Les Opiniâtres/08

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— VIII —

Ysabau descendit la berge jusqu’à l’embarcadère. La veille, les derniers champs de glace, des pans de plusieurs arpents, avaient glissé lourdement vers la mer. Et maintenant ne suivaient plus de loin que de petits glaçons bousculés, étrangement blancs, qui filaient avec vélocité dans l’eau limoneuse.

Ysabau distingua le canot que François montait ; un canot tout petit, construit pour la chasse et les rivières rapides du printemps. Il venait à vive allure, la proue levée et battante, chevauchant les puissants bouillonnements surgis des profondeurs ; il semblait devancer l’élan des eaux dévalantes et projeté par le courant, aller plus vite que lui. Assis à l’arrière, François ne se servait de sa pagaie que pour gouverner. Et Ysabau sentait le cœur lui battre à coups précipités.

— Bonjour, petite maman, lui cria François en sautant sur la grève.

— François, tu me feras mourir. Pourquoi ne te sers-tu pas du grand canot ?

— Mais non, je ne pourrais remonter le fleuve. Puis, tu sais, j’ai sauté des rapides plus dangereux.

Grand, mince, un peu courbé, François gravissait la berge à côté d’Ysabau.

— Rien de nouveau au fort ?

— Non. Rien de nouveau… Mais c’est le printemps vois-tu ? maman, l’époque où les Iroquois nous envoient des partis de guerre. Il faut s’attendre un peu à tout… Mais ne t’inquiète pas, maman ; pas encore, du moins.

Avec sa vivacité de mouvement, Ysabau s’arrêta net, fit face ; droite et grave, elle regarda son fils.

— Tu me caches quelque chose, François ?

— Mais non, maman.

— François. Ne détourne pas les yeux, François : ils ne savent pas mentir, tes yeux. Je sais maintenant. François, mon pauvre petit. Elle n’insista pas. Silencieuse, occupée à ajuster ses pensées, elle marchait au hasard dans la boue, levant haut les sabots qui doublaient les souliers de cuir.

— Où est papa, alors ?

— Au bois depuis le matin. Ne parle pas trop brusquement, veux-tu ?

— Bonjour, petite maman.

Fumant sa pipe, François traversa le défriché à pas lents. La terre était encore gelée ; sous une mince pellicule de boue, le pied glissait parfois sur une glace noire et luisante ou sur un tapis visqueux de feuilles pourries. Sous les sapins, parmi les talles épaisses, se dérobaient des congères intactes ; à la surface s’accumulait le semis de toutes les impuretés insolubles tombées durant l’hiver. Roides comme des crins de brosse, les éteules frissonnaient sous le vent frais. Encombrés de détritus, les ruissons s’emplissaient et parfois dégorgeaient leurs eaux printanières. La température était incertaine : chaude aussitôt que le soleil apparaissait, puis froide sous l’ombre des nuages ; l’air était saturé de la buée froide d’évaporation qui s’élevait du sol, il était dur à respirer, cru.

Après avoir franchi les novales, François entra là-bas dans la coupe, trouée profonde au cœur de la matière épaisse et dense de la forêt. Ici et là s’enflaient de larges amas de branches rousses ; ils reposaient sur des couches de neige qu’ils protégeaient contre le soleil et empêchaient de fondre. Partout pointaient les souches dont la large coupure blanche, suintant par places ou exsudant des gouttes de gomme aussi pure que du cristal, s’étalait comme une plaie nouvelle. Semée autour, la sciure de bois ou les copeaux revêtaient des plaques de glace. Et, étendus de tout leur long, tronçonnés en lourdes billes par un trait de scie, s’allongeaient les troncs ébranchés, encore engoncés dans leur carapace d’écorce à profonds replis.

Attelé au bout d’une chaîne de fer, un bœuf débardait des billes sous la conduite de Jacques. Pierre achevait de couper un bouleau dont le tronc blanc ressortait parmi les colonnes mouillées des ormes et des érables. Et la futaie sans feuille, immobile, enclosait ces scènes d’un mur solide tout en écoutant les troupes de freux exprimer leur surprise dans des exclamations sonores.

François s’arrêta près de son père. Celui-ci lui jeta un rapide coup d’œil, donna deux ou trois coups de hache encore ; puis il s’assit sur une souche où il avait déposé son gilet. Et comme son fils ne parlait pas, il dit d’un ton interrogateur :

— Oui ?

— Les Français sont revenus d’Onnontagué.

— Tous.

— Tous. Je les ai vus aux Trois-Rivières. Ils sont arrivés hier soir en arrière des glaces. Tu te souviens de Pierre Radisson ?

— Oui.

Malgré son inquiétude, Pierre sourit. Qui ne se rappelait aux Trois-Rivières ce gamin adroit et gai ? Capturé à seize ans au lac Saint-Pierre, il s’était tout de suite concilié les Iroquois. Repris aux portes mêmes du poste après un meurtre et une première évasion, il avait trouvé de nouveau le moyen d’échapper à la torture. Alors qu’elle le croyait mort, sa famille l’avait vu revenir soudain, par la voie de l’Europe, comme s’il tombait du ciel : les Hollandais de Manhatte avaient favorisé sa seconde évasion. Durant ce séjour de dix-huit mois parmi les Agniers, il avait appris leur langue et observé leurs mœurs. Le Gouverneur avait retenu ses services lorsqu’il avait décidé de construire une résidence à Onnontagué.

— Alors, poursuivit François, tu vois nos cinquante Français au cœur du pays ennemi ? L’hiver passé, le Grand Conseil décide d’en massacrer la moitié, de garder les autres pour les échanger contre ses prisonniers à Québec, de fondre ensuite sur nos établissements. Que faire ? Heureusement, Radisson est là. Il monte une comédie. L’un de ses amis tombe malade, il est à l’article de la mort ; rien ne le guérira si ce n’est un festin à tout manger. Alors, il invite les guerriers iroquois. Dans douze chaudrons de fer, on jette les derniers vivres : gibier à poil et à plumes, maïs, légumes, pruneaux, bœuf, poisson, tout enfin. Mes vaillants s’empiffrent : il ne faut pas laisser mourir l’ami de Radisson. Les panses se gonflent et se gonflent ; clairons, violons, tambours font dans le même temps un tintamarre de tous les diables. Quand, enfin, bien tard, on les abandonne au sommeil, le départ peut avoir lieu en toute sécurité. Pour retarder la découverte, Pierre a encore inventé d’autres stratagèmes : des sentinelles de paille montent la garde, un cochon est attaché à la corde de la cloche du portier, des poules piaillent dans leur poulailler.

Les deux hommes sourient : cette histoire, c’est tout Pierre Radisson. Mais d’elle-même, la pensée de la guerre revient dans les esprits

— Alors, nous devrons retourner au fort ?

— Personne ne sait encore. Nous avons sous mains quelques otages : ils nous vaudront la paix pour un temps encore.

— Bien. Et les semailles ?

— …

— Voilà, répondit Pierre.

— Peut-être pourrons-nous venir travailler de temps à autre, vous, Jacques et moi ?

Pierre saisit de nouveau la hache. Bientôt l’arbre craqua, s’abattit en brisant des branches. Pierre l’étêta, l’émonda. Pièce de monnaie couleur flamme, le soleil était bordé d’un grènetis d’une nuance plus pâle que dépassaient des bavures lumineuses ; il s’insérait entre les ramilles de la tête des arbres. Jacques et François étaient partis à la suite du bœuf qui déambulait la tête basse, au ras du sol, comme s’il eût été impuissant à la soutenir.

L’air devenait plus frais. Pierre endossa son gilet ; la hache à la main, il observa la coupe. « Voilà », dit-il encore.

La troisième guerre s’ouvrait ; la Nouvelle-France n’était pas plus préparée qu’à l’heure de la première. Quelques soldats, quelques colons, quelques enfants de plus, oui ; mais la coalition laurentienne avait disparu : seules quelques bandes survivantes s’étaient dispersées à l’ouest, dans des territoires mal connus. Sur le fleuve demeuraient découverts, sans protection, comme des maisons non entourées d’arbres, les trois postes : Ville-Marie, Trois-Rivières, Québec exposés aux tempêtes.

Un accablement courba Pierre. Faudrait-il plonger de nouveau dans l’épouvante de cette guerre d’embûches, vivre dans une tension de sacrifices et de persévérance ? « Qui aura la chance de survivre quand le nouvel orage aura passé ? » se demandait Pierre. Ysabau, Yseult, Ysolde courront le risque de la capture et du supplice. Mes fils ont atteint l’âge de combattre. Et, moi, je devrai abandonner mon entreprise encore une fois ».

Soulevant le faix de ses pressentiments, Pierre se dirigea vers la maison. Il examinait au passage l’ouvrage commencé ; la coupe où toutes les souches rasées au même niveau, donnaient l’idée d’une massive colonnade de temple égyptien fauchée d’un coup par quelque bûcheresse géante ; les pâtis pourrissaient et se consommaient, vermoulues, les souches plus anciennes ; les emblavures où ne pointaient plus ici et là, qu’un noir chicot rongé par le feu ou de grosses racines lentes à se détruire ; puis, là-bas, les larges pièces unies qui encadraient les constructions. Pierre aurait pu écrire l’histoire de chaque motte et de chaque champ. Il se souvenait des dimensions de tel ou tel arbre exceptionnel ; de la dépression qu’il avait comblée, de la butte qu’il avait aplanie. Partout se creusait, — œuvre de ses mains, — le réseau fin des rigoles, des fossés qui avaient drainé l’humidité de ce sol.

Comme Pierre suivait une piste le long de la forêt, il pénétrait parfois sous bois dans une froidure de caveau ; il examinait la futaie qu’il connaissait bien comme on s’arrête devant un tableau familier, mais que l’on aime à goûter avec recueillement ; et les arbres assumaient plus de majesté, se dressant dans la pénombre glauque.

Il revint dans la prairie. La cheminée fumait là-bas. La surface du fleuve encadrait le toit bas, comme si elle eût été verticale Les bêtes entraient à l’étable ; le reste du pays semblait bien mort.

Pierre ramassait ses forces. Ses désirs, ses rêves, son entreprise féconde, il devait les extirper de soi-même, un à un, comme des hameçons où s’accrochaient des lambeaux de chair, où perlaient des gouttes de sang. Pour peu que la guerre durât, son fils aîné contracterait à jamais le goût de l’aventure ; lui, il n’accomplirait presque plus rien. Mais cet ouvrage mal dessiné, étriqué, intimerait-il quand même la solidité de son dessein et la véhémence de sa volonté ?


Couleur soufre, l’entrelacs des fines branches de saule se gonflait des châtons et de la mousse du printemps. Libérées de leur geôle, les poules s’égosillaient au soleil. Lançant une semence de notes saccadées, la cloche de la chapelle sonnait. Et, comme s’il n’avait pas débâclé, le fleuve exhalait une fraîcheur et un parfum de glacière.

Inquiète, Ysabau errait sur la plateforme ponctuée de pierriers noirs. Parfois elle s’arrêtait net, observait avec soin le fleuve qui surgissait de la trouée dans la sylve rousse.

Silencieuse, elle revint à la maison, commença la préparation du repas. Ysolde et Yseult parlaient bas dans l’autre pièce. Pierre arriva à son tour en silence. Ysabau travailla plus vite, mais elle regardait souvent par la fenêtre, puis sortait sur le perron dans l’air déjà froid du soir. Durant les deux dernières années, la fatigue et le souci l’avaient marquée ; sa figure pleine et saine d’autrefois s’était affaissée ; sous les yeux, le long du nez, aux coins de la bouche, les stigmates des inquiétudes avaient commencé de s’inscrire dans la peau bistrée.

Depuis trois jours, Ysabau guettait le retour de François. Celui-là, il s’en donnait du mouvement. On se réveillait, il avait disparu, voilà tout. Comme un Indien, sans rien dire, il était parti en canot ou à pied, par le fleuve ou par la forêt. Pierre et Ysabau se morfondaient d’angoisse pendant qu’il battait le pays.

Les palissades franchies, tout Français entrait en péril de mort. Les Iroquois tenaient la campagne ; ils avaient capturé ou massacré nombre de soldats et de colons des bourgs de Ville-Marie et des Trois-Rivières. Québec comptait aussi des victimes. Par groupes de deux, de trois, de cinq, de huit, l’ennemi grignotait la population. Toujours à l’affût, partout, il surprenait les habitants au travail. Il en résultait des séries d’engagements brefs, durs, sanglants, où les Français avaient rarement le temps de se mettre en défense et d’infliger des pertes graves.

