Les Origines de la Bible/04
Il semblerait, au premier coup d’œil, que les réformes de Josias et le code nouveau qui en fut le résumé eussent dû exercer sur la nation une influence puissante et immédiate. Il n’en fut rien. Le règne des piétistes ne dura qu’une douzaine d’années ; la mort tragique de Josias y mit fin : les vingt ans qui s’écoulent de la bataille de Megiddo à la prise de Jérusalem, en 588, sont un temps de disgrâce pour Jérémie et ses adeptes ; jamais, peut-être, la législation deutéronomique ne fut moins pratiquée que par la génération pour laquelle elle avait été faite. En faut-il conclure que les princes fils ou petit-fils de Josias furent des impies, des ennemis du culte de Iahvé ? Ce serait là une erreur. La vérité est que tous les rois d’Israël et de Juda adorèrent Iahvé comme le dieu national des Beni-Israël ; seulement il y avait des degrés dans le zèle. Il y avait des iahvéismes fort divers, comme il y a, de notre temps, des catholicismes fort divers. Pour les uns, le culte de Iahvé était ce que le culte de Camos fut pour Mésa, ce que le culte de Salm fut pour Salmsézah. Pour d’autres, disciples des prophètes, le culte de Iahvé était gros de conséquences morales, sociales, politiques ; exactement comme, de nos jours, il y a une grande différence entre le catholique qui va de temps en temps à la messe et se fait enterrer à l’église, et le membre du parti ou l’adepte de l’école catholique, qui croit que le catholicisme est destiné à transformer le monde et à résoudre tous les problèmes politiques et sociaux.
Ce fut la captivité de Babylone qui fit définitivement d’Israël un peuple de saints. La cour et la classe militaire, presque toujours opposées aux prophètes, n’existaient plus. Les lévites, nombreux parmi les transportés, gardaient leur attachement aux choses religieuses. Les tièdes et les indifférens prirent vite leur parti et s’établirent, soit en Égypte, soit en Orient, où les emplois lucratifs ne leur manquèrent pas. Les piétistes se groupèrent, s’exaltèrent par leur rapprochement. Disciples, pour la plupart, de Jérémie, ils affirmèrent plus que jamais l’avenir d’Israël et la juste providence de Iahvé. C’est ici le moment décisif. La crise qui ne détruit pas une formation naissante la fortifie. Dès les premières années de la captivité, le groupe des saints, dispersés sur les bords de l’Euphrate, avait reconstitué un foyer de vie aussi intense que celui qui avait brûlé le sang juif, aux jours les plus enfiévrés de Jérusalem.
Un homme fut, dès les premières années de l’exil, le représentant passionné de ces idées, ce fut Ézéchiel. C’était un prêtre de Jérusalem, que les Chaldéens avaient enlevé lors de la première transportation (595) ; une demeure lui fut assignée sur les bords du fleuve Cobar. L’activité prophétique d’Ézéchiel dura au moins vingt années. Tandis que Jérusalem exista, il fut en correspondance avec ses coreligionnaires de Judée ; quand Jérusalem et le temple eurent disparu, toutes ses pensées n’eurent qu’un but, préparer la restauration d’Israël conformément à l’esprit des prophètes, dont il était l’ardent continuateur.
Un point, en effet, ne fit jamais l’objet d’un doute pour Ézéchiel et pour les pieux transportés de Juda, qui partageaient ses idées : c’était le rétablissement de Jérusalem. La réforme de Josias était devenue la loi du iahvéisme d’une façon si absolue, que l’idée d’un culte de Iahvé pratiqué hors de Jérusalem semblait une impossibilité. La religion, comme l’avait entendue Jérémie, était non-seulement un culte purement citadin, mais un culte qui ne pouvait se pratiquer que dans une seule ville. Telle était la force inouïe des institutions religieuses sorties de l’inspiration de Jérémie, que la destruction même de la ville qu’elles avaient consacrée fut sans conséquence. Cette ville, il fallait à tout prix la relever, sous peine de voir périr la vraie religion. Si les idées juives prirent un tout autre tour après le siège de Titus, c’est que la puissance romaine avait un caractère bien plus inéluctable que la puissance assyrienne. En outre, la conception idéaliste avait fait en Israël de tels progrès, grâce surtout au christianisme, que Jérusalem était devenue moins nécessaire au iahvéisme et que les docteurs de Iahvé purent concevoir une parfaite observation de la Loi sans temple, ni sacerdoce, ni autel.
L’organisation sacerdotale et rituelle était l’objet sur lequel se portaient principalement les rêves des piétistes. Sûrement, on se proposait de revenir au passé dans ses lignes essentielles ; mais on sentait que bien des changemens matériels étaient nécessaires, et on ne se faisait nul scrupule de les introduire. Ézéchiel usait ses loisirs de captif à ruminer des plans qu’il remaniait sans cesse. Abordant de front le problème que les réformes de Josias avaient créé sans le résoudre, la hiérarchie du corps sacerdotal, il cherchait à voir en esprit la ville de prêtres qui, par la nécessité des choses, sortait de l’effort inconscient d’Israël.
Ces idées, qui apparaissent dans Ézéchiel sous des formes assez diverses et avec des retouches montrant en quelque sorte le progrès de sa pensée, sont résumées dans une suite de visions[2] datées de l’art 575 avant Jésus-Christ. Les morceaux en question forment un petit exposé idéal de la nouvelle organisation, conçue par celui qu’on est autorisé à considérer comme le second fondateur du judaïsme après Jérémie. Il n’y a pas de pages dans les écrits du passé qui révèlent un plus étrange état d’esprit. On dirait un rêve, où les lois de la réalité n’existent plus, où les chiffres mêmes sont flexibles. La géographie y est toute fantaisiste ; la topographie pleine de contradictions. C’est un idéal que, sûrement, le Voyant n’aurait voulu voir appliqué qu’avec une foule de modifications. Les nombres, en particulier, sont presque mis au hasard, et il y a de la naïveté à vouloir les corriger ; l’auteur eût aussi bien fait de les laisser en blanc. Ceux qui veulent fonder sur ces visions bizarres des calculs et des dessins feraient aussi bien de dresser le plan de la Jérusalem céleste de l’Apocalypse. Ils devraient donner une place, dans leurs tracés, au fleuve sortant du temple, grossissant à chaque pas, et allant assainir la Mer-Morte. Aucun prophète, autant qu’Ézéchiel, ne s’est joué de l’impossible. Il rappelle Fourier ; mais c’est un Fourier qui décrirait son phalanstère avec la précision d’un architecte ou d’un arpenteur. Ézéchiel conçoit Israël comme une pure théocratie, où il n’y aurait ni gouvernement civil, ni gouvernement militaire, ni armée, ni magistrature, ni politique. Comme tous les juifs à toutes les époques, il se trouve très bien d’un état de vassalité où le peuple de Dieu est dispensé des charges d’un état organisé, et libre de goûter à sa guise les promesses de Iahvé. La cité rêvée par Israël n’a de place au monde que comme fief intérieurement libre d’un grand empire, à la manière des communautés de raïas de l’islam. Il n’y a dans cette cité ni roi, ni service militaire. Si Ézéchiel, dans les premières années de la captivité, donne encore à son berger d’Israël le nom de David, sans indiquer clairement qu’il sera de la race de David, maintenant il ne l’appelle plus que nasi (prince). Le nasi a un domaine territorial et le droit d’apanager ses enfans ; il touche en outre des redevances, en retour desquelles il doit fournir les victimes des sacrifices publics. Les impôts arbitraires, à la manière de Salomon, lui sont absolument interdits. Quant à défendre Israël contre ses ennemis, Iahvé s’en charge, en traitant les peuples voisins d’une façon atroce. Le nasi a une place d’honneur dans les actes solennels du culte, une porte sacrée pour lui seul. C’est un roi de parade ; ce n’est nullement un prince temporel. Le grand-prêtre, qui, dans soixante ans, finira par l’emporter sur le nasi comme chef d’Israël, vaudra mieux, a beaucoup d’égards, que cette espèce de corregidor bâtard, pourvoyeur de victimes, figurant liturgique, ayant pour fonction presque unique de présider à un culte dont les ministres ne dépendent pas de lui.
