Les Ondins, conte moral/Chapitre 02

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Delalain (tome Ip. 32-58).

CHAPITRE II.

Voyage de la Princesse Tramarine à la fontaine de Pallas.

Dès que Tramarine fut entrée dans sa quinzieme année, on lui fit sa Maison. Céliane fut nommée pour être sa premiere Dame d’honneur ; c’étoit une personne d’un esprit vif & brillant, &, comme je l’ai dit, parente de la Princesse du côté de la Reine Cliceria. Tramarine l’aimoit beaucoup, elle lui avoit accordé toute sa confiance ; il est vrai que personne n’en étoit plus digne, par son mérite, son zele & son attachement.

La Reine jugeant alors la Princesse assez formée pour soutenir la neuvaine prescrite par les Loix, fit assembler son Conseil pour ordonner les bains que Tramarine ne pouvoit se dispenser de prendre à la fontaine miraculeuse ; elle voulut que ce voyage se fît avec toute la pompe & la magnificence convenables à une Princesse destinée à remplir le Trône de Castora. Quatre mille Amazones furent commandées pour escorter la jeune Princesse, & les Dames les plus qualifiées briguerent à l’envi l’honneur de l’accompagner : chacune s’empressa à lui faire la cour, n’ignorant pas qu’elle devoit régner immédiatement après avoir donné des preuves de sa fécondité ; faveur qu’elles ne doutoient pas que la Déesse ne lui accordât.

Lorsque la Princesse fut arrivée au Temple, les Prêtresses & les jeunes filles consacrées au culte de la Déesse vinrent au devant d’elle, &, après l’avoir reçue des mains de ses Dames d’honneur, elles l’introduisirent dans l’enceinte du Temple aux sons de mille instrumens. Tramarine présenta alors à la Déesse Pallas des offrandes dignes du rang qui l’attendoit ; elle fit ensuite ses prieres suivant le rit accoutumé, auxquelles les filles de Pallas se joignirent par des chœurs délicieux. Lorsque toutes les cérémonies qui s’observent à la réception des Princesses furent achevées, on la conduisit à la fontaine pour y prendre les bains salutaires, ce qui fut continué pendant les neuf jours, sans qu’il fût permis à la Princesse de parler à aucune des femmes de sa Suite, lesquelles s’étoient retirées aux environs du Temple sous des tentes qu’elles y avoient fait dresser ; les Prêtresses servirent elles-mêmes la Princesse, & ne la quitterent ni le jour ni la nuit.

Pendant la neuvaine de la Princesse, on fit défenses à toutes personnes d’approcher de la fontaine, afin d’éviter qu’elle ne fût confondue avec le vulgaire. Ce fut aussi dans la vûe de constater les faveurs que la Déesse répandroit sur elle ; ce qui fit que toutes les Amazones qui vinrent se présenter, dans l’espérance de participer aux bienfaits de la Déesse, furent obligées d’attendre le départ de Tramarine, & même aucune de ses femmes ne put profiter de l’avantage du voyage.

La neuvaine finie, la Grande-Prêtresse remit la Princesse entre les mains de Céliane, qui fut la premiere à lui marquer le plaisir qu’elle ressentoit d’avance sur son avénement au Trône. Ses autres femmes l’entourerent, & se placerent dans son char pour retourner à la Cour où elles arriverent à l’entrée de la nuit. La Princesse fut reçue dans la Ville aux acclamations de tout ce peuple d’Amazones ; les Gardes de la Reine étoient sous les armes, & le Palais si bien illuminé qu’on l’auroit pris pour un globe de feu. La Reine reçut Tramarine avec une joie & une magnificence qui ne se peut décrire ; des Fêtes de toute espéce furent inventées pour amuser la Princesse : mais lorsqu’on ne put plus douter des faveurs qu’elle avoit reçues de la Déesse, la joie redoubla, on fit des odes, des épîtres, des élégies & des chansons, qui toutes étoient adressées à la Princesse, afin de lui prédire les dons dont les Dieux devoient combler celle qui naîtroit des faveurs de Pallas.

Cependant on remarquoit dans toutes les actions de Tramarine une langueur & un fonds de tristesse qu’elle ne pouvoit vaincre, malgré les Fêtes toujours variées qu’on ne cessoit de lui donner ; mais on attribua cette mélancolie à son état. Lorsqu’elle fut entrée dans le neuvieme mois, la Reine envoya inviter plusieurs Magiciennes, qui étoient ses amies particulieres, pour être présentes à la délivrance de la Princesse.

