Les Opiniâtres/07

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— VII —

D’une main, Pierre maintenait le canot le long de l’appontement.

— Et maintenant, dit-il, nous partirons quand les trois Y seront prêtes.

François s’esclaffa.

— Les trois Y, les trois Y, cria-t-il à tue-tête.

Quelques minutes s’écoulèrent, et alors parurent les trois éditions du même livre : Ysabau, Yseult, Ysolde ; même beauté à des stages différents, même grâce, même architecture parfaite, bien que délicate. Déjà Yseult se posait en petite demoiselle sérieuse ; mais Ysolde obéissait à ses instincts juvéniles, gambadait et courait.

Elles s’installèrent dans les places libres que laissaient sacs et colis. La nouvelle embarcation comptait bien vingt pieds de longueur ; elle était remplie. Pierre, François, Jacques commencèrent à avironner ; la quille rouge se déplaça dans l’eau limpide. Bientôt, ils furent assez éloignés du poste pour être bien seuls entre eux. D’une voix grêle, mais ferme, nette, Yseult chantonna :

À Saint-Malo, beau port de mer…

L’un après l’autre, ils joignirent leurs voix à la sienne. Ils chantaient ; la joie fusait dans leurs figures, dans leurs gestes, dans leurs yeux, dans leurs paroles aussi bien que dans leur chant. Pierre pensait : « Comme on est heureux ainsi, avec tous les siens, entre soi, dans la liberté, dans le pays » ; et Ysabau pensait : « Comme elles sont belles, mes filles, comme ils sont forts mes garçons ». Et l’effervescence des enfants célébrait ce jour de réjouissance et de liberté.

La mi-octobre était arrivée. Les feuillages de la futaie jaune, cuivrée, écarlate, coloraient l’eau près du rivage : des feuilles roides et crispées suivaient le courant. Le Saint-Laurent n’était plus la grande avenue blanche de l’hiver, la grande avenue bleuâtre de l’été, mais la grande avenue vieux rose de l’automne ; elle s’emplissait d’une vaporeuse lumière sans chaleur.

La Nouvelle-France exultait du don qui lui était subitement tombé du ciel ; la paix. La paix, c’est-à-dire voguer ainsi sur le fleuve, sans épier, sans craindre ; rire, chanter, crier à gorge déployée ; avoir laissé derrière soi l’implacable claustration des palissades.

Pierre et Ysabau songeaient à la dangereuse aventure : cinq ou six cents Agniers assemblés autour du poste ; l’attaque de l’ennemi et la surprise qu’avait déjouée seule la présence d’esprit du Gouverneur ; l’investissement et la défense habile et prudente de la garnison ; puis, à l’heure où l’on redoutait un assaut décisif, cette paix inespérée, inexplicable, imprévisible.

Pierre avait sauté les palissades sur les talons de l’armée ennemie ; il avait retenu les services d’un menuisier et de deux engagés. Il avait érigé une seconde loge de rondins guère plus vaste que l’ancienne, des bâtiments de madriers empilés. Et maintenant il conduisait sa famille dans le nouveau logis, transportant du même coup une cargaison d’outils aratoires, d’approvisionnements et d’ustensiles de cuisine.

Ils arrivèrent au coucher du soleil. Les enfants gravirent la berge en courant et disparurent. Ysabau attendit Pierre. Elle passa son bras sous le sien et ils montèrent. Comblé d’arbustes et de mauvaises herbes, d’un gaulis d’érables, de framboisiers dans le dernier brûlis, le défrichement s’étendait devant eux. Ysabau s’arrêta, stupéfaite : que de travail à recommencer, que de temps perdu. Elle devinait la fatigue de cet ouvrage supplémentaire, le découragement qui montait de ce retard comme une mauvaise fumée. Elle connaissait les projets de Pierre et ainsi son désappointement. Au lieu de la conduire dans un manoir de pierre enclavé dans des champs en culture, il la ramenait dans un taudis posé au milieu d’un repoussis. Elle avait pitié.

— Nous sommes heureux quand même, Pierre ; nous nous aimons. Les enfants peuvent t’aider, l’ouvrage s’exécutera plus vite. Moi, je peux attendre.

Doux par extraordinaire, coloré dans la forêt et dans le ciel, humide dans le sol et dans l’air, parcouru par des bouffées de vent léger, le soir d’automne les émouvait tous deux.