L’organisation exposée par Ézéchiel est tellement idéale, qu’il veut que la terre-sainte recouvrée, dont il conçoit les limites d’après une géographie singulièrement complaisante, soit divisée symétriquement en parties égales et par zones rectangulaires allant de la Méditerranée au Jourdain, entre les douze tribus, qui n’existaient plus. Le domaine sacré et le domaine du nasi sont conçus comme des carrés à part. La ville capitale aura aussi son domaine. Elle sera neutre entre les douze tribus, comme une sorte de Washington, et constituée par des représentans de toutes les tribus, qui vivront dudit domaine. Les peuplades depuis longtemps incorporées à la nation, comme les Rékabites, les Qénites, les Calébites, y seront tout à fait fondues. L’esprit large et humain du Deutéronome se retrouve dans Ézéchiel, quand la colère nationale et le fanatisme puritain ne l’étouffent pas.
Le temple rêvé par Ézéchiel n’a de commun que les dispositions générales avec le petit édicule bâti par Salomon. L’a priori du prophète va à ce point que, par momens, son temple n’a pas l’air d’être à Jérusalem. C’est un casernement colossal situé au centre du domaine sacré et destiné à contenir une armée sacerdotale. Les prêtres issus de Sadok (le premier prêtre du temple de Salomon) ont seuls le droit de monter à l’autel. Les nombreux lévites, devenus inutiles depuis la suppression des lieux saints disséminés dans la province, et contre lesquels on avait un grief considérable, c’est qu’ils avaient servi des cultes passablement idolâtriques, constituaient une énorme difficulté. Nous avons vu Jérémie et le Deutéronome trancher la question de la manière la plus radicale. Tout prêtre, à leurs yeux, est un lévite, ou, comme ils disent, « un prêtre lévitique. » L’égalité parait régner entre ces prêtres lévitiques. Ce fut là, sans doute, l’expression d’un souhait, bien plutôt que l’assertion d’un fait. Le rédacteur du Livre des Rois, en effet, s’exprime ainsi : « Et Josias fit venir (à Jérusalem] tous les prêtres des villes et villages de Juda… Seulement les prêtres des hauts lieux ne montèrent, pas à l’autel de Iahvé, qui est à Jérusalem ; mais ils mangeaient, les massoth au milieu de leurs frères, » c’est-à-dire en famille. Ézéchiel admet parfaitement cette différence. Les prêtres sadokites sont seuls légitimes. Les lévites, ayant été les ministres de cultes illégaux, sont des servans d’un ordre inférieur ; ils ne figurent pas dans les sacrifices publics. Ils doivent habiter des villages à part aux environs de Jérusalem. Quant aux prêtres sadokites, ils sont égaux entre eux. Les sacrifices et les fêtes sont plus largement développés chez Ézéchiel que dans le Deutéronome ; la dîme n’existe pas encore. Il est pourvu à la subsistance des prêtres par les prémices et les redevances en nature sur les sacrifices.
Tel est ce code de la théocratie auquel les législateurs qui suivirent n’ont presque rien ajouté, mais qui constitua, au moment où il fut conçu, la plus complète des innovations. Jusque-là aucune distinction absolue n’avait été faite entre les prêtres et les lévites. Ézéchiel, mû sans doute par d’anciennes haines de sacristie remontant au temps de sa jeunesse sacerdotale, ne reconnaît comme véritables prêtres que les descendans de l’aristocratique Sadok. Cela était conséquent. Ézéchiel voulait une théocratie sacerdotale. Un corps de prêtres qui concentre entre ses mains toute l’autorité ne peut être nombreux. Ézéchiel n’arriva pas, au moins avant 575, à l’idée de ce grand-prêtre héréditaire que connurent les temps postérieurs ; mais il y touchait presque. En tout cas, Ézéchiel fut, sans le savoir, le père d’un mot qui eut un rôle considérable dans l’histoire. Sadoki fut par son fait la désignation du prêtre riche, orgueilleux, dédaigneux des pauvres gens. De là vint sadducéen. La concentration du sacerdoce lucratif en un petit nombre de mains ne pouvait avoir que de mauvais effets. Une aristocratie sacerdotale devient vite irréligieuse et mécréante. Le long rituel imaginé par Ézéchiel est bien moins l’œuvre d’un prophète que d’un prêtre. On y sent les préoccupations de l’homme qui a été mêlé aux sacrifices, a vu les abus des coutumes établies, et a là-dessus son programme de réforme. Le prophète reparaît dans la conception idéale de la Jérusalem future, source de vie et de pureté pour le monde à venir, origine unique des eaux qui purifient, assainissent et fécondent. La pente de Jérusalem à la Mer-Morte, devenue un immense verger d’arbres, produisant des fruits tous les mois et dont les feuilles servent de médicamens, fournira ses plus belles images au Voyant chrétien du temps de Galba. La Jérusalem céleste de l’Apocalypse, qui suffit à consoler le monde depuis dix-huit cents ans, n’est que le calque, un peu régularisé, de la Jérusalem d’Ézéchiel. Le nom même de Jérusalem disparaîtra ; la ville s’appellera Iahvé-samma, « Iahvé [demeure] là. » Israël, rendu à la vie pastorale et agricole, goûtera sur ses montagnes, redevenues fertiles, le comble du bonheur. Ainsi, dans ce génie étrange, les visions eschatologiques du prophétisme s’unissaient, par un phénomène unique en Israël, aux soucis positifs de la Thora.
Ézéchiel était-il le seul à construire ainsi des utopies pour une restauration que l’on croyait prochaine ? Non certes, et tout prouve qu’il y eut, dans les trente ou quarante premières années après la ruine de Jérusalem, une période où s’élabora un nouveau Deutéronome, un code de l’avenir, non avec la précision qui est naturelle quand il s’agit d’édicter des mesures bientôt applicables, mais avec le vague que comportent les aspirations indéfinies.
Ce qui caractérise, en effet, les lois que cette époque ajouta au Digeste mosaïque, c’est leur caractère spéculatif et chimérique. Ce ne sont pas les expédiens de gens pratiques aux prises avec la nécessité, et faisant ce qu’ils peuvent pour parer aux exigences d’une situation qui est devant eux et leur impose des mesures claires. Ce sont des indications générales, qui deviennent puériles quand elles veulent en venir à quelque netteté, des plans comme ceux qu’on pouvait élaborer autour de M. le comte de Chambord ou ceux qu’on discute dans les clubs socialistes. Le code de la restauration fut ainsi ébauché cinquante ans d’avance. Ce n’est pas au moment de la reconstruction du temple que ces pages ont été écrites ; c’est à une époque où les espérances de la nation n’étaient que des rêves, où le pays s’offrait comme une carte blanche, et où l’on pouvait confier au papier les solutions les plus hardies, parce qu’on n’avait pas à craindre le contrôle de la réalisation.
Ce qui est bien frappant, en tout cas, c’est l’intime connexion qu’il y a entre les neuf derniers chapitres d’Ézéchiel et les parties sacerdotales et lévitiques de la Thora. De même que, à côté de Jérémie, naît en quelque sorte spontanément le Deutéronome, comme forme codifiée de ses idées ; de même, à côté d’Ézéchiel, apparaît cette Thora sacerdotale que nous appellerions le Lévitique, si ses membres épars ne se trouvaient également dans l’Exode, dans les Nombres et dans Josué. Les procédés de construction idéale, si l’on peut s’exprimer ainsi, sont bien les mêmes. Le tabernacle et le camp israélite dans le désert sont conçus sur une espèce de papier quadrillé, tout à fait analogue au temple d’Ézéchiel et à sa carte de Palestine, où toutes les lignes sont droites. La raideur, l’a priori, l’impossibilité, sont les mêmes de part et d’autre. Dans beaucoup d’endroits, surtout dans certaines parties du Lévitique, le style a une forte analogie avec celui du prophète. Qu’on change le tour des instructions censées données par Dieu à Ézéchiel, dans les visions de l’art 575, qu’on les présente comme dictées par Dieu à Moïse sur le Sinaï, on pourra croire, en lisant ces visions, qu’on a sous les yeux des chapitres du Lévitique.
