Les Origines du Culturkampf allemand/03

La bibliothèque libre.
Les Origines du Culturkampf allemand
Revue des Deux Mondes5e période, tome 41 (p. 665-701).
◄  2e partie
4e partie  ►
LES ORIGINES
DU
CULTURKAMPF ALLEMAND

III.[1]
L’ÉGLISE DE PRUSSE ET LA FORMATION POLITIQUE DES CATHOLIQUES PRUSSIENS

L’histoire religieuse de l’Allemagne, au cours des vingt années qui précédèrent le Culturkampf, présente un aspect fort différent, suivant qu’on observe la Prusse ou les autres souverainetés. En Bade, en Wurtemberg, en liesse, l’Eglise, émancipée de la bureaucratie, a besoin d’une charte qui règle ses rapports à l’endroit du pouvoir civil ; une telle charte, d’après elle, ne peut être rédigée que d’accord avec Rome ; et l’on voit les divers États, concertant leur politique religieuse d’après une sorte de rythme uniforme, ajourner d’abord le concordat, puis le négocier et le signer, et finalement le déchirer. Les passions religieuses, les passions antireligieuses, se déchaînent autour de la question concordataire ; et c’est parmi ces polémiques acharnées que se prépare et que s’éveille, dans l’Allemagne du Sud, l’esprit de lutte contre Rome, dont la Prusse et Bismarck recueilleront plus tard l’héritage. Tout au contraire, dans la Prusse de 1850 et de 1860, on ne discute pas sur les principes fondamentaux qui régissent les rapports entre l’Église et l’État. La bulle De salute animarum de 1821 donne à la vie de l’Église prussienne des lois très générales, un cadre très sommaire, que l’Etat ne conteste point ; il s’est d’ailleurs obligé, par la Constitution de 1850, à respecter l’autonomie des diverses confessions, et c’est sur le terrain de cette Constitution, c’est-à-dire sur la base même proposée par l’État, que se place l’épiscopat lorsqu’il apporte ses griefs ou ses requêtes ; c’est sur ce terrain, encore, que se forme et qu’évolue, pour les soutenir et les faire triompher, le groupe parlementaire catholique. Tandis qu’ailleurs le statut de l’Eglise est indécis, flottant, sans cesse remis en question, et que ces litiges mêmes entretiennent une malveillance profonde contre l’ « ultramontanisme, » la Prusse nous offre le spectacle d’initiatives catholiques s’essayant sans relâche à grandir le prestige de l’Église et à augmenter ses libertés ; et de même qu’il faut se transporter au sud de l’Allemagne, — nous le constaterons dans un prochain article, — pour surprendre les premiers grondemens de l’esprit de Cullurkampf, de même c’est en Prusse que nous allons voir les catholiques, à la faveur de leur demi-sécurité, faire l’apprentissage d’une action politique sérieuse et savante.


I

Il fallait du temps et quelque violence sur elle-même pour que la royauté prussienne devînt constitutionnelle, et l’on pourrait encore se demander, aujourd’hui, si cette évolution est complètement achevée. La Constitution de 1850 n’empêcha pas Bismarck de gouverner contre la Chambre ; elle ne gêna pas une seule fois, entre 1850 et 1870, les initiatives autoritaires de la royauté ; on savait, lorsque besoin était, donner des coups de canif dans cet auguste papier. Mais, si déchiqueté fût-il, les catholiques, à de fréquentes reprises, s’en servirent contre les majorités parlementaires qui menaçaient l’autonomie religieuse. Tandis qu’en général les constitutions fraîchement octroyées opposaient une barrière à l’arbitraire des rois, ce fut plutôt, en Prusse, le caprice des députés, — leur caprice en matière religieuse, — qui trouva, dans la Constitution de 1850, une limite et une entrave ; et les catholiques du reste de l’Allemagne enviaient cette bonne fortune à leurs coreligionnaires prussiens.

D’autres caprices restaient à redouter : ceux de l’administration. Nourris dans les traditions de la vieille Prusse, recrutés et stylés par le gouvernement de Frédéric-Guillaume III, les bureaucrates s’imaginaient qu’en surveillant et en matant l’Église, ils travaillaient pour le service de l’Etat. Supposez la Déclaration des droits de l’homme appliquée par des intendans de l’ancien régime : ils eussent accumulé les contresens et multiplié les entorses. La déclaration des droits de l’Eglise, telle qu’elle résultait des Constitutions de 1848 et de 1850, était indéchiffrable, inintelligible, pour une génération de bureaucrates qu’avait dressés le régime antérieur. Ils avaient des formules toutes faites pour commander l’obéissance des religions à l’Etat, des armes toutes prêtes pour l’imposer ; 1848 avait disloqué ces formules, émoussé ces armes ; et leur esprit de routine demeurait tout déconcerté : il leur semblait qu’en leur personne, l’État fût désormais humilié. Mais que certaines voix s’élevassent, dénonçant l’Eglise romaine comme une antagoniste de la civilisation, cet esprit de routine, alors, se donnerait à lui-même l’illusion d’être un esprit de progrès, et la bureaucratie se flatterait de travailler pour l’avenir en appliquant de nouveau, pour la gestion de l’établissement religieux, certaines recettes antiques et démodées.

C’est un cas très isolé que celui d’un Duesberg, président supérieur à Munster, qui, grâce à son catholicisme notoire, achevait la difficile assimilation des provinces westphaliennes au royaume de Prusse ; et Bodelschwingh, le président d’Erfurt, préparant la disgrâce du fonctionnaire Volk, parce qu’en 1855 Volk s’était fait catholique, représente beaucoup plus exactement les tendances coutumières auxquelles s’abandonnait, dans son ensemble, la haute administration prussienne.

De ce fait, la situation de l’Église n’était pas sans péril ; mais ce péril même rendait précieuse pour elle l’existence au ministère des Cultes d’un bureau spécial qui s’appelait la division catholique (Katholische Abteilung), et dans lequel les évêques trouvaient portes ouvertes et bon accueil.

En créant, au début de son règne, cette curieuse institution, Frédéric-Guillaume IV, « évêque souverain » de l’établissement évangélique, avait paru admettre, implicitement, que, pour traiter avec l’Église romaine, il était bon de lui appartenir ; que, pour savoir l’écouter et la comprendre, il était utile d’être de longue date familier avec son langage ; et qu’en remettant à des bureaucrates catholiques le soin de le représenter vis-à-vis de l’Eglise, l’Etat prussien préviendrait les malentendus. Aulicke, député catholique à la Chambre berlinoise de 1848, dirigea la « division catholique, » de 1846 à 1865, avec autant de dévouement à l’Eglise que de loyauté à l’endroit de l’Etat. Il ne tint pas à lui qu’en 1859 on ne lui adjoignît comme conseiller le grand orateur catholique Mallinckrodt ; mais l’éclat même de ce nom fut un sujet d’inquiétude pour le ministère, et le poste vacant fut confié à un autre fonctionnaire, moins belliqueux, mais non moins pieux, Joseph Linhoff. Lorsque mourut Aulicke en 1865, un magistrat de Bromberg, excellent catholique aussi, et que d’aucuns accusaient même de sympathie pour le polonisme, Kraetzig, lui fut donné comme successeur.

On peut, à travers le XIXe siècle, épier dans les divers pays les innombrables attitudes, nuancées, complexes, changeantes, qu’observèrent respectivement l’Eglise et l’Etat : chez aucun peuple, à aucun moment du siècle, on ne rencontre une institution semblable à cette « division catholique. » Il y eut des pays et des heures où l’Église trouvait en face d’elle, comme chargés d’affaires de l’État, des agens provocateurs, guettant avec une adroite malice le lent échauffement des passions religieuses, pour justifier ensuite les représailles de la puissance laïque. Préposés aux rapports entre les deux pouvoirs, ils semblaient mettre tous leurs soins à concerter les divers actes d’une brouille, jusqu’à ce que, victimes de leur propre succès, ils vissent s’effondrer leur fauteuil directorial parmi les ruines mêmes qu’ils avaient semées. L’Église, plus communément, rencontrait un autre genre d’interlocuteurs. Catholiques fort corrects, fidèles à la messe du dimanche, et s’y rendant même parfois avec de gros livres que peut-être ils avaient hérités de quelques ancêtres jansénistes, ils incarnaient surtout l’esprit légiste, croyaient n’être loyaux envers l’Etat que s’ils arboraient avec quelque pédanterie les traditions et les précédens des vieux Parlemens. Subtilement pointilleux, doctement chicaniers, ils voulaient que l’État gardât son « quant à soi » vis-à-vis de Dieu ; et leur observance personnelle des préceptes religieux ne les empêchait point, en tant que fonctionnaires, de traiter avec l’Église comme avec une partie adverse. Les Aulicke, Les Linlioff, les Kraetzig, ne répondent ni à l’un ni à l’autre de ces deux portraits. Le roi protestant qui les appointait était sincèrement désireux qu’aucune des deux Eglises n’eût à se plaindre. Si la Catholique se disait mécontente, c’était pour lui une contrariété ; si la Protestante murmurait, il éprouvait alors un peu plus que de l’ennui, presque du remords. Il appartenait à la « division catholique » de garantir la paix religieuse et la sérénité d’humeur de l’État : c’était sa besogne. Il ne s’agissait point, pour elle, de surveiller ou de contenir les progrès de l’Eglise et d’être prompte à les qualifier d’empiétemens ; elle avait un rôle plus élégant, plus utile aussi. Bismarck, plus tard, accusa les membres de cette « division » de s’être transformés de sujets catholiques du Roi en légats du Pape. La boutade était trop malveillante pour être véridique ; mais, s’il voulait dire que le jeu même des circonstances avait amené ces bureaucrates à s’improviser diplomates, il n’avait pas tort. C’est auprès des membres de la « division catholique » que les évêques de Prusse tâtaient le terrain pour savoir ce qu’ils pouvaient demander à l’Etat, et sous quelle forme ils devaient le demander, et ce qu’il serait opportun de dire, opportun de taire. Des catholiques, des rhénans surtout, avaient peine, parfois, à deviner l’état d’esprit du vieux protestantisme prussien, tout comme il était malaisé pour un pouvoir évangélique de comprendre ou d’interpréter les paroles ou les réticences catholiques : la phraséologie, de part et d’autre, risquait d’être différente. La « division catholique » ressemblait à un bureau de traduction, qui expliquait à l’État ce que voulait l’Église, à l’Eglise ce que pouvait l’Etat : bureau correct et sûr, où siégeaient des gens fort habiles, et dont tout le travail reposait sur cette unique maxime que pour préparer la paix il faut vouloir la paix. Lorsque Bismarck, quelques années après, voudra déchaîner le Culturkampf, il commencera par supprimer la « division catholique » en chargeant le pauvre Kraetzig de toutes sortes de méfaits ; il accusera cet organe d’avoir toujours dupé l’État. Frédéric-Guillaume IV, au contraire, avait trouvé, jusqu’à son dernier jour, que la « division catholique » le servait très bien.

