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Les Origines de la Bible/02

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Les Origines de la Bible
Revue des Deux Mondes3e période, tome 74 (p. 241-266).
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LES
ORIGINES DE LA BIBLE

HISTOIRE ET LÉGENDE
(DERNIÈRE PARTIE.)[1].


I.

Les peuples voisins d’Israël et liés avec lui par la plus évidente fraternité, Édom, Ammon, Moab, eurent certainement des littératures, et il est probable que, vers le temps de David et de Mésa. l’observateur le plus attentif n’eût pas remarqué en Israël une appréciable supériorité de génie. L’inscription de Mésa est à cet égard le monument décisif. Mésa et David, quoique séparés par un intervalle de plus d’un siècle, ont absolument les mêmes limites intellectuelles, les mêmes idées religieuses, les mêmes tours de langage et d’imagination. Les cantiques, les proverbes, les récits de Moab et d’Edom devaient, vers 900 ans avant Jésus-Christ, peu différer de ceux d’Israël. Le caractère propre d’Israël commence avec les prophètes. Édom, Moab. Ammon, eurent sûrement des nabis, sorciers, comme furent les premiers nabis d’Israël[2]. Mais ce germe fut infécond. Une littérature, une religion, une révolution radicale ne sortirent pas de ces nabis non israélites. En Israël, au contraire, les nabis prirent de bonne heure une haute importance morale. La lutte s’établit entre eux et les rois ; ils l’emportèrent. C’est par le prophétisme qu’Israël occupe une place à part dans l’histoire du monde. La création de la religion pure a été l’œuvre, non pas de prêtres, mais de libres inspirés. Les cohanim d’Israël n’ont été en rien supérieurs à ceux du reste du monde ; souvent même l’œuvre essentielle d’Israël a été retardée, contrariée par eux.

Ce développement extraordinaire, qui est comme le tronc de l’histoire religieuse de l’humanité, commence dans le royaume d’Israël, sous cette dynastie d’Achab qui chercha vainement, en suivant les traces de Salomon, à faire dévier Israël du côté de la civilisation profane. Élie, Elisée, appartiennent tout entiers à la légende. On ne sait d’eux qu’une seule chose, c’est qu’ils furent grands. L’apparition qui se couvre de leur nom est peut-être l’événement décisif de l’histoire d’Israël ; ils sont le premier anneau de la chaîne qui, neuf siècles plus tard, aboutira au christianisme. Le iahvéisme, qui, à Jérusalem, n’était qu’un culte, devient, dans les écoles de prophètes, un ferment religieux de la plus haute puissance. Le prophète, n’étant pas prêtre, n’avait pas le boulet que traîne aux pieds tout corps sacerdotal. Le prophétisme du Nord n’a pas seulement créé Élie, il a créé Moïse, il a créé l’Histoire sainte ; il a créé le premier germe de la Thora. Horriblement fanatiques, ces sombres voyans servirent la liberté de l’esprit, comme Knox et Calvin ; ils furent des émancipateurs sans le vouloir, car ils combattirent la pire des tyrannies, la connivence des foules ignorantes avec un sacerdoce avili.

Le fanatisme, en effet, peut avoir des conséquences très différentes, selon le motif qui l’inspire. Il y a une différence sensible entre le fanatisme sacerdotal et le fanatisme d’illuminés laïques. Le protestantisme, qui, à l’origine, impliqua des élémens assez analogues à ceux du prophétisme Israélite, est devenu, avec le temps, quelque chose de libéral, tandis que le fanatisme catholique, tel qu’on le voit d’abord dans Philippe II et dans Pie V, n’a fait que du mal et ne s’est jamais transformé. Les prophètes du temps d’Achab, malgré des passions ardentes et de graves malentendus théologiques, peuvent être considérés comme des hommes de progrès. Ils étaient à deux pas d’affirmer que Iahvé est le Dieu absolu. Ils revenaient, après une longue suite d’erreurs et de superstitions, à l’élohisme de l’âge patriarcal. Un étonnant orgueil de race devint dès lors le mobile fondamental de la vie d’Israël. Israël était le peuple de Iahvé ; c’était là dire peu de chose : Moab, aussi, était le peuple de Camos. Mais tout était changé depuis que Iahvé ne se distinguait pas du Dieu même qui a fait le ciel et la terre, du Dieu de la justice et du droit. Au lieu d’avoir, comme tous les peuples, un dieu national, Israël devenait ainsi l’élu de Dieu, le peuple de choix de l’Être absolu, le peuple unique. L’histoire de ce peuple ne devait dès lors ressembler à celle d’aucun autre. Iahvé a fait pour Israël des choses qu’aucun dieu n’a faites pour son peuple. Les vieux souvenirs d’Our-Casdim et de Harran remontaient en la mémoire ; une histoire sainte se dressait. Les prophètes apparaissaient comme les guides inspirés d’Israël ; or, le premier des prophètes n’était-ce pas ce Mosé qui tira le peuple d’Egypte? Et le premier auteur du pacte n’était-ce pas cet Abraham, issu des fables babyloniennes, qui apparaissait dans le lointain comme le père de la civilisation?

Ces idées s’agitaient dans tout Israël, mais principalement dans les tribus du Nord, parce que la liberté et l’activité religieuses étaient là bien plus grandes. A Jérusalem, le temple était une gêne, et le sacerdoce, bien que peu organisé encore, avait ses effets ordinaires d’appesantissement et de lutte contre l’esprit. La crise soulevée par l’école prophétique, du temps d’Achab, avait donné aux questions religieuses une saillie extraordinaire. On avait bien les le livres de légendes patriarcales et héroïques, rédigés il y avait une centaine d’années ; mais ces livres n’avaient point un caractère assez exclusivement religieux. C’étaient des recueils d’anecdotes et de chants populaires, pleins d’intérêt et de charme; ce n’était pas livre sacré dont un peuple fait son tabernacle et sa vie. On sentait le besoin d’un livre contenant le dogme fondamental de la religion. Ce dogme était tout historique ; c’était l’exposé des phases successives du pacte de Iahvé avec son peuple. Il était urgent de rédiger en un corps unique les élémens d’histoire que l’on possédait ou croyait posséder. L’œuvre capitale d’Israël grandissait à vue d’œil ; une transformation profonde s’opérait ; l’Histoire sainte naissait.

Le livre des Légendes, en effet, était loin d’avoir épuisé la tradition orale, et en particulier cet ancien fonds d’idées babyloniennes dont le peuple vivait depuis des siècles ; beaucoup d’élémens de tradition orale flottaient à côté des maigres documens écrits. Il semble, en particulier, que le vieux livre n’avait aucun récit sur la création et sur l’apparition de l’humanité. Les dires, à cet égard, étaient interminables et discordans. Cela se racontait en séries mnémoniques, susceptibles de très fortes variantes. Cela s’enseignait jusqu’à un certain point, et peut-être les longs loisirs des navoth ou séminaires prophétiques étaient-ils occupés à réciter ces vieilles légendes. Tout ce qui concernait Moïse manquait de rédaction suivie. La plupart des généalogies, enfilées en chapelet, étaient également sues par cœur; mauvaise condition pour leur intégrité! Plusieurs, cependant, pouvaient déjà être écrites. Le livre des Guerres de Iahvé était un vrai trésor; mais il ne remontait pas au-delà des premières batailles que les Israélites livrèrent, en s’approchant de la Palestine, à la hauteur de l’Arnon.

Ce qui faisait surtout défaut dans le» livres d’histoire iahvéiste écrits avant cette époque, c’était la partie des prescriptions religieuses et morales. Or une idée était devenue tout à fait dominante dans les écoles de prophètes, c’est que Iahvé impose à ses fidèles certaines prescriptions, certaines lois. Un petit code se formait. Ce code était comme la condition du pacte intervenu entre le dieu et son peuple. A côté des faits d’histoire religieuse par lesquels on se proposait de montrer qu’Israël était lié envers Iahvé par un engagement spécial, il y avait le dispositif de ce pacte, c’est-à-dire les lois qui étaient censées avoir été imposées au peuple par Iahvé. Ces lois étaient en partie les articles divers d’un droit coutumier d’inégale antiquité, en partie des prescriptions sacerdotales ou rituelles, en partie des lois morales, résultat du mouvement humanitaire qui se produisait déjà dans les écoles prophétiques. Mosé fut envisagé comme l’universel promulgateur de ces lois, censées inspirées par Iahvé.