— Embrasse-moi, Pierre, avant de recommencer.

La tête et le buste renversés en arrière, déchirée par cet amour d’automne, par la vie, par le passé, par l’avenir, par tout, semblait-il, Ysabau se laissait embrasser longuement, les larmes coulant de ses yeux.

Ils n’avaient aucun moment à perdre pour remettre le défriché et le courtil en état d’être ensemencés au printemps. Dure tâche, car les racines profondes s’étaient réveillées ; les écrues jaillissaient des anciens guérets ; les souches s’étaient couronnées de cépées. Armés de fauchards et de hachettes, Pierre, François, Jacques, alignèrent les rêches andins. Plus tard, Koïncha et les enfants allumèrent le feu courant et les nappes de lourde fumée roulèrent dans la clairière. L’après-midi, Ysabau elle-même apparaissait parfois dans le champ, et la brousse reculait devant l’assaut de la troupe joyeuse qui s’appelait et criait dans l’air sonore. Mais dure comme de la pierre, gelée, la terre résista bientôt à la bêche. Puis la neige couvrit le pays.

Alors, un matin de mi-décembre, Pierre saisit sa hache afin de poursuivre son ancien métier de déboiseur. Le firmament se montrait tout gris, mais sans nuage distinct, comme à d’autres heures, il se montre tout bleu. Arrosée par une pluie récente, la surface de la neige s’était congelée et luisait comme si on l’avait recouverte d’une couche de vernis. Du bois fouetté par le vent s’élevait un sifflement aigu, régulier, pénétrant.

Pierre choisit un gros érable noueux et branchu. Il leva la hache. Mais au bout d’une heure, il s’arrêtait, en nage. Sa hache glissait sur les fibres gelées ; les coups ne détachaient que de minces copeaux et l’entaille s’approfondissait à peine dans la colonne passive et dure. Au lieu de l’enthousiasme premier, Pierre n’éprouvait plus qu’un désarroi imprévu. Autour de lui, seul s’enflait le ronflement profond de la sylve défeuillée. Rien de vivant à perte de vue. Alors Pierre comprit pourquoi Ysabau avait pleuré le soir du retour.

Durant ces années de guerre, Pierre avait mené une existence mi-oisive sur le fleuve et dans le fort. Il avait contracté l’habitude de la vie en commun, des conversations, des visites. Il avait perdu la résistance physique et l’habileté manuelle du pionnier. Il avait désappris le rythme patient et lent du bûcherage qu’il ne faut pas accélérer sous peine d’épuisement. Dans la dissipation des occupations militaires, sa ferveur s’était en partie évanouie. Son corps avait oublié la somme de fatigue qu’il fournissait chaque jour autrefois.

Puis la situation générale de la Nouvelle-France ne s’était pas suffisamment éclaircie. Pierre choisirait-il, mettrait-il de côté, façonnerait-il les poutres de brin qui soutiendraient la maison et les bâtiments définitifs ? Et si les Iroquois les brûlaient de nouveau ? Même après un mois, Pierre n’osait lever les yeux sur ce renflement indécis où gisait tout le bois d’œuvre, à moitié carbonisé, qu’il avait accumulé pour les charpentes. Il se souvenait pour ainsi dire de chaque bille.

Mais bientôt, à force d’acharnement, il sentit affluer en lui les flots des sentiments anciens. Les deux bouts séparés de son existence de défricheur forestier, il avait cru pouvoir les joindre par un gros nœud sommaire. À l’expérience, il constatait que l’opération ressemblait à une épissure ; aujourd’hui, il liait le brin de l’habileté physique ; plus tard, celui de la résistance ; dans quelques semaines, celui de l’ardeur, du calcul, du rêve.

Malgré sa bonne volonté, quelques torons demeureraient irrémédiablement pendants. Par exemple, Pierre ne distinguait plus la possibilité d’aménager complètement son domaine ; il abandonnait dès ce moment de grands pans de travail projetés avec soin ; la construction de la maison définitive reculait dans un avenir incertain ; il n’atteindrait pas l’aisance rêvée. Crainte d’une guerre nouvelle, il amputait ses initiatives, comprimait ses plans. Il connaissait le tourment des desseins entrepris et non exécutés. Et, ses ambitions émondées, ayant perdu en cours de route, la force rayonnante, l’assurance et les certitudes de l’adolescence, il persévérait parmi les fatigues de l’après-midi, dans l’ombre du soir, avec la pensée qu’il ne laisserait qu’une ébauche d’œuvre.

