Les Opinions de Jérôme Coignard/05

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Calmann-Lévy (p. 90-104).


V

LES ŒUFS DE PÂQUES


Mon père était rôtisseur dans la rue Saint-Jacques, vis-à-vis de Saint-Benoît-le-Bétourné. Je ne vous dirai pas qu’il aimât le carême ; ce sentiment n’eût point été naturel chez un rôtisseur. Mais il en observait les jeûnes et abstinences en bon chrétien qu’il était. Faute d’argent pour acheter des dispenses à l’archevêché, il soupait de merluche aux jours maigres, avec sa femme, son fils, son chien et ses hôtes ordinaires, dont le plus assidu était mon bon maître, M. l’abbé Jérôme Coignard. Ma sainte mère n’eût point souffert que Miraut, notre gardien, rongeât un os le vendredi saint. Ce jour-là, elle ne mêlait ni chair ni graisse à la pâtée du pauvre animal. En vain, M. l’abbé Coignard lui représentait-il que c’était là mal faire et qu’en bonne justice Miraut, qui n’avait point de part aux sacrés mystères de la rédemption, n’en devait point souffrir dans sa pitance.

— Ma bonne femme, disait ce grand homme, il est convenable que nous mangions de la merluche comme membres de l’Église ; mais il y a quelque superstition, impiété, témérité, voire sacrilège, à associer comme vous le faites, un chien à des macérations infiniment précieuses par l’intérêt que Dieu lui-même y prend, et qui seraient sans cela méprisables et ridicules. C’est un abus que votre simplicité rend innocent, mais qui serait criminel chez un docteur ou seulement chez un chrétien d’un esprit judicieux. Une telle pratique, ma bonne dame, va droit à la plus épouvantable des hérésies. Elle ne tend pas à moins qu’à soutenir que Jésus-Christ est mort pour les chiens comme pour les fils d’Adam. Et rien n’est plus contraire aux Écritures.

— Il se peut, répondait ma mère. Mais, si Miraut faisait gras le vendredi saint, je m’imaginerais qu’il est juif et je le prendrais en horreur. Est-ce là faire un péché, monsieur l’abbé ?

Et mon bon maître reprenait avec douceur, en buvant un coup de vin :

— Ah ! chère créature, sans décider ici si vous péchez ou si vous ne péchez pas, je vous dis en vérité que vous n’avez point de malice et que je croirais à votre salut éternel plutôt qu’à celui de cinq ou six évêques et cardinaux de ma connaissance, qui pourtant ont écrit de beaux traités de droit canon.

Miraut avalait en reniflant sa pâtée et mon père s’en allait avec M. l’abbé Coignard faire un tour au Petit-Bacchus.

C’est ainsi qu’à la rôtisserie de la Reine Pédauque, nous passions le saint temps du carême. Mais dès le matin de Pâques, quand les cloches de Saint-Benoît-le-Bétourné annonçaient la joie de la Résurrection, mon père embrochait poulets, canards et pigeons par douzaines, et Miraut, au coin de la cheminée flambante, respirait la bonne odeur de la graisse en remuant la queue avec une allégresse pensive et grave. Vieux, fatigué, presque aveugle, il goûtait encore les joies de cette vie dont il acceptait les maux avec une résignation qui les lui rendait moins cruels. C’était un sage, et je ne suis pas surpris que ma mère associât à ses œuvres pies une créature si raisonnable.

Après avoir entendu la grand’messe, nous dînions dans la boutique bien odorante. Mon père apportait à ce repas une joie religieuse. Il avait communément pour convives quelques clercs de procureur et mon bon maître, M. l’abbé Coignard. À Pâques de l’an de grâce 1725, il m’en souvient, mon bon maître nous amena M. Nicolas Cerise qu’il avait tiré d’une soupente de la rue des Maçons où ce savant homme écrivait tout le jour et toute la nuit, pour les éditeurs de Hollande, des nouvelles de la république des lettres. Sur la table une montagne d’œufs rouges s’élevait dans un panier de fil de fer. Et, quand M. l’abbé Coignard eut dit le Benedicite, ces œufs fournirent la matière de l’entretien.

— On lit dans Ælius Lampridus, dit M. Nicolas Cerise, qu’une poule appartenant au père d’Alexandre Sévère pondit un œuf rouge le jour de la naissance de cet enfant destiné à l’empire.

— Ce Lampride, qui n’avait pas beaucoup d’esprit, répondit mon bon maître, devait laisser ce conte aux bonnes femmes qui le répandaient. Vous avez trop de jugement, monsieur, pour faire sortir de cette fable absurde la coutume chrétienne de servir des œufs rouges le jour de Pâques.

— Je ne crois pas, en effet, répliqua M. Nicolas Cerise, que cet usage vienne de l’œuf d’Alexandre Sévère. La seule conclusion que je veuille tirer du fait rapporté par Lampridus, c’est qu’un œuf rouge présageait chez les païens le pouvoir suprême. Au reste, ajouta-t-il, il fallait que cet œuf eût été rougi de quelque manière, car les poules ne pondent pas d’œufs rouges.