De tout cela résulta un récit sacré dont voici les lignes essentielles[3] :

Au commencement, Iahvé crée le ciel et la terre, les hommes par conséquent. Ces premiers hommes sont des géans. Vivant huit et neuf cents ans, ils créent une première civilisation où le mal l’emporte de beaucoup sur le bien, et qui est balayée par le déluge. Un juste, Noé, est sauvé des eaux et renouvelle l’humanité par ses trois fils : Sem, Cham, Japhet. Sem est la tige des élus; un de ses descendans est cet Abraham d’Our-Casdim, avec qui Dieu fait un pacte à perpétuité. Son fils et son petit-fils, Isaac et Jacob, errent à l’état de nomades dans le pays de Chanaan, dont Dieu leur promet la possession future. Le pacte est renouvelé avec chacun d’eux, en particulier avec Jacob. Joseph, fils de Jacob, attire ses frères en Égypte, où ils se trouvent, avec le temps, réduits à l’état de servitude, Iahvé les délivre par le grand prophète Mosé, qui les mène au Sinaï, où Iahvé leur apparaît en la plus solennelle des théophanies, renouvelle son pacte avec eux et édicté les lois résultant de ce pacte. Mosé conduit le peuple jusqu’aux confins de la terre promise. Josué effectue la conquête de la terre et la partage entre les fils d’Israël, si bien que la propriété de tout bon Israélite a une origine théocratique, le partage des terres émanant de Iahvé lui-même.

Voilà ce qui se racontait, avec des variantes très considérables, soit en Israël, soit en Juda. Le fond de tout cela était déjà dans le livre des Légendes patriarcales et dans le livre des Guerres de Iahvé ; mais ces livres étaient peu répandus et n’avaient pas éteint dans le peuple la fécondité légendaire. La tradition orale est essentiellement vacillante. L’arrangement des généalogies antédiluviennes n’était pas raconté par deux traditionnistes de la même manière. Les aventures attribuées à Abraham étaient souvent mises sur le compte d’Isaac ou de Jacob, et réciproquement. Les récits sur Moïse différaient du tout au tout. Les lois qu’on lui attribuait n’avaient rien de fixe. Il n’y avait d’à peu près uniforme que le récit du déluge. Le canevas de ce récit continuait d’être, trait pour trait, celui que les Hébreux primitifs avaient apporté de Mésopotamie et qu’on a retrouvé de nos jours sur les briques d’un des palais de Ninive.

On ignorera toujours les conditions dans lesquelles fut composée cette histoire sainte et nationale à la fois. La seule chose qu’on puisse affirmer est qu’elle fut rédigée de deux côtés, sans que les deux rédacteurs aient eu connaissance du travail l’un de l’autre ; à peu près comme la masse des traditions de casuistique juive, dix-huit cents ans plus tard, se fixa dans les deux Talmuds, dits de Jérusalem et de Babylone. Beaucoup d’indices semblent faire croire qu’il veut d’autres rédactions, qui furent plus tard fondues avec les deux premières en un seul récit suivi. Il en fut de même pour les Évangiles, à la seule différence que les Évangiles n’arrivèrent jamais à l’unité. Cette multiplicité de rédactions est presque une loi, toutes les fois qu’un ancien fonds de traditions orales est mis par écrit. Une telle rédaction ne se fait jamais officiellement ; elle se fait d’une façon multiple, sans entente ni unité. La haute antiquité n’avait pas l’idée de l’identité du livre ; chacun voulait que son exemplaire fût l’exemplaire complet ; il y faisait toutes les additions nécessaires pour le tenir au courant. Il n’y avait pas deux exemplaires semblables, et le nombre des exemplaires était extrêmement réduit. À cette époque, quand on voulait rendre la vie à un livre, on le refaisait. La lecture privée n’existait pas. Tout livre était composé avec une objectivité absolue, sans titre, sans nom d’auteur, incessamment transformé, recevant des additions, des scholies sans fin. Le livre, s’il est permis de prendre une comparaison à la science des êtres vivans, était alors un mollusque, non un vertébré. Cela frappe d’une certaine stérilité les recherches qui ont la prétention d’arriver, en ces matières, à une précision rigoureusement analytique : les grandes masses seules se distinguent ; mais les lois générales peuvent être entrevues quand le détail échappe. À travers mille incertitudes, l’historien arrive à entrevoir la manière dont s’accomplit la mise par écrit de ces antiques documens qui, par un sort étrange, sont devenus pour l’humanité le livre même de l’origine de l’univers.

II.

La rédaction du Nord fut sûrement la première en date et la plus originale. Le royaume du Nord avait, dans cette œuvre de rédaction, un très grand avantage; c’est qu’il possédait déjà un canevas excellent, ce livre des Légendes, où l’histoire patriarcale était racontée de la manière la plus exquise. Le nouveau rédacteur[4] prit pour base et pour modèle cet écrit capital : mais il y ajouta des parties essentielles, surtout en ce qui concernait les commencemens de l’humanité. Il combina avec le vieux récit des traditions dont plusieurs étaient écloses récemment. Il adoucit beaucoup de passages dont la crudité était devenue choquante, expliqua à sa manière certains endroits qu’il ne comprenait pas. L’histoire de la conquête de Chanaan fut racontée en partie d’après le Livre des Guerres de Iahvé, en partie d’après un système légendaire où la conquête et le partage systématique des terres étaient attribués à Josué. Enfin, à propos de Moïse, l’auteur plaça dans son récit un « Livre de l’alliance, » contenant le pacte original de Iahvé avec son peuple, lors de l’apparition du Sinaï.

Ce que le rédacteur jéhoviste eut surtout de personnel, ce qui le distingua essentiellement de ses devanciers, qui ne paraissent pas s’être beaucoup plus souciés que les aèdes homériques d’expliquer le monde et Dieu, ce fut une profonde philosophie, recouverte du voile mythique, une conception triste et sombre de la nature, une sorte de haine pessimiste de l’humanité. Son Iahvé est terrible, toujours irrité ; il se repent tant de fois d’avoir créé l’homme qu’une logique méticuleuse arriverait à se demander pourquoi il l’a fait. On croit entendre les doléances de ces derniers hégéliens de nos jours, se délectant dans la méditation du péché et fondant la religion sur l’obsession de l’idée du mal. Les récits de la chute, de Caïn et d’Abel, des géans ou nefilim, du déluge, ont pour unique objectif de montrer que la pensée de l’homme aboutit fatalement au mal. Comme tous les prophètes, le jéhoviste a une sorte de haine pour la civilisation, qu’il envisage comme une déchéance de l’état patriarcal. Chaque pas en avant dans la voie de ce que nous appellerions le progrès est à ses yeux un crime, suivi d’une punition immédiate. La punition de la civilisation, c’est le travail et la division de l’humanité. La tentative de civilisation mondaine, profane, monumentale, artistique de Babel est le crime par excellence. Nemrod est un révolté. Quiconque est grand en quelque chose devant Iahvé est un rival de Iahvé.

Ce qu’on appelle le fatalisme musulman n’est, en réalité, que le fatalisme iahvéiste. Iahvé a en haine les efforts humains. On lui fait injure en cherchant à connaître le monde et à l’améliorer. Il ne faut pas essayer de collaborer avec Iahvé. Le développement de l’humanité est, à tous ses degrés, une violence faite à la volonté de Iahvé. Dieu voulait un homme unique, avec sa compagne, habitant à perpétuité un jardin délicieux. L’homme, par son intempestive soif de savoir, dérange ce plan. La première ville naît dans la race du meurtre et du mal. Dieu voulait une humanité unique, une langue unique. La folle tentative de Babylone amène la dispersion, qui est à sa manière une punition, une déchéance. La beauté des filles des hommes ne sert qu’à tenter les êtres célestes et à procréer une race monstrueuse. Si Dieu regrette un moment d’avoir amené le déluge, c’est qu’il voit bien que le seul moyen de réformer l’humanité serait de la détruire, et il se résout alors à la laisser désormais suivre ses voies.

Cette tristesse navrante du fond des idées atteint le sublime grâce à un style de bronze dont on chercherait vainement l’analogue dans la plus haute antiquité. L’allure tour à tour audacieuse et abandonnée du récit rappelle les plus belles rhapsodies homériques. Un mélange habituel de vulgarité et de sublime, de réalisme et d’idéalité, tient le lecteur toujours en haleine. La prose confine à la poésie par des degrés insaisissables ; quelquefois, par exemple dans le récit de Babel, dans le mot d’Adam à la vue d’Ève, dans la cantilène de Noé, dans les bénédictions d’Isaac[5], le rhytme naît spontanément, ou plutôt s’entend comme l’écho d’un passé qui se prolonge à l’infini. C’est encore l’enfance de l’esprit humain, mais une enfance pleine des pressentimens d’une vigoureuse jeunesse ; par momens, c’est déjà presque l’âge mûr.

