Les Opinions de Jérôme Coignard/04
IV
L’AFFAIRE DU MISSISSIPPI
On sait qu’en l’année 1722, le Parlement de Paris jugea l’affaire du Mississippi dans laquelle furent impliqués, avec les directeurs de la Compagnie, un ministre d’État, secrétaire du roi, et plusieurs sous-intendants de provinces. La Compagnie était accusée d’avoir corrompu les officiers du royaume et du roi, qui l’avaient en réalité dépouillée avec l’avidité ordinaire aux gens en place dans les gouvernements faibles. Et il est certain qu’à cette époque tous les ressorts du gouvernement étaient détendus ou faussés. À l’une des audiences de ce procès mémorable, la dame de la Morangère, femme d’un des directeurs de la Compagnie du Mississippi, fut entendue en la grand’chambre par messieurs du Parlement. Elle déposa qu’un sieur Lescot, secrétaire de M. le lieutenant-criminel, l’ayant mandée secrètement au Châtelet, lui fit sentir qu’il ne dépendait que d’elle de sauver son mari, qui était bel homme et de bonne mine. Il lui avait parlé à peu près en ces termes : « Madame, ce qui fâche les vrais amis du roi en cette affaire, c’est que les jansénistes n’y sont point impliqués. Ces jansénistes sont des ennemis de la couronne autant que de la religion. Donnez-nous, madame, les moyens de perdre l’un d’eux, et nous reconnaîtrons ce service d’État en vous rendant votre mari avec tous ses biens. » Quand madame de la Morangère eut rapporté ce discours, qui n’était pas fait pour le public, M. le président du Parlement fut bien obligé d’appeler en la grand’chambre le sieur Lescot, qui d’abord essaya de nier. Mais madame de la Morangère avait de beaux yeux limpides, dont il ne put soutenir le regard. Il se troubla et fut confondu. C’était un grand vilain homme roux, comme Judas Iscariote.
Cette affaire, connue par les gazettes, fit l’entretien de Paris. On en parla dans les salons, dans les promenades, chez le barbier et chez le limonadier. Et partout madame de la Morangère inspirait autant de sympathie que le Lescot donnait de dégoût.
La curiosité publique était vive encore quand j’accompagnai M. l’abbé Jérôme Coignard, mon bon maître, chez M. Blaizot qui, comme vous savez, est libraire rue Saint-Jacques, à l’Image Sainte-Catherine.
Nous trouvâmes dans la boutique le secrétaire particulier d’un ministre d’État, M. Gentil, qui se cachait le visage dans un livre nouvellement venu de Hollande, et le célèbre M. Roman, qui a traité de la raison d’État en divers ouvrages estimés. Le vieux M. Blaizot, derrière son comptoir, lisait la gazette.
M. Jérôme Coignard se coula jusqu’à lui pour attraper par-dessus ses épaules les nouvelles dont il était friand. Ce savant homme et d’un si beau génie, ne possédait aucune part des biens de ce monde et quand il avait bu une chopine au Petit-Bacchus, il ne lui restait pas un sou dans sa poche pour acheter les feuilles publiques. Ayant lu sur le dos de M. Blaizot la déposition de la dame de la Morangère, il s’écria que cela était bien, et qu’il lui plaisait de voir l’iniquité crouler du haut de sa tour sous la faible main d’une femme, comme il en est des exemples merveilleux rapportés dans l’Écriture.
— Cette dame, ajouta-t-il, bien qu’alliée à des publicains que je n’aime point, est semblable à ces femmes fortes, si vantées au livre des Rois. Elle plaît par un rare mélange de droiture et de finesse et j’applaudis à sa piquante victoire.
M. Roman l’interrompit :
— Prenez garde, monsieur l’abbé, dit-il en étendant le bras, prenez garde que vous considérez cette affaire sous un aspect individuel et particulier, sans vous inquiéter, comme vous devriez le faire, des intérêts publics qui y sont liés. Il faut voir en tout la raison d’État et il est clair que cette raison souveraine exigeait que madame de la Morangère ne parlât pas ou que ses paroles ne trouvassent pas de créance.
M. Gentil leva le nez de dessus son livre.
— On a beaucoup exagéré, dit-il, l’importance de cet incident.
— Ah ! monsieur le secrétaire, reprit M. Roman, nous ne croirons pas qu’un incident qui vous fera perdre votre place soit sans importance. Car vous en périrez, monsieur, vous et votre maître. Pour ma part, j’en suis aux regrets. Mais ce qui me consolerait de la chute des ministres que le coup atteint, c’est l’impuissance où ils furent de le prévenir.