Le Royaume de Castora est rempli de Fées & de Magiciennes, à cause des antres & des montagnes qui l’environnent ; d’ailleurs le terrein y produit en abondance toutes les plantes qui leur sont nécessaires pour la composition de leurs maléfices : on prétend même que c’est de ces climats que Médée retiroit celles qui lui étoient les plus propres pour ses enchantemens.

Bagatelle, Pétulante, Minutie & Légere, que la Reine n’avoit point invitées, redoutant leurs sciences & plus encore leurs méchancetés, arriverent néanmoins des premieres. Elles étoient chacune dans un cabriolet des plus brillants, traîné par des Hirondelles ; la Folie, habillée en Coureur, les devançoit. La Reine qui craignoit quelque maléfice de leur part, s’avança au devant d’elles, pour leur faire des excuses de ce qu’on ne les avoit point invitées des premières. Sa Majesté en rejetta la faute sur la Chanceliere. Les autres étant arrivées, on les fit entrer dans l’appartement de la Princesse : Légere, Pétulante, Minutie & Bagatelle, commencerent par s’emparer des quatre colonnes du lit, quoique cet honneur ne fût dû qu’à la Fée Bonine & aux premieres Dames de la Cour. Mais ce n’étoit pas le moment de discuter leurs droits : Lucine s’étant approchée de la jeune Princesse, n’eut pas plutôt reçu l’enfant, que Pétulante & Légere s’écrierent toutes deux à la fois, que Tramarine avoit enfreint les Loix de l’Etat. Camagnole & Bonine qui ne pouvoient le croire, prirent chacune leurs grandes lunettes pour le visiter ; mais ne pouvant dissimuler le sexe de l’enfant, la Fée Camagnole assura la Reine qu’elle se chargeroit de l’éducation de ce Prince, & qu’elle n’en fût point inquiette. Heureusement que Bonine, quoique fâchée d’avoir été prévenue par Camagnole, commença par douer ce Prince de sagesse, de science, de valeur & de prudence : les autres Magiciennes le douerent, à leur tour, suivant leur génie ; mais elles ne purent détruire les bonnes qualités dont Bonine l’avoit doué. Cette Fée étoit la meilleure & la plus prudente de toutes les Magiciennes, jamais elle n’employoit son Art que pour faire des heureux.

Bonine remarqua la douleur de la Reine, qui paroissoit désespérée qu’un pareil accident fût arrivé à Tramarine, le regardant comme le plus sanglant affront qu’on pût faire contre son autorité. S. M. ne pouvant imaginer que la jeune Princesse eût pû seule former un tel attentat, elle fit passer Bonine dans son cabinet pour tâcher d’en découvrir les auteurs. La Fée fut d’avis qu’on prévînt d’abord les Magiciennes, seules témoins de ce malheur, afin de les engager à garder un secret qu’il seroit ensuite très-facile de cacher à toute la Cour, en déclarant simplement que la Princesse n’étoit délivrée que d’une môle : mais Pétulante, ennemie de Bonine, n’avoit averti Bagatelle, Minutie & Légere, qui lui étoient dévouées en tout, que dans le dessein de la barrer dans toutes ses décisions. Elles déclarerent donc qu’elles s’opposoient formellement à toutes les idées de Bonine ; que Pentaphile ayant elle-même établi de nouvelles Loix, c’étoit attaquer les fondemens de l’Etat en tolérant de pareils abus, qu’il falloit un exemple frappant, & qu’il étoit fâcheux qu’il tombât sur la Princesse qui, quoique mieux instruite que les autres avoit peut-être un peu trop compté sur l’impunité de son crime, par la grandeur de sa naissance, ce qui la rendoit encore plus coupable. Les sentimens des autres furent partagés ; mais la pluralité opina pour l’exil.

Cependant Bonine qui étoit une des plus savantes, & celle en qui la Reine avoit le plus de confiance, employa son éloquence pour combattre les raisons des Magiciennes, & conclut enfin à remettre le jugement de Tramarine jusqu’à son parfait rétablissement, puisque l’on ne pouvoit, sans une injustice criante, la condamner sans l’entendre. La Reine goûta ses raisons, & accorda deux mois de délai.