Le Livre de l’Alliance, le Décalogue, le Deutéronome, restaient à la base des institutions religieuses de la nation ; mais quelques idées nouvelles, très importantes, tendaient à s’établir. La situation des lévites était une plaie toujours saignante, et on n’y voyait, après le retour, aucune amélioration possible. On visait de plus en plus, d’après la théorie d’Ézéchiel, à séparer les prêtres des lévites. Selon cette manière de voir, les prêtres seuls servent Iahvé ; les lévites servent les prêtres ; leur fonction est celle de sacristains ou d’hiérodules, occupés aux grosses besognes du temple. Comme toutes les institutions modernes devaient avoir leur racine dans les temps mosaïques, la Vie de Moïse fut enrichie de légendes destinées à prouver que toute tentative de la part des lévites pour usurper les fonctions sacerdotales est un crime digne de la mort. Les chantres et musiciens paraissent avoir occupé parmi les lévites une sorte de rang d’honneur. Ces fonctions étaient censées avoir été, du temps de David, entre les mains d’une sorte de tribu lévitique qu’on appelait les Beni-Qorah, ou fils de Coré. On leur supposait, peut-être se supposaient-ils à eux-mêmes un auteur de leur nom du temps de Moïse. Une légende terrible se forma sur ce Qorah. Il avait prétendu à des pouvoirs sacerdotaux égaux à ceux d’Aaron. Une sorte de jugement de Dieu fut ordonné. Les Aharonites, d’un côté, les Qorachites, de l’autre, s’approchèrent du tabernacle avec leurs encensoirs. Le feu du ciel dévora Qorah et sa bande, ainsi que leurs encensoirs[3].
Ézéchiel, pas plus que Jérémie, le deutéronomiste et les anciens prophètes, ne parlent jamais d’Aaron comme souche du vrai sacerdoce. Les vieilles histoires connaissaient Aaron, mais simplement comme frère et prophète de Moïse. L’idée d’Aaron grand-prêtre est, au contraire, l’idée dominante du dernier code sacerdotal. Les prêtres y sont tous fils d’Aaron ; Aaron est à leur tête comme un président naturel. Le rôle presbytéral d’Aaron et l’idée de grand-prêtre naquirent ainsi en même temps. Les temps anciens, même ceux d’Ézéchias, ne connaissaient pas le grand-prêtre[4]. Le commencement de cette fonction apparaît sous Josias ; l’armée de prêtres groupée autour du temple devait avoir un chef. En 575, cependant, Ézéchiel, comme nous l’avons vu, évite de faire entrer dans son programme un prêtre supérieur aux autres. Il est très possible que, dans ses méditations ultérieures, il soit arrivé à en voir la nécessité, ou que ses disciples y aient été amenés ! Quoi qu’il en soit, le mythe d’Aaron et la constitution officielle d’un cohen en chef étaient deux idées tout à fait voisines et à deux pas de celles d’Ézéchiel. Nous sommes persuadés qu’elles suivirent de très près le programme de 575. Le signe de la prééminence par désignation était l’onction. Le grand-prêtre fut conçu comme oint, installé solennellement, vêtu d’habits d’apparat, obligé à un grand décorum, à ce point qu’il ne pourrait porter le deuil, même de son père et de sa mère.
Une idée plus analogue encore à celles d’Ézéchiel fut l’invention de l’ohel moëd, ou tabernacle, sorte de temple portatif que Moïse était censé avoir fabriqué dans le désert, qu’on repliait en quelque sorte et qu’on réassemblait à chaque campement. C’est là, vraiment, une imagination puérile, et, sur ce point, les plaisanteries de Voltaire étaient pleinement justifiées. Rien ne ressemble plus à ces visions liturgiques d’Ézéchiel, caractérisées par l’invraisemblance et le mépris absolu de la réalité. D’un autre côté, la conception d’une telle fable avait quelque chose de très logique. L’unité du lieu de culte était devenue, depuis Josias, le dogme fondamental d’Israël. On voulait que ce dogme remontât à Moïse. Par une faute de critique qui alors ne soulevait aucune objection, on reportait facilement un tel état de choses jusqu’à la construction du temple sous Salomon. Avant le temple, il était plus difficile d’imaginer un culte centralisé et solennellement organisé. On comptait peu alors avec l’invraisemblance. On supposa un temple avant le temple, sans se soucier des impossibilités que l’on soulevait. Nous n’affirmons pas que cette invention soit d’Ézéchiel ; mais il faut avouer que les descriptions détaillées que nous avons de ce bizarre outillage sont bien conçues dans l’esprit même qui dicta à ce prophète tant de plans irréalisables et de chimériques combinaisons. On s’adressait évidemment à des lecteurs peu assidus des anciennes histoires ; car une telle conception était en contradiction flagrante avec les récits du temps des juges, de Saül, de David, même avec les récits relativement anciens de l’histoire de Moïse. Mais l’absence de critique et surtout le manque d’assemblage des textes laissaient place à tous les à-peu-près. Ce que l’un lisait, l’autre ne le lisait pas, et, de la sorte, le corps des écritures religieuses se grossissait de parties profondément contradictoires.
La disposition en carré parfait, comme un damier, du camp d’Israël est exactement du même ordre. Si Ézéchiel ne l’a pas écrite, il a dû sûrement concevoir une distribution analogue. Le tabernacle est au centre ; Iahvé trône ainsi au milieu de son peuple. La tribu de Lévi remplit autour de l’arche la position d’une garde de corps, et aussi d’une équipe de porteurs pour le tabernacle. Symétriquement, à l’entour, sont rangées les douze tribus. Juda, comme on devait s’y attendre, occupe la place d’honneur. L’auteur du Deutéronome avait eu un concept analogue et en avait déduit des règles de propreté, très particulières et qui font sourire. Mais, chez le rédacteur du code lévitique, cela devient un plan géométral absolument semblable à la carte de Palestine et à l’esquisse de la Jérusalem nouvelle d’Ézéchiel.
La description des habits sacerdotaux est de la même provenance que celle du tabernacle. Tout cela suppose un art du tapissier et du décorateur poussé assez loin. Les influences égyptienne, assyrienne, tyrienne, s’y croisent ; les données égyptiennes, cependant, l’emportent. Le goût égyptien dominait encore dans tous les ouvrages d’art et d’industrie. Un culte somptueux, un riche système de fêtes, étaient essentiellement dans l’esprit des organisateurs religieux de ce temps.
Nous avons vu Ézéchiel cantonner les lévites dans une partie déterminée du domaine sacré (évidemment aux environs de Jérusalem), où ils auront des villages pour demeures. Cette idée fut développée et aboutit, dans la nouvelle Thora, à la conception bizarre des villes lévitiques, autre impossibilité qui n’a jamais rien en à faire avec la réalité. On supposa que Moïse avait ordonné qu’après la conquête du pays de Chanaan, on séparât des différentes tribus quarante-huit villes, qui seraient réservées aux lévites, et que Josué exécuta cet ordre. Voilà sûrement une rêverie sacerdotale de premier ordre, une des recettes les plus singulières qu’on ait imaginées pour sortir d’un embarras social intolérable. Loin d’être les déshérités, les lévites, en supposant un tel arrangement, eussent été les plus riches des israélites. C’est là un expédient de la dernière heure, ou plutôt une solution sur le papier qui ne fut jamais exécutée. Si une institution de ce genre avait existé avant la captivité, comment est-il possible que le Deutéronome n’en ait rien su ? Les villes qui, au ch. XXI de Josué, sont données pour lévitiques figurent dans l’histoire d’Israël, à la façon de villes comme d’autres ; plusieurs n’étaient pas même conquises du temps de Josué. Après le retour des captifs, nous voyons bien les lévites parqués dans les villages voisins de Jérusalem, mais jamais avec la régularité et le caractère légal que supposent les interpolations lévitiques du livre des Nombres et de Josué. Il est évident que cette bizarre conception n’a en qu’un objectif, résoudre dans le sens indiqué par Ézéchiel ce problème lévitique, qui, depuis Josias, était la préoccupation constante des organisateurs religieux de Juda. Les impossibilités géométriques du passage, Nombr., XXXV, 4-5, rappellent bien celles qui sont familières à Ézéchiel.
