C’est tout ce qui fut dit au sujet de M. Burkham ; mais il ne fut pas raconté d’autres histoires de revenants. Le souvenir de son père avait toujours sur Charlotte une influence attristante ; aussi ne fut-ce qu’après beaucoup de tendres paroles dites à voix basse par Valentin que le sourire revint sur ses lèvres.

Le grand plateau et la massive théière en argent ne tardèrent pas à apparaître, suivis presque immédiatement de Philippe.

« J’ai besoin de causer un moment avec vous après le thé, Haukehurst, dit-il, après avoir reçu sa tasse des mains de Georgy et en se disposant à la boire, tout en restant debout. Si vous voulez venir fumer un cigare dans le jardin, je puis vous dire en quelques minutes tout ce que j’ai à vous dire ; nous pourrons revenir pour faire un robre. Georgy joue très-passablement et mon frère entend le whist aussi bien qu’un membre du Reform Club. »

Valentin sentit son cœur défaillir. Que pouvait lui vouloir Sheldon, si ce n’est retirer la parole qu’il lui avait donnée avant de savoir quelle était la situation pécuniaire de Charlotte ? Le jeune homme paraissait fort pâle lorsqu’il sortit ; Charlotte le suivait d’un regard anxieux, surprise de sa soudaine gravité. George n’était pas moins intrigué à l’idée d’un tête-à-tête sollicité par son frère.

« Quelle nouvelle évolution Philippe se prépare-t-il à faire ? » se demandait-il.

Les deux hommes allumèrent leurs cigares et attendirent qu’ils fussent bien enflammés avant que Sheldon prît la parole.

« Lorsque j’ai consenti à vous recevoir comme prétendant à la main de Mlle Halliday, mon cher, dit-il enfin, je vous ai dit que j’agissais comme peu d’autres l’auraient fait, et en cela, je ne vous ai dit que la vérité. Depuis que je vous ai donné ce consentement, j’ai fait une très-étonnante découverte qui me met dans une situation tout à fait nouvelle.

— En vérité !

— Oui, mon cher. Il est venu à ma connaissance que Mlle Halliday, cette jeune fille que je croyais entièrement sous la dépendance de ma générosité, est l’héritière légale d’une grande fortune. Vous comprendrez certainement que cela change l’état des choses.

— Je le vois, dit vivement Valentin ; mais vous êtes convaincu, je l’espère, que je ne m’en doutais pas lorsque j’ai demandé à Mlle Halliday d’être ma femme. Quant à mon amour pour elle, il me serait difficile de vous dire quand il a commencé. Je crois que c’est la première fois que je l’ai vue. Je ne me souviens pas d’une seule fois où je ne l’aie aimée.

— Si je ne vous croyais pas au-dessus de toute considération d’intérêt, vous ne seriez pas aujourd’hui sous mon toit, M. Haukehurst, dit l’agent de change avec une extrême gravité. La découverte en question ne me cause aucun plaisir. Les droits à cette fortune ne font qu’augmenter ma responsabilité à son égard, et la responsabilité est ce que je voudrais le plus éviter. En conséquence, j’ai décidé que les choses resteraient ce qu’elles sont. Vous étiez digne d’elle lorsqu’elle était sans fortune, vous n’en êtes pas moins digne maintenant.

— Monsieur, s’écria Valentin, avec la plus grande émotion, je ne m’attendais pas à autant de générosité de votre part.

— Non, répliqua l’agent de change, l’idée que l’on se fait généralement d’un homme d’affaires n’est pas des plus flatteuses. Je n’ai cependant pas de prétention à la magnanimité. Je désire seulement envisager la question à un point de vue raisonnable.

— Vous avez montré une telle générosité de sentiment que je ne puis naviguer plus longtemps sous de fausses couleurs, dit Valentin après une courte pause. Jusques il y a un jour ou deux, j’étais obligé au secret par une promesse faite à votre frère ; mais la communication qu’il vous a faite des droits de Mlle Halliday me rend ma liberté, et je me crois obligé de vous avouer une chose qui pourra peut-être vous faire perdre votre confiance en moi. »

Sur ce, Haukehurst dit la part qu’il avait prise dans les recherches qui avaient eu pour résultat la découverte des droits de Mlle Halliday ; il n’entra pas dans les détails : il dit seulement à Sheldon qu’il avait été l’instrument à l’aide duquel la chose s’était faite.

« Je ne puis que répéter ce que j’ai dit tout à l’heure, ajouta-t-il comme conclusion, j’ai aimé Charlotte depuis que je la connais, et je me suis déclaré à elle quelques jours avant que je connusse sa position. J’espère que cette confession n’altérera en rien votre estime pour moi.