Bonine passa ensuite dans l’appartement de Tramarine, qu’elle trouva dans un assoupissement léthargique, & Lucine occupée à préparer des remedes pour le soulagement de la Princesse. La Fée entretint Céliane, & l’instruisit du malheur qui venoit d’arriver à Tramarine, la nouvelle ne s’en étoit point encore répandue à la Cour. Céliane, surprise & désespérée, ne pouvoit comprendre par quelle fatalité les bains avoient produit sur elle un effet si contraire aux vœux de toute la Nation. Son premier mouvement fut de croire que la Déesse, par ce changement, vouloit abattre l’orgueil de quelques femmes qui s’étoient emparées du Gouvernement, pour le faire repasser entre les mains du Prince qui venoit de naître. Elle communiqua ses idées à Bonine qui les trouva très-sensées, elle se promit même de les faire valoir, lorsqu’il s’agiroit de plaider la cause de la Princesse ; mais elle n’osoit lui en parler tout le tems qu’elle fut en danger, ce qui dura plus de six semaines.

Pendant que Bonine ne s’occupoit qu’à adoucir les esprits en faveur de Tramarine, les mauvaises Magiciennes s’étoient fait un plaisir malin de publier son aventure. La Reine accablée de douleur, se trouva néanmoins fort embarrassée sur le parti qu’elle devoit prendre ; elle fit assembler un Conseil extraordinaire, mais elle ne put empêcher les Magiciennes d’y présider. Bonine soutint toujours avec feu les intérêts de Tramarine, & il fut enfin décidé de faire arrêter toutes les personnes qui avoient accompagné la Princesse au Temple, sans distinction de rang & de qualité. Quatre Conseilleres d’Etat furent nommées pour cet examen : cet ordre inquiéta la Cour & la Ville, & chacun en raisonna suivant la portée de son génie.

Cependant le rapport des Arbitres fut à la décharge de la Princesse, tout se trouva conforme aux Loix de l’Etat. On fut ensuite faire la visite du Temple & des Prêtresses qui le déservoient, pour tâcher de découvrir s’il ne s’étoit point introduit quelque abus ; & pour que personne ne pût échapper à cet examen, des Amazones furent commandées pour entourer toutes les avenues du Temple, avec un ordre précis qu’au cas de contravention, le coupable seroit sur le champ sacrifié à la Déesse.

Pendant ces recherches, Tramarine reprenant peu-à-peu ses forces, se plaignoit souvent à Bonine & à sa chere Celiane de l’indifférence de la Reine qui ne l’avoit point visitée. Comme tout le monde fuit ceux dont la disgrace est presque assurée, dans la crainte d’être entraîné dans leur chute ; c’est ce qui fit que toute la Cour avoit également abandonné Tramarine. Hélas ! je ne m’apperçois que trop qu’on me fuit, disoit cette malheureuse Princesse. Cependant j’ignore ce qui peut occasionner ce refroidissement ; je crois du moins qu’on n’est pas assez injuste pour m’imputer quelque chose qui puisse être contraire à ma gloire. Pourquoi me refuser jusqu’à la foible satisfaction d’embrasser ma fille ? Cette jeune Princesse doit-elle aussi partager ma disgrace ? Céliane gémissoit intérieurement de l’erreur où étoit Tramarine, mais elle n’osoit encore lui déclarer ce qui occasionnoit les troubles dont la Cour étoit agitée ; elle étoit donc contrainte de renfermer sa douleur, afin de tâcher d’adoucir l’amertume de son cœur sans néanmoins lui donner trop d’espérance.