L’année jubilaire, qui n’apparaît que vers ce temps, est la plus hardie des utopies qu’engendra en ses derniers jours l’esprit hautement socialiste de l’école prophétique. Le plus ancien code d’Israël connaissait l’année sabbatique, c’est-à-dire le repos de chaque septième année. Ce n’était là qu’un vœu théorique, qui, bien que renouvelé par le Deutéronome, ne fut jamais pratiqué. Les utopistes du Ve siècle allèrent plus loin. Ils voulurent que, chaque cinquantième année, le monde retournât en quelque sorte périodiquement à ses origines, que les esclaves redevinssent libres, que les terres fissent retour à leur ancien propriétaire. Combinée avec la prescription de l’année sabbatique, cette loi faisait une constitution économique absolument impraticable. Non-seulement jamais nation n’a vécu sous un pareil régime ; mais il est permis de dire que jamais homme sensé n’a pris la plume pour écrire de pareilles choses en croyant qu’elles doivent être appliquées. Tout cela ne fut pas écrit dans une charte en train de se faire. Ces conceptions bizarres du tabernacle portatif, des villes lévitiques, de l’année jubilaire, aussi éloignées que possible de toute pensée d’application, sont des sœurs évidentes de la Jérusalem chimérique et de la topographie sacrée d’Ézéchiel. Ce ne sont pas là les desiderata d’une époque de restauration telle que fut celle de Zorobabel et de Josué, fils de Josadaq. Ce sont les fruits d’une époque où les utopistes israélites, dont le plus grand, sans comparaison, fut Ézéchiel, travaillaient dans le vide et n’étaient pas un moment arrêtés par le souci du possible. Le plan d’Ézéchiel renferme, en effet, une allusion évidente à l’idée de l’année jubilaire[5], non encore sous le nom qui la désigna plus tard officiellement.
Une hypothèse qui groupe bien toutes ces données convergentes est de supposer que, près d’Ézéchiel et sous son influence, il s’écrivit une Vie de Moïse, compilée d’après les textes les plus anciens, avec toutes les additions que les besoins du temps rendaient nécessaires. La forme était, en quelque sorte, anecdotique. Chaque solution légale était amenée par un cas qui était censé s’être présenté à Moïse ou à Josué. Ces solutions étaient toutes conçues dans le sens du haut sacerdoce aharonide et avec une nuance prononcée de haine contre les officians du temple, ou Beni-Qorah. Là étaient les récentes inventions sur le tabernacle, sur le rôle d’Aaron, sur le grand-prêtre et les habits sacerdotaux, sur les villes lévitiques. Là étaient l’histoire du lévite Qorah, destinée à montrer qu’on ne peut sans un vrai sacrilège attribuer aux lévites les privilèges des prêtres. Les anciens récits s’y retrouvaient amollis et transformés en histoires pieuses à tendances. Ainsi on y lisait une version très affaiblie des épisodes de Balaam, des filles de Selofhad, etc.
De même que l’auteur du Deutéronome avait repris presque toutes les vieilles lois du Livre de l’Alliance, pour les rajeunir et les développer ; de même le nouveau législateur embrassa dans son cadre une foule de prescriptions antérieures, comme s’il eût supposé que les autres codes étaient inconnus ou que le sien servirait seul. Vu le nombre extrêmement petit des exemplaires d’un livre, on voulait que chaque livre renfermât tout. Comme, plus tard, la compilation dernière de l’Hexateuque se fit sans tenir compte de ces doubles emplois, il en résulta d’étranges répétitions. Presque toutes les lois importantes reviennent trois fois : une première fois dans leur forme antique (Livre de l’Alliance, ou Décalogue), puis dans la forme deutéronomique, puis dans la forme lévitique ou sacerdotale. Le Décalogue lui-même, qui avait été repris par le Deutéronome, fut repris deux ou trois fois par les remanieurs sacerdotaux.
L’esprit moral du Lévitique diffère peu de celui du Deutéronome. Le fanatisme et le formalisme sont les mêmes. L’impression laissée par les réformateurs de 622 avait été telle que, cinquante ans après eux, on ne faisait que les répéter. La pitié, l’humanité, sont poussées aussi loin que possible, toujours, naturellement, dans le sein de la famille israélite. Le pauvre est entouré de tant de garanties qu’on se demande quel serait, dans une société faite sur ce modèle, le privilège du riche. La terre n’est pas réellement vendue ; elle : n’appartient qu’à Dieu ; le propriétaire n’est que le tenancier de Dieu. Celui qui est forcé de vendre sa propriété garde de telles hypothèques sur elle qu’on ne voit pas bien qui sera tenté de l’acheter. Le chapitre XXV du Lévitique est un vrai titre de code civil, où la considération d’humanité prime sans cesse le droit strict. L’israélite, devenu pauvre ou affaibli par l’âge, doit être assisté par la commune, de manière à ce qu’il ait l’existence d’un homme vivant de son travail. L’usure est interdite entre Israélites. Le frère obligé de se vendre doit être accepté comme un mercenaire jusqu’au jubilé ; l’Israélite ne peut réellement pas être esclave d’Israélite. L’esclavage Israélite ne peut se recruter que chez les peuples voisins et parmi les enfans d’étrangers établis dans le pays. Aux esclaves provenant de ces catégories, toutes les duretés de l’esclavage sont applicables ; on peut se les transmettre en héritage à perpétuité ; pour eux point de jubilé. Au contraire, il y a rachat et jubilé pour l’Israélite devenu esclave d’étrangers établis dans le pays. L’Israélite ne peut être que le mercenaire de l’étranger ; on ne doit pas souffrir qu’il soit traité avec dureté. Au jubilé, l’étranger perd ses droits.
Cette loi, on le voit, est une loi de confrérie, non une loi de nation. Elle se rapproche fort des idées qui dominent dans certains cercles socialistes. Inutile de dire que nulle culture d’esprit, nul art, nulle science, nulle philosophie, aucune de ces fleurs exquises que la Grèce a fait éclore ne pouvait sortir d’un tel régime. Le bonheur de l’individu, garanti par le groupe social auquel il appartient, voilà son objectif. Qui maintiendra ce bel idéal ? Qui protégera ces petits paradis de frères vivant ensemble contre les attaques de la force extérieure ? Voilà ce dont le socialiste juif ne s’inquiète pas. Les grands empires, fondés sur des classes militaires, sont chargés de ce soin. De là, l’attitude humble et hautaine à la fois d’Israël devant les aristocraties militaires. Israël se dit toujours au fond qu’il a la meilleure part et que, malgré sa position subordonnée, le monde n’existe que pour lui. Il n’a que de la pitié pour ces pauvres fous, qui passent leur vie à se mettre en pièces au lieu de goûter, comme lui, les douceurs de la vie de famille. Puis, quand le grand empire qui lui servait d’abri s’écroule, il éclate de rire ; il s’écrie que toutes les nations[6] travaillent pour le feu, s’épuisent pour le vide. Il oublie que, sans cet abri d’une grande société civile et militaire, sa Thora serait inapplicable. Toutes les moineries en sont là. L’église catholique se conduit au fond de la même manière. Si le socialisme pouvait arriver à quelque organisation, ses phalanstères, groupes, syndicats, existeraient ainsi dans l’état comme de petits égoïsmes, très peu soucieux de l’intérêt de l’état. Et, quand on leur ferait remarquer que les défenseurs de l’état ont bien droit à quelques privilèges, puisque ce sont eux qui empêchent la ruche d’être détruite et piétinée, ils répondraient sans doute, comme Ézéchiel, par des prédictions apocalyptiques sur la fin des nations et les futures transformations paradisiaques du monde. Ils n’auraient peut-être pas la franchise d’avouer, comme Ézéchiel, qu’il faudrait auparavant subir les invasions de Magog. Les Jérusalem idéales portent malheur. Elles amènent toujours pour les Jérusalem réelles l’atrophie, les catastrophes et finalement la ruine, l’incendie.