— Ce serait mal reconnaître votre franchise que de mettre en doute la sincérité de votre explication, répondit l’agent de change. Et si vos recherches doivent, en définitive, tourner au profit de ma belle-fille, ce n’est que justice que vous en profitiez dans une certaine mesure. En attendant, nous ne saurions prendre les choses trop tranquillement. Je ne suis pas homme à m’enflammer, sachant d’ailleurs combien d’espoirs ont été brisés par la Haute Cour de Chancellerie. Votre grande découverte peut n’aboutir, en définitive, qu’à une déception et à une dépense d’argent. De même elle peut arriver à une conclusion aussi avantageuse que mon frère et vous paraissez l’espérer. Tout ce que je demande, c’est que le cœur innocent de la pauvre Charlotte ne soit, à aucun moment de sa vie, torturé par l’incertitude. Il vaut mieux ne rien lui dire de cela. Elle paraît être parfaitement heureuse dans sa position actuelle, et il y aurait plus que de la folie à troubler son esprit par de vagues espérances qui peuvent ne jamais se réaliser. Elle aura certainement à faire un peu plus tard des déclarations sous la foi du serment, etc. Quand ce moment viendra, on pourra lui dire qu’il s’agit d’une réclamation à faire dans son intérêt ; mais avant, elle n’a besoin de rien savoir. Voyez-vous, mon cher, j’ai déjà vu tant de choses pareilles n’aboutissant qu’à des misères, qu’il faut me pardonner mon excessive prudence. »

C’était juger toute l’affaire sous un jour nouveau. Jusqu’à ce moment Valentin s’était imaginé que, une fois le lien de parenté nettement établi, il suffirait que la réclamation de Charlotte fût présentée pour qu’elle eût gain de cause. La froide et pratique opinion exprimée à ce sujet par Sheldon soulevait toute espèce de doutes et de difficultés ; la chose devenait plus compliquée, plus mystérieuse,

« Et vous croyez vraiment qu’il vaudrait mieux ne pas en parler à Charlotte ?

— J’en suis certain. Si vous désirez lui éviter des ennuis et des tourments, vous prendrez soin de ne lui rien laisser connaître jusqu’à ce que l’affaire soit réglée, en supposant qu’elle soit jamais réglée. J’ai connu une affaire de ce genre qui a duré plus longtemps que la vie de la personne intéressée.

— Vous vous placez à un point de vue très-décourageant.

— Je me place au point de vue pratique. Mon frère est un monomane au sujet des héritiers légaux.

— J’ai peine à me faire à l’idée de cacher la vérité à Charlotte.

— C’est parce que vous n’avez pas autant que moi l’expérience du monde, répondit froidement Sheldon.

— Je ne puis m’imaginer que la pensée de ses droits puisse avoir sur son esprit aucune influence de nature à le troubler, insista Valentin d’un air réfléchi. Il n’y a personne au monde qui attache moins d’importance à l’argent.

— Cela peut être ; mais il y a une sorte d’enivrement dans l’idée d’une grande fortune… un enivrement contre lequel aucune femme de l’âge de Charlotte ne saurait se défendre. Dites-lui qu’elle a droit à une grande fortune, et à partir de ce moment, elle y comptera, elle la prendra pour base de tous ses projets d’avenir. C’est fatal. Lorsque j’aurai ma fortune, je ferai ceci, cela ! Voilà ce qu’elle se dira continuellement à elle-même ; et, après cela, quand nous aurons échoué, ce qui arrivera très-probablement, il lui restera une déception qui durera toute sa vie et altérera considérablement la satisfaction que trouve Charlotte dans son existence actuelle.

— Je suis porté à croire que vous avez raison, dit Valentin après quelques moments de réflexion. Ma chère Charlotte est parfaitement heureuse dans l’état où elle est. Il peut être plus sage de nous taire.

— J’en suis tout à fait convaincu, répliqua Sheldon. Du reste, qu’elle soit éclairée ou non, cela n’a aucun intérêt matériel en ce qui me concerne.

— Je suivrai votre conseil, M. Sheldon.

— Qu’il en soit donc ainsi. En ce cas, les choses resteront dans le statu quo. Vous serez reçu dans cette maison comme futur époux de ma belle-fille, et il est bien entendu que votre mariage n’aura pas lieu sans que j’aie été dûment consulté. Je dois avoir voix au chapitre.