C’est qu’il avait un sincère désir d’éviter les difficultés et les crises, et tandis que dans chaque province les « gens du roi » causaient de l’inquiétude aux catholiques, le Roi lui-même leur donnait confiance. De longue date, il avait eu de l’affection pour le cardinal Diepenbrock ; il s’attacha au cardinal Geissel à mesure qu’il apprit à le connaître. L’absence de nonciature amenait l’opinion prussienne à considérer ces deux prélats comme étant à quelque degré les porte-paroles de Rome : leur pourpre leur tenait lieu de lettres de créance, et publiquement, officiellement, Frédéric-Guillaume IV leur témoignait une chaude cordialité. « Notre Roi est un cœur généreux, écrivait Geissel, en 1856, à l’évêque Martin, de Paderborn. Il veut du bien aux évêques et même à ses sujets catholiques ; il n’y a pas, dans son humeur, cet acide d’odeur calviniste, qui mord, qui brûle, et qui, au contact des choses ou des personnes catholiques, entre tout de suite en bouillonnement. » Lorsque, cette même année, au congrès catholique de Linz, parmi les hommages à François-Joseph qui venait de signer le Concordat, un curé de Cologne élevait la voix pour célébrer Frédéric-Guillaume IV comme le prince qui le premier avait affranchi l’Eglise, ce curé traduisait exactement les sentimens des catholiques prussiens.

Il est malaisé pour une Eglise d’être humble dans sa victoire : elle l’identifie, tout naturellement, avec la victoire de Dieu. Cette pensée la soulève, l’exalte ; elle interprète comme une revanche de la Providence les vicissitudes de la destinée ; elle y voit, au jour le jour, l’accomplissement des psaumes vengeurs, murmurés au bréviaire, entonnés à l’office, de ces psaumes qui suspendent sur les ennemis de la race élue la puissante menace du bras divin.

Au lendemain même des tourmentes persécutrices acceptées comme un âpre privilège et presque comme une grâce d’élection, comment les Eglises ne seraient-elles pas tentées de scander par des Alleluias provocateurs la retraite ou les capitulations de l’ennemi ?

Le règne de Frédéric-Guillaume IV succédant à celui de Frédéric-Guillaume III, c’était, pour l’Eglise de Prusse, l’amende honorable succédant à l’outrage. L’histoire le constate, l’histoire a le droit de le dire ; mais ce droit, l’Eglise elle-même ne l’avait pas. Lorsque, en 1832, le roi de Prusse désira que le chanoine München, discrédité jadis par ses complaisances à l’endroit du gouvernement de Frédéric-Guillaume III, devînt prévôt du chapitre de Cologne, le chanoine, à la demande du Saint-Siège, signa une rétractation de ses anciens erremens. Immédiatement, à Berlin, on répudia le projet de nomination de Munchen, parce que sa rétractation apparaissait comme une condamnation publique des maximes de l’ancien règne. Frédéric-Guillaume IV voulait bien faire une résipiscence, mais non point la souligner. Les changemens les plus profonds, en matière de politique religieuse, sont ceux auxquels l’unanime discrétion des partis permet d’être imperceptibles ; on les sent plutôt qu’on ne les prouve, on les devine plutôt qu’on ne les constate. Les succès les plus durables sont consolidés par le silence et compromis, au contraire, par les éclats de l’allégresse ; à peine ceux qui les recueillent ont-ils le droit de s’en honorer de leur vivant ; c’est presque les remettre en question que d’en parler.

Pour profiter de la constitution, pour tenir en échec les susceptibilités de l’administration, pour faciliter aux membres de la « division catholique » leur politique de cordialités efficaces, pour aider enfin les sympathies royales à s’épanouir tout à leur aise, l’Eglise de Prusse devait jouir sans emphase de ses libertés nouvelles, s’en réjouir sans arrogance, les défendre sans provocation, les accroître sans fracas, et c’est merveille de voir comment elle fut guidée, dans cet apprentissage délicat et subtil, par un fils de paysan, qui avait conquis de sérieuses amitiés à la cour de Munich et à la cour de Berlin, par un Bavarois d’origine, que le roi de Prusse se plaisait à considérer comme une façon de primat religieux, par un Allemand du Sud, dont la houlette savait planer, majestueuse et discrète, sur les vastes étendues de l’Allemagne du Nord.


II

Il s’appelait Jean Geissel, occupait depuis 1842 le siège de Cologne, et l’assemblée épiscopale de Wurzbourg en 1848 avait concentré sur lui les regards de l’Allemagne. Entre souverains on s’enviait Geissel, on se le disputait. La Bavière, qui l’avait fait tout d’abord évêque de Spire, multiplia les efforts, en 1855, pour le reprendre au roi de Prusse et à l’Eglise de Cologne et pour l’installer à l’archevêché de Munich. Maximilien de Bavière, Frédéric-Guillaume IV de Prusse, et plus tard la reine Augusta de Prusse, lui témoignèrent attachement et confiance. Rien de commun, ici, avec les sentimens dont un souverain condescendant honore un préfet correct et dévoué. Geissel, que chacun des rois de l’Allemagne eût rêvé de donner comme évêque à son peuple, n’avait rien d’un préfet en soutane. En lui s’incarnait la puissance nouvelle de l’Eglise, puissance distincte de celle de l’Etat, reconnue comme personne indépendante dans ses tractations avec l’État. Les rapports entre les deux pouvoirs, tels qu’ils résultaient des événemens de 1848, étaient en quelque sorte des rapports diplomatiques.

L’Etat naguère donnait des ordres, auxquels l’Église souvent était contrainte de désobéir ; mais désormais l’État avait cessé d’être tyran, l’Église d’être indocile. L’État et l’Église négociaient, au jour le jour, pour leurs menues difficultés. Lorsque le roi de Prusse recevait Geissel, représentant de plusieurs millions de consciences, il ne voyait pas en lui un sujet, mais un ambassadeur ; et dans ce seul fait il y avait une victoire pour l’Eglise de Prusse. Geissel fut, dans toute la force du terme, l’homme d’Église, l’homme de l’Église, en face des hommes de l’État ; il n’avait pas, à leur endroit, l’attitude soupçonneuse d’un adversaire éventuel ; il apparaissait devant eux comme un interlocuteur de bonne compagnie, scrupuleusement désireux d’aménager au jour le jour les meilleures conditions de paix. Le roi de Prusse et Geissel, c’étaient deux autorités qui s’accordaient. Les vieux mots des canonistes d’Etat : jus circa sacra, jus in sacra, tombaient lentement en désuétude. Deux personnes augustes que l’ordonnance sociale contraint de voisiner entre elles, l’État et l’Église, traitaient de concert, à l’amiable, les questions courantes de mitoyenneté.

La causerie ne donnait pas l’impression d’un duel ; les satisfactions accordées à l’Eglise n’étaient pas accueillies par des fanfares de triomphe. Geissel, qui aimait mieux continuer à vaincre que se flatter d’avoir vaincu, était soucieux, avant tout, de ne jamais pousser la victoire au-delà de ce qu’exigeaient les intérêts effectifs de son Dieu. Un jour de 1852, au moment même où les cardinaux français venaient de prendre place dans le sénat organisé par Louis-Napoléon, les évêques de Prusse furent l’objet d’une séduisante proposition : ils étaient invités à faire partie de la Chambre des Seigneurs, à Berlin. Quinze ans après l’emprisonnement de l’archevêque Droste-Vischering, son successeur Geissel pouvait, de droit, devenir législateur. Nous avons, sur cette question, un long mémoire de Geissel à Diepenbrock : il entrevit tout de suite combien il serait dangereux pour les évêques d’avoir à dire leur mot dans les conflits politiques dont l’issue pouvait être une crise ministérielle et d’être nécessairement considérés, soit comme des frondeurs, soit comme des réactionnaires. Que l’Église eût des satisfactions de façade et, si l’on ose ainsi dire, des revanches de vanité, cela n’intéressait pas Geissel, non plus d’ailleurs que Diepenbrock. L’évêque de Breslau, qui avait passé sa vie en Bavière, savait ce que faisaient, à la Chambre de Munich, les membres de l’épiscopat ; ils étaient rapporteurs, parfois, sur des questions de notariat ou sur les affaires des eaux et forêts ; mais ils n’étaient pas arrivés, en trente ans, à obtenir l’exécution du Concordat ! A quoi bon, dès lors, pour un aussi mince résultat, habiller de pourpre, ou de violet, quelques chaises curules ? L’épiscopat prussien avait mieux à faire que de se mêler périodiquement aux jeux de la politique. S’il n’avait eu d’autre souci que de souligner la fin d’une période et le début d’une ère nouvelle, ou d’étaler aux yeux de ses fidèles, en guise de représailles, la splendeur renaissante de la puissance religieuse, il aurait accepté, comme un honneur fait à l’Eglise, la proposition du gouvernement ; mais derrière l’honneur, Geissel discernait un péril. Avant d’accepter le cadeau du Roi, il se demandait ce que le peuple penserait. L’enquête fut brève, la réponse formelle : l’épiscopat prussien, qui n’avait qu’à tendre la main pour posséder une parcelle de la puissance publique, refusa cette conquête imprévue.