Que dire de l’énorme contresens qu’a commis l’humanité en appliquant une loi faite pour une petite communauté de frères à une grande société ? C’est comme si l’on appliquait les constitutions d’un ordre religieux à un empire, à une nation. L’interdiction de l’usure, par exemple, est la chose du monde la plus conséquente dans la loi de charité rêvée par les utopistes hébreux. Elle devient funeste, si on en fait la loi générale de la société. Les vieilles lois hébraïques à cet égard sont parfaitement raisonnables ; l’application que le monde, devenu chrétien, en a faite, a été funeste. Tant il est vrai que les lois d’Israël ne sont pas de vraies lois civiles, susceptibles d’être adoptées par un état ! Ce sont des rêves, souvent de beaux rêves, qui, transformés en législation positive, n’ont pas été sans danger.
En somme, l’humanité, la bonté pour le faible, doivent beaucoup à Israël. Le droit ne lui doit rien. Ce code de Gortyne, dont on possède le texte original[7], est à peu près contemporain du code juif sacerdotal. Il lui est supérieur par la claire notion de la société civile, c’est-à-dire d’une société fondée sur la parenté humaine et la raison, non sur un prétendu fait surnaturel, la préférence supposée qu’un Dieu très puissant aurait eue pour une certaine tribu. Aucun peuple, si ce n’est Israël, n’a interdit l’usure entre nationaux. L’interdiction, si humaine en apparence, du code juif a eu, en définitive, plus d’inconvéniens que d’avantages. Car la permission de l’usure avec les étrangers s’en est trouvée soulignée, et, par une suite de singuliers contre-coups, le peuple qui a le plus stigmatisé l’usure s’est trouvé poursuivi par l’injuste épithète d’usurier[8] Ajoutons que ces lois juives sur l’usure ont rendu au monde un mauvais service ; car le christianisme les ayant adoptées, et le christianisme étant devenu d’abord une partie des plus considérables, puis la totalité de l’humanité progressive, le monde a subi, pendant des siècles, une loi très mauvaise, l’interdiction absolue du prêt à intérêt, qui a prolongé considérablement le moyen âge et retardé de mille ans la civilisation.
Sans aboutir à un ouvrage aussi nettement dessiné que le Deutéronome, un nouveau code, par le fait, naissait en Israël. Beaucoup de tâtonnemens se produisaient. La refonte de la loi devenait la perpétuelle occupation des esprits actifs, surtout dans le milieu dont Ézéchiel était le centre. Vouloir retrouver en détail les retouches, les repentirs, les caprices du kalam de ces scribes sacrés, ce serait poursuivre l’impossible. La critique méconnaît son rôle quand elle veut porter dans ces questions une trop grande précision de détail. La bibliographie d’un temps où chaque livre n’avait qu’un seul exemplaire ne saurait répondre aux mêmes questions que celle de nos jours. Quoi de plus singulier, par exemple, que ce petit code, complet à sa manière, qui se trouve encastré dans le Lévitique actuel, du chapitre XVIII au chapitre XXVI ? Ces chapitres forment un livre ayant son unité et présentant les mêmes expressions caractéristiques d’un bout à l’autre ; or ces expressions sont justement celles qu’affectionne Ézéchiel, et on ne les retrouve presque point ailleurs. On est donc amené à supposer que le petit livre contenu dans les chapitres XVIII-XXVI du Lévitique n’est qu’un remaniement postérieur du morceau d’Ézéchiel contenu dans les chapitres XL-XLVIII. On a pu penser que c’est Ézéchiel lui-même qui composa cette espèce de mise au net, avec quelques modifications, de sa méditation primitive, en l’enrichissant d’emprunts faits à des écrits plus anciens[9]. Il vaut mieux croire que l’opuscule en question fut composé d’après les écrits d’Ézéchiel par un de ses disciples[10]. L’institution du grand-prêtre, l’origine aharonide du sacerdoce, le tabernacle, les villes lévitiques, y sont mentionnés. L’écrit se donne pour un résumé complet des lois révélées par Iahvé à Moïse sur le Sinaï. Ce fut un nouveau Deutéronome approprié au temps et supposant que le code de Josias n’était pas fort lu. Les menaces finales (ch. XXVI) prouvent que ces petites Lois, créées à neuf et formant des ensembles, étaient en quelque sorte un genre de littérature assujetti à des règles et ayant ses parties fixes. Chacun se faisait sa Thora, et beaucoup de ces compositions éphémères ont sans doute disparu pour nous.
Les vingt ou vingt-cinq années qui suivirent la transportation furent de la sorte une époque de haute activité créatrice. Presque toute la partie sacerdotale et lévitique de la Thora nous paraît, quant au fond, de cette époque ; la forme fut ensuite plusieurs fois remaniée. Comme Jérémie fut l’inspirateur du Deutéronome, Ézéchiel fut l’inspirateur du Lévitique. Les trois degrés de la civilisation religieuse chez les Hébreux se distinguent ainsi fort nettement : un premier âge, caractérisé par une hauteur grandiose s’exprimant en formules simples que le monde entier a pu adopter (c’est l’âge des prophètes anciens) ; un second âge, empreint d’une moralité sévère et touchante, gâtée par un piétisme fanatique très intense (c’est l’âge du Deutéronome et de Jérémie) ; un troisième âge sacerdotal, étroit, utopique, plein de chimères et d’impossibilités (c’est l’âge du Lévitique et d’Ézéchiel). Comme toutes les grandes choses, la Thora juive est anonyme, pas à ce point, cependant, que derrière ce texte, devenu sacré au plus haut degré, ne se dessinent trois ou quatre grandes figures, Élie (tout légendaire), Isaïe, Jérémie, Ézéchiel.
On sait que la dynastie perse, depuis son établissement (536 av. J.-C), se montra bienveillante pour les exilés israélites et favorisa leur retour en Judée. Des membres nombreux de la maison de David existaient encore ; ils acceptaient pleinement la suzeraineté des Akhéménides. Il semblait naturel que la restauration se fit sur la base de l’ancienne dynastie rétablie dans ses honneurs. Le retour s’effectua, en effet, sous la conduite de Zorobabel, prince de la maison de David. Puis Zorobabel disparaîtrait ; à sa place, nous trouvons un grand-prêtre tout-puissant, qui paraît cumuler les fonctions de prêtre et de roi ; c’est Josué, fils de Josadak. Il y eut là, selon toutes les apparences, une révolution violente, dont nous avons l’écho dans les écrits des prophètes Zacharie, Aggée et peut-être dans le livre des Psaumes[11]. Ce qu’il y a de certain, c’est que le régime de Jérusalem, sous la domination des Perses, fut tout sacerdotal. Le grand-prêtre était le véritable souverain. Une armée de prêtres en sous-ordre se groupait autour de lui et vivait de l’autel. Le culte de l’ancien temple avait été extrêmement simple[12] ; celui du nouveau fut bien plus somptueux ; des corps de musiciens savamment organisés se relayèrent autour du sanctuaire ; les hymnes religieux se multiplièrent. Les Psaumes sont, pour la plupart, un produit de la piété de ce temps.
Il n’est pas douteux qu’à ce moment de restauration du culte hiérosolymite (516 avant J.-C), quelques additions sacerdotales aient été faites à la Thora. Nous avons vu que, dès l’époque antérieure à la captivité, il y eut certaines lois rituelles, certaines coutumes du temple déjà écrites. Vers le temps d’Ézéchiel, les esprits piétistes s’exercèrent, avec une suite singulière, à imaginer une liturgie aussi brillante qu’ils pouvaient la concevoir. Ces conceptions eurent sûrement la plus grande influence sur la restauration du culte. Plus d’un règlement liturgique put être fixé au moment même de la restauration. Cependant l’époque de Zorobabel et de Josué, fils de Josadak, fut si pauvre à tous les égards, les écrits d’Aggée et de Zacharie dénotent une si grande inhabileté à écrire, qu’on ne se sent pas porté à regarder ce moment comme celui où les lois sacerdotales et lévitiques furent en masse rédigées. Certes, si l’on voulait voir dans cette œuvre de rédaction la main du grand-prêtre Josué, on pourrait faire valoir autant d’argumens pour cette supposition que pour toute autre hypothèse. Mais autant la conjecture est légitime quand elle se fonde sur des indices, autant elle est oiseuse quand les données essentielles font défaut. Ces descriptions des habits sacerdotaux, par exemple, faites avec tant de soin, sont-elles l’ouvrage des rêveurs de l’école d’Ézéchiel, à qui il n’en coûtait rien de les faire magnifiques, ou bien des premiers colons, compagnons de Zorobabel, qui auraient consolé leur misère avec ces splendeurs imaginaires, ou bien sont-elles contemporaines des grandes cérémonies religieuses où se dépensa l’activité de Néhémie ? Il est difficile de le dire. Les tarifs des sacrifices, les prescriptions sur les états des femmes, les règles sur la pureté et l’impureté, sont aussi bien peu datés ; tout ce qu’on peut dire, c’est qu’ils appartiennent à un temps où déjà les soucis de casuistique étaient devenus dominans.