Mais Pierre possédait trop d’énergie pour s’abandonner. Il recouvra ses dispositions d’autrefois et le don de s’abstraire de son milieu et de s’oublier dans son travail. Parfois il se faisait penser à ces têtards que les bûcherons éciment régulièrement mais qui, malgré les ablations répétées, ne se lassent jamais d’allonger des repousses supérieures.


— Voilà les ravages des orignaux, avait crié François.

Dans la neige, au milieu des sapins, Pierre avait aperçu l’espace profond comme une tranchée où s’assemblaient les animaux et qu’ils foulaient continuellement de leurs sabots. Autour, les pistes rayonnaient dans toutes les directions. Chaussés de raquettes tous deux, les hommes s’étaient élancés à la poursuite de l’une des bêtes. Au passage, ils coupaient l’ombre linéaire, bleue, des troncs, et celle des menues branches, fine et nette comme une résille de soie.

Aussitôt qu’il eut deviné leur approche, l’orignal cessa de brouter les jeunes pousses d’une viorne faux-lantana. Pesant, aussi gros qu’un cheval, les pattes longues, il voulut galoper, mais s’enfonça jusqu’au poitrail ; le corps brunâtre et gras s’agita dans une natation désespérée. Au bout d’une vingtaine d’arpents, épuisé, il s’arrêta. Rien n’aurait été plus facile que de le capturer. François tira et la bête, parcourue de tremblements, demeura sur place, embourbée, la tête enfouie dans cette ouate froide.

— Nous passerons la nuit ici, dit encore François.

Pierre enleva la neige sur un large emplacement. Il alluma un feu, il amoncela des ramilles de sapin, étendit une couverture de peaux de chevreuil. Il attendit tout en nourrissant les flammes. Le soleil avait disparu. Une ombre glaciale baignait la futaie. Les arbres semblaient pétrifiés ; ils avaient perdu leur flexibilité de l’été ; ainsi que des vieillards goutteux, ils balançaient sans souplesse leurs branches aux articulations noueuses qui grinçaient comme de la ferraille. Pierre se sentait mal à l’aise dans cette forêt gelée. Il ne dormirait point cette nuit, il aurait froid, la lune illuminerait ce paysage de dureté.

François ne revenait pas. L’obscurité de la nuit devint très dense. Pierre se leva, regarda dans une direction, puis dans l’autre. Il s’apaisa. Plus tard, il monta sur les rebords de la cavité qu’il avait creusée et il cria. Sa voix perdait tout volume en cette immensité. Il s’avança ; cependant, il craignit de s’égarer loin du feu et il revint.

Il hucha de nouveau. Cette fois, François répondit à son appel.

— Où es-tu allé ?

— Moi ? Je savais qu’il y avait un ours non loin d’ici ; j’ai trouvé sa ouache.

— Tu ne craignais pas de t’écarter ?

— Moi ? Tu veux rire, papa.

Pierre tendit à son fils les aliments qu’il avait apportés. Il le regardait se gaver. Il l’examinait ; quinze ans bientôt, en voie d’étirage, efflanqué comme un lévrier, des maxillaires solides, des yeux noirs, souvent mauvais et durs, qui se braquaient dans les yeux.

— L’orignal pèse dans les mille livres.

— Il faudra le débiter pour le charger sur la traîne.

François alluma sa pipe. Parfois un coup de vent passait et les squelettes d’arbres dressés tout autour d’eux ronflaient un moment et craquaient.

— Et alors toi, mon François, qu’en penses-tu de la guerre avec les Iroquois ?

Surpris, le jeune homme leva les yeux sur son père ; personne ne lui avait jamais demandé son avis encore. Mis en confiance, il parla :

— Rien de plus idiot, papa, que de s’encaquer dans un fortin pendant des années. Nous sommes prisonniers. Les Iroquois se dissimulent autour des palissades ; si nous sortons, ils nous voient approcher, ils tirent, ils nous assomment.

— Mais que faire ?

— Se glisser dans le bois comme eux avec un mousquet, de la poudre, des balles, un sachet de maïs ; coucher dehors, fabriquer un canot, des raquettes sur place, au besoin ; dresser des embuscades aux ennemis, se mettre à l’affût autour de leurs villages, en tuer bon nombre.

