Les Ondins, conte moral/Chapitre 03

La bibliothèque libre.
Delalain (tome Ip. 59-69).

CHAPITRE III.

Jugement de Tramarine.

Le lendemain Tramarine fut conduite dans la Salle du Conseil, pour y être interrogée.

La Fée Bonine, qui ne la quitta plus, parla d’abord en son nom, & dit à l’Assemblée des Magiciennes, que la Princesse n’avoit point d’autre défense à alléguer, pour sa justification, que la force de l’imagination ; qu’elle proteste n’avoir jamais vu aucun des mortels proscrits par la Loi depuis son entrée dans le Royaume, si ce n’est en songe pendant sa neuvaine à la fontaine de la Déesse Pallas. Une pareille déclaration surprit infiniment la Reine & son Conseil ; ce qui fit qu’on remit la décision de l’affaire jusqu’au retour des Conseilleres chargées de la visite du Temple.

Cependant Tramarine étoit dans une perplexité insupportable, la mort lui paroissoit mille fois plus douce que de vivre accusée d’un crime dont elle ne pouvoit prouver son innocence. Pour remédier en quelque sorte à des maux si cruels, Céliane lui conseilla d’écrire au Roi son pere, pour l’instruire de l’affront qu’elle étoit sur le point d’essuyer, par un exil qui ne pouvoit être qu’injurieux pour sa gloire.

Tramarine, en suivant le conseil de Céliane, écrivit au Roi de Lydie ; mais comme toutes ses femmes étoient entièrement dévouées à la Chanceliere, ses lettres furent interceptées, & cette ennemie de la Princesse eut encore l’adresse d’y répandre un venin dont elle seule étoit capable.

Lorsque les Conseilleres furent de retour du Temple, la Reine assembla un Grand-Conseil, afin de pouvoir y examiner l’affaire de la Princesse. Toutes les Grandes de l’Etat qui avoient été députées pour faire l’examen des Prêtresses, après avoir fait leur rapport en faveur de Tramarine, déclarerent qu’elles n’avoient rien trouvé qui ne fût exactement conforme aux Loix : on exposa ensuite les défenses de la Princesse.

Il s’étoit formé des brigues dans le Conseil, Tramarine y avoit peu d’amis, la vivacité de son esprit la faisoit redouter. La Reine affoiblie par l’âge, se mêloit peu du Gouvernement ; & celles qui tenoient les premiers emplois de l’Etat, craignoient avec raison le génie solide & pénétrant de la Princesse. Enfin, l’envie la plus cruelle des Euménides s’empara de tous les cœurs, pour poursuivre Tramarine jusques dans son exil.

Cependant plusieurs Amazones oserent encore opiner en sa faveur ; elles insisterent même beaucoup pour qu’on fît une nouvelle Loi qui admît la force de l’imagination. Il est aisé de penser que ce furent les jeunes qui ouvrirent cet avis que la Reine goûta, penchant naturellement pour la clémence ; Cette Princesse eût été charmée qu’on lui eût fourni les moyens de sauver Tramarine ; mais la vieille Chanceliere & toutes les vieilles Doyennes de la Cour, qui avoient le plus de part au Gouvernement, s’éleverent toutes d’une commune voix contre une pareille Loi, qui étoit, à ce qu’elles prétendoient, capable de renverser l’ordre de l’Etat. D’ailleurs c’étoit vouloir anéantir absolument les vertus de la fontaine de la Déesse de Pallas, & mettre la jeunesse dans le cas de négliger le culte que l’on devoit à cette Déesse, dont on recevoit chaque jour de nouvelles faveurs ; qu’on devoit éviter avec soin tout ce qui pouvoit irriter la Déesse contre ce Royaume, dont elle s’étoit déclarée si ouvertement la protectrice, dans la crainte qu’elle ne s’en vengeât par des calamités qui ruineroient entièrement l’Etat, en ôtant aux Amazones la force de le défendre contre ses ennemis.

Je ne rapporte qu’un abrégé du discours de la Chanceliere, qui fut trouvé digne de l’éloquence de Démosthène ou de Cicéron : elle ramena enfin toutes les voix à son sentiment. Comme les moyens que la Princesse avoit employés pour sa défense avoient transpiré, les Amazones qui aimoient beaucoup Tramarine, étoient prêtes à se soulever. Déja elles s’assembloient dans les Places ; elles vinrent même en tumulte jusqu’au Palais, pour demander la Princesse, & en même tems qu’on établît la force de l’imagination. Mais la Chanceliere, toujours plus ferme dans ses résolutions, fut d’avis de ne point céder à des peuples mutinés ; elle conseilla à sa Reine de leur faire sentir tour le poids de son indignation, en punissant sévérement celles qui avoient contribué, par leurs discours séditieux, à répandre le trouble dans la Ville. Les Magiciennes, dévouées à la Chanceliere, furent de son avis ; & la Reine entraînée, pour ainsi dire, par le torrent, se crut obligée de donner un Arrêt, par lequel elle déclaroit que sa volonté suprême étoit que les Loix eussent leur entier accomplissement, & que toutes ses Sujettes seroient tenues, sous les peines ci-devant énoncées, de visiter du moins une fois l’année le Temple de la Déesse Pallas, d’y prendre les bains salutaires à la population, défendant en outre à telle personne quelconque d’employer en aucune façon la force de l’imagination ; condamne en conséquence la Princesse Tramarine à être reléguée dans la Tour-des-Regrets, sera néanmoins, par adoucissement, son exil limité à vingt ans.

Un Jugement aussi rigoureux, prononcé contre une Princesse du sang de Pentaphile, fit trembler ce peuple d’Amazones, mais ne put les empêcher de murmurer contre une sévérité aussi rigoureuse. Cette Tour-des-Regrets étoit connue pour un lieu épouvantable, rempli de monstres affreux qui en défendoient l’entrée ; ainsi, malgré le pouvoir que la Fée Bonine avoit sur l’esprit de la Reine, la Chanceliere fit agir tant de brigues, qu’elle l’emporta sur elle dans cette occasion, &, sous le vain prétexte du bien de l’Etat, elle eut le secret d’éloigner de la Cour une jeune Princesse que son rang appelloit au Trône, dans la crainte que si elle y fût montée, elle ne lui eût donné aucune part au Gouvernement ; &, pour empêcher la sédition, elle fit rassembler les vieilles Troupes, & les répandit dans tous les quartiers de la Ville afin de maintenir les Peuples. Bonine se chargea d’annoncer cette triste nouvelle à la Princesse, qui la reçut avec beaucoup de constance, & marqua, dans cette occasion, que la grandeur de son ame étoit au-dessus de l’adversité ; son cœur, semblable à un rocher où les flots viennent se briser pendant la tempête, n’en fut point abattu ; elle entendit tranquillement l’Arrêt foudroyant que ses ennemies venoient de prononcer contre elle.

Séparateur