Seuls, François, le jeune Godefroy, un ou deux autres, revenaient indemnes de leurs excursions. Mais une fois François avait reparu la main gauche éraflée ; une autre fois, les balles avaient coulé son embarcation sous lui. Cependant, il avait repris une couple de prisonniers, il avait rapporté des renseignements précieux.

— À quoi bon ? lui demandait Ysabau.

— Mon canot est plus rapide que les leurs, répondait François ; la forêt, je la connais bien ; leurs ruses ne me trompent plus.

Il ajoutait encore :

— Maman, pourquoi parler ? Au fond, je suis semblable à toi. J’avais six ans quand papa a été pris. Je me rappelle cette journée ; j’y pense toujours quand je suis seul, je tente de m’expliquer. Tu as crié, puis tu as eu un éclair ; tu as tout compris en une seconde. Moi, je n’aurais pas deviné avant une couple d’heures. Et tu as couru, tu aurais traversé du feu. Je suis ton vrai fils, mais bien indigne. Je m’en vais, je pense : « Ah ! si j’avais la tête de maman. Je conduirais les Sauvages et alors… » Mais non, à la minute suprême du danger, mon cerveau à moi, au lieu d’aller plus vite, il arrête de fonctionner.

— Tu es fou, François.

François souriait. Dans cet aîné, Ysabau découvrait des qualités qui lui bouleversaient le cœur : un courage rusé, du sang-froid, une impassibilité qui couvait de l’ardeur. Elle admirait la régularité mâle de la figure, la dureté du regard, la force solitaire. Et maintenant François s’isolait ; il s’arrachait doucement à sa famille, à son milieu, à tout, à sa mère elle-même. Que mijotait-il dans le fond de son esprit ? Qui aurait pu pénétrer ses pensées ?

Et voilà qu’elle l’attendait une autre fois ; elle se tourmentait. Elle passait et repassait devant l’autel de sapinages, adressant des invocations à la Vierge.

Quelqu’un frappa à la porte ; Ysabau avait déjà entendu les pas sur le perron ; mais elle sursauta, elle courut ouvrir. C’était Pierre Boucher ; toute expression s’éteignit dans ses traits et dans ses yeux. Elle s’effaça, bras ballants, et le visiteur entra.

— François n’est pas revenu ? demanda celui-ci.

— Non, dit Ysabau.

— Ce ne sera pas long maintenant.

Monsieur Boucher s’assit lourdement dans un fauteuil. Bientôt le feu flamba autour des billettes. Lorsque Pierre se présenta, Ysabau les abandonna à leurs propos.

De son côté, Pierre lui occasionnait bien des soucis. Depuis le déménagement, il ne s’était rendu à son domaine que pour de brefs séjours. Il avait constaté les progrès de l’envahissement des herbages. Les champs les plus anciens avaient produit de maigres récoltes ; tout revenu manquait ; dans le moment même, Pierre multipliait les instances pour obtenir un brevet d’officier. Mais l’existence de Pierre avait été trop longtemps remplie du même dessein ; celui-ci une fois anéanti, elle s’était drainée de toute substance ; et maintenant ce vide se remplissait de désespoir, d’humeurs moroses, comme une clairière se gorge de mauvaises herbes.

Ce malaise n’aurait été que superficiel si Pierre avait pu fixer un terme à son inaction. Mais personne ne prévoyait plus la fin de ces guerres : la Nouvelle-France semblait y être enfermée comme dans un cycle d’enfer. Au lieu de lever des chevelures chez les Algonquins, comme autrefois, les Iroquois en levaient chez les Français ; d’année en année montait le chiffre des victimes.

Pierre repousserait-il toujours la seule solution que la raison soumettait : repasser en France, y établir sa famille pendant qu’il possédait assez de force ? Demeurerait-il dans l’attente toute sa vie ? Il ajournait sa décision. Une persistance obscure des instincts, des aptitudes, des goûts continuait à vouloir pour lui-même et ses enfants les amples domaines de la Nouvelle-France, une spacieuse existence à la taille du continent, une activité profitable et saine, la largeur des horizons. Il souffrirait toujours de sa déception s’il abandonnait un idéal né de sa nature même en contact avec le milieu.

Alors, parmi ses angoisses au sujet de François, Ysabau devait se retourner vers Pierre et le tirer des griffes de ses malsaines rêveries. « Je ne suffis pas », pensait-elle parfois. Elle invitait les officiers de la garnison ; Yseult et Ysolde l’assistaient ; mais elle tombait dans la quiétude lorsque Pierre Boucher s’assoyait simplement à leur foyer comme ce soir. Ces deux-là, qui ne prévoyait d’avance leurs devis ?

— Cela ne peut pas durer, dirait Pierre de Rencontre.

— Cela ne peut pas durer, répondrait Pierre Boucher.

Ils aviseraient aux moyens. À tour de rôle, comme des joailliers, ils examineraient à la loupe, sous toutes ses facettes, l’idée qui avait toujours hanté la colonie : écarter tout intermédiaire et porter directement le problème devant le Roi ; lui expliquer en personne la nature de ces guerres ; lui décrire le pays et implorer l’assistance militaire suffisante.

Lourd, avec son physique d’homme solide qui n’a jamais connu la maladie, Pierre Boucher pensait lentement, mais avec une étrange souplesse ; il ressemblait au bûcheron en forêt, habile à distinguer d’une première vue tout empêchement : souches, corps morts, marais, chablis.

— Le petit train train des scalps et des supplices n’émeut plus personne, disait-il ; rien à entreprendre sans une forte commotion.

— Oui, je vois bien, le remède ne proviendra que de l’extrême mal.

— Mais oui, justement, répondait Pierre Boucher ; l’affamé ne reçoit du pain qu’à la veille de mourir. Personne ne comprend avant. Je les devine les événements qui lèveraient toutes les susceptibilités qui barrent la route : tortures infligées à quelque haut personnage, sac de l’un des forts.

— Espérons que nous n’en viendrons pas là.

Pierre reconduisit son hôte. Cet entretien qui se rapprochait beaucoup de l’action l’avait rasséréné. « Les ministres à Paris se trouvent en face d’obstacles que nous ne discernons pas », pensait-il. Parfois, il se voyait sur le seuil d’un immense édifice durable. L’espérance tremblotait comme une lumière de bougie. « Ce serait trop beau », murmurait-il. Mais il se reprenait aussitôt : « Pourquoi pas ? ». Il s’endormit dans cet optimisme.

Mais Ysabau veillait ; plongé dans le sommeil, le petit poste s’enveloppait de silence. Elle attendait toujours, elle. Une heure, puis deux heures du matin. L’inquiétude la harassait. Reverrait-elle jamais son fils ? Où se trouvait-il en ce moment ? Ses larmes coulaient silencieusement ; sans effort, elles s’épanchaient sur ses joues, mouillaient ses oreillers. Ysabau demeurait couchée sur le dos, les deux mains croisées sur la poitrine, dans l’attitude dernière qu’elle assumerait.

Soudain, un chien aboya très loin. Elle fut instantanément debout. Elle débarra la porte. « François ». Elle l’étreignit. « François, mon petit François ». Puis elle le regarda. L’adolescent semblait plus fatigué que d’habitude, presque épuisé. Elle entassa sur la table les aliments de la dépense ; mais François marchait de long en large dans ses souliers de cuir, sans semelle, comme s’il ne pouvait s’arrêter.

— Tu reviens de loin.

— Moi ? Oui, assez. Québec. Je devais m’assurer d’une nouvelle, maman. Je savais ton inquiétude, mais il le fallait, maman.

— Une mauvaise nouvelle ?

— Oh ! toujours la même chose : les Iroquois. Divisée en plusieurs bandes, une armée a quitté leurs bourgs. Elle doit s’assembler à Roche-Fendue ou ailleurs. Attaquera-t-elle Ville-Marie ? Ou les Trois-Rivières ? Personne ne sait encore.

— Ils sont nombreux ?

— Nous ne les avons pas comptés bien sûr : mille, douze cents peut-être.

— Mais alors, François, c’est grave. Où prends-tu ces renseignements ?

— Un Iroquois a avoué à Québec.

— À quand l’attaque ?

— Dans quelques jours : la fin de mai, le commencement de juin au plus tard. Il faudrait avertir Pierre Boucher au petit jour ; moi, je dormirai sans doute.

Et comme Ysabau demeurait atterrée de ce danger nouveau, François l’encouragea.

— Mais non, petite maman, non, ne t’alarme pas d’avance.

— Plusieurs colons et soldats seront tués, c’est sûr.

Ysabau pleurait encore de fatigue, d’insomnie. Quand jouirait-on de quelque repos, d’un peu de paix ? De sécurité surtout ? Ne se reposerait-on jamais de ces alarmes et des mêmes atroces nouvelles : captures, supplices, tueries ? Elle sanglotait appuyée au bout de la table.

— Nous sommes en sûreté dans le fort ; ne te tourmente pas, maman.

Membru, maigre et hâlé, François dégageait l’optimisme.

— François, promets d’être prudent : ces inquiétudes me tuent.

« Oui, pensait-elle, quelqu’un doit se sacrifier, assumer les risques. »

Elle gravit l’escalier ; elle prépara le lit, suspendit une couverture devant la fenêtre afin que l’obscurité complète régnât durant la matinée.

François réfléchissait. Il n’était pas aussi rassuré qu’il avait voulu le paraître. Apparemment, les Iroquois jugeaient le fruit mûr. Abandonnant leur tactique habituelle, ils rassemblaient cette année tous leurs petits détachements en un gros corps de troupes afin d’asséner un coup puissant. Raser l’un des bourgs, peut-être deux, semblait leur objectif. Mieux armés que les Français, beaucoup plus nombreux, rusés, ils comptaient en plus sur la surprise et la panique.

Toute la colonie partagea cette anxiété. Le lendemain, elle se barricada, courut aux ouvrages de défense, raffermit les enceintes, remplaça les palis pourris ou tombés. L’heure de l’hallali avait sonné, mais le sanglier harassé fortifiait sa bauge.


— Une forêt de pins très drue, frérots ; je n’avais rien vu de semblable encore : de gros troncs gommeux, rougis, de même hauteur. Vous vous rappelez s’il a neigé l’hiver passé ? Abondante, collante, la neige s’était accumulée sur les rameaux supérieurs ; elle avait gelé ; il en était tombé d’autre. À la fin, elle formait toit tout en haut. Pendant des jours et des jours, nous avons marché comme au fond d’une cathédrale, entre des piliers. De loin en loin, un arbre était mort, ou bien il s’était brisé : par cette ouverture dans la voûte, comme par une trappe, un jet de lumière nous inondait soudain.

De sa voix dramatique, Pierre Radisson racontait ses aventures ; il ne pouvait demeurer assis ; il se levait et il gesticulait. Alors apparaissait toute sa silhouette étrange. Il n’était pas grand, mais bien découplé, mince, et d’une extraordinaire souplesse. Comme les Indiens, il était vêtu de cuir jaune, portait des mocassins d’orignal ; une lourde chevelure noire lui tombait sur les épaules ; sa ceinture supportait un couteau de chasse engainé.

Le maître de la maison ajoutait une bûche au feu allumé par cette fraîche soirée du milieu de mai ; personne ne le voyait. Tous observaient Pierre Radisson, ce jeune homme de vingt-quatre ans à peine qui, avec son beau-frère, Chouart Des Groseilliers, arrivait d’un voyage d’exploration qui avait duré deux ans.

— Et la plaine. À plusieurs journées de marche à l’ouest du lac Michigan, dans l’ouest, nous avons découvert la plaine. Nous sommes les premiers blancs à l’avoir vue. Imaginez que la mer se fige complètement par une journée de calme ; qu’elle se couvre de végétation ; eh ! bien, voilà les prairies. Un sol uni comme de l’eau, sans un pli, qui se bombe à l’infini dans toutes les directions. Pas d’arbres : il n’y aurait qu’à mettre la charrue là-dedans. Dans l’herbe par-dessus la croupe, des troupeaux de bisons ; de loin en loin, un village d’indiens ; soudain, un fleuve aussi large que celui qui coule devant le fort. Au nord, au sud, pas de bornes : on pourrait poser la France sur la plaine et il y aurait des retailles tout autour. Et, en Europe, on se bat pour un rocher, un vallon stérile.