— Tu le ferais, toi ?

— Bien sûr, répliqua l’adolescent irrité. Laisse-moi partir seul ; dans deux mois, je reviendrai avec au moins une chevelure iroquoise ; pourtant je n’y suis jamais allé.

François lança dans le feu une brassée de branches sèches qui flambèrent instantanément, éclairant sa figure anguleuse encore, énergique et calme. Puis il continua du même ton ferme, mais sans vantardise :

— C’est facile, papa, n’importe qui peut le faire. Mes amis et moi, nous rions parfois : l’Iroquois s’embusque sur la rive du fleuve, il se blottit sous les feuillus ; vous arrivez vis-à-vis en gribane, et là, vous ne savez plus quoi faire. Vous revenez.

— Et que feriez-vous ?

— Mais, papa, voyons, tu atterris en amont ou en aval. Tu t’enfonces dans le bois, toi aussi. Quand tu trouves l’Iroquois, il est terré derrière son arbre et toi, derrière le tien. Partie égale alors et tu le bats deux ou trois contre un. Place un Iroquois à un mille d’ici, et c’est moi qui le trouverai et c’est moi qui reviendrai vivant.

— Mais François, même pour cette guerre nous ne sommes pas assez nombreux. Nous serions parfois un contre dix.

— Oui, c’est vrai, il nous faudrait des troupes plus nombreuses, répondit François et il s’assombrit.

Mais cette conversation intéressa Pierre. « Cet enfant, pensa-t-il, ses amis, des Français arrivés jeunes encore, ils diffèrent de nous : ceux-là composent la génération grandie au Canada. Ils vivent sur le fleuve et dans la futaie comme dans une maison familière dont ils connaissent tous les réduits. Ils ignorent jusqu’à quel point nous sommes mal à l’aise dans cette sylve séculaire, sombre, mystérieuse, tapissée de troncs morts, de chicots, enchevêtrée dans ses sous-bois, impénétrable. Aussitôt que nous abandonnons la lisière, la panique envahit notre chair. Comment nous y aventurer, nous y battre, y subsister sans approvisionnements ? »

— Alors, toi François, que penses-tu de la paix ?

— Papa, si tu es faible, tous t’attaquent. L’Iroquois calcule toujours que demain, il pourra massacrer nos quelques douzaines de soldats et nous chasser.

— La paix ne durera pas ?

— Peut-être.

François dessina dans la neige une carte sommaire.

— Vois-tu, papa, les Iroquois supérieurs habitent ici. En naviguant sur le fleuve, ils atteignent Ville-Marie sans rencontrer d’ennemis en quatre ou cinq jours. Aujourd’hui, ils parcourent ce long trajet forestier pour se rendre chez les Hollandais ; ils sont attaqués en route. Alors, ils ont tout intérêt à lier amitié avec nous. Mais les Agniers, eux, vivent aux portes des factoreries hollandaises. Pouvons-nous les diviser, opérer un rapprochement avec les Iroquois supérieurs, moins vindicatifs ? Là, nous trouverions la paix.

Oui. Voilà. Les pères montaient la garde dans les forts investis ; mais les jeunes se mêlaient aux aborigènes : ils apprenaient le pays ; ils connaissaient les événements qui y survenaient, ils possédaient autant de renseignements que les interprètes à qui ils ressemblaient beaucoup. Entendant parler François, Pierre pensait à Jacques Hertel.

— Pourquoi cette paix soudaine cet été ?

— Cet été ? Les Iroquois avaient guerre contre un peuple puissant : les Ériés. Ils avaient besoin de tous leurs guerriers et sans délai. Puis, ils n’éprouvent aucune appréhension : ils nous retrouveront juste à l’endroit où ils nous ont laissés ; nous ne fuirons pas ; nous ne serons ni plus nombreux, ni plus forts, nous nous enfermerons toujours entre nos palissades.

François avait prononcé les derniers mots avec un accent d’amertume. Il paraissait plus humilié que son père du discrédit dans lequel la Nouvelle-France était tombée. Il ne s’habituait pas à l’idée des Français torturés.

