Les Ondins, conte moral/Chapitre 05

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Delalain (tome Ip. 87-106).

CHAPITRE V.

Enlèvement de Tramarine.

Céliane, pour dissiper le chagrin que leur causoit le départ de la Fée, proposa à la Princesse de descendre dans les jardins ; & Tramarine ne voulant d’autre compagnie que Céliane, défendit à ses femmes de la suivre : mais les deux que la Fée lui avoit laissées pour veiller à sa sûreté, lui représentoient avec respect qu’ayant reçu de Bonine des ordres précis de ne la point perdre de vûe, elles ne pouvoient, sans y contrevenir, se dispenser de l’accompagner toujours ; mais que, pour ne la point gêner, elles vouloient bien ne la suivre que de loin. Tramarine, forcée d’y consentir, prit l’allée d’orangers pour gagner le berceau couvert, & se mit sur un banc de gazon parsemé de mille & mille petites fleurs, où, se livrant à toute sa mélancolie, de tristes réflexions la jetterent dans une rêverie profonde.

Céliane, voulant la distraire de cette sombre tristesse, se mit à ses pieds : Princesse, lui dit-elle, je m’étois flattée qu’en éloignant vos femmes, ce n’étoit que pour soulager vos peines en m’en confiant les motifs ; mais puisque ma Princesse ne m’estime pas assez pour m’honorer de sa confiance, je la supplie au moins d’écouter les concerts que les Rossignols lui donnent. Tramarine, les yeux fixes sur le ruisseau, fit très-peu d’attention au discours de Céliane, qui poursuivit ainsi : N’admirez-vous pas le bonheur de ces oiseaux dont les seuls plaisirs sont les Loix ? Pour moi je trouve que la Nature, en ne leur accordant que l’instinct, semble les favoriser beaucoup plus que nous. Qu’avons nous affaire de cette raison que les Dieux nous ont réservée, qui ne sert qu’à troubler nos plaisirs ? En vérité, la condition de ces petits animaux m’enchante ; & l’état d’anéantissement où je vois ma Princesse me feroit presque désirer de leur ressembler. Que ne sommes-nous Rossignols l’une & l’autre ? Qu’ils sont heureux ! Jamais l’inquiétude ni le repentir n’empoisonnent leur félicité, jamais de desirs qu’ils ne puissent satisfaire, & jamais leur bonheur ne leur coûte un remords. Pourquoi la Fée Bonine qui a tant de pouvoir, n’a-t-elle pas celui de nous métamorphoser ainsi ? Du moins, par mes chants & la vivacité de mes caresses, je pourrois amuser ma Princesse & peut-être lui plaire.

Céliane s’appercevant que rien ne pouvoit distraire Tramarine, prit enfin un ton plus sérieux. Elle avoit l’éloquence de la figure, elle reprit celle du sentiment, & parvint à toucher le cœur de la Princesse qui se détermina à lui confier son secret. Hélas, ma Céliane, lui dit-elle en soupirant ! Tous tes discours, loin d’adoucir mes peines, ne servent qu’à les renouveller. Faut-il que nous passions ainsi les plus beaux de nos jours ? Il est tems, ajouta Tramarine, que je t’ouvre mon cœur toujours obsédée par mes femmes, je n’en ai pu trouver le moment. Je ne te rappellerai point mon enfance, tu te souviens assez des honneurs auxquels il sembloit que le Ciel m’avoit destinée ; cependant tu vois, ma Céliane, que tout se réduit à passer ma vie dans une solitude, &, malgré ton amitié & les attentions de la Fée Bonine, je ne puis résister à l’ennui qui m’accable. Ces jardins dont la beauté te ravit & t’enchante, les eaux de ce ruisseau dont tu admires le crystal, redoublent à chaque instant ma peine ; &, par une fatalité que je ne puis vaincre, je ne puis non plus m’en éloigner. Cela te paroît sans doute un problême ; mais lorsque tu seras instruite de mes maux, tu n’en seras plus surprise. Rappelle-toi, ma chere, le voyage que je fis à la fontaine de Pallas : tu sçais que, pendant ma neuvaine, je restai renfermée dans l’enceinte du Temple, où je fus servie par les Prêtresses consacrées au culte de la Déesse ; grace qui ne s’accorde qu’aux femmes de mon rang : mais toute la Cour ignore ce qui m’y est arrivé. Ce n’est qu’à ton zele & à ton amitié que je vais confier un secret, qui trouble depuis si long-tems le repos de mes jours,