On peut rapporter au temps de la restauration du culte les titres relatifs aux fêtes et aux pèlerinages, dont le système est bien plus compliqué dans le code lévitique que dans le Deutéronome et même que dans Ézéchiel. Les sacrifices sont aussi l’objet de règlemens nouveaux. Ils ont des noms techniques ; les conditions rituelles en sont fixées dans les moindres détails. Ils cessent d’être des repas de famille et se font au profit des prêtres, qui presque seuls en bénéficient ; Le don de prophétie se concentre dans le sacerdoce et devient à peu près le privilège du grand-prêtre aharonide. La pureté du cœur, si souvent prêchée par le Deutéronome, devient une pureté légale, tout extérieure. Isaïe et les prophètes de l’époque classique, si opposés aux sacrifices, sont complètement vaincus ; la dépense faite pour les sacrifices est seule considérée. Le pharisaïsme, que Jésus percera de ses traits les plus acérés, existe déjà avec tous ses caractères essentiels.
Les fêtes nouvelles ont un caractère expiatoire, qui les met fort au-dessous des anciennes fêtes consacrées à la joie. Le Iom kippurim (le Kippour d’aujourd’hui) et les jeûnes de pénitence prennent une place exagérée. L’idée des expiations (idée assez fausse, puisque l’homme n’a qu’un moyen d’expier le mal qu’il a fait, c’est de mieux faire) ouvre toujours la porte à des abus. L’Azazel est presque la seule superstition païenne qui ait forcé la main à Israël. Est-il possible que le peuple qui s’est émacié à force de poursuivre la superstition sous toutes ses formes, ait écrit des pages sur la manière dont ce misérable bouc devait être chassé au désert ? Déchéance inévitable, quand une religion se livre aux maîtres des cérémonies et aux sacristains.
Les jeûnes avaient de plus anciennes racines dans la religion d’Israël et des peuples sémitiques en général. On ne fit que les régulariser. On enracina ainsi de plus en plus une des idées fâcheuses du iahvéisme, c’est que Iahvé est jaloux de l’homme et se plaît à lui voir un extérieur humilié.
En fait, une Thora nouvelle à beaucoup d’égards se formait, et, comme la conscience religieuse du peuple exigeait impérieusement que toute institution fût rapportée à Moïse, les nouvelles révélations étaient rattachées comme des supplémens aux révélations plus anciennes du Sinaï. Toutes ces additions n’ont qu’un but, l’organisation sacerdotale de la nation, la constitution d’une autorité théocratique centralisée en Aaron. La dignité de grand-prêtre, inconnue sous l’ancienne royauté davidique, fut créée au profit de la caste aharonide. Cette dignité est héréditaire ; le grand-prêtre descend d’Aaron en ligne directe. Une sorte de légitimité fut ainsi créée à côté de celle de la maison de David expirante. La dynastie des grands-prêtres fut constituée en listes officielles, qui viendront jusqu’au siège de Titus. Les dîmes feront la force et la richesse de ce pouvoir nouveau. Israël n’est plus une nation ; c’est une communauté ecclésiastique. Jérusalem offrira le premier exemple de la matérialisation d’un pouvoir spirituel. La Rome papale y trouvera un modèle qu’elle saura magistralement imiter. Il est plus difficile de dire quand s’acheva ce travail de législation sacerdotale que de dire quand il commença. La restauration du culte à Jérusalem en marque le point culminant, mais non la fin. On peut même dire que la révolution qui substitua le pouvoir sacerdotal de Josué, fils de Josadaq, au pouvoir satrapique de Zorobabel, était accomplie, quand les parties les plus importantes du nouveau code furent écrites. Or, cette révolution fut postérieure à l’art 2 de Darius, fils d’Hystaspe. Les parties lévitiques du Pentateuque paraissent donc avoir été rédigées dans les dernières années du VIe siècle avant Jésus-Christ. Les prophètes Aggée et Zacharie paraissent n’en avoir pas en connaissance. Ceux qui prennent au sérieux les récits du livre dit d’Esdras font descendre la fin du travail jusque vers l’an 450 avant Jésus-Christ. Certes, un demi-siècle n’est pas trop pour l’accomplissement d’une transformation aussi considérable, laquelle dut se faire avec bien des hésitations et des temps d’arrêt. Il semble cependant qu’aucune partie essentielle de la Thora n’est postérieure à l’an 500. L’énergie créatrice était finie en Israël. Le prophétisme était épuisé. La méditation et non la confection de la Thora allait désormais absorber toute l’activité religieuse de la nation. Le second Isaïe, le dernier et le plus inspiré des prophètes, vivait peut-être encore quand un pieux Israélite écrivait ce psaume cxvi, énorme acrostiche en vingt-deux octaves de versets, répondant aux vingt-deux lettres de l’alphabet, où chaque verset contient, en synonymes variés, l’éloge cent soixante-seize fois répété de la loi de Iahvé.
Même quand la Thora de Iahvé eut absorbé presque toute la conscience religieuse d’Israël, l’unité du livre, tel que nous l’avons, pouvait n’être pas encore bien solidement établie. Les exemplaires étaient extrêmement rares ; il n’y en avait pas deux qui fussent identiques. Pour plusieurs, la Thora, c’était le Deutéronome seul. Pour d’autres, c’était le conglomérat datant d’Ezéchias, ayant englobé le Deutéronome. Pour d’autres, c’étaient de petits codes comme le petit Lévitique[13], prétendant résumer les révélations faites à Moïse au Sinaï.
Un système fort répandu, et qui a été exploité dans les sens les plus divers, veut qu’Esdras ait eu une part très considérable dans la rédaction du Pentateuque. Selon les uns, il aurait rétabli, de mémoire, les livres perdus lors du sac de Jérusalem. C’est là une hypothèse enfantine, qui n’a pour origine que l’Apocalypse d’Esdras, écrit apocryphe des dernières années du 1er siècle de notre ère, et pour laquelle, cependant, saint Jérôme et quelques pères de l’église ont eu de singulières complaisances. Selon d’autres, Esdras serait l’auteur des parties sacerdotales qui, dans le Pentateuque actuel, enveloppent et complètent les anciennes parties jéhovistes. Rien de moins vraisemblable que d’attribuer à un scribe sans talent, d’un esprit plat et mesquin, une œuvre aussi considérable. Ce qui est possible, probable même, c’est qu’Esdras ait eu la main dans la rédaction des dernières additions rituelles et lévitiques. Un grand nombre de règles n’étaient pas rédigées, ou l’étaient d’une manière sporadique, comme des lois isolées. La fusion de tout cela en un seul corps de Pandectes semble avoir été postérieure à la restauration du culte. La première restauration de Zorobabel et de Josué, fils de Josadaq, se fit dans des conditions de grande faiblesse littéraire. Le sofer, ou scribe, paraît y avoir eu peu de part. La restauration d’Esdras, au contraire, est bien une œuvre de soferim ou mebinim. Il est vrai que, selon nos idées, celui qui rédige les textes et celui qui les interprète sont des personnes distinctes. Le rôle d’Esdras, faisant de la casuistique et de la tyrannie au nom de la loi, a l’air, au premier coup d’œil, de supposer une loi close et bien établie. Mais il ne faut pas, en pareille matière, procéder par des raisonnemens a priori. Autant qu’il est permis d’entrevoir l’état des textes que possédait Esdras, il ne semble pas qu’à l’origine il connût le Pentateuque tel que nous l’avons. Entre l’arrivée d’Esdras comme docteur à Jérusalem, et l’arrivée de Néhémie comme gouverneur, il s’écoula quatorze ans. Esdras, durant ce temps, n’est pas resté oisif. Son activité de sofer mahir dut s’exercer. Il est parfaitement admissible que les différentes parties de l’Hexateuque se soient à ce moment agglutinées d’une façon définitive. Le conglomérat formé, selon nous, sous Ézéchias et grossi sous Josias, du Deutéronome, se doubla presque par l’addition d’une foule de lois, écrites à diverses époques, provenant de sources multiples. Les essais théoriques d’Ézéchiel et de son école s’y fondirent. De là, ce fait important que le code sacerdotal et lévitique n’a pas d’unité comme le Deutéronome. Seul, le petit code ézéchiélique (Lévit., XVIII-XXVI) resta comme un caillou roulé, que les mouvemens ultérieurs ne décomposèrent pas.