Un silence régna. Ayant perforé la couche de neige, la braise reposait maintenant sur le sol ; des branches vertes répandaient leur suage ; une lueur rouge, des étincelles, de la fumée jaillissaient de cette cavité. Lorsque Pierre se mettait debout, il recevait sur les épaules une brise glaciale qui transperçait le cuir ; il observait le peuple des troncs noirs vibrant à peine, comme d’énormes câbles tendus ; au sommet, à travers les branches, s’apercevaient la multitude des étoiles aux scintillements bleutés, semblables à des diamants qui feraient jouer leurs feux.

Pierre remâchait les réponses de son fils. Sans s’en rendre compte, il adressait toujours les mêmes questions aux adultes, aux enfants, aux personnes en autorité, aux humbles. Comme aux premiers mois de son séjour, il cherchait constamment une issue à cette chambre de douleur qu’était la colonie ; les mains tendues devant lui, ignorant la force qui le poussait, ainsi qu’un aveugle égaré de nuit dans la forêt, il s’informait d’une ouverture par laquelle son entreprise pourrait se faufiler. Ses interrogatoires constituaient les antennes de sa volonté inconsciente ; elles palpaient, furetaient, exploraient inlassablement, malgré qu’il en eût ; elles s’enquéraient de la lumière du chemin libre ; sans se rebuter, elles s’usaient jusqu’au sang dans de continuelles recherches sans espoir.

Étendu sur une peau de chevreuil, François fumait. Après un long silence, il dit :

— La société Villebon veut m’engager.

— Toi ? demanda Pierre.

— Oui. À la fin d’avril, elle expédiera dans le haut Saint-Maurice cinq canotées de marchandises à traiter avec les Attikamègues.

— Et quel service leur rendras-tu ?

— Je sais l’algonquin. Je sais voyager en canot, portager.

Le coup fut si imprévu que Pierre demeura longtemps à regarder son fils. Mais comment n’avait-il pas prévu ? Les tendances de François se manifestaient depuis l’enfance. Le jour, il supportait le harnais des tâches forestières. Mais le soir, il quittait la maison en compagnie de Koïncha ; tous deux, ils allaient pêcher le poisson sous la glace, piéger un ours, chasser la perdrix, courir le chevreuil ; habituellement, il formait compagnie avec quelques adolescents de son âge, corsetés de cuir, l’apparence sauvage.

Voilà bien un autre cadeau de ces guerres, pensa Pierre. Ces enfants vivent dans le provisoire depuis leur naissance. Ils se seraient fixés si le monde s’était figé autour d’eux.

— Le commerce des fourrures est lucratif, dit Pierre, mais fort instable ; durant les périodes de guerre, le magasin ne reçoit pas de pelleteries. Ce trafic diminuera devant le défrichement. Comment dédaignes-tu le principal, — la terre, — pour ce négoce temporaire et incertain ? Au début, un domaine exige plus de labeur ; mais il produit ensuite monnaie et denrées ; sa fécondité n’est pas sujette à se tarir.

— Je rapporterai un peu d’argent ; tu achèteras des moutons, des vaches. Puis que faire d’autre ? Pendant combien de mois as-tu travaillé toi-même depuis près de vingt ans que tu habites le Canada. La France désire-t-elle garder ce pays ? Nous ne savons pas. Nous pouvons être contraints de repasser la mer.

Voilà. Comment répondre à cette logique ? Alors ses fils cesseraient-ils de l’assister ? Abandonneraient-ils le domaine ? C’est pour eux, pour Ysabau que Pierre avait peiné. Il voulait leur léguer la propriété la plus solide qui fût.

Pierre tenta de se reposer pendant que François alimentait les flammes. Mais il avait froid aux pieds, froid aux mains. Il grelottait, le dur grabat lui ankylosait les membres. Ses pensées de découragement ne se pouvaient calmer. Il céda sa place à François ; au bout de quelques minutes, celui-ci dormait profondément. Pierre le borda, il jeta sur lui la seconde peau de chevreuil, il entretint un feu violent. Il pensait : « François, un coureur d’aventures, un braconnier comme Eustache Sarrazin ? » Serait-il témoin de cette déchéance ? Au-dessus du père et du fils planait sur la futaie américaine la grande nuit du continent.


Pierre fanait du foin au milieu du défriché. Le fourchet pénétrait malaisément dans les veillottes tapées par les pluies de la veille. Autour de lui, la futaie lessivée, les emblavures propres, luisaient au soleil. Entre les troncs de quelques feuillus dressés sur la rive, clignaient les scintillements argentés du fleuve.