— Très-évidemment. Ce n’est que votre droit de demander que l’on prenne votre avis. »

Cela mit fin à l’entrevue d’une façon très-agréable. Les gentlemen rentrèrent à la maison, et quelques moments après, Valentin se trouva assis à une table de whist avec les deux frères et Georgy, qui joua assez bien, mais avec hésitation, ayant une peur évidente de son mari et de son beau-frère. Charlotte et Diana pianotèrent des duos pendant que le whist suivait son cours avec un silence orthodoxe et solennel. Les yeux de Valentin erraient très-souvent du côté du piano, aussi ne fut-il pas fâché lorsqu’un robre victorieux vint lui rendre sa liberté. Il parvint à amener un court tête-à-tête avec Charlotte pendant qu’il l’aidait à remettre en place la musique. Bientôt la sonnerie aigre de la pendule et un bruyant bâillement de Sheldon lui firent comprendre qu’ils devaient se retirer.

« La Providence est très-bonne pour moi, dit-il à demi-voix à Mlle Haliday lorsqu’il lui souhaita le bonsoir. La conduite de votre beau-père est tout ce qu’il y a de meilleur et de plus prévoyant, il n’y a aucun nuage sur notre avenir. Bonne nuit et que Dieu vous bénisse, ma chérie ! Je crois que je considérerai toujours ce jour de Noël comme le premier qui ait existé pour moi. Jamais, jusqu’à présent, Je n’avais senti à quel point ce saint anniversaire peut avoir d’austère douceur, de charme. »

Haukehurst revint à pied en compagnie de George, dont l’air sérieux et la mauvaise humeur n’étaient rien moins qu’agréables.

« Vous avez choisi votre chemin vous-même, lui dit celui-ci comme ils se séparaient. Tout ce que je désire, c’est que vous n’ayez pas à vous en repentir : seulement, comme je crois vous l’avoir déjà dit, vous ne connaissez pas mon frère aussi bien que moi.

— Votre frère a agi envers moi avec une franchise et m’a montré des sentiments si désintéressés, que j’aimerais vraiment mieux ne pas entendre vos déplaisantes insinuations. Je hais ces manières de parler : « Je pourrais… ; si je voulais… » Tant que je serai reçu comme je le suis dans la maison de votre frère, je ne puis consentir à entendre dire du mal de lui.

— C’est un animal de très-grande taille que celui sur lequel vous êtes monté depuis quelque temps, dit George, et quand un homme monte sur son grand cheval avec moi, je lui laisse toujours l’avantage de sa monture. Vous vous êtes arrangé sans aucune considération pour moi ; à l’avenir, je ne m’occuperai pas davantage de vous et de vos intérêts. Seulement s’il arrive quelque désagrément à vous ou aux vôtres par le fait de mon frère, rappelez-vous que je vous ai prévenu. Bonsoir. »

Dans la chambre de Charlotte, le feu brûla tard cette nuit. La jeune fille resta longtemps assise en toilette de nuit, brossant d’un air rêveur ses longs cheveux bruns en méditant sur les grâces et les mérites surnaturels de son Valentin.

Il y avait plus d’une heure que la famille était retirée lorsque Charlotte entendit frapper doucement à sa porte.

« Ce n’est que moi, chère, » dit une voix basse.

Et avant que Charlotte eût eu le temps de répondre, la porte s’ouvrit et Diana s’approcha immédiatement du feu, auprès duquel son amie était assise.

« Je suis si peu disposée à dormir ce soir, Charlotte, dit-elle, qu’en voyant de la lumière sous votre porte, cela m’a donné envie de venir causer quelques minutes avec vous.

— Ma très-chère Diana, vous savez combien j’ai toujours du plaisir à vous voir.

— Oui, chère, je suis sûre que vous n’êtes que trop bonne pour moi… Et j’ai été si maussade, si peu gracieuse, Charlotte, que je sens que ma froideur a dû vous blesser pendant ces derniers mois.

— J’ai été un peu contrariée de temps en temps, chère, en voyant que vous paraissiez ne pas sympathiser avec moi dans mes joies et dans mes chagrins ; mais il y avait dans ce regret de l’égoïsme de ma part. Je sais très-bien que si parfois votre apparence est un peu froide, votre cœur est bon.

— Non, Charlotte, mon cœur n’est pas bon ; il est mauvais.

— Diana !

— Oui, dit Mlle Paget, en s’agenouillant près de la chaise de son amie et parlant avec une énergie contenue, mon cœur a été mauvais, parce que votre bonheur l’a mis à la torture.

— Diana !