Les deux mois expirés, la Magicienne Bonine vint trouver Tramarine, pour l’instruire du sort qui lui étoit destiné, à moins que les raisons qu’elle pourroit alléguer pour sa défense ne fussent assez fortes pour entraîner les suffrages en sa faveur. C’est avec bien de la douleur, dit Bonine, que je me vois forcée de vous annoncer le plus grand des malheurs : mais, ma chere Tramarine, ce seroit vous perdre entierement si l’on vous les cachoit plus long-tems. En vain demandez-vous tous les jours à voir l’enfant à qui vous avez donné le jour ; cet enfant n’est plus en mon pouvoir, la Fée Camagnole s’en est emparée. Vous n’avez néanmoins rien à craindre pour ses jours, cette Magicienne employera vainement la force de son Art, je l’ai prévenue en empêchant qu’elle ne puisse lui nuire. Mais, ma chere, il eût été beaucoup plus heureux pour votre repos & celui de l’Etat, que cet enfant fût mort avant d’avoir vu la lumiere. Comment avec l’esprit & la raison qui s’est toujours fait remarquer en vous, comment, dis-je, après avoir enfreint les Loix de cet Empire, avez-vous eu encore la témérité de vous exposer à toutes leurs rigueurs ? Vous ma chere, qui deviez être l’exemple de tout ce Royaume, faut-il que vous en deveniez le scandale par votre imprudence ? Un peu plus de confiance en moi vous eût peut-être sauvée : vous n’ignorez pas le pouvoir que j’ai sur l’esprit de la Reine, je l’aurois empêchée de convoquer l’Assemblée des Magiciennes ; restée seule auprès de vous avec Lucine, il nous eût été facile de déguiser le sexe de votre enfant. Que me voulez-vous dire, reprit Tramarine, en interrompant la Magicienne avec des yeux pleins de courroux ? A quoi tendent vos discours injurieux ? Avez-vous oublié qui je suis, & ce que l’on doit à mon rang ? Moi, enfreindre les Loix ! Quelle raison a-t-on de m’en accuser ? Princesse, reprit la Fée d’un ton sévere, est-ce à moi que ce discours s’adresse ? Vous ignorez sans doute jusqu’où s’étend mon pouvoir ; mais, pour vous punir de votre témérité, je me retire & vous abandonne ; d’autres que moi vous instruiront de votre sort.

Il fut heureux pour Tramarine que Céliane se trouvât présente à cette conversation. Quoi, Madame, dit-elle à Bonine ! Vous qui êtes la bonté même, auriez-vous la cruauté d’abandonner la Princesse ? Loin de vous fâcher de sa vivacité, vous devez plutôt en tirer des conséquences favorables à son innocence : convenez du moins qu’il est bien humiliant pour une jeune Princesse, dont la conduite a toujours été éclairée sous les yeux de toute la Cour, de se voir accusée injustement.

Tramarine fâchée d’avoir irrité la Fée contre elle, & jugeant, par le discours de Céliane, que l’affaire dont on l’accusoit étoit des plus graves, qu’elle auroit peut-être plus que jamais besoin du secours de la Fée, lui fit quelques excuses sur sa vivacité, en la priant de lui expliquer le crime dont on osoit la noircir ; & Bonine jugeant, à l’ignorance de la Princesse, qu’elle n’étoit point coupable, se radoucit en sa faveur & lui promit son secours, après lui avoir raconté ce qui s’étoit passé, & la résolution où l’on étoit de la bannir de la Cour.

La Princesse dont le cœur étoit pur, assura Bonine qu’elle n’avoit rien à se reprocher. Sans doute, dit-elle, que la Déesse veut éprouver ma constance : je n’en saurois douter par les songes dont j’ai été agitée dans son Temple ; il est encore vrai que la figure donc je me suis formé l’image, a toujours été depuis présente à mon esprit. En vérité ma chere Tramarine, reprit la Fée, vous me surprenez infiniment. Il faut assurément que vous ayez l’imagination bien vive : n’aurez-vous point d’autres raisons à alléguer pour votre défense ? Non, dit Tramarine suffoquée par sa douleur, je n’ai rien autre chose à y ajouter : ce n’est point l’exil qui me fait de la peine, puisqu’il me délivre d’une Cour injuste, mais la honte des indignes soupçons qu’on a répandus dans tous les esprits. Je ne compte plus que sur vous, ma chere Bonine, & sur l’attachement de Céliane ; votre amitié me tiendra lieu de toutes les grandeurs que je perds. Céliane ne put répondre que par des larmes. Qu’eût-elle dit qui pût adoucir les peines de Tramarine ? Il n’y a que le tems qui puisse effacer le souvenir des grandes douleurs ; les conseils & toutes les consolations s’affoiblissent contre les coups du sort, lorsqu’ils viennent d’être portés. La Nature a ses droits qu’elle ne veut pas perdre, jusqu’à ce que le chagrin en ait épuisé les forces : alors, par une sage dispensation, la raison reprend le dessus pour ranimer en nous les facultés de notre ame.

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