Les amis des aventuriers écoutaient, silencieux. Un Français partait ainsi de temps à autre, et il annexait un royaume à la France. Les limites du continent fuyaient devant les explorateurs ; personne, semblait-il, ne les atteindrait jamais.

Puis Pierre Radisson riait soudain. L’esprit présent, toujours fertile en stratagèmes, il était demeuré le gamin audacieux et rusé d’autrefois. Il se rappelait l’une quelconque des nombreuses matoiseries qu’il avait dû employer pour se tirer d’un péril ; son récit secouait son auditoire de rires nerveux.

Pierre de Rencontre réussit à poser une question :

— Vous êtes passés au Long-Sault alors que la bataille venait de se terminer ?

Un silence tomba. La colonie avait été sauvée par l’immolation volontaire de dix-sept jeunes gens de Ville-Marie : ils s’étaient portés au-devant des forces iroquoises et, au prix de la vie, leur avaient infligé de si lourdes pertes qu’elles avaient rebroussé chemin.

— Nous avons appris avant vous que les Iroquois se mettaient en campagne. Nous nous préparions au départ, à la baie Verte ; déjà, les ballots de fourrures étaient arrimés dans les canots. Soudain surgissent de la forêt des coureurs qui apportent une nouvelle : plus de mille Iroquois ont quitté leurs bourgs pour raser les établissements de la Nouvelle-France ; déjà, ils ont massacré sur l’Outaouais une bande de Hurons. Nos Indiens tiennent conseil ; craignant de rencontrer l’armée ennemie, ils refusent de partir. Nous convoquons un second conseil ; plus de huit cents guerriers se rassemblent. Des Groseilliers parle d’abord ; moi ensuite ; deux discours à remuer les morts, frérots. Car il faut partir, il faut partir coûte que coûte. Mais la discussion dure six jours… Sans ce délai, nous tombions peut-être en pleine bataille.

Enfin, nous sautons dans les canots. Mais le trajet est long : lac Michigan, lac Huron, rivière des Français, rivière des Outaouais : il faut bien dans les trois semaines. Nous descendons en trombe ; nous enfilons les portages au pas de course ; nous dégringolons de rapide en cataracte, avironnant, chantant…

Je tiens mes cinq cents Indiens bien en main ; le danger augmente d’heure en heure. Au sault de la Chaudière, première alerte : quatre canots sont en vue. Je lance sur eux mes pirogues rapides et l’ennemi se replie. Nous progressons l’œil ouvert. Un peu avant le Long-Sault, voici seize canots. Seize canots, c’est cent soixante hommes bien armés, dangereux. Je distribue des mousquets à mes braves, nous lançons nos cris de guerre et nous fonçons dessus ; les Iroquois fuient encore. Ils nous attendent à la tête même du rapide. Ayant mis pied à terre, embusqués dans les broussailles du rivage, ils tirent sur la longue file de mes embarcations. Moi aussi, je débarque en amont avec deux cents Sauvages armés d’arquebuses, d’arcs, protégés par des boucliers de cuir de bison durci au feu, et solides comme du fer. Au travers du bois, nous fonçons encore dessus : leurs tirailleurs se replient.

Je me disais en moi-même : ils ont un fortin au pied du rapide. Ils y courent, ils s’y enferment. Les déloger ? Nous n’avons presque plus de munitions, mes Sauvages tremblent, ils ne savent pas conduire un siège. Je m’avance, j’examine. Soudain, j’avise les canots rangés sur la grève : « voilà mon affaire » que je me dis. Je donne des ordres. À l’abri des balles derrière des ballots de fourrures, les poussant devant eux, mes Sauvages rampent vers les pirogues ; lentement, pouce à pouce, sans un cri, sans un coup de feu. Moi, j’observe les Iroquois. Je sais ce qu’ils pensent : vont-ils laisser détruire leurs esquifs, se laisser couper la retraite, se laisser assiéger ? Ils hésitent. Ils pèsent le pour et le contre. Et soudain, la panique éclate : ils se précipitent dans leurs embarcations, ils fuient. Nous ne les avons pas revus.

J’entre dans le fortin, je m’arrête, saisi. Je comprends. Une bataille terrible vient d’avoir lieu là. Le reste, je l’ai appris à Ville-Marie. Représentez-vous une clairière grande comme la main, à quelques pas de la berge ; dans le milieu, un retranchement comme en construisent les Sauvages. Nos dix-sept soldats viennent s’enfermer là-dedans ; avec les alliés indiens, ils sont d’abord près de soixante. Deux cents Onnontagués les investissent. La fusillade commence. On tire presque à bout portant. Les Iroquois se dissimulent dans la futaie, ils montent aux branches, ils coupent des arbres dont la cime atteint le fort. De jour, de nuit, les assauts se succèdent. Un trou dans le sol ne donne qu’un peu d’eau boueuse ; on souffre terriblement de la soif. Découragés, les alliés passent presque tous à l’ennemi ; il ne reste que vingt-deux personnes dans le retranchement. Soudain arrive le contingent des Agniers : cinq cents guerriers. Le combat est désormais perdu. Mais la garnison refuse de se rendre ; assiégée depuis six jours, sept jours, elle meurt de soif, de fatigue, d’insomnie ; mais elle tient ; et sans espoir. Elle se bat. Le fortin fait feu sur ses quatre faces, continuellement, inlassablement. Tout individu qui s’expose, tombe. Personne ne peut passer. Les assiégés sont si peu nombreux que les Iroquois ne peuvent abandonner la partie sans une honte éternelle. Et ils s’acharnent brutalement, car ils ne savent ni creuser une tranchée, ni construire un mantelet, rien. Au paroxysme de la furie, ils demandent à leurs jeunes gens de se sacrifier ; quelques-uns acceptent. Ils forment la première vague d’assaut ; les balles l’abattent. Mais la seconde passe sur les cadavres. L’armée ennemie remplit la clairière ; elle arrache, elle coupe les palis car le fort n’a pas de bastions. Les morts s’accumulent. Dollard, le chef des Français, a une idée : lancer au plus épais des assiégeants un baril de poudre muni d’une mèche allumée ; repoussé par une branche, l’engin éclate à l’intérieur, parmi les soldats : presque tous ceux qui sont valides sont mis hors de combat. L’ennemi tire par les meurtrières abandonnées. Dollard tombe à son tour. La porte s’ouvre. Une dernière ruée des survivants ; l’arme blanche cette fois ; puis c’est la fin.

Le long du rivage, j’ai vu les poteaux ; au pied de chacun, le bois carbonisé dissimulait des ossements : ils avaient brûlé les cadavres.

Leur colère calmée, les Iroquois comptent leurs morts ; au pied du retranchement, ils forment remblai. La victoire a coûté dans les deux cent cinquante à trois cents guerriers, un tiers environ des effectifs. Les dix-sept jeunes soldats avaient calculé juste ; leur sacrifice épargne d’autres attaques à la colonie ; l’armée iroquoise rebrousse chemin. Ce ne sont pas des hommes qui habitent Ville-Marie, ce sont des saints.

L’assemblée se disperse très tard. Pierre s’éloigne en compagnie de son fils. Ils parlent peu. Pierre songe à ces immensités de pays fertile qui gisent très loin, dans le sein du continent. Ses instincts de Normand bâtisseur, fondateur d’empire, s’éveillent dans le silence de la nuit. Il pense aux hordes d’hommes qui devront s’abattre un jour sur ces territoires. François, lui, poursuit d’autres idées.

— Papa, s’écrie-t-il soudain, c’est Pierre Radisson qu’il faudrait mettre à la tête d’une troupe de Sauvages et de Français : en deux ans, il refoulerait les Iroquois dans leur pays : il sait conduire les Indiens, il est plein de ressources.

Mais quelle autorité possèdent-ils l’un et l’autre ?

Le lendemain, François accourt de bonne heure sur la grève. Radisson et Groseilliers arrivent au milieu de la population du poste ; ils s’embarquent sur deux canonnières que des amis ont frétées pour les conduire à Québec. Les embarcations gagnent le large ; puis la flottille des canots se place en formation régulière à l’arrière : montée par cinq cents Sauvages de l’ouest, elle porte pour deux cent mille livres de pelleteries. Un signal : les avirons plongent dans l’eau pendant qu’éclatent les cris de la foule.

François demeure là, fasciné. Il suit des yeux la flotte qui s’éloigne rapidement. Plus que jamais, il est mordu au cœur par un sentiment sauvage : le goût de l’aventure. C’est la maladie de ses moelles. C’est aussi la maladie de cette génération élevée dans la forêt et sur l’eau ; l’appel des étendues retentit dans sa chair et dans son sang ; elle rôde autour du fortin ; elle est remuée du désir de l’existence au grand air, des randonnées sans fin ; le vide du continent exerce sur elle une attraction physique aussi forte que celle qui règne de planète à planète.


François découvrit son père dans l’arrachis, c’est-à-dire sur l’emplacement de la maison et des bâtiments futurs. Celui-ci avait creusé une large fosse autour d’une souche ; il y était descendu ; parmi la chevelure des radicelles, il tranchait les racines souples, résistantes, sur lesquelles la hache glissait.

— Vous devriez apporter vos mousquets, Jacques et toi : le pays n’est pas sûr.

— Oui ? demanda Pierre. Il y a du danger ?

— Du danger ? De petits détachements iroquois vont à la découverte des colons isolés, comme autrefois ; l’un d’eux rôde autour des Trois-Rivières. Des Onnontagués ? Nous ne savons encore ni Koïncha, ni moi.

— Nous pouvons rester ?

— Je ne sais pas.

François se présentait avec la volonté d’imposer un retour au fort. Mais il trouvait son père au milieu de ses travaux : fauchaison de fardoches, coupe d’un arbre, ensemencement d’une pièce de terre. Malgré lui, ses avis se traduisaient alors sous une forme moins positive que celle qu’il avait préparée. Il tergiversait. À la fin, il consentait implicitement au séjour. Pierre avait retrouvé un tel contentement dans la poursuite de ses travaux que l’avertissement péremptoire à donner semblait cruauté.

D’autre part, toute prudence avait disparu depuis le combat du Long-Sault. Quittant la claustration des palissades, se délectant à la liberté après des mois de geôle, la population s’abattait dans la campagne comme des volées d’oiseaux. Mais un mois ne s’était pas écoulé que les Agniers avaient reparu, tué deux Algonquins aux portes du fort. Une expédition dirigée par le Gouverneur, n’avait pas donné de résultats : les gabares disparues, l’Iroquois avait repris possession du fleuve.

— Apportez vos mousquets, insista François ; ne vous éloignez pas de la maison ; n’entrez pas dans la forêt ; que l’un surveille pendant que l’autre travaille.

François revint à la maison. Il aperçut Ysabau jardinant dans le courtil, sous le soleil des premiers jours d’août ; elle était séparée du monde par des charmilles de lilas et de pruniers qui, comme des murs verts, enclosaient cette pièce de terre.

— Bonjour, petite maman, et où sont les enfants ?

— Ils jouaient sous le cerisier il y a un moment.

— Ne les laisse pas s’éloigner, petite maman ; garde-les sous tes yeux tout le temps. Apporte ton mousquet quand tu sors de la maison.

— Alors, les Iroquois ?

— J’ai vu des pistes. Soyez prudents. Tu ne peux travailler ici la face contre terre, les enfants jouer Dieu sait où, papa et Jacques courir le défriché quand des ennemis guettent tout près.

— François, je te défends de parler ainsi.

Ysabau avait riposté sans penser. Mais elle comprit tout de suite sa faute.

— Oui, tu as raison, mon François. Pardonne-moi. Mais tu vois, nous sommes tous tellement las de vivre dans la prison des palissades, au milieu de précautions sans fin.

François s’irritait continuellement. Non, bien sûr, la paix n’était pas conclue. Le combat du Long-Sault avait prévenu l’investissement des postes français, rien de plus. L’ancienne guérilla se poursuivait. Les groupes de guerriers ennemis se postaient à l’affût de nouveau autour des postes, des essarts. « Je ne peux surveiller toutes les laies, toutes les coursières, se disait François, je ne peux surveiller des centaines de milles de rivages ».

Il atteignit le wigwam de Koïncha pointant dans une talle d’aulnes sur la berge. Il s’assit par terre en face de la vieille Algonquine. Chacun fumait sa pipe ; à de longs intervalles, chacun prononçait quelques phrases, la figure grave, sans jamais plaisanter.