En ce qui concerne les lois, l’œuvre d’insertion et de compilation était facile, vu le peu de souci qu’on avait alors d’un ordre méthodique. En ce qui concerne les faits de la vie de Moïse, l’opération fut plus délicate. On dut procéder, pour les fusions nouvelles, comme déjà, sous Ézéchias, on avait procédé pour la fusion des deux textes jéhoviste et élohiste. Le cas le plus remarquable est celui de la fusion de L’ancien récit sur la révolte de Datan et d’Abiram avec le récit sur la révolte de Coré, qui ne se trouvait que dans les nouvelles Vies de Moïse. Rien n’égale la grossièreté avec laquelle se fit l’opération. Pour l’épisode de Balaam et celui des filles de Selolbad, au contraire, on procéda par juxtaposition, au risque d’obtenir ainsi un texte contradictoire ou redondant.
Si Esdras est vraiment l’auteur de ce dernier travail de compilation et d’arrangement, c’est à lui qu’il faudrait attribuer ces scolies, ces gloses nombreuses, d’abord écrites à la marge, puis insérées dans le texte, qui se retrouvent jusque dans les parties les plus anciennes de l’Hexateuque. Ces additions purent aller jusqu’à ajouter des paragraphes entiers, explicatifs ou apologétiques. Souvent, à la marge, on transcrivit quelques textes, en guise de simples rapprochemens. Ces textes furent copiés plus tard à l’endroit où ils semblaient se rapporter, ce qui fit d’étranges répétitions, et, comme les réclames ou signes de renvoi étaient très vagues, ces répétitions se produisirent souvent d’une façon impossible à expliquer.
Laissant de côté la personnalité d’Esdras, sur laquelle nous n’avons que des données insuffisantes, il paraît très plausible de placer l’arrangement définitif de l’Hexateuque, tel que nous l’avons, vers l’an 450. On s’habitua, sans doute, à transcrire après l’Hexateuque le livre des Juges et les livres dits de Samuel, tels qu’ils avaient été arrêtés vers le temps d’Ézéchias et interpolés sous Josias. Les livres des Rois étaient mis à la suite, avec ces coups de ciseaux dont le compilateur prend soin de nous avertir et qui ne font que redoubler nos regrets. Le Corpus historique, allant de la création du monde à la ruine de Jérusalem par Nabuchodonosor, qui remplit la première moitié des Bibles hébraïques, paraît ainsi avoir été clos vers le milieu du v° siècle avant Jésus-Christ.
Que l’unification de tous ces codes ait été l’œuvre d’Esdras, ou qu’elle ait eu lieu un peu avant lui, Esdras paraît bien avoir été le promulgateur de cette loi qui désormais sera le centre unique de la vie d’Israël. Un récit plein d’intérêt à cet égard nous a été conservé. Il n’a pas une plus grande valeur historique que toutes les relations qui nous restent de ce temps ; il paraît cependant bien représenter dans ses lignes générales un événement qui, sous une forme ou sous une autre, dut se passer et laisser une profonde trace. Les grandes panégyries à effet, les missions dans le genre que depuis les jésuites imitèrent, terminées par une scène d’apparat, des sacrifices et un pacte solennel, étaient bien dans le goût juif. Une foule d’histoires légendaires qu’on rapportait au temps de Moïse et de Josué portaient les imaginations à se complaire en des scènes de berith ou alliances, qu’on supposait avoir été le point de départ d’ères nouvelles dans les relations de Iahvé et de son peuple. Esdras parait avoir médité un éclat de ce genre. Le septième mois (tisri), répondant à l’équinoxe d’automne, amenait la fête des tentes, où tout Israël passait quelques jours sous des buttes de feuillage, en plein air. Le peu d’étendue du pays occupé par les colons rapatriés rendait facile la concentration de presque toute la nation sur un seul point. Cette circonstance prêtait merveilleusement au grand coup qu’Esdras voulait frapper. En une année qu’on peut supposer par approximation avoir été l’an 450 avant Jésus-Christ, averti sous main par le scribe agitateur, presque tout l’Israël nouveau se trouva réuni à Jérusalem. Le centre de la panégyrie était sur le large espace ouvert qui s’étendait près de la porte de l’enceinte du temple connue sous le nom de porte des Eaux. Comme le rempart n’existait pas, la foule pouvait se répandre aux alentours (vers le seraï actuel).
Devant la foule assemblée, Esdras parut, tenant le volume de la Thora. Tous les doutes de la science seraient levés, les problèmes les plus importans de la critique seraient résolus, si nous pouvions voir le volume qu’il tenait et en examiner la composition. A défaut de ce miracle, contentons-nous de traduire le récit que contenait l’ancienne Vie d’Esdras.
Ezra le prêtre apporta donc la Thora en présence de l’assemblée, composée d’hommes, de femmes et de tous ceux qui étaient capables de comprendre, le premier jour du septième mois. Et il en fit la lecture, devant la place qui est en face de la porte des Eaux, depuis le lever du jour jusqu’à midi, en présence des hommes, des femmes et de ceux qui étaient capables de comprendre, et les oreilles de tout le peuple étaient tendues vers le livre de la Thora. Et Esdras le sofer se tenait sur l’estrade de bois, qu’on avait dressée pour la circonstance, et se tenaient à côté de lui : Mattitiah, Séma, Anaïah, Ouriah, Helqiah, Maaseyah, à sa droite, et à sa gauche : Pedaïah, Misael, Malkiah, Hastun, Hasbaddana, Zakariah, Mesullam. Et Esdras ouvrit le livre aux yeux de tout le peuple (car il était élevé au-dessus de tout le peuple), et, quand il l’ouvrit, tout le peuple était debout. Et Esdras bénit Iahvé, le grand Dieu, et tout le peuple répondit : Amen ! Amen ! en levant les mains ; et ils s’inclinèrent et se prosternèrent devant Iahvé, la face contre terre. Et Iésona, Bani, Sérébiah, Iamin, Akkoub, Sabbetaï, Hodiah, Maaseyah, Kélita, Azariah, Jozabad, Hanan, Pelaïah et les lévites expliquaient la Thora au peuple debout. Ils lisaient dans le livre de la Thora de Dieu distinctement, de manière à être compris ; puis ils expliquaient ce qu’ils avaient lu.
Les Israélites assemblés fondent en larmes, Esdras et les lévites les consolent et les engagent à se réjouir. Le lendemain, on cherche à bien comprendre ce qu’Esdras a lu la veille. On étudie la Thora qu’il a lue, comme un texte nouveau et inconnu jusque-là. On y trouve le détail de la fête des tentes. Les gens s’empressent de s’y conformer, comme à une loi, dictée par Moïse, il est vrai, mais tombée en désuétude depuis un temps immémorial. La fête est célébrée pendant sept jours, dans des gourbis dressés sur le toit des maisons, dans les cours, dans les parvis du temple, sur la place de la porte des Eaux, et sur la place de la porte d’Éphraïm. Chaque jour, on faisait une lecture de la Thora. Le huitième jour, il y eut une assemblée solennelle.