Dans la combinaison des sources antérieures, c’est-à-dire du livre des Légendes et du livre des Guerres avec la tradition vivante, l’auteur éprouve plus d’une difficulté. Son embarras se trahit, surtout quand les traditions se contredisent. Alors il procède par juxtaposition, selon un procédé que nous appellerions volontiers diplopique, et dont l’emploi est tout à fait sensible dans la rédaction des Évangiles, surtout de l’Évangile dit de saint Matthieu. Le mythe du jardin d’Éden, par exemple, présentait dans les traditions une assez forte variante. Selon une version, l’arbre central du paradis était l’arbre de vie; selon une autre, c’était l’arbre de la distinction du bien et du mal. Le rédacteur jéhoviste prend le parti de les mettre tous les deux au milieu ; dans la suite du récit, les deux arbres se confondent et se distinguent tour à tour. On remarque des hésitations du même genre dans l’emploi des deux noms Abram et Abraham. L’aventure d’Abraham chez Pharaon et celle d’Isaac chez Abimélek sont un même récit qui se présentait sous deux formes, dont le rédacteur n’a voulu négliger aucune. Le « rire » qui sert de base à l’étymologie d’Isaac est raconté de deux manières. Béthel est deux fois consacré lieu saint par Abraham et par Jacob. Tout ce qui touche à la famille de Moïse est contradictoire au plus haut degré. Dans une foule de cas, le rédacteur, tenu en suspens, ou ne comprenant pas bien ses sources, atténue, altère, explique à faux ce qui l’embarrasse.

L’Histoire sainte, telle qu’elle sortit de la plume du jéhoviste, ne nous est parvenue que d’une manière fragmentaire. Nous verrons plus tard comment un arrangeur combina l’histoire sainte du Nord avec un livre analogue éclos à Jérusalem, et, dans cette œuvre de compilation, supprima des pages entières des deux écrits, pour éviter les doubles emplois, les contradictions trop évidentes, ou bien pour écarter certains passages qui répugnaient à ses idées. C’est ainsi que le commencement de l’Histoire sainte israélite a été fort écourté. Le dernier rédacteur, après avoir transcrit le beau début du texte hiérosolymite, a supprimé le passage parallèle de la rédaction du Nord. On doit supposer, du reste, que le récit des six jours manquait dans cette première Genèse. Le début était probablement : « Au jour où Iahvé Dieu fit la terre et le ciel[6]... » La création de la lumière, l’ordre établi dans le chaos, la création des astres, remplissaient la partie maintenant supprimée, puis l’auteur prenait la terre en particulier et racontait ainsi son histoire :


... Et d’arbres des champs, il n’y en avait pas encore; et l’herbe des champs n’avait pas encore germé, car Iahvé n’avait pas fait pleuvoir sur la terre, et il n’y avait pas d’hommes pour travailler le sol. Et une vapeur montait de la terre et humectait toute la surface du sol. Or Iahvé forma l’homme avec de la poussière tirée du sol, et il souffla dans ses narines un souffle de vie, et l’homme fut âme vivante. Et Iahvé planta un jardin en Eden, à l’orient, et il y plaça l’homme qu’il avait formé. El Iahvé fit germer du sol toute sorte d’arbres agréables à voir et portant des fruits bons à manger, et l’Arbre dévie était au milieu du Jardin (et aussi l’Arbre de la distinction du bien et du mal). Et un fleuve sortait d’Eden pour arroser le jardin, et, de là, il se partageait en quatre branches... Et Iahvé prit l’homme et le plaça dans le jardin d’Eden pour le travailler et le garder...


Selon notre rédacteur, la création de l’homme a donc lieu à un moment où la terre est encore sans pluie et sans végétation. Iahvé plante exprès pour l’homme un jardin qu’il fait arroser par un fleuve divisé en quatre rigoles. L’homme est seul, unique au monde, du sexe masculin, non sujet, à la mort.


Et Iahvé dit : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul; faisons-lui un aide semblable à lui. » Et Iahvé forma du sol tous les animaux des champs et tous les oiseaux du ciel, et il les amena à l’homme pour voir quel nom il leur donnerait, et tous les noms que l’homme leur donna, ce sont leurs noms. Et l’homme donna des noms à toutes les bêtes et à tous les oiseaux du ciel et à tous les animaux des champs ; mais, en tout cela, ne se trouva pas pour l’homme un aide semblable à lui. Et Iahvé fit tomber un sommeil profond sur l’homme, et il s’endormit, et Iahvé prit une de ses côtes et boucha le trou avec de la chair. Et Iahvé bâtit la côte qu’il avait prise de l’homme en femme, et il la présenta à l’homme. Et l’homme dit : « Celle-ci, pour le coup, est un os d’entre mes os et une chair de ma chair ; celle-ci sera appelée issa, parce qu’elle est prise de is. Aussi l’homme abandonnera son père et sa mère et s’attachera à sa femme, et ils seront une même chair. » Et tous deux étaient nus, l’homme et sa femme, et ils ne rougissaient pas.


On sait la suite : comment le serpent, le plus rusé des animaux, induit la femme, puis l’homme, à enfreindre la prescription de Iahvé relativement à l’arbre dont le fruit ferait d’eux des élohim ; comment, leurs yeux venant à s’ouvrir, ils rougissent et se font des ceintures de feuilles de figuiers ; comment Iahvé, se promenant dans le jardin à la fraîcheur du jour, les confond. A la suite de cette forfaiture, le serpent est condamné à marcher sur son ventre et à manger la terre ; la haine est scellée entre lui et le genre humain. La femme est condamnée à enfanter dans la douleur; l’homme est condamné au travail et à la mort. s’il réussissait encore à manger du fruit de l’Arbre de vie, ce fruit lui rendrait l’immortalité. Pour prévenir ce second attentat, Iahvé chasse l’homme du jardin d’Eden et place à l’entrée du jardin les Keroubim et l’épée de feu tournant, pour que personne ne puisse plus prendre le sentier qui mène à l’Arbre de vie.

L’histoire humaine commence alors. L’homme appelle sa femme d’un nom araméen, Hawa « la donneuse de vie.» Iahvé lui-même leur fait des tuniques de peau et les en revêt. Leur union donne naissance à Qaïn, puis à Habel : l’un, pasteur, l’autre, laboureur. Tous deux offrent des sacrifices à Iahvé, qui agrée ceux de Habel et n’agrée pas ceux de Qaïn; d’où la jalousie des deux frères et le meurtre de l’un d’eux.

Les Qaïnites peuplent le monde. Qaïn bâtit la première ville et l’appelle du nom de son fils, Hénoch. Nous sommes ici encore sur le terrain de la haute mythologie. Déjà, dans cette partie, le narrateur jéhoviste fait des emprunts considérables au livre des Légendes[7] ; il lui prend en particulier des rythmes du caractère le plus original.

La part du jéhoviste est aussi très difficile à discerner de celle du livre des Légendes dans le singulier récit des fils de Dieu (c’est- à-dire des anges) devenant amoureux des filles des hommes, amour étrange d’où naît une race de géans, sur lesquels couraient de vieux récits épiques. Le caractère sombre et pessimiste de notre écrivain, sa tendance à voir partout le péché, se retrouvent en ce qui suit. Le monde est mauvais : de lui-même il va au mal. La corruption du monde étant arrivée à son comble, Iahvé se repent d’avoir créé l’homme et résout de l’exterminer. Noé seul trouve grâce à ses yeux. Ici, la différence avec le livre des Légendes se laisse assez clairement apercevoir. Le livre des Légendes connaissait Noé, mais il n’avait pas de déluge. Son Noé était l’inventeur de la vigne et du vin, « ce grand consolateur qui console l’homme des peines qu’il éprouve à travailler la terre. » c’est sûrement le rédacteur jéhoviste qui en a fait un juste et le sauveur de l’humanité[8].

Le récit du déluge tel que l’écrivit le rédacteur israélite nous est conservé tout entier dans la narration singulièrement prégnante du texte actuel. Noé, au sortir de l’arche, construit un autel à Iahvé et fait un sacrifice d’animaux dont Iahvé hume la fumée, ce qui le réconcilie avec le genre humain.

Nous n’avons que des extraits des pages qui suivaient : une légende chaldéenne, celle de Nemrod, héros chasseur et fondateur de Babel, était sans doute un emprunt à ce cycle de fables sur les géans dont il a été question plus haut. Là se trouvait aussi ce curieux récit sur la construction de la tour de Bel et la confusion des langues, récit rythmé, plein d’assonances, de jeux de mots et où respire une haine antique contre Babylone. On sent un emprunt fait soit au livre des Légendes, soit à quelque autre source à nous inconnue. L’histoire d’Abraham, d’Isaac, surtout celle de Jacob et de Joseph, histoires essentiellement Israélites, toutes formées dans le Nord, furent calquées par le jéhoviste sur le livre des Légendes. L’histoire d’Abraham prend entre ses mains un caractère presque exclusivement religieux. Abraham devient le pivot du iahvéisme ; il a été le fondateur de la religion de Iahvé ; il a bâti partout des autels à Iahvé, dont plusieurs se voient encore. Sa vocation et les promesses qui lui furent faites figurent au premier plan de la narration, comme l’objet capital que l’auteur a en vue. Sans avoir les préoccupations ethnographiques que nous trouverons bientôt chez le rédacteur hiérosolymite, notre auteur connaît les mythes qui rattachent Israël aux Moabites, aux Ammonites, aux Édomites, aux Arabes. Il se complaît dans les anecdotes sur Lot, sur Sodome et les villes du bassin Asphaltite. La double supplantation de Jacob et d’Ésaü est racontée avec un très fin sentiment historique. Les bénédictions des patriarches mourans sont empruntées au trésor de la poésie populaire des différentes tribus.