Après le souper, Koïncha gagna la forêt à pas lourds dans l’éblouissement doré du soleil. Plus tard François sauta dans son canot et il se perdit parmi la nuit du fleuve. Il suivait la ligne de l’obscurité, le long du rivage boisé ; il glissait dans une ouate de silence. Le jeune homme dépassa le fort, il s’enfonça dans les espaces non protégés ; il pagayait toujours de la même allure régulière, monotone, l’oreille aux écoutes, les yeux en alerte. Vers trois heures du matin, il traversa le fleuve, se laissa porter par le courant. Il passait dans l’ombre de la rive droite tandis que la surface de l’eau, à sa gauche, rosissait sous les premières lueurs de l’aube. Et soudain, juste à l’endroit qu’il avait prévu, il distingua une pirogue d’écorce d’orme tirée sur la grève ; il aperçut les filets de fumée minces comme des tiges de mil qui poussaient sur des tisons presque éteints. L’ennemi dormait. Plus loin, François prit avantage de quelques arbres échoués sur la grève pour pénétrer dans la forêt sans laisser de traces : le canot à bout de bras au-dessus de sa tête, il marchait en équilibriste sur le tronc pourri, entre les branches. Il observa les mouvements des Iroquois. Vers sept heures, il voulut partir pour avertir la garnison du poste mais il se rejeta aussitôt dans le hallier : deux nouvelles pirogues paraissaient en aval. François ne pouvait plus partir.

Montées d’une trentaine d’ennemis, les trois embarcations se rejoignirent. Elles descendirent le fleuve après l’avoir traversé, puis disparurent dans le lointain ; mais des guerriers observaient sans doute, postés sur les pointes. Le jour devint plus gris, et sur la fin de l’après-midi, il pleuvait.

Alors François longea de nouveau la rive droite. Il traversa le fleuve en face du poste ; deux Français venaient d’être capturés. François gagna rapidement la maison. Il dissimula le canot dans les broussailles ; l’eau dégoulinait sur ses vêtements, les branches l’aspergeaient. Il se rendit directement aux bâtiments pour se sécher un peu, épier, examiner les alentours. Par la porte de la batterie, il voyait les fils de la pluie tisser leur trame d’air au-dessus du défriché ; un soleil blanc argentait cette toile.

Soudain il aperçut Ysolde nu-tête, courant vers lui sans rien voir ; elle s’éclaboussait dans les mares d’eau, s’embarrassait dans les touffes d’herbe. François la regarda approcher sans bouger. Ysolde se jeta dans ses bras en pleurant.

— Ils ont emporté Sébastienne, ils ont emporté Sébastienne.

— Quand ?

— Ce midi, son père l’a cherchée, il ne l’a pas trouvée.

Sébastienne, la fille de Prudent Malherbe, leur voisin. François avait rencontré souvent autour de la maison cette amie d’Ysolde : elles avaient le même âge ; une brune aux yeux noirs comme les cassis, celle-là. Elle s’était rendue dans le défriché pour cueillir des framboises : personne ne l’avait revue.

— Monsieur Malherbe, il a dit : François seul peut la ramener.

François avait assis Ysolde sur ses genoux.

— Tu la retrouveras, François ?

Ce grand frère, n’était-il pas l’être tout-puissant ? Comme les enfants de la colonie, Ysolde connaissait les tortures que les Iroquois infligeaient à leurs prisonniers. Elle en criait et elle en pleurait.

François souleva Ysolde ; il la porta jusqu’à la maison. Il l’embrassait. Lorsqu’il s’assit devant le feu, elle se campa debout à côté de lui, le bras allongé sur ses épaules ; muette elle écoutait la conversation. Prudent Malherbe était déjà arrivé en compagnie de voisins et de sa femme, Mathurine, grosse et grande femme solide ; celle-ci étouffait de sanglots ; Prudent pleurait silencieusement, à de longs intervalles, et ses larmes glissaient sur sa barbe grise, sans la mouiller. À l’écart, pâle, silencieuse, Ysabau surveillait la scène ; pendant que François demandait des renseignements de sa voix froide et les écoutait ensuite, elle murmurait continuellement en elle-même : « N’y va pas, François, n’y va pas ». Mais ces mots qu’elle pensait, elle ne pouvait les prononcer. Ne lui demandait-on pas son fils en rançon de cette fillette ? Tous n’exagéraient-ils pas les pouvoirs de François ? Si celui-ci s’engageait dans cette folle aventure, il courrait risque de mort. Comment délivrer personne au milieu d’une trentaine d’ennemis ?

Enfin, la maison se vida. François réfléchissait devant la fenêtre ouverte sur le fleuve ; il sortit dans le soir prématuré, couvert de nuages violets ; il causa longuement avec Koïncha. Il revint s’asseoir. Pierre et Ysabau le guettaient. Une tension régnait dans le silence. Flegmatique, énigmatique, François ne parlait, ni ne bougeait ; la figure impassible, il fumait sa pipe. Ysolde s’était posée sur un tabouret, et les deux bras sur les genoux de Pierre, la tête appuyée, elle sommeillait. Parfois François caressait de la main les cheveux bouclés. Mais il avait l’impression que seul son mutisme tenait toute la famille en respect ; que le premier mot ouvrirait les écluses des raisonnements, des pleurs, des sanglots. Il ne parla pas.

À l’heure habituelle, il monta en compagnie des autres dans les chambres du premier. Ysabau l’examinait douloureusement pendant qu’il gravissait les marches, sans un regard pour elle ou pour personne ; elle laissa ouverte la porte de sa chambre afin d’entendre le moindre bruit dans la maison

Quand elle s’éveilla le lendemain, François était parti.

François n’eut pas d’hésitation : il savait dans quel lieu découvrir les Onnontagués. D’une seule traite en pleine nuit, il atteignit les îles du lac Saint-Pierre. Avec leurs pointes propices à l’embuscade, leurs postes de campement et de relâche, leur gibier, leur poisson, le labyrinthe de leurs chenaux, elles retenaient tout parti de guerre pendant quelques jours.

D’abord blotti dans une îlette du centre, François avait entendu les coups de feu révélateurs ; au travers des jonchaies et des moyères, il s’était rapproché durant une partie de la journée. Puis il avait dormi. Vers minuit, il s’était rembarqué. Son canot flottait maintenant en silence sur l’un des plus larges chenaux. Dressés sur chaque rive, les arbres se courbaient à une grande hauteur, joignant presque leurs cimes, ne laissant qu’une lézarde irrégulière semée d’étoiles. La berge s’élevait d’une douzaine de pieds ; puis s’aplatissait le sol alluvial, uni comme table, d’où jaillissaient les hampes massives ; une humidité montait de la futaie. Un ours bougea dans le fourré ; à l’avant, un chevreuil taillada d’un sillage le miroir de l’eau, noir, mort et pointillé de quelques étoiles. Bientôt le chenal émit une vapeur fine comme une bouilloire sur le feu.

François ne se hâtait plus. Il avironnait, le mousquet chargé à son côté, un couteau de chasse à la ceinture. Une anse courba le rivage à gauche : François enraya l’élan du canot en laissant sa pagaie traîner dans la boue. Il distingua les poupes de trois canots tirés sur la grève. Il étudia les lieux.

Il aborda, laissant son canot loin des autres, la pince à peine appuyée sur le rivage. Auprès, il déposa son mousquet. Il s’avançait avec patience, avec lenteur, avec souplesse, laissant ses yeux s’habituer à l’obscurité plus profonde. Des tisons luisaient ainsi que des yeux rouges ; des respirations s’entendaient. François distingua les deux soldats attachés sur le dos à des pieux, plantés dans le sol, en croix de Saint-André ; plus loin dormait Sébastienne enroulée dans une vieille fourrure. François coupa les liens des deux premiers ; il plaça la main sur la bouche de la fillette afin de réprimer brutalement tout cri ; enfin, il la souleva dans ses bras. En alerte, prêts à courir, les trois hommes enjambaient maintenant les corps des dormeurs. Arrivé sur la grève, François remit Sébastienne sur pied. Excitée, celle-ci fit deux ou trois pas, trébucha sur une branche sèche qui se brisa avec bruit.

François n’hésita pas : —

— Embarquez et sauvez-vous, cria-t-il.

Il saisit son mousquet, se retourna, ouvrit le feu sur une couple d’Iroquois qui se levaient sous les arbres. Puis il se jeta dans les halliers. Aucune chance d’échapper, pour personne, s’il sautait lui-même dans le canot : tous quatre formeraient cible au milieu du chenal tandis que l’ennemi se dissimulerait dans l’ombre des arbres.

— Ramez de toutes vos forces, cria-t-il encore, rendez-vous directement aux Trois-Rivières.

François n’avait plus qu’une idée : empêcher les ennemis d’atteindre le rivage tant que le canot ne serait pas hors de la portée des balles ; les empêcher de poursuivre tant que les fugitifs n’auraient pas gagné une heure d’avance.

Le combat commença. François devinait que ses trente adversaires s’insinuaient en pleines ténèbres entre les arbres, rampaient vers lui ; qu’ils guettaient le feu des détonations pour le viser à coup sûr et le repérer, qu’ils tenteraient de l’encercler sous le couvert de la forêt.

François tirait, puis il se glissait dans les aulnes, le long de la berge, tenant en vue la surface de l’eau. Un canot tenta le passage ; mais une détonation, et l’homme bascula dans l’eau. L’embarcation partit à la dérive en tournoyant.

Une heure s’écoula. Si François avait pu fuir en toute liberté, il se serait ri de ses adversaires dans les milles réduits de la forêt, des marais de joncs de la résille des chenaux. Mais il ne pouvait quitter la berge. Et quand les Iroquois l’atteignirent enfin, vers trois heures du matin, il gisait sans connaissance, perdant son sang par trois ou quatre blessures.


Enveloppée dans une mauvaise peau d’orignal, Koïncha s’était tapie dans un champ de blé d’Inde. L’humide vent d’automne battait les longues tiges sèches ; les feuilles se déroulaient comme des pennons beiges. À tout instant, une averse croulait, le sol devenait ruissellement d’eau, vapeur blanche, pulvérisation de gouttes. Trempée, transie par le froid, l’Algonquine se réveillait, frissonnait un peu, puis elle se rendormait dans la désolation solitaire de cette terre abandonnée.

Le crépuscule vint vite, un crépuscule nuageux, en forme d’éteignoir se rabattant sur des rayons de lumière. Koïncha détendit ses membres ; elle s’assit à même la terre humide, froide et noire ; elle mâcha quelques grains de maïs et rampa à plat ventre jusqu’à la lisière. Non loin s’élevait la bourgade palissadée ; des troncs d’arbres, légèrement inclinés, plantés dans le sol, formaient muraille de dix-huit pieds de hauteur ; par-dessus, apparaissaient quelques toits ronds, un peu aplatis. Au delà, la forêt mouillée composait un fond vert et lointain.

Koïncha se redressa parmi les tiges bruissantes. Plus que jamais, elle ressemblait à une grolle géante avec ses épaules noires, hautes et larges, sa tête enfoncée, presque sans cou, son buste courbé, ses courtes jambes, ses pieds tournés à l’intérieur. Avec l’âge, sa peau rugueuse avait perdu toute sensibilité, ses membres, toute souplesse. Elle cheminait droit devant elle, massive, lourde comme un sanglier qui fonce. Le chef branlant, les yeux décolorés, sans plus d’expression que ceux des ruminants, elle examinait le village iroquois. Puis elle se laissa choir de nouveau dans cette eau et dans cette boue, et elle attendit, mâchonnant toujours du maïs.

Après avoir voyagé pendant plus de trois semaines, Koïncha était arrivée depuis deux nuits. Pourquoi était-elle partie ? Elle avait appris, elle, que François n’était pas mort ; que les Onnontagués l’avaient soigné pour le livrer au supplice du feu. Ceux-là ne recevaient pas de pardon qui avaient tué plusieurs guerriers de la tribu. La torture revêtirait la forme la plus cruelle : François serait lié de façon à ne pouvoir remuer ; on lui attacherait autour du cou des colliers de haches rougies ; on le caresserait avec des instruments de fer ; on allumerait à ses pieds un petit feu, on l’alimenterait avec habileté : durant tout un jour brûleraient les pieds, les jambes, les cuisses de François ; puis, plus abondamment fournies, les flammes envelopperaient le tronc pendant tout un autre jour. Tout habitant de l’Amérique connaissait les détails de ce rituel.