— Pardonnez-moi, dit ma mère qui, debout, près de la cheminée, garnissait les plats, j’ai vu, dans mon enfance, une poule noire qui donnait des œufs tirant sur le brun ; c’est pourquoi je croirais volontiers qu’il y a des poules dont les œufs sont rouges ou d’une couleur approchant le rouge, telle, par exemple, que la couleur de la brique.

— Cela est bien possible, dit mon bon maître, et la nature est beaucoup plus diverse et variée dans ses productions que nous ne le croyons communément. Il y a dans la génération des animaux des bizarreries de toute sorte, et l’on voit dans les cabinets d’histoire naturelle des monstres plus étranges qu’un œuf rouge.

— C’est ainsi, reprit M. Nicolas Cerise, qu’on garde dans le cabinet du roi un veau à cinq pattes et un enfant à deux têtes.

— J’ai vu mieux encore à Auneau, près Chartres, dit ma mère en posant sur la table une douzaine d’aunes de saucisses aux choux dont la fumée agréable montait aux solives du plancher. J’ai vu, messieurs, un enfant nouveau-né avec des pattes d’oie et une tête de serpent. La sage femme qui le reçut en eut tant d’horreur qu’elle le jeta au feu.

— Prenez garde, s’écria M. l’abbé Jérôme Coignard, prenez garde que l’homme naît de la femme pour servir Dieu et qu’il est inconcevable qu’on le puisse servir avec une tête de serpent, et qu’en conséquence il n’y a pas d’enfants de cette sorte, et que votre sage femme rêvait ou qu’elle s’est moquée de vous.

— Monsieur l’abbé, dit M. Nicolas Cerise avec un petit sourire, vous avez vu comme moi, dans le cabinet du roi, un fétus à quatre jambes et deux sexes conservé dans un bocal rempli d’esprit-de-vin et, dans un autre bocal, un enfant sans tête avec un œil au-dessus du nombril. Ces monstres pouvaient-ils mieux servir Dieu que l’enfant à tête de serpent dont parle notre hôtesse ? Et que dire de ceux qui ont deux têtes, en sorte qu’on ne sait s’ils ont aussi deux âmes ? Avouez, monsieur l’abbé, que la nature, en s’amusant à ces jeux cruels, embarrasse quelque peu les théologiens.

Mon bon maître ouvrait déjà la bouche pour répondre, et sans doute il eût détruit tout à fait l’objection de M. Nicolas Cerise, mais ma mère, que rien n’arrêtait quand elle avait envie de parler, le devança en disant très haut que l’enfant d’Auneau n’était pas une créature humaine et que c’était le diable qui l’avait fait à une boulangère.

— Et la preuve, ajouta-t-elle, c’est que personne ne songea à le baptiser et qu’on l’enterra dans une serviette au fond du courtil. Si ç’avait été une créature humaine, on l’aurait mise en terre sainte. Quand le diable fait un enfanta une femme, il le fait en forme d’animal.

— Ma bonne femme, lui répondit M. l’abbé Coignard, il est merveilleux qu’une villageoise en sache sur le diable plus long qu’un docteur en théologie et j’admire que vous vous en rapportiez à la matrone d’Anneau sur le point de savoir si tel fruit d’une femme appartient ou non à l’humanité rachetée par le sang de Dieu. Croyez-m’en : ces diableries ne sont que de sales imaginations dont vous devez nettoyer votre esprit. On ne lit point dans les Pères que le diable fasse des enfants aux filles. Toutes ces histoires de fornications sataniques sont des rêveries dégoûtantes, et c’est une honte que des jésuites et des dominicains en aient fait des traités.

— Vous parlez bien, l’abbé, dit M. Nicolas Cerise, en piquant une saucisse dans le plat. Mais vous ne répondez point à ce que je disais, que les enfants qui naissent sans tête ne sont pas bien appropriés aux fins de l’homme, qui sont, dit l’Église, de connaître, de servir et d’aimer Dieu, et qu’en cela, comme dans la quantité des germes qui se perdent, la nature n’est pas, à vrai dire, suffisamment théologique et chrétienne. J’ajouterai qu’elle n’est guère religieuse dans aucun de ses actes et qu’elle semble ignorer son Dieu. Voilà ce qui m’effraye, l’abbé.

— Oh ! s’écria mon père, en agitant au bout de sa fourchette un pilon de la volaille qu’il découpait, oh ! que voilà des discours ténébreux, maussades et mal appropriés à la fête que nous célébrons aujourd’hui. Aussi bien est-ce la faute de ma femme, qui nous sert un enfant à tête de serpent, comme si ce plat était agréable à d’honnêtes convives. Faut-il que de mes beaux œufs rouges soient sorties tant d’histoires diaboliques !