C’est surtout par la manière dont il esquissa la légende de Moïse et les premiers contours de la législation théocratique, que le rédacteur du Nord se fit dans le développement religieux d’Israël une place à part. Il fixa l’histoire sainte comme l’entendaient les prophètes. Il fournit le cadre de tous les développemens postérieurs de la Thora. Les récits de la captivité en Égypte, de l’exode et de Moïse existaient avant lui, au moins pour le fond. L’institution de la Pâque (vieille fête du printemps) était déjà conçue comme se rapportant historiquement à la sortie d’Égypte. Mais ce qui marqua une innovation capitale, ce fut l’insertion dans le livre de l’Histoire sainte d’un petit code[9] renfermant toute l’institution morale d’un peuple, comme le iahvéisme du Nord l’entendait. Il ne semble pas que le livre des Légendes renfermât rien de semblable. La promulgation de cette loi divine était censée se faire au milieu des tonnerres du Sinaï.

Nous réservons la discussion de cet ancien code, noyau primitif de la Thora, pour l’étude que nous ferons une autre fois sur les textes législatifs. A partir du moment où le peuple approche de la Palestine et livre ses premières batailles aux peuples déjà établis dans le pays, l’auteur trouve des documens cette fois bien réellement historiques dans le livre des Guerres de Iahvé et dans le Iaschar. Le rôle héroïque de Caleb paraît venir de cette source. De là surtout viennent ces inappréciables chants sur la source de Beër, sur la prise d’Hésébon, cet épisode si original de Balaam, peut-être les bénédictions de Moïse, parallèles à celles de Jacob et empruntées comme elles à de vieux dires poétiques devenus proverbiaux.

Le jéhoviste, comme on l’appelle, est sûrement un des écrivains les plus extraordinaires qui aient existé. C’est un penseur sombre, à la fois religieux et pessimiste, comme certains philosophes de la nouvelle école allemande, M. de Hartmann par exemple. Il égale Hegel par l’usage et l’abus des formules générales[10]. Il est aussi anthropomorphique et presque aussi mythologique que l’auteur du livre des Légendes ; mais la pensée religieuse est chez lui bien plus développée. Le jéhoviste fut certainement un créateur religieux de premier ordre. On peut regarder les incomparables mythes du second et du troisième chapitre de la Genèse, les récits d’Éden, de la création de la femme et de la chute de l’homme comme son œuvre personnelle. Une pensée profonde, bien que selon nous erronée, remplit ses pages en apparence les plus enfantines. Cette conception d’un homme primitif, absolu, ignorant la mort, le travail et la douleur, étonne par sa hardiesse. Le récit de la création de la femme est le mythe le plus philosophique qu’il y ait dans aucune religion. L’explication de toute l’histoire humaine par le péché, par la tendance au mal, par la corruption intime de la nature, a été la base du christianisme de saint Paul. La tradition juive garda ces pages mystérieuses sans beaucoup y faire attention. Saint Paul en tira une religion, qui a été celle de saint Augustin, de Calvin, en général du protestantisme, et qui certes a sa profondeur, puisque des esprits très éminens de notre siècle en sont encore pénétrés. Le plan de rédemption, qui est la conséquence du dogme du péché, est conçu très clairement par notre auteur. Le salut du monde se fera par l’élection d’Israël, en vertu des promesses faites à Abraham. Le christianisme trouvera là son point de départ. Il affirmera que Jésus, sorti d’Israël, a réalisé le programme divin et réparé le mal sorti de la faute du premier Adam.

Le rédacteur jéhoviste était un prophète, et ce fut sûrement le plus grand des prophètes. On peut dire qu’il est le doctrinaire du prophétisme, en ce sens qu’il résume et explique les principes que les prophètes ne font qu’appliquer. Aussi trouve-t-on son écrit sans cesse rappelé dans les écrits des prophètes. Le jour où l’auteur y mit la dernière main, on put dire : Un livre est né, ou plutôt, ce jour-là, véritablement, le judaïsme, le christianisme et l’islamisme naquirent. Les vieux instincts monothéistes des Sémites nomades arrivèrent, sous le mordant incomparable de ce burin de fer, à se fixer en une religion clairement définie et déterminée.

Comment la date d’un pareil ouvrage est-elle si incertaine ? Comment le nom de l’homme qui écrivit ce chef-d’œuvre est-il inconnu ? La même question se pose pour les poèmes homériques, pour presque toutes les épopées, pour les Évangiles, pour toutes les grandes œuvres sorties de la tradition populaire. La rédaction des Évangiles fut, assurément, dans l’histoire du christianisme, un fait capital. Or, à l’époque où ces petits écrits parurent, on ne s’en aperçut pas dans le sein du christianisme. Les livres de ce genre ne sont rien pour la première génération, qui sait les traditions d’original. Ils deviennent tout, le jour où la tradition directe est perdue et où les écrits sont les seuls témoins du passé. C’est ce qui fait que rarement ces sortes de rédactions sont uniques. Presque toujours, la fixation du fond traditionnel s’opère simultanément sur plusieurs points à la fois, sans que les rédacteurs aient la conscience réciproque de l’œuvre multiple qui s’accomplit. Nous venons de voir la tradition du Nord arriver à une forme définitive. Tâchons de nous représenter comment, vers le même temps, la question des vieilles histoires se posait à Jérusalem.


III.

Nous avons déjà fait remarquer que le mouvement religieux était à Jérusalem bien plus calme et plus lent que dans le royaume d’Israël. Le besoin de recueillir les traditions s’y faisait moins sentir. On n’y avait rien qui ressemblât au livre des Légendes d’Israël ni au livre des Guerres de Iahvé. Ces livres, propriété exclusive du Nord, n’avaient probablement pas pénétré à Jérusalem. La rivalité des deux pays s’y opposait ; il faut ajouter que le nombre des exemplaires d’un livre était alors si peu considérable que chaque livre était en quelque sorte attaché au sol qui l’avait vu naître. Nous pensons également que la rédaction de l’Histoire sainte jéhoviste ne fut pas connue à Jérusalem avant le dernier siècle du royaume d’Israël. L’enseignement oral suffisait. On avait cependant le sentiment vague que le temps de rédiger ces sortes de documens était venu ; on savait probablement qu’Israël était plus avancé à cet égard, qu’il avait accompli sa tâche historique et s’était, si l’on peut dire, mis en règle avec ses souvenirs.

Les deux royaumes avaient un grand nombre de traditions communes, toutes antérieures à leur séparation sous Roboam. Jérusalem possédait, de plus, des documens que ne connaissait pas le Nord. On avait beaucoup écrit sous David et sous Salomon, Outre les pages authentiques et contemporaines des événemens sur David et ses gibborim, outre les listes et les récits des mazkirim, on possédait des toledoth ou généalogies, mises par écrit assez anciennement, des pièces telles que le dixième chapitre de la Genèse, sorte de carte de géographie du temps de Salomon. L’idée de compiler, avec ces traditions et ces documens, une Histoire sainte parallèle à celle du Nord, devait venir. On ne se tromperait peut-être pas beaucoup en plaçant un tel travail vers 775 ou 750 ans avant Jésus-Christ.

L’ouvrage qui résulta du travail hiérosolymite[11] était un peu plus court que celui du Nord. Le caractère en était plus simple, moins mythologique, moins bizarre. Une foule d’étrangetés que le rédacteur du Nord avait trouvées dans le livre des Légendes manquaient ici. La façon de faire agir Dieu était bien plus réservée, l’anthropomorphisme moins naïf; on sent que l’auteur craignait de compromettre la majesté divine en lui prêtant des passions, souvent des travers tout humains. L’auteur eut, en outre, un singulier scrupule. Par une arrière-pensée de couleur locale, analogue à celle qui se remarque dans le livre de Job, il ne voulut désigner Dieu par le nom de Iahvé qu’à partir du moment où ce nom est censé promulgué et expliqué. Cette particularité sans portée a été l’origine du nom d’élohiste, par lequel on a coutume de le désigner.

C’est par sa première page que cet écrivain a marqué sa place en lettres d’or dans l’histoire de la religion, et en lettres beaucoup moins lumineuses dans l’histoire de la science et de l’esprit humain. Pour le récit de la création, en effet, le combinateur définitif de l’Histoire sainte a préféré le début hiérosolymite au début du jéhoviste, sans doute parce qu’il y trouvait un caractère plus frappant de simplicité et de dignité. Ainsi nous a été conservée l’étonnante page qui commence ainsi :


Au commencement. Dieu créa le ciel et la terre. Et la terre était chaos, et ténèbres régnaient sur la surface de l’abîme, et le souffle de Dieu planait sur les eaux. Et Dieu dit: « Lumière soit! » Et lumière fut. Et Dieu vit que la lumière était bonne, et il sépara la lumière et les ténèbres...