Koïncha avait été témoin ensuite du désespoir de la femme blanche. Elle avait vu Ysabau s’enfuir vers la maison lorsque Sébastienne était revenue ; du dehors, rôdant sous les arbres, elle avait entendu les sanglots ; elle avait observé la mère se promenant la nuit de long en large, sans repos, incapable de dormir, de manger, de travailler, malade d’angoisse.

Koïncha s’était décidée. Elle avait dérobé un sac de maïs, elle s’était embarquée dans le canot de François, elle était partie sans dire mot. Elle éprouvait peu de crainte : que lui importait maintenant la mort ? Le feu même réveillerait-il jamais l’insensibilité de son épiderme ? Au pis aller, on l’assommerait comme une vermine d’un coup de casse-tête ou de crosse d’arquebuse. D’autre part, qui sait ? aucune tribu ne connaissait l’art de se garder. Sans se dissimuler beaucoup, sans hâte, Koïncha avait voyagé par clair de lune, se fiant aux mots iroquois appris dans son enfance pour se tirer d’affaire ; et elle se sentait abandonnée, à jamais seule, comme bête en agonie.

L’Algonquine surveillait maintenant le bourg ; dans la nuit commençante, des cris s’élevèrent ; comme si elle eût été sourde ou paralysée, Koïncha ne tourna point la tête. Elle ramassa quelques épis de blé d’Inde dans sa robe d’indienne relevée ; elle s’avançait à découvert, hardiment, au travers des mares et des champs de boue. Elle retrouva son canot dans un taillis ; elle le lança dans la rivière gonflée par les pluies et qui dévalait avec vitesse ; elle le maintenait le long de la rive, et, de sa pagaie, poussait en piquant le fond ; elle aborda, l’attacha à des racines.

En montant la berge, Koïncha glissa, tomba lourdement dans la boue. Elle se releva, visqueuse, regarda un moment ses mains, sa jupe. Après plusieurs tentatives inutiles, elle réussit à grimper. La pluie froide la lavait et la pénétrait. Elle atteignit la palissade dans l’obscurité, écouta, avança encore, se faufila entre deux palis pourris. Elle tomba en arrêt devant une hutte plus longue que les autres. Haute, étroite, sans fenêtre, celle-ci était lambrissée de larges plaques d’écorce d’orme gras maintenues en place par des voliges attachées à la charpente. La même écorce recouvrait le toit. Koïncha s’accroupit dans un coin sec pour la longue attente.

Sa figure demeurait si immobile, si dure, ses traits avaient si bien perdu le pouvoir d’exprimer une émotion, qu’elle semblait ne pas entendre les clameurs qui fusaient à quelques pas d’elle, ni les plaintes, tantôt aiguës, tantôt sourdes qui s’échappaient de la bouche des victimes suppliciées ; qu’elle semblait ne pas voir, par les interstices de l’écorce, le jaillissement rouge de plusieurs brasiers. Plus tard naquit un halètement profond : toute la souffrance de celui-là, elle ne s’indiquait que dans cette respiration saccadée. Koïncha tourna la tête ; son corps, sa figure se couvrirent de sueurs.

Enfin les clameurs diminuèrent d’intensité. Chacun regagnait sa loge ; des enfants criaient en courant. Et le silence se fit.

Koïncha attendit longtemps. Puis elle franchit la seconde rangée de palissades. Elle se dirigea vers la cabane ; du toit ruisselaient des torrents d’eau. Koïncha se tenait immobile près de la porte, et la porte s’ouvrait ligne à ligne. Sous le courant d’air, une bûche jeta soudain sa flamme, se mit à brûler, éclairant la pièce étroite. Se penchant, Koïncha trancha des liens. François ne l’avait même pas entendue. Elle l’aida à se relever ; il se suspendit à son cou. Ils sortirent avec la même lenteur.

François se coucha dans le fond de la pirogue. Koïncha jeta une vieille peau de chevreuil sur ce squelette. Elle s’assit à l’arrière, lourde, immobile, la pagaie en mains, comme si elle eût fait partie du bois du canot. Et celui-ci courut sur la rivière en crue. Koïncha ne distinguait à l’avant qu’une vague couleur laiteuse et luisante qui lui indiquait la route. De chaque côté s’éleva bientôt, ainsi que des falaises de brume très sombre, la forêt enveloppée de pluie. Et sur l’eau bourbeuse, gonflée, l’embarcation glissait sans heurt, comme une luge lancée à toute vitesse sur un flanc de montagne couvert de neige, prenant un tournant à droite, puis un autre à gauche, et ployant sur cette couche élastique et molle.

Brillant et froid, le soleil se leva. Les yeux glissant de côté dans sa vieille face de sorcière, sans remuer la tête, Koïncha vit défiler en vitesse le village de pêcheurs qu’elle avait tant redouté : les Iroquois dormaient. Puis elle mastiqua des grains de maïs ; et elle saisissait dans sa bouche des tampons de pulpe toute moulue, et avec ses doigts, elle les enfonçait entre les lèvres de François.

Puis elle dit : —

— François, nous avons un portage à franchir ; François, il faut que tu marches, m’entends-tu ?

Mi-français, mi-algonquin, son langage se pénétrait de douceur. Elle s’éloigna la première avec le canot, les quelques épis de blé d’Inde, la pagaie. Elle revint tout de suite. François se traînait sur les coudes et sur les genoux. Koïncha aperçut alors les doigts brûlés jusqu’à la troisième jointure, les mains fendues jusqu’au poignet, les larges brûlures des épaules, les doigts de pieds dépourvus d’ongles, les pieds transpercés, les ecchymoses des bastonnades répétées, le gonflement des abcès sous l’accumulation du pus. Chaque mouvement coûtait au jeune homme des douleurs lancinantes, mais François ne pleurait, ni ne criait. Les yeux fixes, sans expression, les maxillaires rivées l’une à l’autre, il rampait avec précaution.

Koïncha s’étendit à plat ventre sur la terre. Elle dit : « Glisse-toi sur mon dos ». Et lorsqu’il eut noué ses bras autour du cou court dont la peau pendait en fanons sillonnés de grosses rides comme ceux des bêtes, Koïncha se redressa à grands efforts, s’aidant de pierres et de branches d’arbres. Et le corps ployé sous ce faix, elle marchait à petits pas pénibles sur le sol inégal, soufflant ainsi qu’un animal rendu.

Enfin le lac Ontario s’étendit, étincelant, au large de la côte. Un fort vent d’ouest courait dans la claire journée d’automne, soulevant des vagues courtes. Ici, le canot ne serait plus porté par le courant ; il perdrait son avance.

— François, François…

Il ouvrit les yeux et Koïncha lui expliqua. Il observa autour de lui. Obéissant à l’ordre donné, Koïncha pagaya droit vers la pleine mer, la proue fendant les lames dont le choc contrariait l’élan de l’aviron. L’esquif n’avançait presque plus. Mais Koïncha persévérait pendant que François s’affairait à l’avant, sous la pince, la sueur des souffrances et de la fatigue ruisselant sur sa figure.

— Les voilà, cria-t-elle soudain.

Deux pirogues d’écorce d’orme débouquaient à leur tour de la rivière. Dans chacune, dix guerriers ramaient. Ils avaient découvert le canot et ils filaient maintenant vers lui. Koïncha s’affolait.

— Ils vont te reprendre, François, ils vont te reprendre.

— Rame sans te fatiguer, Koïncha, toujours dans la même direction.

La tête au-dessus du bordage, il suivait les progrès des poursuivants. Koïncha perdait régulièrement son avance, les cris de guerre aigus parvenaient jusqu’à eux. Quelques ennemis armaient déjà leurs arquebuses. Alors, François dit : —

— Tourne bout pour bout.

Puis il aida Koïncha à caler le mâtereau, à dérouler et à tendre la voile qui se gonfla subitement, plein vent arrière. Léger, battu par un vent violent, le canot d’écorce de bouleau bondit ; il passa non loin de l’ennemi comme un rapide goéland ; il se dirigeait droit vers la sortie du lac, vers l’embouchure du fleuve dont le courant le conduirait jusqu’aux postes.

Le soir, Koïncha aborda dans une îlette dérobée au milieu d’un archipel. Elle traîna François sur le rivage, lui donna à manger. Déjà le jeune homme portait sur sa figure le masque de la gangrène. Une intervention immédiate s’imposait. Koïncha alluma un feu de bois bien sec qui dégagerait peu de fumée et ne durerait pas. Elle étendit François tout auprès, elle découvrit les plaies infectées. Et à quatre pattes elle ressemblait à une chienne qui déchiquète un cadavre, car elle mordait dans les abcès, arrachait avec ses dents les chairs corrompues, nettoyait toutes les blessures avec sa bouche, jusqu’au sang, jusqu’à la chair saine, comme ceux de sa race l’avaient toujours fait. Puis elle appliqua des emplâtres de simples.

Koïncha dormit un peu. Elle partit vers minuit. Désormais, elle voyagea sans répit, pagayant un peu, laissant le courant porter le canot, sommeillant quelques heures au hasard d’une crique, mâchant son blé d’Inde. Des rapides coupaient le cours de l’eau ; elle réveillait François, et soudain bousculée, l’embarcation courait et bondissait. Mais l’obstacle le plus redoutable, elle y avait songé dès le début, elle le sentait approcher. Sur une distance de dix milles, le fleuve s’affaissait d’une cinquantaine de pieds, d’un lit de pierre à l’autre, et formait les rapides de La Chine. Impossible de transporter François sur un aussi long passage ; Koïncha devrait foncer dans les cascades. Autrefois, avec sa tribu, elle avait souvent passé par là ; elle se rappelait vaguement le parcours à suivre.

Vers deux heures du matin, quand elle entendit le mugissement clair qui naissait par-dessus la forêt, elle se signa. À la tête des rapides, elle attacha la pirogue, reposa quelques heures. Et lorsque l’aube eut suffisamment éclairé le paysage, elle cria : « François, François, les rapides de La Chine ». Le jeune homme ouvrit les yeux, il mettait du temps à comprendre comme si les sons lui fussent parvenus d’infiniment loin.

Enfin, François s’agenouilla à l’avant, le buste appuyé sur la pince. Koïncha se cala à l’arrière ; elle enroula son chapelet autour de son poignet droit. Puis d’un geste précis, elle rejeta l’embarcation au large. Elle cria encore :

— Si nous chavirons, te cramponner au canot, ne pas le lâcher.

Elle répétait l’exhortation comme pour l’enfoncer à coups de marteau jusqu’à la mémoire lointaine.

De seconde en seconde, le courant accélérait son élan. Le mugissement lointain devint clameur assourdissante. Des moutons blancs accoururent. Entre ses basses rives boisées, l’immense fleuve s’affaissa par gradins insensibles, croula d’un palier à l’autre, reflua sur des obstacles de fond, disparut à la vue.

De ses mains mutilées, François donnait les signaux habituels. Et le canot maintenant engagé, recevait les soufflets de quelque tourbillon puissant comme une queue de cétacé ; des torsades lui imprimaient un mouvement giratoire et il glissait de travers ; des vagues de fond le projetaient en avant ; des lames sautaient à bord ; l’avant plongeait sous l’eau, l’arrière dérapait sur le dos de quelques remous. Mais elle, à la poupe, la vieille corneille, la vieille sybille, elle gouvernait presque pliée en deux, la tête relevée, le menton pointu ; de ses bras rugueux comme des branches, elle maintenait droite cette flèche qui déviait toujours.

Le fleuve une fois calmé, François lâcha prise. Mais Koïncha ne broncha pas. Le courant conservait sa force sur une longue distance. À gauche, dans une clairière, s’aperçut subitement le poste de Ville-Marie : des palissades, un clocher, des toits à lucarnes. Mais l’Algonquine ne s’arrêta pas. Dans sa fierté d’âme simple, elle désirait remettre le plus tôt possible à la femme blanche le corps torturé de son fils.

