Les Ondins, conte moral/Chapitre 04

La bibliothèque libre.
Delalain (tome Ip. 70-86).

CHAPITRE IV.

Départ de Tramarine pour la Tour-des-Regrets.

De toutes les femmes qui étoient au service de Tramarine, la seule Céliane resta fidelle : ce qui fit voir à cette Princesse que les démonstrations d’attachement & de dévouement qu’on avoit toujours montrées pour son service, ne pouvoient tenir contre ses disgraces ; & elle éprouva, dans cette rencontre, ce que peut l’ingratitude des personnes que le seul intérêt attache auprès des Grands. Toujours prêtes à suivre les heureux, elles vous oublient dès que la fortune vous devient contraire ; c’est pourquoi on doit porter le flambeau de la vérité au fond de la caverne, pour apprendre à discerner les motifs subtils qui se cachent & se dérobent sous ceux de la candeur, & souffler, pour ainsi dire, sur le fantôme sublime qui se présente, afin d’en écarter le monstre affreux qui masque souvent les Mortels.

Tramarine envoya Céliane vers la Reine, pour lui demander une audience particuliere ; mais elle eut encore la cruauté de la lui refuser. Tramarine, se voyant privée de l’espérance qu’elle avoit conçue de fléchir la Reine, engagea de nouveau Céliane d’y retourner, pour la supplier de ne lui point imputer une faute dont elle ne pouvoit s’avouer coupable ; de se ressouvenir qu’elle n’avoit jamais manqué à la soumission qu’elle devoit aux ordres de sa Majesté ; qu’elle se flatte qu’elle lui permettra au moins, pour adoucir son exil, d’emmener l’enfant dont la naissance venoit de causer son malheur ; que ne pouvant être élevé à la Cour de sa Majesté, sa destinée devoit lui être indifférente ; que ce seroit pour elle la plus grande consolation qu’elle pût recevoir, de pouvoir inspirer à son fils le respect & la vénération qu’elle n’avoit jamais cessé d’avoir pour les vertus & les éminentes qualités qui brilloient dans sa Majesté ; qu’elle osoit espérer de sa clémence qu’elle voudroit bien lui accorder cette derniere grace, comme une faveur dont elle seroit toute sa vie la plus reconnoissante. La Reine répondit à Céliane que Tramarine ne devoit pas ignorer que le Prince son fils étoit au pouvoir de la Magicienne Camagnole, & qu’il étoit impossible de l’en retirer qu’il n’eût rempli sa destinée ; qu’elle pouvoit néanmoins assurer la Princesse que ce n’étoit qu’avec regret qu’elle s’étoit vûe contrainte de céder à la force de la Loi, & qu’elle lui ordonnoit de se disposer à partir le lendemain au lever de l’Aurore.

Tramarine fut sensiblement touchée d’essuyer tant de rigueurs de la part de la Reine, à qui elle étoit véritablement attachée non-seulement par les liens du sang, mais encore par ceux de la plus tendre amitié. Mais que ne peut la séduction ? Ne diroit-on pas qu’elle couvre d’un voile épais les plus brillantes lumieres de la raison, & que fermant les yeux sur ce qui pourroit l’éclairer, tous ses mouvemens sont en rond comme ceux d’un cheval aveugle auquel on fait tourner la roue d’un pressoir ; elle roule dans un cercle étroit, lors qu’elle croit ranger le monde entier sous ses loix ?

La Fée Bonine vint, suivant la parole qu’elle avoit donnée à la Princesse, la prendre le lendemain pour la conduire dans son exil. Son char étoit attelé de huit Tourterelles : Tramarine & Céliane y monterent avec la Fée, & ces oiseaux fendirent aussi-tôt les airs avec une telle rapidité, que la Chanceliere qui étoit sur un balcon avec plusieurs Amazones de son parti, qui se faisoient un plaisir malin de les voir partir, les perdirent de vûe dans l’instant. Nous les laisserons se réjouir de leur triomphe pour suivre Tramarine.

Aux approches de la Tour, la Fée qui vouloit dérober l’horreur de sa vûe aux Princesses, fit élever son char au-dessus des nues, qui vint ensuite se rabattre dans une très-grande cour, où parurent douze Demoiselles vêtues de verd, qui, après avoir aidé aux Princesses à en descendre, les conduisirent dans un sallon superbe, dans lequel étoit un riche dais destiné pour la Princesse Tramarine. Alors se fit entendre une Musique dont les accords étoient délicieux. Tramarine surprise d’une pareille réception, se sentit pénétrée des nouvelles obligations qu’elle avoit à Bonine.