Il ne convenait pas à Geissel et à ses collègues de faire, dans un Parlement, figure de minorité, ou d’être l’appoint d’une majorité ; mais, lorsque l’archevêque de Cologne s’en allait à Berlin entretenir le roi de Prusse ou ses ministres, on savait que derrière lui il y avait l’épiscopat prussien ; c’était là sa force, et cette force suffisait. Aussi consulter ses collègues, les grouper, les unifier, était pour Geissel un souci quotidien. L’assemblée de Wurzbourg avait inauguré quelque cohésion dans l’épiscopat allemand ; le concile de Cologne, en 1860, révéla ce qu’était une province ecclésiastique dûment organisée, et quelle harmonie unissait au métropolitain les suffragans, et comment tous ces vieux rouages, que les traités de droit canon démontaient pour les décrire, et qu’une longue négligence avait comme rouillés, pouvaient redevenir, très vite, des principes et des véhicules de vie.

Au-delà de la Prusse, Geissel regardait l’Allemagne. Il aimait que sa province ecclésiastique de Cologne fût considérée comme une terre privilégiée dans laquelle se dessinaient, pour l’Église, certaines conditions de vie prospère, et qu’elle créât des précédens auxquels le reste de l’épiscopat allemand pourrait recourir avec fruit. Ce que la Prusse protestante accordait en terre rhénane, comment les autres États seraient-ils fondés à le refuser ? Mais dès lors, puisque la force des choses, puisque l’ascendant même de Geissel faisaient qu’en travaillant pour son diocèse il travaillait pour les autres diocèses allemands, ses actes prenaient une portée qui ne pouvait être soustraite au contrôle de Rome. Geissel le sentait ; sa correspondance avec le Saint-Siège était incessante.

« En ce qui regarde l’uniformité d’action vis-à-vis des gouvernemens, écrivait-il, je crois qu’une telle uniformité ne peut être obtenue efficacement que par des directions que Rome ferait parvenir aux évêques. » Il reçut en 1852 la visite de l’archevêque Sibour, de Paris, qui trouvait de plus en plus indiscrète l’intervention des congrégations romaines dans la juridiction des évêques, et qui aurait souhaité que Geissel s’en plaignît à Rome. Geissel soupçonna Sibour de gallicanisme et lui conseilla d’aller lui-même porter ses griefs ad limina. « Aujourd’hui, insista-t-il, nous ne pouvons être forts vis-à-vis de l’État et parmi notre clergé, que par une union étroite et sans réserves avec le Saint-Siège, par une union de cœur et d’âme. De Rome nous vient notre force, notre indépendance, notre liberté. »

Il avait un grand commerce épistolaire avec Viale Prela, nonce à Munich et puis à Vienne, et il trouvait un ami précieux, — un frère, disait-il même, — dans un personnage dont l’action fut décisive pour la pénétration de l’Allemagne par l’influence romaine : Charles-Auguste de Reisach. Archevêque de Munich jusqu’en 1856, Reisach devint, cette année-là, cardinal de curie à Rome : la fin de sa vie fut consacrée à renseigner Rome sur l’Allemagne et l’Allemagne sur Rome. Nul comme lui ne connaissait la Ville éternelle ; jeune, il avait étudié au collège Germanique et dirigé le collège Urbain de la Propagande ; vieillard, il luttait aux côtés de Pie IX, pour la défense de l’esprit romain dans l’Allemagne catholique. Jeune, il avait aidé Grégoire XVI à traiter avec les États de l’Allemagne la question des mariages mixtes ; blanchi sous la pourpre, il reprenait auprès de Pie IX ce rôle de consulteur. Il suffisait à Reisach de confronter sa vieillesse avec sa jeunesse pour mesurer la différence des temps. Jadis, sur le siège de Cologne, s’étaient succédé Spiegel, un ami du roi de Prusse, que le pape avait dû désavouer, et puis Droste-Vischering, un fidèle du pape, que le roi de Prusse avait fait enfermer ; aujourd’hui Geissel était, tout ensemble, l’ami du roi de Prusse et le fidèle du Pape. Le personnage d’Église le plus apprécié à Berlin était le même qui provoquait Reisach à lui confier les désirs de Rome, qui s’appliquait à les devancer, qui avait, dès 1848, donné l’exemple d’autoriser dans son diocèse des résidences de Jésuites, et qui se faisait remarquer, tant à Cologne qu’à Rome, par ses bons rapports avec ces Pères.

C’était à Rome même, en 1857, aux côtés de Reisach, à proximité de Pie IX, que Geissel élaborait le plan du futur concile provincial de Cologne ; de retour en son diocèse, il invoquait le concours du Père Wilmers, Jésuite, pour en achever la préparation ; et l’infaillibilité pontificale était affirmée pour ce concile, dix ans avant d’être définie.

Nul ne contribua plus que Geissel, dans l’épiscopat de l’époque, à ouvrir l’Allemagne aux souffles de Rome. D’autres à sa place auraient peut-être, sous les formes convenues du respect, tenté de mesurer à ces influences leur champ d’action, et l’on aurait pu voir l’Église de Cologne s’installer dans une certaine attitude de défensive, ou tout au moins de surveillance, vis-à-vis des exigences des congrégations romaines comme vis-à-vis des empiétemens de Berlin. Un Diepenbrock, subtil et nuancé, se fût peut-être laissé tenter par ce rôle, s’il eût vécu. Mais Geissel envisageait l’histoire contemporaine de l’Eglise avec le coup d’œil sommaire et sûr d’un homme de gouvernement. Les manèges frondeurs n’étaient point son fait ; il sentait à l’avance qu’ils seraient déjoués par la vie collective de l’Église universelle, définitivement aiguillée dans une certaine direction ; qu’une incoercible force d’amour poussait la foule des âmes pieuses à s’abandonner à la maîtrise de Pierre et de Pie IX, et que les élans de ce suffrage universel devaient passer outre, victorieusement, aux susceptibilités de l’aristocratie intellectuelle, aux doctes chicanes de certains théologiens, aux érudites réserves de certains canonistes. « Ce n’est pas le moment, disait-il un jour à l’abbé Bautain, d’entrer en de petites discussions avec Rome au sujet de telles ou telles mesures d’importance secondaire ; partout, en France comme en Allemagne, notre devise doit être : l’unité avec le Saint-Siège, absolue, publique, loyale. » Plénipotentiaire des consciences catholiques de Prusse auprès du roi de Prusse, il devenait en quelque façon le plénipotentiaire de l’Église elle-même, par le docile souci qu’il affichait de n’avoir d’autres inspirations que celles de Pie IX.

Il faudrait remonter jusqu’à saint Boniface pour trouver en Allemagne une personnalité sacerdotale dans laquelle l’esprit romain fût aussi fidèlement incarné ; car, à la différence de certains prélats de l’époque, qui ne prenaient à Rome que des leçons de fermeté, on admirait, en Geissel, comment à l’intransigeance romaine se joignait la souplesse romaine, et comment se conciliaient, dans sa conduite, avec la stricte inflexibilité des principes, les alertes compromis de l’action quotidienne. Il ne fut jamais une gêne, mais toujours un soutien, pour le petit groupe de députés catholiques qui, dans la Chambre berlinoise, réclamaient la liberté pour toutes les confessions ; jamais il ne lui vint à la pensée de les inculper d’un « libéralisme » coupable ou de les accuser de ne point défendre les droits de l’Eglise comme les droits d’une « société parfaite » méritent d’être défendus ; et sa pondération d’esprit, qui savait comprendre toutes les nécessités tactiques, permit aux catholiques rhénans de se mettre, politiquement, à l’école de Montalembert.


III

Henri Heine, en 1835, affectait de distinguer le parti catholique français et les « drôles qui portaient le même nom en Allemagne. » L’insolence visait Goerres et ses amis. Elle cessa bientôt d’être de mise : car, aux alentours de 1848, c’est au contraire le parti catholique français, et spécialement l’Association fondée par Montalembert, qui concentraient les regards des catholiques prussiens et qui suscitaient leur imitation. La France leur donnait des leçons et des exemples ; ils avaient, comme Montalembert et ses amis, une façon catholique d’être libéraux, une façon libérale d’être catholiques. Oppressé par le grand silence de l’Empire, Montalembert se rajeunissait et se consolait en regardant au loin la fraction catholique prussienne ; il lui semblait que son ambition constante de voir le catholicisme jouer un rôle dans la vie publique avait enfin trouvé, sur les bords de la Sprée, un écho durable et un terrain propice. C’est le 30 novembre 1852 que la fraction s’était formée : « Vous réalisez, écrivait-il à Auguste Reichensperger dès le 26 décembre, le vœu le plus ardent de mon âme, et vous avez déjà atteint le but auquel j’ai travaillé pendant toute ma vie politique. »

La Chambre prussienne, telle que la composèrent les élections de 1852, posséda bientôt un parti de soixante-deux députés qui s’intitula, sans plus d’ambages, fraction catholique. La préoccupation de la liberté religieuse était entre eux un lien ; et chacun au contraire, dès que cette liberté n’était pas en jeu, pensait et votait à sa façon. Il y avait là des Rhénans, plutôt libéraux ; des Westphaliens, plutôt conservateurs ; des Trévires, plutôt démocrates : les nuances s’harmonisaient et se fondaient, et cette diversité même faisait espérer à Mallinckrodt que « la conception catholique la plus variée, la plus harmonique, la plus flexible, la seule vraie, pouvait devenir la charpente d’un état de choses nouveau, d’un état de choses durable. » Tout de suite, cette fraction panachée devint une puissance. A la fin de 1852, dans le scrutin pour la présidence de la Chambre, elle eut un rôle décisif, et la poussée d’espérances qu’elle suscitait dans les âmes inspirait à un curé des bords du Rhin, dès l’année 1853, tout un petit poème, qui s’intitulait : la Victoire de la Vérité, et dans lequel l’action des députés catholiques était comparée à la délivrance d’Israël. Montalembert à la même date écrivait avec allégresse : « La Prusse, pour l’instant, est, après la Belgique, le pays où les intérêts catholiques sont le mieux compris et garantis ; » et Bismarck s’attristait que les ultramontains fussent les arbitres de la Chambre.