Durant le haut du soleil, elle gîta dans une île ; des Agniers rôdaient toujours en ces parages. Elle arriva vers cinq heures du matin, la nuit suivante. Pierre allumait déjà le feu. Il se précipita pour ouvrir. Il souleva François dans ses bras et l’étendit de tout son long devant les flammes. Le bruit réveilla Ysabau. Instantanément, elle fut assise dans son lit, le cœur battant ; elle distingua cette forme allongée comme un cadavre ; elle se dressa, s’agenouilla près de lui. Elle regardait les yeux enfoncés si loin dans les orbites, elle caressait la peau tendue sur les mâchoires, l’ossature de la tête ; soudain, elle gémit d’horreur : elle venait d’apercevoir toutes les plaies.


De sa chaise à l’écart, tout en fumant, François observait et écoutait. Depuis sa terrible aventure, il était devenu plus taciturne encore, fuyant la commisération publique, se retirant des personnes et des choses. Il marchait avec une claudication légère ; chaque jour, il réapprenait à manier son mousquet ; mais il ne pourrait plus pagayer.

Mal éclairée par le feu de l’âtre et une couple de bougies, la pièce bruissait du chuchotement des conversations : à part les membres de la famille, se voyaient aussi madame Hache, madame Sarrazin, monsieur et madame Malherbe, Sébastienne.

Celle-ci avait maintenant quatorze ans. Elle se révélait en pleine floraison, embellissant chaque jour, allongeant ses robes, se douant de coquetterie et de turbulence. De son allure prime-sautière, sans réserve, elle vint s’asseoir à côté de François.

— Tu vas devenir interprète ?

— La Compagnie a eu quelquefois besoin de mes services ; je me suis rendu au magasin.

— Quand les Attikamègues sont venus ?

— Oui.

— Les commis ne savaient que faire après la mort de Godefroy ?

— Personne ne les comprenait, répondit brusquement François.

Prononcer ainsi légèrement le nom de Godefroy, devant lui, n’était-ce pas débrider une plaie d’une main brutale ? Avec ce compagnon, il avait couru fleuve et forêt, remonté le Saint-Maurice, la Mataouin, couru plus d’un danger. Les Iroquois, le printemps dernier, l’avaient tué à la tête de trente Attikamègues, en arrière des Trois-Rivières. Enveloppé par des forces supérieures, le jeune homme avait combattu pendant deux jours.

— Godefroy était ton ami ?

— Oui. Godefroy était mon ami.

Entre ses paupières mi-fermées, François examinait de haut l’adolescente qu’il avait sauvée. Sébastienne venait s’asseoir à ses côtés, Sébastienne le rejoignait dans la rue, Sébastienne cheminait vers lui avec sa sincérité totale qui ne se souciait pas du monde.

— François, pourquoi me réponds-tu brusquement ?

— Moi ? Tu te trompes, Sébastienne.

François se tenait en garde. Aux avances trop visibles, aux phrases trop affectueuses, il opposait des paroles indifférentes. Il n’épargnait même pas les répliques si brutales que Sébastienne se levait comme si elle eût reçu un soufflet.

— Il ne me pardonne pas d’avoir subi ces tortures pour moi, pensait-elle. Pourtant, je ne lui déplais pas. On le sent quand on déplaît à quelqu’un. Imagine-t-il que je veux maintenant me sacrifier pour lui ?

Mais comment lui expliquer ces choses, à lui si fermé, si dur ? Sébastienne abordait ce sujet : une rebuffade l’arrêtait net : François pressentait ses paroles et ses pensées parce qu’il possédait plus d’expérience : promptement, il fermait toute avenue vers lui. Malgré tout, elle offrait son amour à la vue de tous comme on présente des joyaux sur un plateau.

François écoutait maintenant Magdelaine Hache.

— Ils se sont promenés longtemps en face du fortin ; ils avaient formé une procession et le premier en tête avait endossé la soutane de monsieur Le Maître. Pourquoi ne seraient-ils pas insolents ? Ils sont les vrais seigneurs du pays.

Elle pleurait. David Hache était mort. Pauvre, fatigué de l’inaction, il était parti pour la pêche avec deux soldats. Des canots iroquois leur avaient coupé la route du retour. La garnison avait entendu les coups d’arquebuse.

L’épouse de Sarrazin pleurait aussi : Eustache avait chassé une fois de trop dans les îles du lac Saint-Pierre.

François entendait les lamentations. Pierre écoutait aussi au coin du feu, sombre, la tête penchée. La mort de David Hache l’avait touché profondément.

— Ce modeste, pensait-il souvent, il était au-dessus de nous tous. Voilà un homme qui avait été façonné pour ce pays ; il se soumettait aux événements d’un cœur humble, sans s’irriter, sans s’exciter. Jamais las, il peinait d’un élan égal et sûr. Il montrait du dévouement, assistant celui-ci ou celui-là, tandis que j’étais trop absorbé pour penser aux autres. D’humeur égale, habile de ses mains, il accomplissait beaucoup de travail sans le dire.

Funèbre veillée. Sébastienne était peut-être la seule à penser à autre chose que la guerre. Un vent d’automne emportait par grands essaims les feuilles colorées ; il les râtelait dans la rue. Il soulevait l’eau froide du fleuve et la revêtait d’une surface rêche à l’œil et noire.

De tristesse, Pierre aurait voulu crier à ces femmes : — Arrêtez, cessez.

La Nouvelle-France était malade de mal de mort. L’automne était venu, mais les éphémérides sanglantes continuaient de s’inscrire dans le calendrier de l’année terrible. Ville-Marie, Trois-Rivières, Québec pleuraient les morts, les suppliciés, les captifs. Soit découragement, soit impossibilité de vivre sans cultiver, chasser et pêcher, soit fatigue de cette guerre sans répit, la population, semblait-il, ne se gardait plus aussi bien. En cent lieues de pays, les Iroquois avaient raflé plus de cent vingt victimes.

Ville-Marie comptait à elle seule une trentaine de disparus parmi lesquels il fallait noter deux missionnaires. Les Trois-Rivières avaient perdu du même coup un groupe de quatorze hommes ; deux enfants avaient été capturés ; par deux, par trois, d’autres personnes avaient succombé ; Godefroy était mort. Longtemps épargné, Québec avait souffert de nombreuses disparitions : le Grand Sénéchal de la Nouvelle-France avait été surpris avec sept soldats dans une barque échouée sur les battures de l’île d’Orléans : bien embusqués sur le rivage, les Iroquois les avaient abattus l’un après l’autre. Ils avaient massacré plusieurs colons sur leurs fermes. Plus loin encore, à Tadoussac, ils avaient atteint des pêcheurs ; ils avaient exterminé une petite tribu algonquine : les Écureuils ; ils s’étaient avancés très loin dans le Saguenay, semant l’épouvante parmi des peuplades craintives et les refoulant sur le versant de la baie d’Hudson.

Ces massacres, le supplice de François, avaient produit une détresse morale chez Pierre ; ils l’avaient dégrisé ; ils l’avaient aussi accusé. Comment se dégager de la responsabilité subtile qui pesait sur lui à l’endroit de son fils ? Alors, il était revenu au fort avec sa famille ; il avait obtenu un brevet de capitaine. Mais que faire en cette enceinte de pieux ? Compter les meurtres, assister aux captures, additionner les disparus, imaginer les tortures des suppliciés ? Sans la moindre espérance, se lancer sur les pistes de quelque parti iroquois prompt et rusé ? Écouter craquer et se défaire la colonie comme glace au printemps ?

Pierre revenait à la maison. Il trouvait François s’essayant à marcher, à tirer du mousquet. Il ne pleurait pas ; tous, semblait-il, avaient dépassé le stage des larmes. Mais une souffrance se tassait là, au fond de lui, qui demeurait et s’augmentait. Parfois un soupir pareil à un sanglot s’arrachait de tous ces deuils et de tous ces projets en décomposition.

Puis l’exaspération fermentait en lui.

— Nous sommes quelques centaines d’hommes en Nouvelle-France, disait-il à François ; le Gouverneur devrait ordonner une levée en masse.

— Inutile, répondait François, comme autrefois Jacques Hertel. Les Iroquois voient venir ton gros parti de guerre ; ils abandonnent leurs hameaux. Tu brûles ceux-ci, tu retournes, mais tu n’as infligé aucune perte à l’ennemi.

— Que faire ?

— Double le nombre des soldats. Alors tu laisses une garnison dans les forts et tu entraînes les autres. Tu les habitues au fleuve, à la forêt, au canot, à la raquette, au froid, au combat parmi les arbres ; tu les rends aussi souples que les Sauvages, aussi rapides, aussi rusés. Tu les dresses. Ils chassent en même temps qu’ils se déplacent, ils vivent sur le pays ; ils s’orientent n’importe où. Avec cent cinquante hommes de cette façon, la colonie se défend ; bien mieux, elle attaque, elle porte la guerre chez les ennemis.

— Mais en attendant…

— …

Cependant ces séries de malheurs produisaient sur Pierre l’effet même que l’adversité engendre dans les natures saines et fortes : au lieu de le décourager, elles l’ancraient dans son obstination. Comme ces pinces qui serrent et maintiennent d’autant mieux leur fardeau que celui-ci s’alourdit, sa volonté se figeait, s’affermissait et devenait dure comme acier. Au début, plusieurs auraient quitté la colonie pour un caprice ; maintenant, la mort même ne chassait pas les autres.

La veillée s’alourdissait dans le deuil. Morts, disparus, constituaient le principal topique. Seuls, Pierre et François demeuraient muets, roulant en leur esprit de pénibles pensées ; à un moment donné, ils quittèrent la maison. Entrant dans l’air vif, ils se dirigèrent vers l’appontement. Des bouffées de vent glacial cinglaient le fleuve aux vagues luisances noires

Plusieurs colons étaient déjà rassemblés. Des domestiques plaçaient des colis dans un long canot ; des rameurs s’installaient à leur poste.

Bientôt survint, lourd, pas très grand, Pierre Boucher. Sa démarche même indiquait l’homme de pondération, de force. Sans insister, le regard vif de ses yeux noirs se promenait et notait tout.

Il distribua des poignées de main, échangea quelques paroles ; puis il descendit dans le canot qui, sous l’effort des pagaies plongées au commandement, bondit vers le large comme un cheval éperonné. Tous s’immobilisèrent là, un instant. Découragés par ces séries de malheurs, ils avaient publiquement exigé de leur Gouverneur qu’il se rendît auprès du Roi. L’excès des souffrances avait aplani les difficultés. Pierre Boucher s’embarquerait à bord d’un navire qui quitterait Québec dans quelques jours. S’il échouait, c’était la fin de la Nouvelle-France : elle ne pouvait plus supporter ces saignées annuelles.

Dans la tension du silence, François entendit une espèce de sanglot : il jeta un regard et vit des larmes couler des yeux de son père. Il se détourna. La lune, quelques étoiles brillaient d’un éclat intense, non pas dans l’éther mais dessus, ainsi que des pendentifs, des joyaux lancés à la volée sur un velours noir ; le firmament pur se ternissait de vapeurs légères semblables aux buées que la respiration laisse sur une vitre.

Au retour, François bavarda un peu : le départ de Pierre Boucher l’avait ému. Quelquefois, quand les circonstances s’y prêtaient, il débitait ainsi toute une histoire mûrie avec soin ; ou bien, il communiquait des renseignements thésaurisés.

— Tout n’est pas perdu, affirma-t-il. Enfin, les autres tribus ont compris à leur tour l’importance des armes à feu ; Outaouais, Andastes, Abénaquis, Mahingans possèdent des mousquets. Les Iroquois ont subi quelques revers ; leurs succès leur coûteront plus cher à l’avenir. Même les timides Sauvages du nord s’arment maintenant et s’enhardissent. Cet été, seuls les Agniers ont poursuivi la guerre ; les autres tribus iroquoises ont envoyé des ambassades de paix : elles devaient faire face au sud à des ennemis dangereux.

François désirait encourager son père qu’il plaignait ; il le voyait maintenant hors de son milieu, hors de sa besogne, hors de sa joie. Les événements avaient étranglé à mesure chaque espoir que celui-ci avait conçu. Mais soudain, pour une éclaircie, il espérait de nouveau : son vieux rêve vivait toujours au fond de lui-même, comme ces racines vives et profondes qui jettent des accrus de nombreuses années après l’abattage de l’arbre. S’il remontait le fleuve en chaloupe, à la tête de quelques soldats, il observait attentivement le pays ; il examinait les terres nivelées, les sols alluvionnaires ; il entrait dans le bord de la forêt, l’automne, et s’éternisait là, les pieds dans les feuilles, les regards lents. Que de domaines à tailler l’un à côté de l’autre, joignant le rivage ; que de tranches de pâturages, de prés, d’emblavures bien découpées à poser à plat comme des tuiles de nuances différentes, pour recouvrir cette vallée ; que de fermes larges, pleines d’air et de vent, à aménager dans ces étendues !