Cette admirable page est entrée dans la mémoire du genre humain. On aperçoit sans peine les différences essentielles qui distinguent la cosmogonie hiérosolymite de celle du Nord. Malgré l’état de mutilation où celle-ci nous est parvenue, il est permis d’affirmer que la création ne s’y faisait pas en six jours, que la création de l’homme avait lieu à une époque où la terre était entièrement aride, avant toute végétation et toute vie; que la création des animaux avait lieu après celle de l’homme ; que l’homme y était créé mâle et unique, puis la femme tirée de l’homme, tandis que, d’après le récit hiérosolymite, les hommes sont créés en nombre, les uns mâles, les autres femelles. Le récit du paradis et de la chute manquait sans doute dans le récit hiérosolymite ; car à la phrase finale : « Voilà les généalogies du ciel et de la terre, quand ils furent créés, » faisait suite immédiate la phrase : « Ceci est le livre de la généalogie d’Adam » (Gen., ch. V).

S’il est vrai que le narrateur du Nord, par son récit du paradis et de la chute, a été le fondateur de la philosophie du péché et du christianisme à la manière de saint Paul, on peut dire que le narrateur hiérosolymite, par son début, a créé la physique sacrée qu’il faut à certain état d’esprit où l’on tient à n’être qu’à moitié absurde. Cette page a été comme le coup de balai qui a nettoyé le ciel, en a chassé les monstres, les nuages mythologiques, toutes les chimères des anciennes cosmogonies. Elle a répondu à ce rationalisme médiocre, qui se croit en droit de rire des fables parce qu’il admet une dose aussi réduite que possible de surnaturel ; puis elle a sensiblement nui au progrès de la vraie raison, qui est la science. L’opposition que le christianisme scolastique a faite, depuis le XIIIe siècle jusqu’au XVIIIe , aux saines méthodes de la science est venue en grande partie de cette page, à quelques égards funeste, qui rend presque inutile la recherche des lois naturelles. Mieux vaut la franche mythologie qu’un bon sens relatif, qu’on arrive à tenir pour inspiré. Les cosmogonies hésiodiques sont plus loin de la vérité que la première page de l’élohiste ; mais, certes, elles ont fait moins déraisonner. On n’a pas persécuté au nom d’Hésiode, on n’a pas accumulé les contresens pour trouver dans Hésiode le dernier mot de la géologie.

Le vrai, c’est que la belle page par laquelle s’ouvre la Genèse n’est ni savante à la façon de la science moderne, ni naïve à la façon des cosmogonies païennes. C’est de la science enfantine ; c’est un premier essai d’explication des origines du monde, impliquant une très juste idée du développement successif de l’univers. Tout nous invite à chercher l’origine de cette théorie cosmogonique à Babylone. Ce qui caractérisa la science babylonienne, ce fut l’idée d’une explication de l’univers par des principes physiques. La génération spontanée et la transformation progressive des espèces y furent toujours à l’ordre du jour. Une idée de l’échelle des êtres depuis le végétal jusqu’à l’homme s’offrait dès lors naturellement à l’esprit. Le nombre sept était depuis longtemps sacramentel à Babylone ; l’idée de sept étapes dans l’œuvre de la création se présentait d’elle-même. Une telle idée avait de plus l’avantage d’expliquer le sabbat[12] par le repos du septième jour. A Babylone et à Harran, le récit cosmogonique s’embrouillait sans doute de détails mythologiques, qui devaient blesser une raison quelque peu sobre. La simplicité claire du génie hébreu et la limpidité de la narration hébraïque supprimèrent ces exubérances et firent de cette première page un chef-d’œuvre dans l’art, requis pour certains sujets, d’être à la fois clair et mystérieux.

Les idées de l’auteur hiérosolymite sur la primitive humanité sont bien plus simples que celles de l’auteur du Nord. Il ne connaît ni Eve ni Abel. Adam n’a qu’un fils connu, c’est Seth. De Seth à Noé, il y a dix générations de patriarches à très longue vie, Énos, Qénan, Mahalalel, Iared, Hanoch, Métusélah, Lamech, Noé. On remarquera que ces noms des patriarches séthites sont identiques, à très peu de chose près, aux noms des caïnites dans la légende du Nord. Mahalalel et Lamech figurent dans les deux listes. Iared et Irad sont le même personnage ; Métusélah et Metusaël diffèrent à peine. Hanoch, là-bas fils de Qaïn, est ici un saint homme, qui marche avec Dieu et que les élohim prennent avec eux au ciel. On suppose, non sans vraisemblance, que ces séthites de l’Hiérosolymitain, ou caïnites du Nord, sont les dix rois mythiques qui, dans le système chaldéen, remplissent l’intervalle de la création au déluge. Il y a même, entre les chiffres de la vie des patriarches séthites et la durée du règne des rois chaldéens, des correspondances singulières, que M. Oppert a relevées.

Le récit du déluge est très analogue dans les deux rédactions de l’Histoire sainte, très analogue aussi au prototype chaldéen qui a été découvert de nos jours. La fin seule diffère sensiblement dans les deux récits bibliques. Le sacrifice que le rédacteur du Nord place à la fin du déluge n’existe pas dans le récit du Sud. L’auteur de Jérusalem aime à rattacher aux grands événemens historiques les principes fondamentaux de la morale et de la loi. De même qu’il a rapporté à la création l’établissement du sabbat, il rattache au déluge un pacte entre Dieu et l’humanité, qui a ses préceptes (ce qu’on a plus tard appelé les préceptes noachiques). La nourriture animale, que l’auteur, végétarien décidé, suppose avoir été jusque-là interdite à l’homme, lui est maintenant permise. Les préceptes sont l’horreur du meurtre et la défense de manger la chair avec son âme, c’est-à-dire avec son sang; le signe de l’alliance nouvelle, c’est l’arc-en-ciel.

Le goût du rédacteur hiérosolymite pour les généalogies, ou plutôt la richesse des documens en ce genre qu’il trouvait à Jérusalem, lui fait insérer ensuite cette précieuse table des races du monde, rattachées aux trois fils de Noé, qui peut compter entre les documens les plus précieux que nous ayons sur la haute antiquité. Les meilleurs indices portent à croire que ce document a été écrit sous Salomon. Tyr n’y figure pas comme diverse de Sidon. Les Perses ne sont pas sur la scène du monde. La connaissance de la Syrie, de l’Arabie et de l’Egypte, des pays couschites, est frappante. L’Arménie, l’Asie-Mineure, les rivages de la moitié orientale de la Méditerranée sont vus avec assez de clarté. Au contraire, du côté de l’Orient, une sorte de mur semble borner la vue de l’auteur. Les populations iraniennes, à plus forte raison celles de l’Inde, lui sont inconnues.

Des trois fils de Noé, l’auteur n’a d’intérêt que pour Sem, et, dans la famille de Sem, pour la souche particulière des Hébreux. Arphaxad, Salé, Éber, Phaleg. Seroug, Ragau, Nahor, Térach sont les échelons (géographiques pour la plupart), qui le conduisent à Abraham. Le groupe d’Abraham, Nahor, Harran, Saraï, Milkah, Jiskah, Lot, flotte bizarrement autour d’Our-Casdim et de Harran. On entre ensuite en Chanaan. La séparation d’Abraham et de Lot, la naissance d’Ismaël, sont le prélude du pacte de Dieu avec Abraham. Ce nouveau pacte a pour signe un nouveau précepte, la circoncision le huitième jour. Cette pratique devient de droit absolu : un incirconcis ne saurait être de la race d’Abraham. Les esclaves, les gens qui vivent dans le commerce d’Israël y sont tenus également. Suivent les histoires de Sara, d’Agar, d’Isaac et d’Ismaël, les récits sur la caverne de Macpéla. les généalogies des Arabes, rattachés à Abraham par Céthura et Agar.

Les légendes d’Isaac et de Jacob étaient traitées par l’élohiste bien plus au point de vue du généalogiste qu’avec ces riches détails pittoresques qui faisaient le charme de la Bible du Nord. L’auteur tient à rattacher les populations voisines de la Palestine, surtout Édom, au tronc abrahamide. Une courte histoire d’Edom est sans doute empruntée aux plus vieux documens écrits des peuplades sémitiques. Le pacte d’Abraham est renouvelé avec Isaac et Jacob. L’histoire de Joseph était commune à toutes les rédactions.

Dans les récits relatifs à Moïse, le rédacteur hiérosolymite ne s’écartait que dans les détails du récit israélite. Comme son confrère du Nord, il envisageait l’apparition du Sinaï comme la dernière et définitive alliance de Dieu avec le peuple élu. Le grand mémorial de ces événemens miraculeux, c’est la Pâque; or la Pâque pour notre auteur suppose la circoncision et la consécration des premiers-nés. Le cantique après le passage de la Mer-Rouge paraît avoir appartenu au recueil hiérosolymite. C’est un morceau brillant, d’une rhétorique un peu banale, composé sur le modèle des anciens cantiques, où l’on sent la composition artificielle et le pastiche.