Des coups de mousquet éclatèrent tout à coup. Pierre vit éclore des boules de fumée derrière les bâtiments, une couple de vaches galoper. Alors, il se dirigea vers la maison. À son arrivée, il aperçut une douzaine d’Iroquois affairés autour de deux vaches mortes. Armé de son arquebuse, François surveillait la scène du coin de la grange.

— Pousse les deux autres vaches dans l’étable et barre la porte, dit celui-ci à son père.

Les Iroquois écorchaient les bêtes ; ils dépeçaient les carcasses, coupaient les quartiers, calmement.

— Fais-leur parler par Koïncha, dit Pierre.

— Non. Koïncha est algonquine ; ils tireraient sur elle à bout portant.

— Que faire ?

— Ils partiront quand ils auront terminé. Laisse-les-moi surveiller.

Dans la maison, Pierre se joignit à Koïncha, Jacques et Ysabau, qui avaient chargé chacun un mousquet. Tous suivaient la scène de la fenêtre. À un moment, trois ou quatre Iroquois se dirigèrent vers la porte de l’étable. François s’avança, l’arme épaulée, prêt à faire feu. Deux des Sauvages saisirent le casse-tête passé dans leur ceinture ; François ne broncha pas.

— Il va se faire tuer mon Dieu, cria Ysabau.

Les Iroquois tournèrent la tête dans la direction de la maison. Ils aperçurent les mousquets qui les couchaient en joue. Un instant, ils demeurèrent immobiles ; puis ils retraitèrent toujours couverts par les armes à feu. Ils ramassèrent dans l’herbe les quartiers de viande saignante, les hissèrent sur leurs épaules, coururent au canot.

Ysabau se précipita vers François. Elle tremblait.

— Tu n’aurais pas tiré ?

— Moi ? Les Iroquois ont compris, eux.

— Mais c’est la paix.

— Oui, je sais. La paix maudite.

Les Iroquois se promenaient dans la province comme en pays conquis. Au passage, ils commettaient des vols, massacraient le cheptel, bravaient les colons accourus. Ils tuaient à vue l’Algonquin que les Français avaient jusqu’ici jalousement protégé. Parmi les victimes, la colonie comptait aussi une couple de Français surpris isolément et immolés comme en l’ancien temps.

David Hache se présenta en compagnie de quelques colons. Les coups de mousquet les avaient alarmés ; anxieux, ils se tenaient sur le rivage à interroger et à commenter.

Le canot iroquois descendait le courant. Des clameurs fusèrent soudain. Sept autres embarcations avaient paru et de conserve, elles remontèrent le fleuve. Plusieurs guerriers pagayaient dans chacune, et, au milieu, s’entassaient des captifs, des sauvagesses et leurs enfants.

La flottille s’arrêta en face du défriché. Instantanément, les Français se dispersèrent, se postant sous les saules, leurs mousquets amorcés. Ils observaient les mouvements des ennemis, prêts à repousser un débarquement. Femmes et enfants avaient fui dans les maisons. Les Iroquois hésitèrent longtemps, puis, tout à coup, poursuivirent leur route. François examinait les canots.

— Mais ce sont les derniers Hurons qui partent ! s’exclama-t-il.

Parler de cette affaire ou manier un fer porté au rouge, quelle différence pour François ? D’autre part, qui ne se souvenait dans la colonie des détails de l’humiliation ? Échappés à une série de malheurs, quelques groupes de la nation anéantie s’étaient réfugiés dans l’île d’Orléans, sous la protection même de Québec. Ils y ensemençaient quelques pièces de terre. La paix conclue, les Iroquois avaient formé le projet de les retirer sur leurs territoires. Tractations secrètes et publiques s’étaient amorcées ; les ambassades s’étaient succédées. Se méfiant de la rancune de ces ennemis, les Hurons avaient refusé de partir pour l’esclavage ou les supplices.

Brusquant cette affaire, les Iroquois avaient usé de violence. Au cours d’une attaque matinale, ils avaient assommé plusieurs victimes. Remplis d’une soixantaine de prisonniers, des canots grisâtres avaient remonté le fleuve ; insolents, ils avaient défilé en plein jour sous la gueule des canons de la citadelle. Le Gouverneur n’avait pas commandé le feu. De nouveau, la colonie s’était cramponnée à la paix. Ployant le dos sous cette défection, les Hurons s’étaient résignés ; presque tous avaient accompagné leurs ennemis.