M. Gentil fit entendre par un petit clignement d’œil, qu’il entrait, sur ce point, dans les vues de M. Roman.
Celui-ci poursuivit :
— L’État est comme le corps humain. Toutes les fonctions qu’il accomplit ne sont pas nobles. Aussi en est-il qu’il faut cacher, je dis des plus nécessaires.
— Ah ! monsieur, dit l’abbé, était-il donc nécessaire que le Lescot agît de la sorte avec la pauvre femme d’un prisonnier ? C’était une infamie !
— Oh ! dit M. Roman, ce fut une infamie quand on le sut. Avant, ce n’était rien. Si vous voulez jouir de ce bienfait d’être gouvernés, qui seul met les hommes au-dessus des animaux, il faut laisser aux gouvernants les moyens d’exercer le pouvoir. Et le premier de ces moyens est le secret. C’est pourquoi le gouvernement populaire, qui est le moins secret de tous, en est aussi le plus faible. Croyez-vous donc, monsieur l’abbé, qu’on puisse conduire les hommes par la vertu ? Ce serait une grande rêverie.
— Je ne le crois pas, répondit mon bon maître. J’ai observé, dans les fortunes diverses de ma vie, que les hommes étaient de méchantes bêtes, qu’on ne parvient à contenir que par force et par ruse. Mais encore y faut-il mettre quelque mesure, et ne point trop offenser le peu de bons sentiments qui est mêlé dans leur âme aux mauvais instincts. Car enfin, monsieur, l’homme, tout lâche, bête et cruel qu’il est, fut formé à l’image de Dieu, et il lui reste quelques traits de sa première figure. Un gouvernement qui, sortant de la médiocre et commune honnêteté, scandalise les peuples, doit être déposé.
— Parlez plus bas, monsieur l’abbé, dit le secrétaire.
— Le souverain n’a jamais tort, dit M. Roman, et vos maximes, monsieur l’abbé, sont d’un séditieux. Vous mériteriez, vous et vos pareils, de n’être plus gouvernés du tout.
— Oh ! dit mon bon maître, si le gouvernement, comme vous nous le donnez à entendre, consiste dans la fourbe, la violence, et les exactions de toutes sortes, il n’y a pas beaucoup à craindre que cette menace soit suivie d’effet ; et nous trouverons longtemps encore des ministres d’État et des gouverneurs de provinces pour faire nos affaires. Seulement je voudrais bien qu’il en vînt d’autres à la place de ceux-ci. Les nouveaux ne pourraient être plus mauvais que les anciens, et qui sait si même ils ne seraient pas un peu meilleurs ?
— Prenez garde, dit M. Roman, prenez garde ! Ce qu’il y a d’admirable dans l’État, c’est la suite et la continuité et, s’il ne se trouve pas au monde un État parfait, c’est, à mon sens, qu’au temps de Noé, le déluge jeta du trouble dans la transmission des couronnes. C’est un désordre dont nous ne sommes pas encore bien remis aujourd’hui.
— Monsieur, reprit mon bon maître, vous êtes plaisant avec vos théories. L’histoire du monde est pleine de révolutions ; on n’y voit que des guerres civiles, tumultes, séditions causés par la méchanceté des princes, et je ne sais ce qu’il faut admirer le plus à cette heure de l’impudence des gouvernants ou de la patience des peuples.
Le secrétaire se plaignit alors que M. l’abbé Coignard méconnût les bienfaits de la royauté et M. Blaizot nous représenta qu’il n’était pas séant de disputer des affaires publiques dans l’échoppe d’un libraire.
Quand nous fûmes dehors, je tirai mon bon maître par la manche.
— Monsieur l’abbé, lui dis-je, avez-vous donc oublié la vieille de Syracuse, que vous voulez maintenant changer le tyran ?
— Tournebroche, mon fils, me répondit-il, j’en conviens de bonne grâce, je suis tombé dans la contradiction. Mais cette ambiguïté que vous relevez justement dans mes discours n’est pas aussi maligne que celle nommée antinomie par les philosophes. Charron, dans son livre de la Sagesse, affirme qu’il existe des antinomies qu’on ne peut résoudre. Pour ma part, à peine suis-je plongé dans la méditation de la nature, que je vois apparaître à mon esprit une demi-douzaine de ces diablesses qui se prennent de bec devant moi et font mine de s’entr’arracher les yeux ; et l’on voit bien tout de suite qu’on ne viendra jamais à bout de réconcilier entre elles ces obstinées mégères. Je perds tout espoir de les mettre d’accord, et c’est leur faute si je n’ai pas fait beaucoup avancer la métaphysique. Mais dans le cas présent, la contradiction, Tournebroche, mon fils, n’est qu’apparente. Ma raison est toujours avec la vieille de Syracuse. Je pense aujourd’hui ce que je pensais hier. Seulement je viens de me laisser emporter par le cœur et de céder à la passion, comme le vulgaire.