Ils manœuvraient savamment entre les divers partis. Ils faisaient peu de bruit. « Nous ne nous posons pas en héros, écrivait Mallinckrodt en février 1853, à moins que fumer ne soit signe d’héroïsme. » Non moins que les gestes qui compromettent, ils abhorraient les partis pris qui enchaînent. « Nous sommes indépendans du Ministère, indépendans des droites, indépendans des gauches, » disait encore Mallinckrodt ; « mais quant à faire de l’opposition pour le plaisir d’en faire, cela, c’est exclu ! »

La Constitution prussienne de 1850 était leur opuscule de chevet ; elle était leur argument. On aurait aisément trouvé, dans la fraction, un certain nombre d’esprits auxquels la théorie même du régime constitutionnel était étrangère ou désagréable ; mais puisque, en fait, la constitution prussienne garantissait l’indépendance de leur Eglise, puisqu’elle les appelait à un rôle politique et puisqu’elle ouvrait une tribune, enfin, aux revendications de leurs coreligionnaires, il était naturel qu’elle trouvât en eux des champions. Aussi, durant la période de réaction, qui suivit 1850, toutes les tentatives des anciens partis conservateurs pour modifier la Constitution ou pour en fausser le mécanisme se heurtèrent aux discours et aux votes catholiques. Pourquoi il ne convenait pas que la Chambre fût élue pour six ans, et que le budget fût voté pour deux ans ; pourquoi il était inadmissible que la durée des sessions fût raccourcie et que la compétence du Parlement en matière de politique extérieure fût méconnue, c’est ce qu’expliquèrent dans une série de discours, entre 1852 et 1855, aux applaudissemens de toute la gauche, les deux frères Reichensperger. La pratique loyale et complète du régime parlementaire n’avait pas de défenseurs plus fervens que ces deux orateurs ; et c’est grâce à eux qu’il fut de mode à Berlin, quelque temps durant, lorsqu’on voulait désigner les membres de la fraction catholique, de les appeler « les libéraux rhénans. » Montalembert les encourageait : « La tâche des catholiques allemands, écrivait-il en 1853, est de planter le drapeau de la bonne politique et de la vraie liberté, déserté par beaucoup de catholiques français. »

À cette loyauté même, leurs revendications catholiques empruntaient une force. L’existence des diverses confessions était pour eux un fait ; le rêve d’un éclectisme vague dans lequel se fondraient les divergences confessionnelles leur semblait « plus archaïque que la paix de Wetsphalie ; » mais la fermeté même avec laquelle ils accentuaient leur catholicisme les amenait à reconnaître, à côté d’eux, la personnalité des confessions voisines et le droit de ces confessions à l’autonomie. En février 1851, Ernest-Louis de Gerlach, mentionnant dans son journal un discours de Raumer sur l’indépendance à laquelle l’Église évangélique pouvait légitimement espérer, observait avec joie que parmi la majorité qui se groupait autour des idées de Raumer figuraient les catholiques romains. Ils ne réclamaient aucun droit pour eux-mêmes, qu’ils ne le réclamassent en même temps pour autrui. Mallinckrodt, au nom même de la Constitution, demandait formellement l’éligibilité des Israélites dans les représentations municipales et provinciales ; il protestait contre les vexations policières auxquelles la secte dissidente des Deutschkatholich était en butte à Berlin ; et Auguste Reichensperger, toujours au nom de la Constitution, souhaitait expressément pour cette secte le droit de donner aux enfans de ses fidèles l’enseignement religieux. Un Israélite se rencontra, en 1858, pour publier à ses frais, en un volume massif, tous les discours prononcés par les frères Reichensperger en dix années d’activité parlementaire. Dans cette Allemagne archaïque où la conception piétiste de l’« État chrétien » frappait Israël d’ostracisme, Reichensperger s’appuyait sur le christianisme même pour attaquer cette conception : « Le christianisme, disait-il, est cosmopolite par essence, il n’est pas susceptible d’être nationalisé, et c’est à mes yeux l’un des traits principaux qui le distinguent du paganisme. » Déjà, au Parlement d’Erfurt, il s’était insurgé contre le vœu de Gerlach, qui voulait que le christianisme fût proclamé religion nationale ; il semblait à Auguste Reichensperger que la religion du Christ ne comportait ni cet excès d’honneur ni cette indignité. Les protestans, enfin, n’avaient rien à envier aux Juifs lorsque d’aventure un de leurs droits était lésé ; alors encore, la fraction catholique intervenait. On vit un jour Mallinckrodt lui-même, malgré l’hostilité du rapporteur, faire prendre en considération la pétition de quelques familles protestantes qui demandaient que leur commune fût obligée de subventionner une école évangélique de treize enfans.

L’année 1848 n’était pas encore loin, année fiévreuse, année confuse, où les événemens s’étaient précipités comme à la course, exaltant et troublant les âmes par un certain besoin d’équité, de générosité, d’entr’aide pour le bon droit ; et puis, brusquement, courbées sous le vent des réactions inévitables, les âmes avaient paru s’affaisser. Mais l’un des groupemens dans lesquels s’attarda le plus longuement l’esprit idéaliste de 1848 et dans lesquels se prolongèrent le plus fidèlement, avec une sorte d’impénitence, certaines idées de justice et d’égalité devant le droit commun, fut la fraction catholique de la Chambre prussienne. Elle estimait, comme l’expliquaient en 1858 les Feuilles historico-politiques de Munich, que « la liberté de l’Eglise succomberait si elle ne cessait pas peu à peu d’être une exception et si l’autonomie politique ne devenait pas la règle. » Les revendications des catholiques formaient ainsi comme un chapitre d’un vaste programme politique. La doctrine de l’autonomie, disaient-ils, a montré son acte de baptême catholique en mettant au monde, comme premier fruit, la liberté de l’Église ; toutes leurs pensées et tous leurs efforts, tous leurs discours et tous leurs actes visaient à mûrir les autres fruits qu’ils espéraient ; le plus précieux à leurs yeux serait la paix religieuse entre les confessions.

Observons, en face de cette altitude et de cet idéal, pour les faire mieux comprendre et leur servir, si l’on ose ainsi dire, de repoussoir, l’attitude et l’idéal qu’étale sous nos regards, à la même époque, l’un des meilleurs préfets du parti conservateur évangélique, Kleist-Retzow.

Président supérieur dans la province rhénane de 1851 à 1858, sa piété rigide et sincère faisait l’unité de sa vie. Parce que protestant croyant et dévot, il s’insurgera plus tard contre les maximes du Culturkampf qui lui paraîtront aussi menaçantes pour l’orthodoxie protestante et pour l’idée même du surnaturel que pour l’orthodoxie romaine. Mais parce que protestant croyant et dévot, il se donnait comme tâche, au temps où il administrait les pays rhénans, d’y fortifier l’établissement religieux protestant et d’y rendre plus ardente, plus vivante et plus susceptible la conscience évangélique. Il aimait peu la répression ; il temporisait longuement avant de suspendre, à Cologne, le journal catholique dont les autorités berlinoises lui dénonçaient les tendances autrichiennes. Mais ce qu’il détestait et ce qu’il prétendait empêcher, c’était la descente du catholicisme dans la vie publique : associations catholiques, congres catholiques, trouvaient dans Kleist-Retzow un inflexible ennemi. Il fut seul responsable, en 1854, de la prohibition officielle du congrès catholique qui devait se tenir à Cologne. Léopold de Gerlach l’en blâmait : » Ce n’est jamais sage, lui disait-il, ce n’est jamais une bonne chose, de se mêler des affaires de l’Eglise romaine, si on n’y est pas absolument forcé. » Mais Kleist demeurait inflexible. Il achevait de s’aliéner le clergé rhénan lorsqu’il défendait aux catholiques d’Aix-la-Chapelle d’élever une colonne commémorative de la proclamation de l’Immaculée Conception. Que des prêtres pieux formassent un peuple pieux, Kleist-Retzow y consentait, et même il y tenait ; mais si le catholicisme, sortant de ses sacristies, prétendait devenir un élément de l’opinion publique, un facteur de la vie politique, alors halte-là ! Le piétisme aurait aimé que l’Eglise évangélique jouât un semblable rôle dans la vie nationale ; elle ne le pouvait à cause de la subordination constitutionnelle qui l’attachait et l’enchaînait à l’Etat ; pour devenir une maîtresse de l’opinion, il eût fallu, d’abord, qu’elle cessât d’être une branche de l’administration. Ce que l’Église protestante ne pouvait devenir, il ne fallait pas que l’Eglise catholique le fût ; il ne fallait pas qu’à la faveur de son autonomie, elle déployât plus d’énergies que n’en pouvaient déployer, dans l’armature d’Etat qui les enserrait, les Eglises évangéliques. Toute la philosophie politique et religieuse du piétisme se résumait en une jalousie qui devait s’exacerber, naturellement, aux heures où l’Eglise romaine était libre, et s’assoupir, au contraire, aux heures où elle recommençait d’être opprimée. L’administration de Kleist-Retzow dans les provinces rhénanes coïncidait avec un soubresaut de jalousie. Elle eut cet effet de tenir en haleine les forces catholiques, de les rendre d’autant plus redoutables qu’elles avaient conscience d’être redoutées, et d’enraciner plus profondément encore, dans les âmes rhénanes, un certain esprit d’autonomie démocratique, dont l’émancipation catholique devait profiter. C’est sur terre rhénane que se dessinait avec le plus de relief l’opposition entre l’esprit d’allègre tolérance des hommes politiques catholiques et l’impérieuse raideur des fonctionnaires inféodés au conservatisme évangélique : le contraste s’accentuait dans les moindres détails, puisqu’on vit un jour l’administration piétiste défendre à des musiciens ambulans de faire danser les paysans, et Reichensperger monter à la tribune pour plaider la cause des bals champêtres.