— Oh ! ma bien chérie, que vos yeux innocents ne se fixent pas sur moi avec tant d’étonnement. Vous me haïrez peut-être lorsque vous saurez tout. Non… non… non… vous ne me haïrez pas…, vous aurez pitié de moi et vous me pardonnerez. Je l’aimais, chère ; il était mon compagnon, mon seul ami, et il fut un temps…, il y a bien longtemps de cela…, avant qu’il vous eût jamais vue, où je m’imaginais qu’il faisait attention à moi et qu’un jour il m’aimerait…, comme je l’aimais… sans nous le dire, sans nous en apercevoir. Charlotte vous ne saurez jamais ce que j’ai souffert. Il n’est pas dans votre nature de comprendre ce qu’une femme comme moi peut souffrir. Je l’aimais si tendrement ! Je me suis attachée méchamment, follement, à mes espérances, à mes rêves ; alors que ces espérances étaient devenues les plus fausses, ces rêves les plus insensés qui aient jamais pu s’emparer d’une imagination. Mais, ma chérie, tout cela est passé ; et je viens à vous, dans cette nuit de Noël, pour vous dire que j’ai dompté mon cœur rebelle, qu’il n’y aura plus, désormais, aucun nuage entre vous et moi.

— Diana, ma chère amie… ma pauvre fille !… s’écria Charlotte tout à fait hors d’elle-même ; vous l’aimiez comme moi… et je vous ai pris son cœur ?

— Non, Charlotte, il ne m’a jamais appartenu.

— Vous l’aimiez, lorsque vous parliez si durement de lui !

— C’est alors que je m’exprimais le plus durement que je l’aimais le plus. Mais ne me regardez pas si tristement. Je vous répète que ma plus grande douleur est passée, qu’elle n’existe plus ; ce qui en reste est facile à surmonter ou à supporter. Ces sentiments ne sont pas éternels, Charlotte, quoi qu’en puissent dire les poètes et les romanciers. Si je ne m’étais pas rendue maîtresse de moi-même, je ne serais pas ici, cette nuit, avec votre bras autour de mon cou et son nom sur mes lèvres. Je n’ai jamais fait des vœux pour votre bonheur jusqu’à ce soir, Charlotte, et maintenant, pour la première fois, je puis le faire en tout honneur et sincérité. Je ne dis pas que pour moi Valentin sera jamais tout à fait ce que sont les autres hommes. Je pense que jusqu’à la fin de ma vie il y aura dans sa figure un regard, dans sa voix un ton, qui me toucheront plus profondément que ceux d’aucun autre, mais mon affection pour vous a surmonté mon amour pour lui, et je n’ai dans l’esprit aucune arrière-pensée en ce moment, où, assise à vos pieds, je prie Dieu qu’il bénisse votre choix.

— Ma Diana chérie, je ne sais comment vous remercier… comment vous exprimer ma confiance et mon affection.

— Je me demande si je suis digne de votre affection, chère ; mais avec l’aide de Dieu, je serai digne de votre confiance, et s’il vient jamais un jour où mon amitié puisse vous venir en aide, mon dévouement vous servir, ni l’un ni l’autre ne vous feront défaut. Écoutez, chère, voici les doux chants de l’hymne de Noël qui se font entendre. Vous rappelez-vous ce qu’a dit Shakespeare « que les oiseaux chantent la nuit entière et qu’alors aucun mauvais esprit n’erre dans l’espace, car cette nuit est faite de grâce, de sainteté. » J’ai dompté mon mauvais esprit, Charlotte, et il y aura entre nous paix et véritable amitié pour toujours, n’est-ce pas ma bien-aimée Charlotte ?…

Ainsi finit l’histoire des jeunes amours de Diana Paget… de cet amour qui avait grandi en secret, pour s’éteindre dans le silence de son cœur, et y demeurer enseveli avec les rêves éteints et les espérances qui l’avaient nourri.

Pour elle, le roman de la vie fut fermé à jamais cette nuit de Noël.

Pour Charlotte, la douce histoire n’était encore qu’à son début et les premiers chapitres étaient charmants, le livre mystique était rempli de délices. Elle avait le bonheur de posséder l’amour de son fiancé, le consentement de sa mère, et même l’approbation bienveillante de Sheldon. Que pouvait-elle demander à la Providence ? Quels dangers cachés pouvait-elle craindre ? Quel nuage orageux pouvait-elle apercevoir dans le ciel radieux ?

Il y avait cependant un nuage, un nuage pas plus grand que la main ; mais ce petit nuage qui apparaissait à l’horizon était plein de tempêtes et de terreurs.

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Si l’histoire des jeunes amours de Diana est finie, celle de l’amour de Charlotte commence ; puis, il nous reste à connaître le sort de la fortune de John Haygarth.

Cette histoire sera racontée, cet avenir sera dévoilé dans l’ouvrage qui fait suite à celui-ci et qui est intitulé : —