Mais François craignait en même temps d’allumer des espérances trop vives.

— Avec l’Iroquois, nous serons plutôt le castor qui ronge l’arbre que la hache qui l’abat d’un coup. Nous devrons user de patience et d’habileté.

Ils entrèrent dans la maison : dans la pénombre éclairée par les lueurs sautillantes des bougies, ronflait et pétillait le foyer. Si ce n’est Sébastienne, les visiteuses étaient parties. Ysabau, Yseult, Ysolde, Sébastienne coupaient des pièces d’étoffe. Sébastienne essayait un manteau encore sans manches.

— L’aimez-vous, François ?

Elle levait les bras, tournait et retournait. François regardait ce jeune visage éclatant, plein et pur, dans son premier éclat de beauté ; il devinait cette âme tremblante, apeurée devant sa violence, qui s’approchait mais s’effrayait de son approche ; il distinguait les yeux purs qui cherchaient une brèche par où pénétrer vers lui, qui craignaient ses yeux à lui, rudes, impénétrables ; qui épiaient sur ses lèvres l’amorce d’un sourire, sur ses traits la détente d’un peu de bonté, qui espéraient que l’étau de cette mâchoire se desserrerait. Il observait, mais il continuait à fumer le calumet de grès rouge.

Sébastienne partie, Ysabau demanda : —

— Pourquoi es-tu si dur pour elle, François ?

— Moi ? interrogea-t-il. Mais il ne répondit rien d’autre.

— Tous ces malheurs ne vous ont pas amolli, ton père et toi ; ils vous ont endurci au contraire. J’ai l’idée parfois que je pourrais frapper à grands coups de marteau sur vos mains, sur vos bras, comme sur une enclume : vous ne sentiriez rien, vous ne vous plaindriez pas ; vous ne pliez pas, vous ne vous brisez pas. Vous êtes des hommes en fer.

Une fois seul, François déposa son mousquet sur la table. Il s’assit en face. Comment presser la gâchette avec cet annulaire privé de sa première jointure, le doigt le plus complet de sa main droite ? Il épaulait : l’arme demeurait instable, le canon déviait. Il tentait d’assouplir ses muscles, de raffermir sa prise. Soudain, il échappa l’arme dont la chute retentit sur le parquet de bois. Il l’accrocha à un clou enfoncé dans le lambris. Il marchait dans la pièce, préoccupé, les yeux sans expression ; il cherchait. Il décrocha l’arme de nouveau ; il l’épaula à gauche. Puis il réfléchissait. Soudain, Ysabau ouvrit la porte : —

— François, dit-elle… Oh ! mon Dieu.

Elle avait aperçu l’arme ; elle se tut. Et François s’accouda sur la table, la tête dans les mains.


Deux tempêtes étaient survenues à la mi-mars, provenant de l’est, le pays de la pluie ; toute vision avait été obscurcie à vingt pas comme par de mouvants et d’immenses rideaux composés de gros flocons de neige laineux, de tampons d’ouate d’un blanc mat, à peine reliés entre eux, drus, dont l’abondance diffusait une lumière de lait. Ces bordées avaient étendu sur le pays deux couches sans consistance et sans poids.

Vers une heure, François partit en raquettes avec Koïncha. Ils enfonçaient. Leurs pistes profondes s’éloignaient côte à côte vers l’orée de la forêt. Alors Pierre, Jacques et Paul sortirent de la maison. Plongeant jusqu’aux genoux dans les congères ils se dirigèrent vers les amas de billes qu’indiquaient seuls des renflements moelleux. Là reposaient, tronçonnés en billots, des arbres d’un seul brin dont les flexures empêchaient l’utilisation, des tiges branchues et autre bois en grume.

Soleil et neige étincelaient. Pas de vent. Les hommes se dépouillèrent de leurs pelisses de fourrures ; les manches de haches se réchauffèrent tout de suite entre leurs mains. Ils élevaient celles-ci au-dessus de la tête, ils les rabattaient en imprimant juste au bon moment un petit coup de côté ; l’outil pénétrait dans l’aubier gelé, une billette se détachait et, tombant à côté, semblait s’enfoncer dans des épaisseurs de laine molle.

Car le temps était venu de préparer la provision de bois de chauffage de l’hiver suivant. Bien cordés dans le bûcher, les quartiers sécheraient durant le printemps, l’automne et l’été ; à l’hiver, ils dégageraient beaucoup de chaleur au lieu de saliver. Les coutres se levaient et s’abaissaient. Parfois, ils rencontraient un nœud plongeant jusqu’au duramen et alors ils devaient frapper à plusieurs reprises. Certaines essences se fendaient aisément, d’un seul coup ; les fibres d’autres essences semblaient tissées l’une dans l’autre, les couches superposées s’enlaçaient ; pilonné avec la masse, l’ébuard les divisait.

La température devint tout à fait chaude vers le milieu de l’après-midi. Un peu d’eau glissait de l’épais capiton blanc qui recouvrait le toit de chaume. Ysabau sortit un instant de la maison pour étendre du linge sur une corde tendue entre deux poteaux ; le sol était doux aux pieds, feutré, et non plus craquant, rêche et dur ainsi qu’une râpe. La porte de l’étable était ouverte au midi ; une vache avança en hésitant à plusieurs reprises, se rendit jusqu’au meulard de peza, mordilla, la tête haute, regardant au loin l’étendue. La futaie dégouttait comme après un orage parce que la neige s’était accumulée sur les grosses branches, avait adhéré aux troncs du côté du vent.

Depuis trois ans, Pierre avait fort élargi ses coupes. Il était revenu quand François l’avait permis, pas avant. Pierre Boucher avait obtenu audience du Roi ; il avait rédigé un mémoire afin de renforcer son plaidoyer verbal. De prime-saut la Nouvelle-France gagnait cent soldats et deux cents colons, d’autres renforts suivraient. Elle subissait une refonte administrative et judiciaire. Louis XIV s’affirmait le grand ouvrier capable de pétrir la matière coloniale et de lui imposer majestueuse tournure.

Au pays, Français et Iroquois conduisaient des négociations pénibles, régulièrement interrompues par quelques captures ou quelques massacres. Les tribus de la Maison Longue ne poursuivaient pas toutes la même politique ; souvent, gens de même tribu ne s’entendaient point. Situation périlleuse, mais Pierre fendait du bois, rêvait semailles, essartement, construction de bâtiments et de maison.

Dans la pureté du ciel plongea bientôt un soleil qui avait cessé de réchauffer. Le froid redevint vif, la fumée s’étira au sortir de la cheminée, la vache rentra dans l’étable, la neige durcit, les mains s’engourdirent sur le manche glacial des haches.

Quittant le bûcher, les trois hommes endossèrent leurs pelisses. Chemin faisant, ils aperçurent François. Chaussé de raquettes, celui-ci courait lourdement, enfonçant à chaque enjambée, se balançant de droite à gauche. Pierre s’arrêta un moment pour observer, croyant à un jeu. Il fronça les sourcils. Puis il poursuivit sa route. François entra presque sur ses talons.

— Koïncha est-elle revenue ? demanda-t-il.

— Oui, depuis une demi-heure, je suppose, répondit Ysolde.

François sortit et cria quelques mots en algonquin. La vieille grolle apparut à l’ouverture de son wigwam, le mousquet au bout du bras. Elle s’élança dans le sentier et François la laissa entrer devant lui. Alors, il dit : —

— Une bande d’Iroquois approche.

— Je vais cadenasser l’étable alors, dit Pierre.

— Non. Non. Ne bougez point.

Les hommes barrèrent rapidement les contreportes, les contrevents ; ils désobstruèrent les meurtrières. Chacun chargea son mousquet. Sans hésiter Koïncha s’était mise de garde à l’ouverture qui donnait sur l’amoncellement de bûches.

— Ils viendront par là, dit-elle.

Des bougies éclairaient ces préparatifs. La neige s’éteignit au dehors et tous ne se déplacèrent plus que dans une pénombre muette. À l’écart de cette fièvre et de cette angoisse, François s’était assis ; il réfléchissait, et de sa main droite mutilée, il jouait avec un couteau sur le bout de la table.

— Des Onnontagués, pensa-t-il.

Il connaissait l’implacable volonté de vengeance des Iroquois : pas de pardon pour ceux qui abattaient quelques-uns de leurs guerriers. Souvent il avait pensé que sa présence dans sa famille attirerait sur elle des représailles.

Soudain, il devina que Koïncha modifiait un peu sa position, que ses muscles se contractaient : la détonation retentit dans la maison basse. Pierre tira à son tour. Assourdis par les épais murs de bois de la cabane, des coups de feu s’entendirent au dehors.

— Le feu ! cria Pierre

Les bâtiments commençaient de brûler dans la nuit. Puis s’élevèrent les mugissements désespérés des vaches.

François ne bougeait pas. Il aperçut comme en rêve Ysabau, Yseult et Ysolde qui s’agenouillaient devant le petit autel de sapinages, au milieu de la fumée ; puis Koïncha qui visait, courbée en deux, se relevait, le chef branlant, pour recharger son arme. Il supputait leurs chances à tous d’échapper au massacre.

— Le feu, le bruit des détonations attireront le secours, pensait-il ; dans une demi-heure, voisins et soldats seront là.

Puis, soudain, une pensée lui traversa l’esprit. En deux bonds il gravit l’escalier ; il entra dans le grenier. Le feu commençait de flamber dans les couches inférieures d’herbe à lien et dans le bois sec. Allumées au cœur du chaume épais, les flammes se propageaient. François tenta de les éteindre, se brûla les mains, les bras.

Il descendit, rabattit la trappe sur lui. Il appela son père.

— La maison est en feu : il faut sortir.

Puis, avisant la table, il commanda : —

— Brise les pieds avec la hache.

Les pieds sautèrent l’un après l’autre ; il ne resta qu’un lourd et long panneau composé de trois madriers épais bien polis.

— Maintenant, il faut se faufiler dehors en s’abritant derrière la table ; et continuer le tir pour les tenir en respect.

Quand la fumée devint trop épaisse pour respirer, François se plaça au bout afin de surgir dehors le premier. Dans sa main gauche, il agrippait le couteau. Il rappela Koïncha qui revint en toussant.

— Glissez la table en vous abritant bien.

— Un Iroquois nous attaquera à revers, dit Pierre, celui qui a mis le feu dans le toit.

— Je m’en charge.

La table s’ébranla par la porte ouverte. François bondit. Ils entendirent le claquement d’un coup de mousquet ; mais François avait plongé son couteau. Deux corps roulèrent dans la neige, s’agitèrent dans une lutte, dans des contorsions, puis s’immobilisèrent.

— François est mort ! hurla soudain Ysolde, François est mort !

Les balles crépitaient sur le panneau qui s’éloignait de la maison en flammes. Eux, ils ne pouvaient tirer qu’à chaque bout, ou par-dessus, en se découvrant.

Koïncha tomba d’un coup, sans un cri, comme François ; sa lourde forme s’incrusta dans la neige. À mesure qu’ils se déplaçaient, l’obscurité s’épaississait autour d’eux. Ysabau se posta pour tirer à son tour. Elle eut à peine le temps d’épauler : elle tomba, les deux mains pressées au défaut de l’épaule. Elle rampa, vint s’allonger près d’Ysolde, en robe dans la neige profonde, perdant beaucoup de sang.

— Nous y passerons tous, pensait Pierre.

Paul tirait sans relâche. Mais à la fin, il fut tué instantanément d’une balle dans l’œil.

Un coup de mousquet retentit dans le bois à l’arrière.

— C’est la fin, pensa Pierre.

Mais une voix cria sans tarder : —

— Tenez bon : nous arrivons.

Des colons et des soldats s’avançaient en tirailleurs ; d’autres tournaient l’ennemi. Celui-ci retraita bientôt, laissant quelques morts dans la forêt. Maison et dépendances achevaient de brûler. François, Koïncha, Paul étaient morts ; Ysabau était gravement blessée ; elle gisait dans la couche molle : la tête sur les genoux d’Yseult qui pleurait en gémissant : « Maman, maman ».