IV

L’été de 1852 mit aux prises les catholiques et les champions de l’Etat évangélique. Dès le mois de mai, Frédéric-Guillaume demandait à Manteuffel s’il ne convenait pas de prendre quelques mesures restrictives contrôles missions catholiques prêchées par des prêtres étrangers. Ernest Louis de Gerlach était là : il remontra, tout de suite, qu’on n’était pas assez puissant pour s’opposer aux missions, et qu’on ne le devait point : les fonctionnaires avaient des attributions de police qu’ils étaient libres d’exercer ; cela suffisait. On savait d’ailleurs, à Berlin, qu’à la suite de certains sermons, des voleurs avaient restitué, ce qui était bien, et que des radicaux s’étaient convertis, ce qui était mieux. Cependant, les suspicions protestantes prévalurent ; et Raumer, ministre des Cultes, par deux circulaires du 22 mai et du 10 juillet, leur donna une sorte de sanction officielle. La première circulaire, adressée à tous les présidens des provinces, les invitait, non seulement à surveiller de très près les missions, mais à les prohiber lorsque les paroisses catholiques où elles devaient être prêchées étaient situées dans des provinces protestantes. La seconde circulaire, qui visait spécialement la province de Coblentz, interdisait aux clercs d’aller étudier au Collège germanique de Rome ou dans un séminaire dirigé par les Jésuites sans en avoir obtenu l’agrément de l’Etat, et refusait aux Jésuites étrangers le droit de s’installer en Prusse.

Geissel fut très contrarié, d’autant qu’il entrevoyait, dans ces ukases imprévus, la conséquence de certaines maladresses catholiques : « Çà et là dans nos journaux, écrivait-il au nonce Viale Prela, on a fait trop de bruit des effets des missions, en se targuant emphatiquement de la victoire du catholicisme et en pronostiquant la fin prochaine du protestantisme. » Il avait suffi de quelques exubérances de langage pour remettre en question la liberté même qu’avait accordée aux catholiques la Constitution prussienne : les évêques, en août, rédigèrent un mémoire dans lequel ils s’appuyèrent sur la constitution royale contre l’acte ministériel ; et ce fut l’émoi des évêques, partagé par les laïques, qui amena les députés catholiques à se constituer en une fraction. Evêques et députés avaient la partie belle : le Roi leur était propice. Le bruit se répandit, en décembre, que Frédéric-Guillaume IV consultait Radowitz sur les choses catholiques, et qu’il songeait à le choisir comme intermédiaire pour des négociations avec les évêques. L’intolérance piétiste s’alarmait : « Cela peut nous mener, écrivait Léopold de Gerlach, à toutes les faiblesses de concession, et aux pires conséquences. » « Voilà longtemps, observait Westphalen, que l’Ecclesia militans, là où elle n’est pas déjà triumphans, est en marche. » Les alarmes de Niebuhr faisaient écho ; et Bodelschwingh songeait à créer, dans la Chambre, une fraction évangélique pour rappeler à l’État prussien son devoir. Car, au milieu du bruit qu’on faisait des deux circulaires, les gens informés discernaient une voix, chuchotant à qui voulait l’entendre que la portée de ces actes était restreinte, et qu’en fait, l’État et les catholiques s’entendraient : cette voix n’était autre que celle de Raumer. Après avoir inquiété les catholiques par ses circulaires, il inquiétait les protestans par ses propos.

Un débat s’engagea devant la Chambre, en février 1853. Waldbott, les deux frères Reichensperger, réclamèrent le retrait des circulaires. Ils furent plus convaincans dans leur exposé qu’impérieux dans leurs conclusions. Devant la commission comme devant la Chambre, Raumer avait donné des explications si rassurantes pour les missionnaires et si rassurantes pour les séminaristes, que les circulaires semblaient destinées à demeurer à peu près lettre morte. Cela suffisait à Mallinckrodt ; il n’était pas d’avis de pousser trop loin la victoire, de crainte qu’ensuite la réaction protestante ne se déchaînât avec trop de violence. Au vote, la motion catholique succomba ; mais, en fait, les catholiques étaient exaucés : « Notre cause, écrivait l’évêque Foerster, a remporté une victoire morale, qui dépasse en importance les plus brillans succès de façade, » et Montalembert, félicitant Auguste Reichensperger, considérait cette discussion comme « l’une des plus belles pages dans l’histoire politique des temps modernes… » C’était en vain que Léopold de Gerlach, s’entretenant avec Raumer de la question des Jésuites, dénonçait obstinément l’esprit querelleur des Romains, et la manie de division qui les poussait à dogmatiser sur l’Immaculée Conception ; et c’était en vain qu’il boudait et bousculait le Roi lui-même, qui rêvait toujours de dépêcher aux évêques le catholique Radowitz pour conclure entre l’État et l’Eglise un bon traité. Le Roi, lorsque Gerlach était trop gênant, l’appelait gravement : « Monsieur le lieutenant général ; » et du sectaire qu’était Gerlach, il ne restait plus qu’un militaire, qui se taisait. Il se taisait, jusqu’à ce qu’il recommençât ; il se taisait d’un silence pesant et douloureux, sentant que l’incident des circulaires avait fortifié la cohésion du parti catholique, et qu’au scrutin, les protestans appartenant aux partis libéraux avaient confondu leur vote avec ceux des Romains.

Pour les féodaux de la vieille Prusse, pour un Léopold de Gerlach, pour un Bismarck, une telle alliance était impardonnable. Toute la philosophie de leur parti se résumait en une formule : l’État prussien est un État évangélique. Le mouvement de réaction qui vengeait l’État prussien des menaces de la Révolution devait, tout en même temps, exalter l’Évangile de Luther. Bismarck, que les débuts parlementaires des ultramontains rendaient anxieux, souhaitait de toute son âme que l’opposition libérale, dangereuse pour l’État, et l’ultramontanisme, dangereux pour l’Evangile, apparussent à l’opinion publique comme solidaires, et que ces deux forces, qu’il traitait l’une et l’autre en ennemies, se compromissent l’une par l’autre. « Dans nos provinces de l’Est, écrivait-il, si l’on arrive à confondre le jésuitisme et le libéralisme, ce dernier perdra les quelques sympathies qu’il possède encore. » Foncièrement protestant et foncièrement réactionnaire, ainsi s’affichait le parti féodal. L’hostilité contre le romanisme prenait l’aspect d’un fanatisme civique. « Avec les ultramontains, écrivait encore Bismarck, il n’y a point d’alliance durable ; toute concession, jusqu’à la soumission absolue, leur fera l’effet d’un acompte, d’un encouragement. » Et encore : « L’esprit envahisseur qui règne dans le camp catholique nous forcera, à la longue, à livrer une bataille rangée. » Léopold de Gerlach pensait et parlait comme Otto de Bismarck : ce qu’il reprochait à l’Eglise romaine, c’était de ne point être l’alliée de l’absolutisme ; ce dont il la soupçonnait, c’était de coquetteries à l’endroit des révolutions. Le luthéranisme des féodaux prodiguait à l’ « orthodoxe » Russie courtoisies et tendresses : il y avait là, du moins, de l’autre côté du Niémen, un absolutisme inflexible, sur lequel on pouvait compter, une religiosité rigoureusement conservatrice, de poigne solide et d’exemple efficace. Le gouvernement de Berlin provoquait les protestations des évêques en soupçonnant les catholiques prussiens de conspirer contre le bon ordre en Russie ; et les affinités électives de la Prusse évangélique avec la Russie schismatique opposaient un contrepoids à d’autres affinités, naturelles celles-là, et d’autant plus périlleuses qu’invisibles, qui rapprochaient, disait-on, la théocratie papiste et la turbulente démocratie. A l’issue des rêves où s’attardaient laborieusement les conservateurs, on aurait vu le protestantisme, confession d’État, fort de son alliance étrangère avec le césaro-papisme de Pétersbourg, opprimer d’une sorte de dictature, au dedans même du royaume de Prusse, les consciences sujettes de Rome.

Le premier acte de ce programme était la concession à l’Eglise évangélique d’une série de faveurs budgétaires : elles donnèrent lieu, tout de suite, à de graves escarmouches, dans lesquelles les fidèles de l’Eglise romaine se révélèrent comme une force.

La Prusse, « État évangélique, » commettait une anomalie en donnant annuellement à l’Eglise catholique 719 465 thalers, et seulement 328 770 thalers à l’Eglise évangélique. Le conseil suprême évangélique réclamait que les subventions accordées à chaque Eglise fussent au moins proportionnelles à leur chiffre respectif de fidèles ; il réputait légitime, au profit du protestantisme, une augmentation de 870 338 thalers, et se déclarait d’ailleurs tout prêt à se contenter si on lui en accordait 294 000. Un protestant converti au catholicisme, Rintel, discuta cette pétition ; il remontra, dans sa brochure, que la somme inscrite à la loi de finances pour la confession romaine représentait en réalité, dans sa presque totalité, une dette juridique de l’Etat ; que dans le budget de l’Église évangélique, il y avait à peu près 300 000 thalers octroyés par une générosité gracieuse ; que, dans le budget de l’Eglise catholique, le cadeau parallèle accordé par l’Etat ne dépassait pas 94 000 thalers ; que l’ « imparité » de traitement entre les deux confessions tournait donc au détriment de l’Eglise romaine ; et qu’enfin les médiocres libéralités faites à cette Eglise n’étaient qu’une faible rançon pour la sécularisation d’innombrables biens ecclésiastiques.