Pas plus que la rédaction dite jéhoviste, la rédaction de Jérusalem n’avait de Thora développée. Mais, comme la rédaction du Nord contenait le livre de l’Alliance, la rédaction de Jérusalem avait le Décalogue. Le Décalogue est la loi de Moïse telle qu’on la résumait à Jérusalem[13]. Le progrès religieux qui caractérise le livre de l’Alliance est encore plus sensible dans cette petite Thora en une dizaine d’articles. Ce que Iahvé commande, c’est exclusivement la morale. La condition du pacte de Iahvé avec ses serviteurs, c’est de faire le bien. Le pas est franchi. Les vieilles religions, où le dieu octroie ses biens à celui qui lui offre les plus beaux sacrifices ou qui pratique le mieux ses rites, sont entièrement dépassées.

L’élohiste traitait ainsi les mêmes sujets que le jéhoviste ; mais il les traitait selon son esprit, utilisant les précieuses listes généalogiques qu’il avait entre les mains, suivant son goût pour une précision plus apparente que réelle, dans les dates et les chiffres. La conquête de Josué, racontée d’une façon toute convenue, venait démontrer la réalité des promesses faites aux pères et prouver que Iahvé avait observé son pacte, si bien que le peuple n’avait qu’à garder le sien. L’auteur écrit surtout en vue d’inculquer des préceptes, des règles, des usages religieux. Le livre était loin encore d’être un code; c’était une histoire destinée à montrer la raison historique de certaines lois et à les fonder sur la plus haute autorité. La similitude de plan avec l’œuvre jéhoviste venait de la similitude des traditions orales et d’un type d’enseignement qui existait depuis longtemps dans les deux parties d’Israël. Tous les Évangiles, de même, se ressemblaient pour le plan, car ils venaient tous d’un même enseignement oral. Mais cette identité de plan n’empêchait pas une forte diversité dans les deux ouvrages. L’esprit poétique et libre, l’imagination qui caractérisent le récit d’Israël font complètement défaut chez l’élohiste. Rien n’y est donné au plaisir; l’auteur veut servir une cause religieuse ; il cherche déjà à prouver ; il aime les statistiques ; il vise à une chronologie. A la netteté du géographe il joint le formalisme du juriste. Sa langue, sèche, monotone, est renfermée dans un très petit nombre de mots. Tout indique un état intellectuel plus réfléchi, plus positif, plus dégagé des rêves mythologiques que chez le jéhoviste, une théologie plus simple, plus sévère, presque déiste. Le rôle des anges en général, de l’ange de Iahvé en particulier, est réduit à presque rien. L’auteur parait avoir été un prêtre du temple de Jérusalem, ayant à sa disposition les écrits qui se conservaient dans les archives depuis David. Son écrit, bien moins intéressant que celui du Nord, eut aussi beaucoup moins de publicité. Il sortit à peine des arcanes du temple de Jérusalem. Le texte historique qu’on entrevoit fréquemment derrière le texte des prophètes est presque toujours le texte dit jéhoviste. Il ne faut jamais oublier, d’ailleurs, que la lecture n’avait pas, à cette époque reculée, l’importance qu’elle eut plus tard. L’enseignement oral l’emportait encore de beaucoup sur le livre. L’Histoire sainte du Nord ne compta certainement jamais qu’un très petit nombre d’exemplaires. La rédaction de Jérusalem, jusqu’au jour où elle fut enchâssée dans un plus large ensemble, n’exista probablement qu’en une seule copie. On lisait peu alors ; la parole remplaçait le livre, et voilà pourquoi la parole affectait des formes si vives, conçues en vue de frapper la mémoire et de s’y imprimer.

C’est l’esprit de la Bible qui fut désormais un et immortel. L’école qui avait créé les deux livres jumeaux ne cessa plus. D’ardens zélateurs vont, pendant des siècles, inculquer la même doctrine : un Iahvé juste, protecteur du droit, défenseur du faible, exterminateur du riche, ennemi des civilisations mondaines, ami de la simplicité patriarcale. Les prophètes seront les prédicateurs infatigables de cet idéal. Le livre juif des Origines est, de nos jours, imprimé à des milliards d’exemplaires. Jamais il ne fut un ferment plus actif qu’à cette époque reculée, où, fixé à peine, il entretenait dans quelques âmes ardentes le feu sacré de la justice, de la discipline morale et du puritanisme religieux.


IV.

Le règne d’Ézéchias (725-696 avant J.-C.) est le moment décisif de cette grande activité prophétique qui fît de la religion d’Israël la tige même de la religion générale de l’humanité. Un événement capital donna à Jérusalem l’importance que cette ville n’avait pas eue jusque-là dans le développement d’Israël : ce fut la destruction du royaume du Nord, par suite de laquelle l’activité religieuse de la nation se trouva toute concentrée en Juda. Les deux royaumes, comme nous l’avons dit, avaient chacun leur rédaction de la primitive histoire des Beni-Israël, allant de la création à la division théocratique du pays par Josué. Le plan des deux livres était le même, la religion des deux auteurs la même aussi. Le livre du Nord, celui qu’on appelle le jéhoviste, avait une ampleur, une naïveté, une façon de concevoir le rôle de Iahvé, qui devaient plaire aux iahvéistes pieux, soit du Nord, soit de Jérusalem. Bien avant la destruction du royaume du Nord, le récit jéhoviste était accepté dans le monde pieux, mais nullement étroit encore, de Jérusalem. Les belles choses qui s’y trouvaient faisaient passer condamnation sur certaines autres. Beaucoup de parties de ce vieux texte eussent été assurément écrites autrement qu’elles ne le sont, si le livre eût été composé depuis les prédications d’Amos, d’Osée, d’Isaïe, Rien cependant, dans la haute naïveté du récit, n’était de nature à choquer les piétistes. L’esprit d’Ephraïm et des tribus du Nord y était sensible, mais ne s’exprimait pas d’une manière blessante pour Juda. L’erreur critique la plus grave serait de supposer qu’on eût alors quelque idée d’un texte sacré. On croyait qu’il y avait eu des révélations de Iahvé ; les principales étaient censées avoir été faites à Moïse au Sinaï ; mais aucun livre n’avait la prétention de représenter exclusivement ces révélations. A côté du récit jéhoviste, on gardait donc sans le moindre scrupule le récit élohiste, produit d’une rédaction plus moderne et qui présentait le code de l’alliance sous une forme mieux accommodée aux idées hiérosolymitaines, sous la forme du Décalogue. Bien que rédigé à Jérusalem, et en tout favorable à Juda, ce récit élohiste était moins lu que le récit jéhoviste, sans doute parce qu’on le trouvait moins pieux, moins propre à montrer les devoirs étroits d’Israël envers Iahvé.

Cette duplicité dans la rédaction d’un livre qui chaque jour prenait plus d’autorité n’était pas néanmoins sans de graves inconvéniens. Elle avait eu sa raison d’être à l’époque des deux royaumes; elle n’en avait plus depuis que la maison d’Israël n’avait plus qu’un chef. Si la dispersion des juifs n’avait pas été si grande au moyen âge, certainement les deux Talmuds de Jérusalem et de Babylone seraient arrivés à se réunir en un seul. L’idée de fondre ensemble les deux récits dut venir, par conséquent, de bonne heure. C’est par conjecture assurément que nous rapportons cette opération au règne d’Ezéchias. Nous croyons cependant qu’on trouverait difficilement un temps qui réponde mieux à l’état d’esprit où une telle entreprise put être conçue et exécutée.