Toutes les fêtes servaient ainsi à Esdras d’occasion pour des espèces de missions, de retraites, d’exercices de piété, destinés à raviver le zèle de la Loi, telle que l’entendait la piété du temps et avec ses additions successives. La lecture de la Loi faisait partie de toutes ces fêtes. On s’y préparait en se séparant des étrangers, par le jeûne et les habits de deuil, par l’humiliation, les Psaumes de la pénitence, la confession des péchés et de ceux des pères. Les lévites avaient une estrade et jouaient dans ces manifestations piétistes un rôle important.
On peut dire que c’est à partir d’Esdras que la Thora existe comme un livre bien déterminé. On croit remarquer que des additions y ont été faites encore postérieurement ; mais l’Hexateuque, dès lors, était fixé dans ses parties essentielles, et les copies qui s’en firent dès lors furent très peu différentes les unes des autres. L’écriture commençait à être bien plus répandue qu’auparavant. La lecture publique est encore seule en usage du temps d’Esdras. La lecture privée allait commencer. Le séfer cesse d’être un document que l’on consulte au besoin, pour devenir le livre que l’on copie à plusieurs exemplaires tous semblables. La même révolution s’opérait à peu près vers le même temps en Grèce. Hérodote marque bien le passage du livre réservé pour les lectures en plein air au livre destiné à la lecture domestique.
Une telle révolution coïncide presque toujours avec le moment où les matériaux à écrire deviennent communs et à bon marché. En Grèce, comme dans tout l’Orient, le papyrus préparé d’Egypte se répandait à profusion. Le livre philosophique, qui, dans les pays grecs, avait consisté jusque-là en poèmes de cinq ou six cents vers, pesés mot par mot, qu’on écrivait sur des tablettes et qu’on déposait dans un temple, va bientôt devenir un charmant bavardage. Dès que le papier n’est plus cher, on se met à écrire comme on parle ; les Dialogues de Platon remplacent les énigmes obscures d’Héraclite. En Israël, c’est vers la même époque que les livres se répandent ; beaucoup de gens savent lire, ont des exemplaires de la Loi, en font leur méditation habituelle. On taille le livre en sections pour les lectures publiques ; la Bible existe, dans le sens complet du mot. Elle se borne d’abord à l’Hexateuque ; bientôt le volume des Prophètes viendra s’y joindre et offrira à la piété un nouvel et puissant aliment.
On est quelquefois porté à s’étonner que la rédaction de la Thora n’ait pas eu un échelon de plus, et que la direction exclusive qui entraînait, à cette époque, le peuple juif vers la constitution d’une loi religieuse, n’ait pas été jusqu’à briser le cadre historique et à constituer un code unique, classé d’une manière méthodique et débarrassé des contradictions les plus choquantes. La tentation devait être d’autant plus forte que, pendant quelques années du moins, le Deutéronome avait été cela, je veux dire une Thora dégagée, prétendant à remplacer les anciens textes discordans. La bonne foi extrême avec laquelle les scribes israélites traitèrent toujours ces vieilles écritures l’emporta. On garda le désordre et les contradictions. Ce n’est qu’au IIe siècle de notre ère qu’on voit poindre un classement méthodique qui se fixe dans les titres de la Mischna. Pour trouver des exposés tout à fait systématiques, il faut descendre jusqu’à Saadia et Moïse Maimonide, au moyen âge. En fait de lois, comme en fait de dogmes, Israël ne voulut jamais substituer des résumés scolastiques aux anciens textes. Il évita ainsi les inconvéniens d’une autorité théologique centrale, comme fut celle de l’église ; mais les disputes casuistiques n’en devinrent que plus vives : elles furent, durant des siècles, la plaie d’Israël.
Les premiers fondateurs du christianisme sauront s’y soustraire et reprendront la tradition vraiment féconde d’Israël, celle de l’esprit prophétique. Le christianisme, c’est le second Isaïe, ressuscitant à six cents ans d’intervalle et réagissant contre une routine séculaire. La routine ne fut pas vaincue, cependant. Le fanatisme de la Thora survécut aux attaques de Jésus et de saint Paul. Le Talmud naquit de la Thora, la remplaça en quelque sorte et devint la loi du judaïsme, qui, à travers le moyen âge, est venu jusqu’à nos jours. Le deutéronomiste a triomphé : sa loi est devenue l’absolue règle de vie d’Israël. Israël l’aura devant les yeux comme une plaque hypnotique. Demandez au docteur orthodoxe à quelle heure il convient d’étudier la science grecque, il ne trouvera de disponible que l’heure qui n’est ni le jour ni la nuit ; « car il est écrit de la Loi : Tu l’étudieras jour et nuit. »
En somme, ce n’est pas la Thora qui a transformé le monde. L’école d’Esdras et celle de Rabbi-Aquiba n’auraient réussi à former qu’une secte fermée, intolérante, insociable. Ce qui a transformé le monde, ce qui a fondé la religion universelle, c’est l’idéalisme des prophètes, c’est l’affirmation d’un avenir de justice pour l’humanité, c’est l’idée d’un culte sans sacrifice, réduit aux hymnes et aux sentimens intérieurs. Voilà la doctrine, sortie des prophètes, qui, relevée par les esséniens, les thérapeutes et les chrétiens, a fait dans le monde la plus extraordinaire des révolutions religieuses. Le Livre de l’Alliance et surtout le Décalogue, expression première de ce vieil esprit prophétique, le Deutéronome, en tant qu’il est l’écho de plus anciens livres, eurent dans cette révolution un rôle de premier ordre. Quant à la partie lévitique, le christianisme l’abrogea et eut raison de l’abroger. Ce code de prêtres ne reprit toute son importance que quand l’église, elle-même vieillie et cléricalisée, devint, par des chutes successives, un corps lévitique assez analogue à celui pour lequel le code sacerdotal avait été fait vers la fin du VIe siècle avant Jésus-Christ.
Le judaïsme, par sa séquestration à la fois volontaire et imposée, se développa surtout dans le sens du code lévitique et sacerdotal. Les parties les plus modernes de la Thora, d’une bien moins haute portée morale que le Livre de l’Alliance, le Décalogue, le Deutéronome, eurent, en un sens, plus d’importance que les premières. Elles devinrent la chaîne qu’Israël n’a jamais pu rompre, qu’au contraire il chercha toujours à rendre plus lourde. Une casuistique effrénée absorba la meilleure partie des forces de la race. Mais la source vive de ces forces était inépuisable ; pendant que les continuateurs de l’école de Iahvé écrivaient leurs subtilités, le christianisme, fils légitime du judaïsme, conquérait le monde ; la Bible devenait le livre universel, et, après tout, quand une nation a fait la Bible, on peut lui pardonner d’avoir fait le Talmud.
ERNEST RENAN.
- ↑ Voyez la Revue du 1er décembre.
- ↑ Ézéchiel, ch. XL-XLVIII.
- ↑ Nombres, XVI, où l’on voit clairement l’enchevêtrement du vieux récit jéboviste sur Datan et Abiram et de la légende moderne hostile aux Qorachites.
- ↑ L’histoire de Joas, pleine d’invraisemblance, a été retouchée après la captivité dans un esprit sacerdotal. Les Chroniques l’ont tout à fait lévitisée.
- ↑ Ézéchiel, XLVI, 17.
- ↑ Jérémie, LI, 58.
- ↑ Rodolphe Dareste, la Loi de Gortyne. Paris, 1886.
- ↑ Il serait long d’expliquer toutes les phases de ce singulier malentendu. En réalité, la dévolution des affaires d’argent aux juifs date du moyen âge et des impossibilités que le droit canonique créait aux chrétiens pour toute affaire d’argent. Cela commença en Espagne, sous les Visigoths.
- ↑ C’était l’opinion de Graf, de Kayser.
- ↑ C’est l’opinion de MM. Heuss, Horst, Wellhausen.
- ↑ . Comp. Zach., III, 18 ; VI, 12-13 ; Aggée, I, 1 ; Ps. CX. Voir, à propos de ce psaume, les combinaisons ingénieuses, parfois un peu forcées, de M. Grætz.
- ↑ Les détails donnés à cet égard par le livre des Chroniques, livre tout sacerdotal, du IVe siècle seulement avant Jésus-Christ, sont des transpositions du second temple au premier.
- ↑ Voir ci-dessus, p. 812.