Le ministère prussien donna raison au conseil suprême contre Rintel : il déclara que l’évangélisme avait droit à 210 000 thalers de plus, et qu’en raison de l’état des finances on lui en octroierait, pour l’instant, 50 000. Le geste était moins généreux que les paroles. Encore qu’on affectât de le baptiser protestant, l’Etat prussien, bon économe, marchandait visiblement ses thalers. Mais la satisfaction de principe qu’il avait accordée encourageait les réclamations, et tout de suite, dans la Chambre, 94 signatures furent groupées, réclamant des subventions pour les missions prussiennes évangéliques répandues à travers le monde. Les catholiques s’émurent. Depuis 1821, la Prusse devait constituer en biens fonciers la dotation de leurs évêchés. Elle s’y était expressément engagée ; Frédéric-Guillaume IV, en 1847, avait encore, par un acte formel, reconnu cette dette et l’urgente nécessité de la liquider. Rien encore pourtant n’était fait. Le juriste Otto et ses collègues catholiques réclamèrent de l’Etat prussien qu’il allât plus vite en besogne, que par surcroît il distinguât sérieusement, dans ses budgets, les subventions concédées aux Eglises en vertu d’un droit nettement établi et les subventions accordées par générosité pure, et qu’enfin les 50 000 nouveaux thalers que l’État prussien croyait pouvoir affecter au bien des âmes fussent équitablement répartis entre les diverses confessions. En mai 1853, la Chambre passa outre, repoussa la motion Otto. Au terme de cette première passe d’armes, l’Eglise protestante avait obtenu un cadeau, et l’Eglise romaine attendait encore une bonne parole. Tout au plus avait-on voté, pour adoucir la déception, une motion peu compromettante, d’après laquelle les 121 083 thalers d’allocations supplémentaires votés chaque année pour les ecclésiastiques et les instituteurs, et dont un quinzième seulement profitait à la confession catholique, seraient désormais répartis avec moins d’exclusivisme. Grand pourchasseur de détails et grand éplucheur de chiffres, Otto envisageait aussi, dans un long rapport, les questions relatives à l’enseignement, et démontrait que, sur cet autre terrain, la confession évangélique était une privilégiée : l’Etat demanda un délai et promit de faire de son mieux, avant l’année suivante, pour donner quelque satisfaction à l’idée de « parité » confessionnelle.

La promesse était trop belle pour être aussi vite tenue. L’État n’en avait ni le temps, ni peut-être le goût ; et puisque l’inertie des bureaux semblait invincible, la fraction catholique obtint qu’une commission parlementaire se chargeât de ce délicat travail. Le choix même des commissaires fut un premier succès pour la fraction : elle put faire élire neuf de ses membres, et la commission ainsi constituée nomma comme président Auguste Reichensperger, comme rapporteur Mallinckrodt.

Le directeur général des contributions, le protestant Kuhne, fut le premier à demander, quand en avril 1854 le rapport de Mallinckrodt se discuta, que les plaintes des catholiques fussent renvoyées à l’examen du ministère et que, dès la prochaine session, le ministère apportât son avis. Il en fut ainsi décidé, à une forte majorité : le courage oratoire de Mallinckrodt avait enlevé ce vote. Ce fut une victoire sans lendemain ; car l’Etat prussien, inexpugnable en ses lenteurs, laissa venir l’année suivante sans aborder cette ingrate besogne. Lorsque Otto, en février 1855, reparla des revendications catholiques, le ministère répondit, ou à peu près, que tout était pour le mieux ; et quelques membres catholiques des autres fractions parlementaires, acquis naguère à la motion d’Otto, se laissèrent facilement rassurer par l’optimisme ministériel. Otto, le vainqueur de 1854, n’était plus en 1855 qu’un vaincu. La motion de son collègue Eberhard, le futur évêque de Trêves, eut plus de chance : il s’agissait de faire reconnaître par la Chambre que, sur la rive gauche du Rhin, les paroisses catholiques dont les biens, confisqués par la Révolution française, avaient passé entre les mains de l’Etat prussien, n’étaient pas plus richement subventionnées par l’Etat que les paroisses protestantes de la même région qui n’avaient pas été victimes des mêmes spoliations. Eberhard voulait qu’en conséquence la Prusse accordât des subsides, sur la rive gauche du Rhin, à soixante et une paroisses catholiques. En 1854 et 1855, la Chambre émit un vote en ce sens ; mais le gouvernement, rétif à ce genre de dépenses, n’inscrivit au budget que six paroisses catholiques nouvelles. Deux ans après, Otto, du haut de la tribune, renouvelait encore ses revendications contre les privilèges pécuniaires accordés au culte évangélique par l’Etat évangélique, lorsqu’un coup d’apoplexie le terrassa ; et ce fut une grande perte pour la fraction que celle de cet excellent debater, mort à la tribune confesseur de la « parité. »


V

Le 8 novembre 1858 une allocution du prince Guillaume[2], régent depuis un mois, désavoua formellement les théories intolérantes qui représentaient l’Etat prussien comme évangélique en son essence : entre la cour de Berlin et le parti de la Gazette de la Croix, la rupture était accomplie. Le Preussische Wochenblatt, journal de Hohenzollern, président du conseil, qui était un catholique, professait que la Prusse, au lieu de se présenter comme « évangélique, » devait mettre à sa base la parité des confessions : le trône de Berlin cessait de s’appuyer exclusivement sur l’autel du Dieu de Luther. On insinua, en haut lieu, que l’existence d’une « fraction catholique » dans le Parlement devenait dès lors un anachronisme peu cordial pour les pouvoirs publics : puisque l’Etat cessait de s’étiqueter protestant, pourquoi une fraction parlementaire persisterait-elle à s’étiqueter catholique ? La majorité de la fraction inclinait à chercher un autre nom. Les Westphaliens s’y opposaient. Mallinckrodt mit tout le monde d’accord en faisant décider que la fraction s’appellerait Centre, et qu’on maintiendrait, à côté de ce nom, la parenthèse « fraction catholique. » Dans les statuts aussitôt élaborés, on eût vainement cherché quelque clause excluant du nouveau Centre les députés non catholiques ; et Auguste Reichensperger, à la Chambre même, le 14 mai 1861, protestait contre la pensée d’une telle exclusion. Ainsi le caractère confessionnel de la fraction avait désormais quelque chose de moins rigide, de moins accusé ; il y avait, dans son objet, je ne sais quoi de moins exclusif ; et si les questions religieuses, à la faveur de la « parité » promise par le nouveau régent, passaient effectivement à l’arrière-plan, l’heure approchait où la fraction devrait élaborer un programme politique et prendre position à l’endroit de tous les problèmes nationaux qui commençaient d’émouvoir l’Allemagne.

Mais tout de suite une question se posa : en fait, la répudiation de l’idée d’un État évangélique était-elle une victoire pour les catholiques ? N’en était-ce pas une, plutôt, pour certains « libéraux » volontiers hostiles à toute action de l’idée religieuse dans la vie sociale ? En rompant avec le parti de la Gazette de la Croix, à qui souriait l’Etat et pour qui travaillait-il ? Pour ceux qui voulaient assurer au « papisme » une part d’influence, ou bien pour ceux qui rêvaient (rime sorte d’athéisme d’Etat ?

Le nombre de ceux-ci s’accroissait parmi les libéraux ; Reichensperger le sentait, il le notait. Dès 1859, il prévoyait qu’une lutte se préparait entre la foi et l’incroyance. Il était vice-président de la Chambre nouvelle, mais certaines malveillances s’étaient fait jour, qui avaient diminué l’éclat de sa victoire, et qui annonçaient le lointain début d’une campagne antireligieuse. La Chambre précédente, où les piétistes régnaient, avait refusé, malgré Reichensperger, d’accorder aux sectes dissidentes les libertés légales auxquelles elles avaient droit. On mit d’autant plus de hâte, en 1859, à les gratifier de ces libertés, et l’on refusa d’accepter un amendement de Reichensperger, qui exigeait, pour les en faire profiter, qu’elles fussent véritablement des sociétés religieuses. C’est-à-dire qu’elles professassent, au moins, la croyance en Dieu. Le symptôme était significatif : la Chambre de 1859 mettait sur le même rang que les Eglises les groupemens antichrétiens se couvrant d’une vague étiquette religieuse. « Je crains que notre libéralisme national, écrivait Reichensperger peu de temps auparavant, sitôt parvenu derechef à l’influence politique, ne prenne plus ou moins comme modèle le libéralisme belge. » La fermentation des passions anticléricales justifiait ce pronostic. Les catholiques redoutaient Bethmann-Hollweg, ministre des Cultes, soupçonné de fanatisme protestant ; ils redoutaient Flottwell, le ministre de l’Intérieur, qui, jadis, au Parlement de Francfort, avait fait campagne contre le célibat des prêtres ; ils entendaient certaines rumeurs hostiles, certains cris de proscription contre les Jésuites ; et la présence, à la tête du ministère, du catholique Antoine de Hohenzollern ne suffisait pas à les rassurer. Plus se multipliaient, à Rome, les désastres politiques du Saint-Siège, plus augmentait à Berlin, dans la majorité parlementaire, la crainte de l’« ultramontanisme. » « L’aveuglement de nos libéraux confine à l’incroyable, disait encore Reichensperger en mai 1860 : avant tout, ils ne remarquent pas que leur jeu ne peut que profiter à la démagogie et au despotisme. La haine contre tout ce qui est autorité, tradition, avant tout contre l’Eglise, me paraît la raison principale de cet aveuglement. »