— Ah ! notre hôte, dit M. l’abbé Coignard, il est vrai que de l’œuf sortent toutes choses. Sur cette idée les païens ont imaginé des fables très philosophiques. Mais que d’œufs aussi chrétiens sous leur pourpre antique, que ceux que nous venons de manger, s’échappe une telle volée d’impiétés sauvages, c’est ce dont je demeure confondu.

M. Nicolas Cerise regarda mon bon maître d’un œil clignotant et lui dit avec un rire mince :

— Monsieur l’abbé Coignard, ces œufs, dont les coquilles teintes de betterave jonchent le plancher sous nos pieds, ne sont point, dans leur essence, aussi chrétiens et catholiques qu’il vous plaît de le croire. Les œufs de Pâques sont, au contraire, d’origine païenne et rappellent, au moment de l’équinoxe de printemps, l’éclosion mystérieuse de la vie. C’est un vieux symbole qui s’est conservé dans la religion chrétienne.

— On peut soutenir tout aussi raisonnablement, dit mon bon maître, que c’est un symbole de la résurrection du Christ. Pour moi, qui n’ai nul goût à charger la religion de subtilités symboliques, je croirais volontiers que la joie de manger des œufs, dont on a été privé durant le carême, est la seule cause qui les fait paraître en ce jour sur les tables avec honneur et vêtus de la pourpre royale. Mais il n’importe, et ce ne sont là que des bagatelles dont s’amusent les esprits érudits et les bibliothécaires. Ce qu’il y a de considérable dans vos propos, monsieur Nicolas Cerise, c’est que vous opposez la nature à la religion et que vous les voulez faire ennemies l’une de l’autre. Impiété, monsieur Nicolas Cerise, si horrible que ce bonhomme de rôtisseur lui-même en a frémi sans la comprendre ! Mais je n’en suis point troublé, et de tels arguments ne peuvent séduire une minute un esprit qui sait se diriger.

» En effet, vous avez procédé, monsieur Nicolas Cerise, par cette voie rationnelle et scientifique, qui n’est qu’une étroite, courte et sale impasse, au fond de laquelle on se casse le nez inglorieusement. Vous avez raisonné à la manière d’un apothicaire méditatif, qui croit connaître la nature parce qu’il en flaire quelques apparences. Et vous avez jugé que la génération naturelle, qui produit des monstres, n’est pas dans le secret de Dieu qui crée des hommes pour célébrer sa gloire : Pulcher hymnus Dei homo immortalis. Vous étiez bien généreux de ne point parler aussi des nouveau-nés qui meurent sitôt le jour, des fous, des imbéciles et de toutes personnes qui ne vous semblent point, selon l’expression de Lactance, un bel hymne de Dieu, pulcher hymnus Dei. Mais qu’en savez-vous et qu’en savons-nous, monsieur Nicolas Cerise ? Vous me prenez pour un de vos lecteurs d’Amsterdam ou de la Haye, de vouloir me faire entendre que l’inintelligible nature est une objection à notre très sainte foi chrétienne. La nature, monsieur, n’est à nos yeux qu’une suite d’images incohérentes auxquelles il nous est impossible de trouver une signification, et je vous accorde que, selon elle, et en la suivant à la piste, je ne puis discerner dans l’enfant qui naît ni le chrétien, ni l’homme ni seulement l’individu, et que la chair est un hiéroglyphe parfaitement indéchiffrable. Mais cela n’est rien et nous ne voyons que l’envers de la tapisserie. Ne nous y attachons pas, et sachons que, de ce côté nous ne pouvons rien connaître. Tournons-nous tout entiers vers l’intelligible qui est l’âme humaine unie à Dieu.

» Vous êtes plaisant, monsieur Nicolas Cerise, avec la nature et la génération. Vous ne faites l’effet d’un bourgeois qui croirait avoir surpris les secrets du roi, parce qu’il a vu les peintures qui décorent la salle du conseil. De même que les secrets sont dans les discours du souverain et des ministres, la destinée de l’homme est dans la pensée, qui procède à la fois de la créature et du créateur. Le reste n’est qu’amusement et niaiseries propres à divertir les badauds, dont on voit beaucoup dans les Académies, Ne me parlez pas de la nature, si ce n’est de ce qu’on en voit au Petit-Bacchus, dans la personne de Catherine la dentellière, qui est ronde et bien formée.

» Et vous, mon hôte, ajouta M. l’abbé Coignard, donnez-moi à boire, car j’ai la pépie par la faute de M. Nicolas Cerise, qui croit que la nature est athée. Et, par tous les diables, elle l’est et le doit être en quelque manière, monsieur Nicolas Cerise ; et si toutefois elle narre la gloire de Dieu, c’est sans connaissance, car il n’est point de connaissance si ce n’est dans l’esprit de l’homme, qui seul procède du fini et de l’infini. À boire !

Mon père versa un rouge-bord à mon bon maître, M. l’abbé Coignard, et à M. Nicolas Cerise, et il les obligea à trinquer, ce qu’ils firent de bon cœur, car ils étaient honnêtes gens.