Cette fusion, en effet, exigea des partis si francs, si naïfs, qu’on ne peut guère la concevoir à une époque de scribes pieux, considérant superstitieusement les vieux livres comme écritures sacrées. On ne taille pas avec une telle liberté dans un texte admis comme inspiré. L’anatomie ne s’exerce pas sur des corps saints. Les divergences entre les deux récits étaient très fortes. Les règles que suivit l’unificateur furent à peu près celles-ci : 1° quand les deux récits étaient identiques, ou à peu près, n’en mettre qu’un, en sacrifiant les détails secondaires que l’autre pouvait contenir; 2° quand les deux récits étaient parallèles, sans jamais se toucher tout à fait, ainsi que cela avait lieu pour le déluge, enchevêtrer les deux narrations, au risque de produire un texte incohérent, plein de zigzags et de retours ; 3° dans le cas de contradiction formelle, sacrifier nettement un des deux récits, ou, quand la possibilité s’en offrait, faire deux histoires avec une. Si l’unificateur avait cru que ses deux textes étaient sacrés, il n’est pas admissible qu’il en eût jeté au rebut des parties si considérables; il n’est pas admissible surtout qu’il eût laissé dans sa rédaction des contradictions aussi fortes que celles qui subsistent, le principe le plus élémentaire de l’esprit humain étant qu’un fait ne peut pas s’être passé de plusieurs manières à la fois. La méthode de l’unificateur fut celle de la plupart des compilateurs orientaux. Il visa surtout à perdre le moins possible de ses originaux, tout en ne gardant qu’un récit unique. Les historiens arabes arrivent au même résultat d’une manière plus commode en rapportant successivement les opinions diverses : « Il y en a qui disent que... D’autres disent que... » et en terminant par la phrase consacrée : Allah allam, « Dieu sait mieux ce qui en est. » Le narrateur biblique ne laisse jamais ouverte l’option entre des partis divers; mais il place souvent, les uns à côté des autres, ou à quelque distance les uns des autres, des détails qui s’excluent ; si bien que de tels récits ne sont réellement intelligibles que si on les imprime sur deux colonnes ou en distinguant les rédactions par des caractères différens. La précision d’esprit n’existait chez le dernier rédacteur à aucun degré, et il n’était dominé par aucune préoccupation d’art. L’Histoire sainte qui résulta de ces coups de ciseaux et de ces sutures grossières fut une œuvre assurément mal faite et incohérente. Il faut dire que, si l’unificateur avait plus habilement accompli sa fusion, nous ne verrions plus la diversité des sources. Le texte s’offrirait à nous comme une matière parfaitement homogène, sur laquelle la critique n’aurait aucune prise. Dans l’œuvre telle que nous l’avons, au contraire, les morceaux existent à l’état non digéré; nous pouvons encore les retrouver, puis, jusqu’à un certain point, les rapprocher et recomposer ainsi les élémens primitifs.

Pour dresser une Histoire sainte qui pût remplacer avec avantage les deux récits parallèles, l’unificateur n’avait-il pas quelques autres documens, dont il ait cru devoir tenir compte dans son œuvre d’harmonisation? Nous avons vu que le jéhoviste, en composant son livre, eut devant les yeux deux écrits plus anciens, les Légendes patriarcales des tribus du Nord et le Iaschar ou Livre des Guerres de Iahvé. Il est presque certain que l’unificateur et, en général, les lettrés d’Ezéchias possédaient encore ces deux livres. Nous en aurons bientôt la preuve pour le Iaschar. Quant aux Légendes patriarcales du Nord, on est presque obligé d’admettre que l’unificateur les avait entre les mains en même temps que la rédaction jéhoviste, en d’autres termes, que la rédaction jéhoviste n’avait pas fait disparaître ses sources, ainsi que cela est arrivé si souvent en histoire. Un fait bien remarquable, en effet, c’est que l’unificateur, dans plusieurs cas, paraît reproduire le texte des Légendes patriarcales du Nord, même quand il a reproduit le texte du jéhoviste. Les Légendes du Nord, par exemple, contenaient un récit cher aux conteurs d’histoires patriarcales : Abraham chez Abimélek, roi de Gérare, était amené à faire passer sa femme pour sa sœur. Ce sujet avait fourni au jéhoviste deux récits distincts, l’un mis sur le compte d’Abraham en Égypte, l’autre mis sur le compte d’Isaac à Gérare. L’unificateur a emprunté au jéhoviste ces deux récits; mais cela ne lui a point suffi. Au chapitre XX de la Genèse, il nous a conservé le récit primitif des Légendes du Nord. La même observation peut être faite à propos de plusieurs autres récits, en particulier en ce qui concerne le sacrifice d’Abraham. On peut admettre également que, dans la section dite des Nombres, certains passages du Iaschar ou du Livre des Guerres de Iahvé qu’avait négligés le jéhoviste, ont été repris par l’unificateur. Le rôle de celui-ci, en un mot, n’a pas uniquement consisté à fondre deux textes ensemble. La tâche a été plus compliquée ; voulant en finir avec les rédactions plus anciennes, il a tenu à transcrire dans sa rédaction tout ce qui lui paraissait important. Il savait que le livre des Légendes du Nord ne survivrait pas à l’usage qu’il en faisait; il a voulu l’épuiser en quelque sorte. C’est la loi de l’historiographie orientale, en effet, qu’un livre tue son prédécesseur. Les sources d’une compilation survivent rarement à la compilation même. En d’autres termes, un livre ne se recopie guère tel qu’il est ; on le met à jour, en y ajoutant ce que l’on sait ou croit savoir. L’individualité du livre historique n’existe pas en Orient ; on tient au fond, non à la forme ; on ne se fait nul scrupule de mêler les auteurs et les styles. On veut être complet, voilà tout.

Le volume d’Histoire sainte qui résulta de ce travail d’unification formait à peu près la moitié de l’Hexateuque actuel. Il y manquait le Deutéronome, tout l’ensemble des lois lévitiques et plusieurs récits de la vie de Moïse, que l’on emprunta plus tard aux Vies des prophètes. Les plus belles parties du nouveau livre et les plus développées étaient prises au récit jéhoviste. C’est sous cette nouvelle forme que les vieux récits d’Israël ont passé à la postérité et ont été l’objet de l’admiration de tous les siècles. Le texte élohiste, cependant, obtint, sur un point, le triomphe le plus complet. Nous ignorons ce qu’était, dans le jéhoviste, le récit de la création. Il était sans doute moins beau et moins complet que celui de l’élohiste. C’est ce qui décida l’unificateur à commencer son ouvrage par la page solennelle qui servait de début à l’élohiste : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre... » Pour toute l’histoire des origines de l’humanité, l’unificateur garda le cadre de l’élohiste, en y insérant de longs morceaux du jéhoviste; si bien que l’on peut dire que les premières pages de l’élohiste, jusqu’à l’entrée en scène d’Abraham, nous ont été conservées entières. Les six premiers fragmens élohistes, en effet, mis à la suite les uns des autres, font une narration complète, ce qui n’a pas lieu pour les fragmens jéhovistes ; on sent entre ceux-ci des lacunes considérables. Il semble que, dans l’esprit de l’unificateur, la rédaction élohiste avait une certaine primauté, comme rédaction particulièrement juive et hiérosolymitaine ; son plan était de la compléter au moyen de l’autre rédaction. Seulement, il est arrivé que les supplémens ont dépassé en étendue et en importance le texte qu’il s’agissait d’amplifier.

La partie législative était représentée, dans le texte unifié, par le livre de l’Alliance, conservé intégralement, et par le Décalogue, tel qu’il est dans l’Exode. Il n’est sûrement pas impossible que quelques-unes des prescriptions présentées comme révélées par Dieu à Moïse, et qui font partie des Pandectes lévitiques, fussent dès lors introduites dans l’Histoire sainte ; rien n’oblige cependant à le supposer. Il est probable que le temple avait quelques règlemens écrits, le code des lépreux, la liste des choses impures, par exemple; mais ces petits codes étaient distincts les uns des autres et non fondus dans l’Histoire sainte ; ils n’ont été réunis que plus tard pour former l’ensemble de lois sans unité qu’on peut appeler lévitiques. Le siècle d’Ézéchias était peu porté vers les pratiques rituelles. La casuistique, qui plus tard devait dévorer Israël, n’était pas née encore. Nous nous réservons de montrer, dans un autre travail, comment la partie législative, d’abord réduite à quelques pages dans l’Histoire sainte, prit sous Josias et lors de la restauration du culte après la captivité, d’énormes développemens ; comment, grâce au Deutéronome et aux Pandectes lévitiques, grâce surtout au changement qui s’était opéré dans l’esprit d’Israël, le livre des légendes sacrées devint principalement un livre de lois et put, par une syllepse hardie, s’appeler la Thora.


V.

Le règne d’Ézéchias fut une époque de compilation littéraire[14] et de remaniement des textes antérieurs. L’écriture était devenue en Judée d’un usage tout à fait ordinaire. Les arrêts de la justice se rendaient par écrit. Le spécimen que nous avons de l’écriture de Jérusalem au VIIIe siècle, l’inscription de Siloé, nous montre un caractère déjà fatigué, affectant les lignes courbes, tournant au cursif. La matière sur laquelle on écrivait était probablement le papyrus préparé, ou charta, importé d’Lgypte. La forme du livre ou du document un peu étendu (sépher] était le rouleau. Le moment où l’écriture devient ainsi très commune et où la matière sur laquelle on écrit cesse d’être d’un prix élevé est presque toujours un moment littéraire important. On se met à écrire une foule de choses qu’on n’avait pas encore fixées; on rédige ce pour quoi la tradition orale avait suffi jusque-là. C’est le moment des compilations et des recueils. En Orient, nous l’avons dit, recopier, c’est toujours refaire. La plupart des documens de l’ancienne littérature hébraïque reçurent ainsi, vers le temps d’Ézéchias, de profondes modifications.