On s’explique dès lors qu’au cours de l’année 1860, les catholiques de la Chambre prussienne, sans d’ailleurs nouer formellement alliance avec le parti conservateur, réputassent rompus ces liens de cordialité qu’ils avaient, dans les années précédentes, entretenus avec la fraction « libérale » à laquelle le comte Schwerin présidait. Schwerin d’ailleurs était, dans son propre parti, singulièrement dépassé ; le chef de la veille devenait une personnalité d’arrière-garde ; et sous la bannière anticléricale, le libéralisme tournait au radicalisme. Geissel, son collègue Foerster, prince-évêque de Breslau, se confiaient les plus sombres pressenti mens : « Dans la prochaine Chambre, écrivait Geissel le 20 août 1860, on voudra, par des lois nouvelles, ramener la liberté des catholiques à ce qu’elle était avant mars 1848. La revue Protestantische Blaetter, de Gelzer, dont le ministre des Cultes passe pour le premier collaborateur, a déjà, dans plusieurs numéros, tracé l’ordre de bataille pour la prochaine campagne parlementaire contre l’Eglise catholique, et quelques bureaucrates, sur le Rhin, prenant les devans, ont déjà pris des mesures qui sont incroyables d’absurdité. »

La façon courtoise et cordiale dont, au château de Koenigsberg, en octobre 1861, l’épiscopat catholique fut associé aux fêtes du couronnement du roi Guillaume, était assurément un fait tout nouveau dans l’histoire des Hohenzollern : pour la première fois, des représentans de l’Eglise romaine prenaient part à des solennités dynastiques. Mais était-ce, pour l’Eglise, la promesse de jours heureux, ou bien, au contraire, la sanction naturelle de treize ans de paix destinés peut-être à n’avoir point de lendemain ? Il semble que les pompes de Koenigsbcrg ne laissèrent à Geissel aucune impression de griserie et que, bien plutôt, il en revint pessimiste : il rapporta chez lui, au témoignage de son coadjuteur, « le sentiment obscur des jours troubles et périlleux qui se préparaient pour l’Eglise, » et, dans ses propos confidentiels, ce sentiment s’épanchait sans relâche.

Les élections de novembre 1861 à la Chambre prussienne annihilèrent, ou peu s’en fallait, la vieille droite évangélique. Libéraux et progressistes formèrent les deux tiers de la Chambre : le Centre, avec 55 voix, leur tenait tête. Au renouvellement de mars 1862, amené par la dissolution, le Centre n’avait plus que 25 membres. Le conflit politique entre la Chambre et le cabinet au sujet des dépenses militaires absorbait les préoccupations des électeurs. Quelque impérieuses que fussent les aspirations anticléricales de beaucoup de progressistes, c’est sur des questions purement politiques qu’on votait, et, parmi ces nouvelles circonstances, il semblait à Mallinckrodt que le Centre fût desservi par cette parenthèse : « fraction catholique, » qui demeurait attachée à son nom. Il demanda qu’elle disparût. Des oppositions s’élevèrent parmi ses collègues ; elles désarmèrent, à la condition que la fraction rédigerait un programme. Mallinckrodt et Auguste Reichensperger se mirent au travail. Lorsqu’ils le présentèrent, les conflits éclatèrent de nouveau ; certains membres de la fraction voulaient que, par une phrase formelle, le Centre fût fermé aux non-catholiques. Cet ostracisme trouva onze partisans ; seize voix le répudièrent ; mais quelques-uns des vaincus firent mine de démissionner. Pour sauver l’intégrité du groupe, on mit le programme dans un tiroir, et l’on se constitua en « société parlementaire » avec un bureau. C’était un expédient provisoire, non une solution. Le Centre n’était plus un parti proprement religieux et n’était pas encore un parti proprement politique. Ce qui lui faisait défaut, ce qui oscillait en lui, c’était ce que l’Allemand nomme volontiers la « conscience de soi-même » (Seblstbewusstsein). Dans la complexité de la crise, il s’auscultait, étudiait ses sentimens à l’endroit du libéralisme et du radicalisme, ses sentimens à l’endroit de la bureaucratie gouvernementale.

Le gouvernement prussien déplaisait aux membres du Centre par ses procédés administratifs, par son déploiement de militarisme, par son hostilité notoire ou soupçonnée contre l’Autriche et contre la Diète. Mais le radicalisme les rebutait plus profondément encore par ses doctrines politiques et par ses aspirations antireligieuses. « S’il ne s’agissait pas, écrivait Geissel, des plus hauts intérêts de l’Eglise et de l’État, nous pourrions mettre les mains dans nos poches et crier au gouvernement : Habeatis vobis ! Mais les rouges nous fouetteraient avec des scorpions ; ils nous couperaient à tous le cou ; c’est pourquoi nous avons le devoir de leur faire face, même si cela, indirectement, fait du bien aux bureaucrates, dont le gouvernement, il est vrai, est tout près d’être intolérable. »

Entre ces deux ennemis « intolérables » qui se combattaient entre eux, le Centre ne savait quelle conduite tenir. Dès 1862, un certain nombre de ses membres songeaient à une abstention passive. Reichensperger, rebelle à l’idée d’effacement, les conjurait de rester en ligne, et puis il s’apercevait, en 1863, que dans le duel entre la Chambre et le ministère, le Centre jouait un rôle assez ingrat : « Nous sommes pour ainsi dire les seuls soutiens du gouvernement dans la Chambre, écrivait-il. Sans nul doute la cause catholique en est mal récompensée. Mais les autres partis sont encore plus dangereux pour le droit et pour la liberté. » Il s’agissait bien, à cette date, de droit et de liberté ! Bismarck machinait alors l’histoire, et seule, la force avait un langage : un coup de force contre la Chambre, un coup de force contre l’Autriche, allaient changer la face de la Prusse, de l’Allemagne, de l’Europe. Qu’importait dès lors que dans la Chambre prussienne qu’amenèrent les élections de 1863, Chambre tumultueuse et méprisée, insolente et débile, le Centre fût réduit à presque rien, et que Mallinckrodt en fût exclu lui-même par une retraite provisoire ? Plusieurs années durant, dans la Prusse de Bismarck, la parole ne serait plus aux partis, et l’instant où le parlementarisme allait devenir un leurre était celui où le Centre s’évanouissait.


VI

Mais il ne s’évanouissait que pour se préparer à renaître. De la Chambre berlinoise, il nous faut, tout de suite, dès le début de l’année 1864, émigrer dans une salle basse, au fond d’un village de Westphalie : c’est là, durant l’interrègne parlementaire, que devait se compléter et s’achever l’éducation politique des catholiques prussiens.

Le 16 décembre 1863, Wilderich de Ketteler et Alfred Hüffer, beau-frère de Mallinckrodt, convièrent quelques-uns de leurs coreligionnaires westphaliens à se réunir un mois plus tard à l’auberge, dans la bourgade de Soest, pour d’urgentes causeries. On ne devait pas, à ce rendez-vous, s’occuper de campagnes électorales ; ce que voulait Alfred Hüffer, l’instigateur véritable de cette originale tentative, c’était que les catholiques se missent d’accord sur certains principes fondamentaux, sur certaines doctrines politiques et sociales. En quinze ans d’activité parlementaire, le loisir leur avait manqué pour ce travail d’études ; mais puisque l’hiver de 1863 paraissait les condamner, pour quelque temps, à un certain chômage politique, l’heure était venue de scruter les « assises positives chrétiennes » sur lesquelles la société devait être consolidée, ou même reconstruite. Hüffer aimait les besognes discrètes : peu lui importait, pour l’instant, que la salle d’auberge dans laquelle il allait grouper une originale clientèle demeurât inaperçue dans la vaste Allemagne. Il détestait les façades ; il jugeait parfaitement inutile de créer à Soest une association de plus ; des causeries amicales devaient suffire, et ce serait affaire aux interlocuteurs, rentrés chacun dans leur coin de Westphalie, d’insinuer ou de propager les conclusions élaborées à Soest. C’est le 12 janvier 1864 qu’eut lieu la première rencontre ; l’aubergiste eut ce jour-là douze convives, qui allaient devenir douze apôtres. En février, en avril, de nouveaux noms s’inscrivirent sur les listes de Hüffer, mais on ne tenait pas à être nombreux, ni à manifester ; on s’entr’aidait pour arriver à une bonne formation et pour ébaucher un bon programme.

L’initiative de Hüffer trouva dans la personne de Schorlemer Alst un auxiliaire chaleureusement convaincu. Dans une lettre du 28 février 1864, l’organisateur des associations agraires de Westphalie expliquait tout ce qu’il espérait des réunions de Soest. Il voulait qu’on portât remède à la confusion d’esprit où se trouvaient les catholiques ; il demandait qu’un échange de vues sur les questions fondamentales les préparât à la fixation de certains points doctrinaux que méditeraient toutes les intelligences, que défendraient tous les bons vouloirs. Autour d’eux, les autres partis lui semblaient courir au suicider ; à eux de s’organiser en prenant nettement conscience de ce qu’ils étaient et de ce qu’ils voulaient. Ils s’étaient fait honneur, en 1848, par les déploiemens tactiques qu’ils avaient improvisés ; ils avaient ensuite, par de brillans manèges diplomatiques, lutté pied à pied, dans les couloirs des Parlemens et dans les antichambres des ministères, pour accroître ou défendre les libertés conquises ; mais ce qui leur manquait, comme l’expliquaient Hüffer et Mallinckrodt dans un rapport du 16 avril 1864, c’étaient des idées nettes sur les grands problèmes politiques. Ils les voyaient, ces problèmes, et ils avaient des principes chrétiens à la lumière desquels ils pouvaient les résoudre : un effort d’observation, puis d’adaptation, et la lumière serait. On étudia tour à tour, dans les réunions de 1864, la question du Holstein, qui passionnait l’Allemagne d’alors, les questions d’organisation communale, et la rédaction d’un programme, dont Mallinckrodt fut chargé. Son projet, tel qu’il le développa au mois de septembre, pouvait se ramener à deux formules : revendication de la parité sur tous les terrains ; reconstruction organique de la société.