Le Concert fini, elle descendit de son Trône pour passer dans une autre Piéce où elle fut servie de mêts les plus délicats. La Fée, en se mettant à table entre Tramarine & Céliane, leur demanda si elles croyoient que le séjour qu’elle leur avoit préparé, fût capable d’adoucir les rigueurs de l’exil de la Princesse. Je n’ai pu m’opposer à votre destinée, ajouta Bonine ; mais ce que je puis vous apprendre, c’est que vous êtes sous la puissance d’un grand Génie auquel tout mon pouvoir doit céder. Je vous protégerai autant que je pourrai, les Destins vous condamnent à coucher dans la Tour : mais pour adoucir la rigueur de votre sort, j’ai fait élever ce Palais à côté ; les jardins que vous voyez en dépendent, & quoique vous couchiez tous les jours dans la Tour, il vous sera facile d’en sortir au moyen d’une porte secrette que j’y ai fait ouvrir, afin que vous puissiez jouir, sans contrainte, des amusemens qu’on aura soin de vous procurer : je souhaite qu’ils puissent bannir de votre esprit cette sombre tristesse qui s’y remarque depuis long-tems. J’aurois pu vous instruire, chez la Reine de Castora, des favorables intentions que je ne cesserai d’avoir pour contribuer à votre bonheur, si je n’avois craint que Turbulente, qui est votre plus cruelle ennemie, ne les eût prévenues par quelque noir complot qui, malgré mon secours, vous eût encore accablée de mille maux. Tramarine remercia la Fée, en l’assurant d’une reconnoissance sans bornes. Je reconnois, poursuivit la Princesse, toute l’étendue de votre pouvoir, & je m’apperçois déja que vous avez chassé l’ennui de ce séjour ; car j’ai peine à me persuader que je sois dans cette terrible Forteresse, dont l’idée seule me faisoit horreur. Je vois au contraire que j’y suis servie en Souveraine ; & loin de regarder mon exil comme une punition, je me flatte d’y oublier auprès de vous les maux qui l’ont précédé. Je le souhaite, dit la Fée, & j’y apporterai tous mes soins : suivez-moi à-présent, sans aucune crainte, dans mon Parc où je vais vous conduire.

Tramarine & Céliane suivirent la Fée qui les fit d’abord entrer dans la Tour, & ensuite descendre par un escalier dérobé, au bas duquel étoit une porte de fer qu’elle ouvrit, & en donna la clef à Tramarine en lui recommandant de la porter toujours sur elle. Après avoir traversé les jardins de la Fée qui étoient les plus beaux du monde, elles admirerent sur-tout les Statues des Dieux & Déesses, distribuées dans un ordre admirable. Bonine les conduisit insensiblement dans une allée de citronniers & d’orangers, qui répandoient dans l’air un parfum délicieux. Tramarine trouva cet endroit si agréable qu’elle proposa à la Fée de se reposer sous un berceau qui terminoit l’allée, & d’où sortoit une fontaine qui, par son doux murmure, joint au gazouillement des oiseaux, inspiroit une douce rêverie.

Elles se placerent au bord d’un ruisseau que formoient les eaux de la fontaine, & qui s’élargissoit à mesure qu’il s’éloignoit de sa source. Céliane naturellement gaie & badine, & qui ne cherchoit que les occasions d’amuser la Princesse, qui depuis long-tems paroissoit accablée d’une langueur qui commençoit à prendre sur son tempérament : Céliane, dis-je, proposa à Bonine de passer le reste de la journée dans cet endroit délicieux, & même d’y souper, s’il étoit possible. Mille Zéphirs parurent à l’instant agiter les arbres qui entouroient ce ruisseau, dont les eaux argentines formoient des ondes légères, qui sembloient marquer la joie qu’il avoit d’être témoin des tendres soupirs de la belle Tramarine. La nuit eut à-peine couvert le Ciel d’un sombre voile, qu’à un signal que fit la Fée, les douze Demoiselles parurent à l’instant en posant une table servie de ce qu’il y avoit de plus rare & de plus délicat. On tint table assez long-tems, & Céliane amusa beaucoup la Princesse par des propos pleins de saillies, que l’enjouement inspire aux personnes d’esprit.

Plus de six semaines s’étoient déja passées pendant lesquelles la Fée eut soin de procurer tous les jours de nouvelles Fêtes à la Princesse, sans qu’elles pussent dissiper sa mélancolie. Céliane ne cessoit de lui en faire de tendres reproches ; mais Tramarine, gênée par la présence de ses femmes qui avoient ordre de ne la point quitter, n’y répondoit que par des soupirs.

Une affaire qui survint à la Fée, l’obligea de s’absenter pour quelque tems. Elle prévint Tramarine sur le voyage qu’elle devoit faire, & dont elle ne pouvoit se dispenser. Tramarine en fut désespérée, &, par un pressentiment du malheur qui devoit lui arriver, elle fit ce qu’elle put pour empêcher ce voyage, & pour engager Bonine à ne la point abandonner. Je ne puis absolument, dit Bonine me dispenser de me rendre à l’Assemblée des Fées, qui doit se tenir chez le redoutable Demogorgon, un des plus grands Magiciens qu’il y ait dans ce monde : votre intérêt même m’y engage ; j’abrégerai mon voyage autant que je le pourrai, ne craignez rien de la Fée Turbulente. Voici les moyens de vous garantir de ses mechancetés : tant que vous porterez sur vous cette respectueuse, elle vous mettra à couvert des piéges que Turbulente pourroit vous dresser, pourvu que vous ayez l’attention de ne jamais sortir de la Tour sans l’avoir sur vous. Rien ne vous manquera pendant mon absence, je viens de donner les ordres nécessaires pour votre sûreté & pour votre amusement ; &, outre les douze femmes qui sont à votre service, je vous en donne encore deux autres dans lesquelles j’ai beaucoup de confiance, qui sont assez instruites dans l’Art de Féerie, pour être en état de vous garantir des dangers imprévus que la négligence des autres pourroit occasionner : souffrez seulement, belle Tramarine, qu’elles ne s’éloignent jamais de vous. Bonine embrassa ensuite la Princesse & Céliane, qui la conduisirent jusqu’à son char qui disparut dans le moment.

Séparateur