L’histoire sainte unifiée s’arrêtait, comme le récit élohiste et le récit jéhoviste, à la conquête de la Palestine par Josué et au partage de la terre entre les tribus. Cette histoire avait un caractère essentiellement religieux, et toujours elle eut son cadre à part. Mais l’esprit essentiellement historique d’Israël ferait désirer aux gens quelque peu réfléchis de savoir ce qui se passa ensuite. De Josué à l’établissement de la royauté, s’écoula un long intervalle où Israël n’eut que des sofetim intermittens ; c’était l’âge héroïque de la nation, le commencement de l’histoire proprement dite. Le Iaschar, ou livre des Guerres de Iahvé. contenait sur ces temps des renseignemens inestimables, des chants d’une facture toute primitive, des aventures d’un rare intérêt. Racontées à un point de vue profane et sans but d’édification, ces vieilles histoires avaient un charme qui captivait tout le monde. Il n’y avait qu’à les extraire. C’est ce que fit l’auteur du livre des Juges. Il retoucha très peu le vieux texte, n’y ajouta presque rien, retrancha sans doute aussi peu de choses. Ainsi, un trésor nous est parvenu, un texte du IXe ou Xe siècle avant Jésus-Christ, à peine corrigé par les scribes postérieurs.

Les récits des Guerres de Iahvé et les chants du Iaschar allaient, selon nous, jusqu’à l’avènement définitif de David à la royauté de Jérusalem. Ces récits du temps de Saül et de la jeunesse de David ont formé le fond des livres dits de Samuel ; mais ici, des élémens d’autre provenance ont été mêlés ou ajoutés: d’une part, des pièces et des fragmens des mazkirim du temps de David ; de l’autre, des pages de beaucoup moindre valeur, tirées de Vies de prophètes et d’autres écrits tout à fait légendaires.

De In sorte, les parties essentielles des grandes compositions narratives du Xe siècle entrèrent dans des compositions plus récentes. Le Iaschar, les Guerres de Iahvé, les Légendes patriarcales du Nord furent dépecés en quelque sorte au profit d’arrangemens postérieurs. Dans l’antiquité, un livre ainsi exploité, non-seulement n’était plus copié, mais disparaissait vite. On croyait qu’il avait fourni sa part à l’œuvre commune : on n’y tenait plus. Les anciens livres du Nord périrent de la sorte au moment de leur plein succès. Peut-être cette littérature exquise inspira-t-elle en mourant quelques pastiches aux lettrés du temps d’Ezéchias. Le charmant livre de Ruth nous est resté comme une épave indécise, mais en tout cas délicatement sculptée, de cette littérature idyllique qui se rapportait au temps des Juges comme à l’âge idéal de toute poésie.

Pour Salomon et ses successeurs, aussi bien que pour les rois d’Israël, on possédait des annales sérieuses, d’où l’on tira une histoire des rois de Juda et d’Israël, qui fut continuée à mesure. De là ces livres des Rois, qui sûrement n’avaient pas, au temps d’Ezéchias, la physionomie sèche et étriquée qu’ils ont aujourd’hui. Dès lors commencèrent aussi sans doute les Vies de prophètes, intimement liées à l’histoire des rois. Certains récits sur Élie et Elisée ont un caractère grandiose, qui les rapproche des plus belles pages du jéhoviste ; d’autres, au contraire, ont quelque chose de puéril. Nous inclinerions à croire que les grandes parties de cette légende furent écrites dans le Nord. Quant aux livres des Paroles ou Actes de Nathan le prophète, de Gad le Voyant, d’Ahiyah le Silonite, de Semaïa, d’Iddo, de Jehou fils de Hanani, cités par les Chroniques, il faudrait se garder de les prendre pour des livres distincts ; ce qui est vrai, c’est que, parallèlement aux livres des Rois, et quelquefois enchevêtrés avec eux, existaient des livres de Prophètes, rapportant leurs actes et au besoin leurs paroles. Ensuite, ces légendes, pleines d’exagération, furent fondues dans le texte beaucoup plus sérieux des historiographes ; l’auteur des Chroniques, surtout, en fit ses délices. Il arriva, pour la vieille histoire d’Israël, comme si l’on s’avisait de trouver que, pour la période mérovingienne, Grégoire de Tours est incomplet et qu’on cherchât à le compléter, sans souci de se contredire, avec Aimoinus, les légendaires et les plus faibles Vies de saints. Après la captivité, un abréviateur maladroit, tenant de près à Baruch et à l’école de Jérémie, fit, à coups de ciseaux, les livres des Rois que nous avons, chétif extrait taillé, avec l’esprit le plus partial, dans un vaste ensemble de documens. L’auteur des Chroniques, dans la seconde moitié du IVe siècle avant Jésus-Christ, connut une partie de ces mêmes documens, mais il en fit un usage encore plus mesquin.

Ainsi se forma, en quatre siècles à peu près, par le mélange des élémens les plus divers, ce conglomérat étrange où se trouvent confondus des fragmens d’épopée, des débris d’histoire sainte, des articles de droit coutumier, d’anciens chants populaires, des contes de nomades, des utopies ou prétendues lois religieuses, des légendes empreintes de fanatisme, des morceaux prophétiques, le tout noyé dans une gangue pieuse, qui a fait d’un tas de débris profanes un livre sacré, âme religieuse d’un peuple. Il n’est pas rare de rencontrer en Grèce de vieux burgs, construits, aux bas siècles et parfois dès l’antiquité, avec les débris des monumens voisins. Des blocs de marbres divers, taillés avec art, mais mal assortis, forment les premières assises, laissant entre eux des vides remplis par des matériaux sans valeur. Des morceaux de statues, des fûts de colonnes cannelées, se mêlent à de misérables blocages; les brèches sont réparées par des assises de moellons, ou bien des raccordemens modernes embloquent de force, comme des tenons maladroits, les lèvres des plaies béantes. Le haut du burg n’est qu’un lit de pierraille, où les palicares ont taillé des meurtrières. L’assemblage est barbare; mais, dans cet arrimage informe, vous avez des matériaux incomparables : en démolissant cette masure, vous formeriez un musée. Telle est l’historiographie hébraïque. Aucun sentiment d’art n’ayant présidé à la construction de l’ensemble, le désordre et les contradictions se rencontrent à chaque page, et il faut presque s’en réjouir. Si un historien artiste avait bâti le tout, il eût retaillé les pierres, retouché ces désaccords, corrigé ces ruptures d’équilibre qui nous choquent. Grâce à l’incohérence de la dernière rédaction, nous avons l’immense avantage de posséder encore intacts des morceaux hébreux parfaitement authentiques du IXe ou du Xe siècle avant Jésus-Christ. Il suffit, pour les retrouver, d’une simple opération de lavage et de l’enlèvement du plâtre que les remanieurs modernes ont versé dans les interstices. Les Grecs anciens, qui, en toute chose mettaient du goût et du stylé, eussent en pareil cas retravaillé les matériaux, c’est-à-dire les eussent rendus méconnaissables. L’Iliade et l’Odyssée sont, comme le vieux corps de l’historiographie hébraïque, le produit de l’assemblage de pièces antérieures; mais les Grecs, même dans la compilation, montrèrent du génie ; ils exécutèrent le travail avec tant de perfection que les lignes de suture et les discordances inséparables d’une opération de rajustage ne se laissent apercevoir que sur un petit nombre de points. L’Homère hébraïque égale l’Homère grec ; mais il nous est arrivé en lambeaux, comme si l’Iliade et l’Odyssée ne nous étaient connues que par des fragmens conservés dans la Bibliothèque d’Apollodore ou dans les chronographes byzantins.


ERNEST RENAN.

  1. Voyez la Revue du 1er mars.
  2. L’épisode de Balaam en est la preuve.
  3. Pour la parfaite clarté de ce qui suit, il faut se servir d’un texte où la rédaction jéhoviste et la rédaction élohiste soient séparées ou imprimées en caractère différent, par exemple de la Genèse de M. François Lenormant, ou de la traduction de M. Reuss.
  4. Pour nous conformer à l’usage nous l’appellerons le Jéhoviste; c’est le document C des Allemands.
  5. Hâtons-nous d’ajouter que, dans de tels passages, la distinction du livre des Légendes d’Israël et du Jéhoviste, ou, comme disent les Allemands, du document B et du document C, est bien difficile à faire.
  6. Gén., II, 4.
  7. Voir la première partie (Revue du 1er mars).
  8. Henoch parait un autre Noh, arrêté dans sa formation et détaché par la légende pour un autre emploi.
  9. Livre de l’alliance, depuis Exode, XX, 24, jusqu’au verset 19 du ch. XXIII.
  10. Un homme, une famille, une race, une langue, une vigne, dont toutes les autres viennent, une seule source pour les fleuves, etc.
  11. C’est le document que les Allemands désignent par la lettre A.
  12. L’idée du sabbat est probablement originaire de Babylone. Elle a dû éclore non chez des nomades au travail intermittent, mais dans une civilisation bâtissante, fondée sur le travail servile.
  13. Ceci sera développé dans un autre article.
  14. Prov., XXV, 1.