Ils transportèrent en ramasse les morts et les blessés jusqu’à la maison voisine. Les autres suivaient, marchant péniblement, la neige jusqu’aux genoux.

Quand les soldats s’éloignèrent en partie vers quatre heures du matin, Pierre demeura accablé. Il portait le faix des deuils, bien seul, car dans le lit reposait, immobile, très blanche, Ysabau du port de mer joli, Ysabau du grand fleuve et de la grande forêt.


Une fois seule, Ysabau étendit lentement ses membres entre les draps de lin rude ; elle laissa sa tête choir au profond de l’oreiller de plumes, se laissa couler dans le silence, dans la paix. La pensée de François, de Paul, de Koïncha lui revint ; elle pleura sans bruit. Une Hospitalière entra à pas feutrés ; elle la gourmanda un peu : pourquoi ne pas s’abandonner à plus fort qu’elle, ne pas se blottir entre des bras qui berceraient sa faiblesse et sa souffrance ?

Une fenêtre demeurait ouverte. De son lit, Ysabau voyait un peu de verdure jeune, des branchettes, de petites feuilles encore roulées s’inscrire en filigrane sur un rectangle de ciel. Elle imaginait le paysage que l’on apercevait des hauteurs de l’hôpital : la côte de Beauport, l’île d’Orléans, le Cap Tourmente, bleuâtre, rond, posé sur le rivage au loin comme une borne cornière, le fleuve se divisant en deux, s’ouvrant une large issue le long des montagnes et partageant la Nouvelle-France.

Le printemps était venu ; il se fondrait bientôt dans un bref été. L’été canadien : celui-là seul en connait la douceur, qui l’a attendu pendant des mois de neige et de froid, dans les glaces et le verglas. Il dépêche au-devant de lui, en éclaireurs, quelques journées semblables à celles qui avaient accompagné Ysabau dans sa descente en bac sur le Saint-Laurent. Pas de vent. Tout le corps boit la chaleur à pores béants. Chaque bruit retentit comme un tintement de timbales. Le soleil flambe. Délivrée, l’eau luit. La douceur de l’air s’insinue dans les muscles, dans les nerfs, et, par les poumons, jusqu’à l’intérieur de la chair. Un flux de vie submerge le pays.

Ysabau s’endormit dans la suavité du matin. Pendant ce temps, Pierre errait par le bourg.

Comme au premier jour, il voulait monter sur le haut du Cap, au-dessus du palais du Gouverneur et des casernes, voir s’étendre lointainement le continent sauvage et inculte. Il se souvenait de son premier regard sur ce paysage qui dégage tant de majesté par son fleuve, ses montagnes, ses terres en amphithéâtre, sa sylve centenaire, et là-bas, à droite, ses falaises et l’étendue plate des terres forestières.

Il se rappela les unes après les autres les heures qu’il avait vécues depuis bientôt trente ans qu’il habitait la colonie : heures de fièvre, de labeur et d’espérances ; heures d’inquiétudes et de dangers ; heures de renoncement, de douleur, de deuils. Au travail, il oubliait ; mais lorsqu’il était ainsi désœuvré, tout ce passé lui faisait mal.

Bilan qui ne se pouvait supporter en effet : deux fils morts en même temps ; Ysabau si dangereusement blessée, tellement affectée par ses deuils, qu’elle semblait resurgir de l’autre monde ; sa maison, ses bâtiments, son bois de construction de nouveau en cendres ; ses troupeaux détruits ; son modeste fonds encore en friche, ses instruments aratoires brûlés. En sept ans, la colonie n’avait pas connu une journée de paix. Des massacres avaient eu lieu à Ville-Marie, il y a quelques jours à peine. Le bac qui circulait des Trois-Rivières à Québec était armé en guerre, des pierriers aux quatre coins. Toujours des négociations interrompues par des combats. Deux milliers de Sauvages grignotaient et moquaient la population terrorisée.

Pierre observait l’allongement plat des terres. Il pensait de même que tous les Français qui, depuis près de soixante ans, avaient habité la colonie. « Nous devons garder ce pays, se disait-il ; il contient le fleuve, avenue perçant la contrée jusqu’au cœur ; au bout de ce couloir, de chaque côté jusqu’à des lointains qui défient l’imagination, des biens stables attendent : forêts sans bornage, vallées et plaines, pêche, chasse et pelleteries ; là gît non pas une province, ni un empire, mais un continent ; tout Français s’y taillerait un domaine et il resterait encore de l’étoffe ».

Pour des raisons nombreuses, l’imagination de la France lointaine n’avait pas encore embrassé cet ample spectacle.

Mais ici, pourtant, protégée par les avant-postes, la colonisation avait fleuri. De ce sommet s’entrevoyaient, sur les côtes de Beauport, de Beaupré et dans l’île d’Orléans, de nombreux et larges défrichés. Comme des grains de chapelet, des maisons se succédaient en bordure du bois, blanches sous le soleil. En cette limpidité de l’air, Pierre regardait des bœufs aller et venir dans les guérets. Les fermes s’agrandissaient comme auraient dû faire celles des Trois-Rivières et de Ville-Marie.

Pierre descendit à la Basse-Ville. Il causa avec de vieux mariniers qui flânaient.

— Nous attendons des troupes, dit l’un.

Pierre revint à l’hôpital. Il se pencha pour embrasser Ysabau.

— Écoute-moi bien, Pierre : cette fois, c’est vrai. On m’a donné des lettres à lire : plusieurs compagnies débarqueront ces jours-ci.

Pourquoi parlait-elle ainsi ? Elle devinait le découragement de Pierre, oui ; mais parfois, elle se sentait comme un cep dont on a coupé périodiquement les racines de surface : bien-être, douceur de l’existence, accomplissement des désirs ; mais qui, par contre, a dû enfoncer ses racines de fond, puiser les sucs les plus riches de la glèbe, et qui ne peut plus se déraciner. Ysabau n’avait jamais éprouvé d’indécision : elle mourrait dans l’âpre continent. Mais la démoralisation de Pierre pénétrait plus avant.

Soumis aux mêmes vents depuis trop longtemps, l’arbre demeurait penché.

— Vois-tu, disait-il, on croit d’abord que cet abandon tient à une personne en particulier : gouverneur, ministre ou roi. Mais les hommes se succèdent : rien ne change. La raison profonde, que l’on ne distingue pas, se loge plus loin.

Pierre examinait la faillite extérieure de leur existence ; Ysabau en discernait la réussite intérieure. Les dangers avaient avivé leur amour, ils en avaient fait jaillir de grandes flammes comme des coups de tisonnier sur des billettes en feu. Jamais Pierre et elle n’auraient pu se sentir plus unis que durant les moments où elle montait la garde, par exemple, mousquet au poing pendant que Pierre bûchait ; où ils verrouillaient la porte, appréhendant toute la nuit une attaque qui ne se produisait pas ; où ils cheminaient sous la futaie et que le moindre craquement de branche pouvait déceler un Iroquois. Ils avaient manqué de temps pour les querelles mesquines et les jeux de l’égoïsme. Ysabau retrouvait aussi nombre d’impressions : souvenir de l’après-midi dans la forêt quand le mal du pays l’avait saisie ; souvenir de ce soir d’automne pluvieux et froid quand elle était entrée dans la maison les pieds boueux. Des sensations répétées avaient gravé les mêmes empreintes comme des leviers frappant sans répit sur la même pièce de monnaie.

— J’aurais à revenir, je reviendrais, disait-elle

Puis Pierre s’accusait : —

— Je porte la responsabilité de nos malheurs, disait-il : je travaillais trop ; je distinguais mal l’état de la colonie, je manquais de prudence. Nous aurions dû vivre dans le fort continuellement. Mais je souffrais trop entre les palissades. Personne n’osait m’avertir nettement du danger. François et Koïncha s’exposaient pour nous protéger.

Oui, maintenant, il se rappelait bien. Dans sa famille, à tout bout de champ, on rencontrait un individu comme lui : il découvrait une grande tâche, il s’absorbait, travaillait, s’épuisait de fatigues ; son champ de vision limité par des œillères, il ne discernait rien d’autre dans l’existence ; il passait en illuminé, les yeux fixés sur son but, dans un monde extérieur qui lui demeurait mystérieux, mal connu, plongé dans une demi-obscurité ; du dehors, il donnait l’impression de vivre dans une transe continuelle.

— Mais comment réussir autrement ? répondait Ysabau.

Si celle-ci pensait au cep de vigne, Pierre se souvenait de la talle de sapins jaillissant des couches de pierre. En ce pays, sous les vents d’adversité, ces premières familles françaises avaient enfoncé malaisément des racines si profondes que rien ne pourrait désormais les arracher : quelle tempête renfermait jamais violence comparable à celle de cette première période ?

Les heures s’écoulaient dans cette récollection. Pierre et Ysabau se reposaient de la dernière crise. Puis au premier jour de l’été véritable, Pierre descendit à la Basse-Ville avec Yseult. Celle-ci ressemblait tant à sa mère au même âge que Pierre évoquait des promenades du même genre dans les rues descendantes de Saint-Malo. Pleine de nuages et de tiédeur, la matinée s’éventait d’un léger vent d’est, annonciateur de pluie.

Pierre et Yseult s’avançaient dans le vide de la rue. Pas de pavé ; la terre s’émiettait en poussière grise ; l’herbe était déjà longue de chaque côté des trottoirs de madriers. Entre les résidences de pierre et de bois, s’apercevaient des coins de campagne ; emblavures, prairies, prés où paissaient des vaches, bordure lointaine de la forêt. De robe noire et blanche, aussi propres que s’ils eussent été lavés, des veaux meuglaient dans un clos. Et à peu de distance, au bord du fleuve, se renflait la rondeur verte du Cap.

À l’appel de son mari, une femme sortit d’une maison inachevée, puis elle se mit à courir, un poupon dans les bras. Des cris s’entendirent.

Filant en silence comme une flèche, un jeune garçon les dépassa tous ; puis des hommes s’élancèrent dans le chemin qui montait en pente douce ; des jésuites même apparurent à la porte d’un vaste bâtiment de pierre et, comme s’ils eussent été aspirés par un courant, suivirent la foule.

— Mais qu’est-ce qu’il y a ? demanda Pierre. Et, déjà anxieux, il songeait aux Iroquois.

— Je vais voir, dit Yseult.

Elle s’éloigna à vive allure, fine silhouette en deuil. Parvenue à la ligne de faîte, là où l’on voyait le fleuve, elle se retourna, esquissa des signaux pressés. Pierre accourut, et soudain il vit :

— Un navire, un navire.

Voilure dehors, débouquant du chenal entre l’île d’Orléans et la rive sud, se détachant en bas, dans l’éloignement, sur un fond de nuages bleuâtres et de verdure, un gros bateau s’approchait.

Alors, le délire s’empara de la population : elle se rua dans la route tournante qui dégringolait de la falaise : hommes, femmes, enfants descendaient sans plus savoir ce qu’ils faisaient.

Et ils s’alignèrent sur le rivage, au ras de l’eau. Le silence se fit. Portée par la marée, poussée par le vent, voiles blafardes, la lourde nave progressait en ligne droite, sans un bruit, sur l’immensité du bassin. De nouveaux arrivés se joignaient toujours à la multitude tendue dans une douleur d’attente.

Les minutes s’écoulaient. Yseult avait de jeunes yeux perçants ; debout sur un poteau de l’appontement, soutenue par son père, elle regardait, pétrifiée dans un effort d’attention. Tout à coup, sa voix éclata, vibrante : —

— Papa, je vois des soldats !

Mais comme si elle eût tenu une proie sous ses regards, comme si elle eût été peu sûre de ce qu’elle avait d’abord distingué, elle ne remuait pas, elle ne se détournait pas. Puis elle cria encore : —

— Papa, je vois bien maintenant ; c’est vrai, papa, il y a des soldats… Je vais avertir maman.

Elle sauta, se retourna d’une pièce, fonça sans voir, heurtant des personnes, s’embarrassant les pieds dans des madriers ; elle faillit choir, se rattrapa, puis, sans modérer l’allure, disparut en arrière des maisons. Et maintenant la foule voyait. Elle acclamait et criait. Le canon commença de tonner, là-haut sur la falaise. Mais tout ceux qui, comme Pierre, avaient longtemps vécu dans l’enfer de cette angoisse, ne pouvaient ni regarder, ni crier : ils pleuraient.


FIN