Apprends donc que lorsque j’eus fait mes prieres à la Déesse, & lui eus présenté mes offrandes, les Prêtresses me conduisirent à la fontaine, où, après m’avoir déshabillée & fait entrer dans le bain, elles s’éloignerent par respect pour me laisser en liberté. Lorsque je fus seule, je sentis les eaux se soulever, un léger mouvement les agita, & un jeune homme, tel qu’on nous dépeint l’Amour se présente à mes yeux. Timide à son aspect, je frissonne de crainte ; mais s’approchant de moi avec un regard majestueux & tendre, il me prend la main, me serre dans ses bras. Hélas, qu’il étoit séduisant ! Je ne puis, ma Céliane, te peindre le trouble qu’il fit naître dans mon ame. Son premier coup d’œil y a gravé pour jamais la passion la plus vive ; je ne connois de crime que celui d’avoir pu lui déplaire, & tous mes malheurs ne viennent que de celui de l’avoir perdu : c’est en vain que je le cherche tous les jours au fond des eaux. Mais que dis-je ? ma Céliane ! ma passion m’égare, je ne puis y penser sans trouble. Je te parlois de celui qu’il avoit répandu dans tous mes sens qui m’empêcha de fuir : mes regards attachés sur un objet aussi séduisant, sembloient encore m’ôter la force de me défendre de ses caresses, lorsque les Prêtresses, en se rapprochant, le firent disparoître, & je remarquai qu’en s’éloignant il mit un doigt sur sa bouche, sans doute pour me faire entendre de ne point révéler ce qui venoit de m’arriver. Le lendemain, à-peine fûs-je entrée dans le bain, que le même mouvement qui s’étoit fait sentir la veille, m’annonça l’arrivée de mon Vainqueur. Il s’approcha de moi, me tint des discours tendres & passionnés. Animée par sa présence, je ne sçais, ma chere, ce que je lui répondis qui parut le transporter de plaisir ; car me serrant tout à coup dans ses bras, l’éclat qui sortit de ses yeux se communiquant dans mes veines, je me sentis embrâsée d’un feu dévorant : je voulus fuir, mes forces m’abandonnerent ; mais, dans le trouble qui m’agitoit, je crus m’appercevoir qu’il vouloit m’entraîner avec lui. Déja les eaux se gonfloient, & je me sentis prête à périr. Saisie de frayeur, un cri perçant m’échappe qui attira les Prêtresses ; mais, malgré le saisissement où j’étois, je ne pûs m’empêcher de regarder encore ce que deviendroit mon Vainqueur. Je le vis s’enfoncer sous les eaux, & j’entendis distinctement une voix qui me dit que ma vie & mon bonheur dépendroient de ma conduite, & que la félicité du Prince avec lequel je venois de m’unir, étoit attachée au silence que je devois garder. Je compris alors la faute que j’avois faite.

Hélas, ma chere ! il n’étoit plus en mon pouvoir de la réparer. Tremblante & désespérée, je tombai évanouie dans les bras d’une Prêtresse qui s’étoit avancée pour me secourir & apprendre le sujet de ma frayeur. Je n’eus garde de lui en confier le motif ; je lui dis seulement que la rapidité des eaux m’avoit effrayée : ce qui lui fit prendre la résolution de faire entrer avec moi dans le bain une des filles destinées au culte de la Déesse. J’avoue que je fûs fâchée de cette résolution, prévoyant qu’elle alloit me priver de la vûe de mon cher Prince. Je ne me trompai pas, le reste de ma neuvaine se passa sans que je le vis : depuis ce jour il est toujours présent à mon esprit, c’est en vain que je le cherche. Mais, malgré mon peu d’espoir, je ne me plais qu’au bord des eaux qui ne font néanmoins que nourrir mes peines, sans que l’ingrat qui les cause & qui peut-être en est témoin, daigne seulement en avoir pitié.

En vérité Madame, reprit Céliane, votre aventure est des plus surprenantes. Vous me permettrez de vous blâmer d’avoir négligé d’employer ces raisons qui sont plus que suffisantes pour vous justifier. Il est très-certain que la Reine Pentaphile n’auroit pu se refuser à leur évidence ; car sans doute c’est quelque Dieu marin qui a pris la forme du jeune homme qui s’est uni avec vous à la fontaine, peut-être est-ce Neptune lui-même : & je ne fais nul doute, si la Reine eût sçu toutes ces circonstances, que, loin d’ordonner votre exil elle vous eût immanquablement placée sur le Trône qu’elle occupe ; vous auriez dû au moins consulter la Fée Bonine sur une affaire aussi délicate, & d’où dépend le repos de vos jours.