Les colons suivaient du regard les embarcations qui obliquèrent vers le port des Trois-Rivières pour y relâcher.

— Toujours la même conduite, affirma François : nous priver de nos alliés sauvages ; nous affaiblir. Quand la guerre recommencera, nous saurons jusqu’à quel point nous avons été dupes.

Nul n’osait poursuivre. L’assemblée hochait la tête. Chacun connaissait les idées de François. Mais comment agir différemment ? Recommencer la guerre ? Cette pensée répandait l’épouvante. Ces années écoulées, la Nouvelle-France se retrouvait dans le même état qu’au moment de la conclusion de la paix. À plusieurs même, elle paraissait plus faible ; une agonisante à qui les armes échappent parce qu’elle protégeait peu ses alliés. Par impuissance, tous se lavaient les mains de ce crime.

— Alors, tu crois que ça ne donnera rien, les missions chez les Agniers ou les Onnontagués ? demanda timidement Le Fûté.

— Ça donnera quelque chose, mais trop tard. Personne n’a jamais converti des Sauvages en quelques mois.

Pierre tenta de les calmer tous :

— Oui, dit-il, le sang nous bout dans les veines. Mais quoi entreprendre ? Nous devons boire l’humiliation, nous résigner, attendre. Moi, j’ai connu le jour où nous nous demandions : « Oseront-ils torturer un Français ? » Oui. Voilà. Leur insolence s’est accrue dans la mesure où ils ont découvert notre faiblesse. Notre prestige n’existe plus. Mais, encore une fois, que faire ? Rien, si ce n’est attendre. La mission d’Onnontagué peut détacher les Iroquois supérieurs des Agniers ; la France peut aussi expédier les renforts suffisants. Qui sait ?

Paroles de sagesse, mais aussi paroles de petit espoir. Pierre persévérait dans la même conduite prudente, avisée, patiente : utiliser précieusement chaque minute de la paix, prolonger celle-ci, agrandir les défrichés en attendant le jour de la délivrance. Pourtant ces instants de tranquillité, il ne les avait pas utilisés comme il aurait cru. À l’avance, il avait projeté de se jeter à corps perdu dans sa tâche de déforestation. Mais cette période avait recélé éclairs et tonnerre. Travailler dans ce tintamarre, c’était la même chose que de dormir à côté d’une maison en construction, parmi les coups de haches et de marteaux. Et l’avenir ne s’était éclairci d’aucune façon.

Pierre détestait que son existence dépendît à ce point de la chose publique. Il aurait aimé mieux se motter en son domaine, s’enclore dans des parois de silence et de paix. Malgré qu’il en eût, il subissait les répercussions répétées des malheurs qui affaiblissaient la colonie ; il était mêlé corps et âme à l’existence commune, comme si les nerfs et le sang de ce grand corps se fussent prolongés en lui, eussent circulé en lui, l’eussent agité de leur frémissement désordonné. Son entreprise, sa vie familiale, le destin de ses fils en subissaient un bouleversement.

Il poursuivait donc son travail de pionnier forestier, mais dans la distraction forcée, sans la concentration d’autrefois. Il ne pouvait ni prévoir, ni organiser ; il peinait au jour le jour, sans horizon, sans calcul.

Et Pierre regardait son fils qui comptait maintenant dix-sept ans et qui était doué d’assurance et d’autorité. Au sang-froid, à la force physique, à l’habileté, il joignait une maturité de caractère qui imposait. Deux fois déjà, François avait remonté bien au delà des sources du Saint-Maurice. La société Villebon l’avait nommé contremaître de ses canots.

Quand Pierre assistait au départ de François, il éprouvait toujours le même mal profond. À la fin, il avait cédé. Écrasé, dominé, par des événements plus lourds que sa force, il avait subi l’éclatement de sa volonté ; il s’était brisé ce moule dans lequel il avait désiré couler le métal de son avenir et de celui de ses enfants. Jamais phénomène ne lui avait paru plus douloureux. Renoncer, relâcher son étreinte, desserrer les poings sur la barre du gouvernail, confier l’embarcation au torrent fou, s’accompagnaient chez lui d’une angoisse et surtout d’une inquiétude continuelles. S’il ne dirigeait plus, où irait-il atterrir ?