Que dis-tu ma Céliane, reprit la Princesse ? Oublies-tu le silence qui m’a été imposé ? Peut-être même qu’en ce moment j’offense mon époux en osant te confier mon secret. Hélas ! il doit me pardonner ce foible soulagement. Au reste, quand je n’aurois pas fait vœu de lui sacrifier mon repos, quelle preuve aurois-je pu donner de la vérité de mon aventure ? J’aurois risqué ma vie, & perdu tout espoir de revoir mon Prince. D’ailleurs tu n’ignores pas l’ennui que j’ai toujours eu à la Cour de Pentaphile, & cet ennui s’est beaucoup augmenté depuis mon union avec le Prince des Ondes. Qu’aurois-je pu faire à la Cour de Castora, y portant sans cesse l’image d’un Prince qui sans doute n’approuve aucune de ses Loix ? Je t’assure que j’aurois toujours vécu dans la douleur & l’amertume ; tu sçais qu’on y est gêné jusques dans sa façon de penser, sans cesse obsédé par des femmes dont la bigoterie & l’esprit faux rend le commerce insoutenable : ces femmes renonceroient plutôt à la vie qu’à leurs opinions, elles ne se plaisent qu’à creuser les sentimens des personnes qu’elles veulent noircir, rien ne manque à leurs portraits, leur scrupuleux détail découvre aisément la main qui a tenu le pinceau ; du moins, dans cette retraite, je jouirai de la douceur de me plaindre, sans craindre la critique de mes ennemies. J’en conviens, Madame, dit Céliane, mais aussi est-ce la seule liberté qui vous reste ; & ma Princesse ne sçauroit nier que la dissipation ne soit le plus sûr remede contre le chagrin, le vôtre se nourrit & s’entretient par la solitude. Je ne connois rien de si cruel que d’être sans cesse en proie à sa douleur : permettez-moi, Madame, d’ajouter encore une réflexion sur votre divin époux. S’il étoit permis de blâmer la conduite des Dieux, j’accuserois d’injustice celui qui est l’auteur de vos peines ; car enfin, pourquoi vous a-t-il si-tôt abandonnée ? une pareille conduite me surprendroit moins de la part d’un Mortel. Il est si rare de trouver chez eux un attachement sincere, que j’ai cru jusqu’à présent que la constance étoit une vertu que les Dieux s’étoient réservée ; mais votre aventure me fait changer de sentiment, elle me fait voir que, semblables aux hommes, ils le dégoûtent de celle qu’ils ont le plus aimée, si-tôt qu’ils ont satisfait leurs desirs.

Ne blâmons point les Dieux, dit Tramarine, ils ont sans doute leurs raisons, lorsqu’ils nous font sentir les effets de leur colere. Ce n’est point à de foibles Mortels à chercher à en pénétrer les causes, & nous devons nous soumettre sans murmure à tout ce qu’il leur plaît d’ordonner sur nos destinées qui sont en leurs mains. Madame, reprit Céliane, je ne puis qu’admirer la piété de vos sentimens. Hélas, dit la Princesse en soupirant, que je suis encore loin d’avoir cette soumission aveugle qu’ils exigent de nous ! Des éclairs & le bruit du tonnerre qui se fit entendre interrompirent cette conversation, & ils reprirent le chemin de la Tour.

Tramarine, toujours tourmentée du desir de revoir le Prince son époux, se trouva fort agitée pendant la nuit. Ne pouvant jouir des douceurs du sommeil, elle proposa à Céliane de descendre dans les jardins, pour y respirer la fraîcheur d’une matinée délicieuse. L’Aurore commençoit à paroître pour annoncer le retour du Soleil ; Céliane eut à-peine le tems de passer une robe pour suivre Tramarine, qui étoit déja dans les jardins, qu’elle traversoit à grands pas afin de gagner l’allée d’orangers : mais s’appercevant que la Princesse avoit négligé de prendre sa respectueuse, elle alloit la prier de rentrer dans la Tour, lorsqu’elle l’entendit pousser un cri perçant en retournant sur ses pas. Céliane qui ne voyoit encore personne, ne pouvoit imaginer ce qui causoit son effroi ; elle précipite sa course vers la Princesse, & tombe à la renverse en appercevant la Magicienne Turbulente qui, après s’être saisie de Tramarine, la força de monter dans sa voiture & disparut à l’instant.

La tendre & fidele Céliane se reprochant la complaisance qu’elle venoit d’avoir en suivant la Princesse, sans avoir averti ses femmes, ou du moins les deux que la Fée Bonine avoit commises pour sa garde ; cette tendre amie poussa des cris qui attirerent les Fées : mais pendant qu’elles vont accourir à son secours & partager sa douleur, nous allons suivre l’infortunée Princesse.

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