Que l’Ouest fût traité comme l’Est, les gens du Rhin comme ceux de la Vieille Prusse ; que les fidèles du Pape fussent traités comme ceux de Luther, que l’égalité des droits et des prérogatives ne fût pas seulement proclamée, mais réalisée, et non pas seulement théorique, mais effective ; que l’État couvrît d’une impartiale protection tous les groupemens sociaux dont il était comme la synthèse ; que tous les États allemands, enfin, les petits comme les grands, fussent également autonomes, également maîtres chez eux, à la faveur d’un équitable fédéralisme, telles étaient, pour Mallinckrodt, les conséquences de l’idée de parité. Mais cette idée même serait d’autant plus respectée, que les divers groupemens entre lesquels elle devait maintenir l’équilibre acquerraient plus de cohésion, plus de force, plus de vie. La société humaine tendait à se morceler en atomes : chacun pour soi. Il convenait, en face de ce péril, de ressusciter, avec toutes sortes d’exigences, l’autonomie du groupement local, l’autonomie du groupement corporatif. Vive donc le district et vive donc le métier ! Vive donc l’unité terrienne, et vive donc l’unité professionnelle ! A l’encontre du principe d’émiettement (Prinzip der Atomisierung), il fallait restaurer le principe de groupement (Prinzip der Gruppierung). Faute de ce principe, la représentation du pays n’avait ni puissance ni point d’attache ; il fallait que le représentant prît racine dans une société qui fût, à proprement parler, un assemblage organique (in der organisch zusammengestzten bürgerlichen Gesellschaft).

« Si nous devons nous avouer, écrivaient, à la date du 26 avril 1864, Hüffer, Mallinckrodt et le prêtre Klein, que la grande confiance naguère inspirée par la fraction du Centre s’est un peu refroidie, la raison en est, pour nous, — abstraction faite de ce que la fraction, hors des questions religieuses, manquait d’entente au point de vue politique, — qu’elle était trop complètement isolée de ses électeurs, et que, dans la presse, elle n’était pas défendue. »

La critique était fine et portait loin. Le Centre ne s’était assigné d’autre raison d’être que la défense religieuse : l’opinion, la presse, s’intéressaient à d’autres questions. Les colloques de Soest devaient être l’école qui familiariserait avec elles les hommes du futur Centre, et qui les aiderait à prendre contact, — un contact directeur, — avec les préoccupations de la presse.

Schorlemer, en 1865, traitant de la question communale, reprit les idées du programme de Mallinckrodt : au « mécanisme » de l’Etat représentatif, il opposa l’ « organisme » de l’Etat corporatif, et s’arrêta sur une des pièces maîtresses de cet organisme, la commune. Entraîné par son imagination d’architecte social, il alla jusqu’à dire, à Soest encore, en 1866, que le système constitutionnel était tout près de faire banqueroute. Ici Mallinckrodt l’arrêta, pour couper court, surtout, aux conclusions que certains commensaux de Soest voulaient tirer de ce pronostic : un courant se dessinait parmi eux, en faveur de l’abstention des catholiques aux élections politiques. Hüffer et le propre frère de Mallinckrodt inclinaient à cet effacement. Mais Mallinckrodt représenta victorieusement que si dans la Chambre nouvelle, il n’y avait pas de place pour une fraction catholique, il était du moins nécessaire de faire entrer dans cette Chambre des « personnalités directrices, dominantes, qui fussent de bons catholiques. » Aucune décision nette ne fut prise : le duel de l’Autriche et de la Prusse troublait trop profondément les catholiques pour qu’il leur fût facile, à Berlin, de se concerter une attitude parlementaire. Hüffer ne s’était pas trompé lorsqu’il les avait invités, trois ans auparavant, à transformer une modeste salle d’auberge en un laboratoire d’études. Dans cette retraite de Soest, ils s’étaient préparés à plus et à mieux qu’à être un parti de défense religieuse ; ils avaient, à la lumière même de la pensée religieuse, mûri certaines idées politiques et sociales sur l’assise desquelles un puissant parti parlementaire pourrait un jour s’édifier. A l’école de Hüffer et des maîtres d’élite groupés par lui, toute une fraction du futur Centre allemand avait, si l’on ose ainsi dire, fait son catéchisme.

C’est durant cette même période de fécond effacement, que se développaient rapidement, sur le Rhin, les Feuilles de Cologne, qui devaient bientôt assurer à l’opinion catholique un organe de haute valeur. Le créateur de ce journal, dont le premier numéro remontait à 1860, s’appelait Joseph Bachem ; il avait, en 1848, fait son apprentissage de publiciste dans un périodique allemand paraissant à Paris, et puis, de 1849 à 1855, dirigé à Cologne une première gazette catholique, que la Prusse avait supprimée.

Les questions de politique étrangère étaient, pour une presse catholique prussienne, singulièrement délicates à traiter. Au jour le jour, il fallait se compromettre, en donnant un avis sur les litiges publics ou latens qui divisaient les membres de la Confédération germanique. L’opinion catholique tout entière risquait d’être rendue responsable pour les peccadilles de jugement ou pour les délits d’information que le journal commettait. Et puis, la façon même dont négociaient les députés et les ministres, l’épiscopat et la haute bureaucratie pour le règlement amiable et cordial des difficultés religieuses, comportait un certain secret, et contraignait à quelque réserve le journalisme militant. L’archevêque Geissel refusait d’accepter le protectorat d’une association de presse. Mallinckrodt, de son côté, n’avait aucune hâte de voir surgir, parmi les catholiques, une « feuille de parti : » le journal qu’il rêvait devait être un journal de discussions, non de chicanes, « exempt de toute tendance égoïste, de toute passion, susceptible de supporter la contradiction, s’intéressant à toutes les questions importantes, mais ne s’engageant à fond que sur les questions capitales, et cela le plus rarement possible. » Mallinckrodt concevait ce journal comme une salle de conversation, où les avis s’échangeraient avec liberté ; comme une école très large, très aérée, où le public catholique apprendrait à penser, et qui ferait, insensiblement, l’éducation de ce public. Il y aurait là une gestation longue et discrète, et plus tard le parti surgirait, comme sortit Minerve, bottée, éperonnée, du crâne de Jupiter.

Tandis qu’en Autriche et dans les États du Sud, où l’agitation anticoncordataire provoquait quotidiennement les plumes catholiques, on songeait à multiplier les journaux ; tandis qu’à Vienne le nonce de Luca, tandis qu’à Mayence l’évêque Ketteler et le chanoine Heinrich, dessinaient de vastes projets de journalisme ; tandis qu’à Fribourg une brochure et qu’à Munich un discours de congrès prodiguaient les reproches aux catholiques pour l’état médiocre où ils laissaient leur presse, le catholicisme prussien, plus étranger aux agitations turbulentes, plus patient, plus serein, rêvait moins d’un journal de lutte que d’un journal de direction, qui travaillerait à former, parmi les catholiques, une sorte de conscience collective, très exercée, très délicate, très vivante.

Ce fut Joseph Bachem qui réalisa ce rêve. Montalembert, qu’il avait beaucoup vu durant son séjour en France, lui avait laissé de bonnes leçons d’énergie, et le coup de mort donné à son premier journal par la préfecture de Cologne n’avait pu le décourager. Les Feuilles de Cologne inscrivaient dans leur programme : « Respect de tous les droits bien fondés, obéissance et loyauté envers les puissances placées par Dieu dans l’Eglise et dans l’État, défense des droits de l’Eglise et de la patrie, horreur pour tout despotisme, pour les tentatives révolutionnaires violentes, pour les intrigues démagogiques occultes. » Bachem avait des collaborateurs experts, dont s’honorait le catholicisme allemand ; mais lorsque plus tard quelques-uns d’entre eux demeurèrent rebelles au dogme de l’infaillibilité, son autorité personnelle fut assez prépondérante sur le public pour empêcher qu’ils ne fussent suivis par la foule des lecteurs. A partir du 1er janvier 1869, le journal s’intitula Gazette populaire de Cologne, et sous ce nouveau nom, de hautes destinées l’attendaient, dont l’épanouissement dure encore.


VII

Des indices nombreux, durant les années qui précédèrent la guerre, attestaient aux catholiques prussiens que les circonstances les amèneraient, bientôt, à donner à leur presse une allure militante, et puis, profitant des leçons prises à Soest, à renouveler leur ancien groupement. Sourdement une offensive antireligieuse se préparait. La Constitution prussienne, la division catholique, la personnalité même de Geissel, avaient été des élémens de paix ; ces élémens s’amoindrissaient ou disparaissaient. Une brèche s’était ouverte dans le réseau de garanties que leur avait ménagé la Constitution ; ils se heurtaient désormais, dans leurs requêtes, à un jugement rendu par le tribunal suprême en 1863, d’après lequel, en dépit de l’article 15 de la Constitution, les textes de loi hostiles à l’autonomie ecclésiastique qui n’étaient pas formellement abrogés demeuraient en vigueur. La cordialité de la « division catholique » à l’endroit des évêques était parfois paralysée, depuis qu’on avait créé, comme intermédiaire entre le ministère des Cultes et le chef de cette division, un sous-secrétaire, qui appartenait à la confession évangélique. Enfin la disparition du cardinal Geissel en 1864 laissait l’Eglise prussienne sans tête : dans le rôle qu’il jouait avec une inimitable souveraineté, personne ne pouvait le remplacer.

On put se demander un instant si cette disparition même n’allait pas amener un conflit entre l’Etat prussien et la majorité des chanoines de Cologne, défenseurs de la liberté de l’Eglise. La pratique qu’avait inaugurée, un quart de siècle plus tôt, le gouvernement de Frédéric-Guillaume IV, fut subitement remise en question. Fidèle aux précédens, le chapitre de Cologne, par 10 voix contre 6, fit choix, le 26 octobre 1864, de cinq personnalités ecclésiastiques dont la nomination au siège archiépiscopal lui paraissait digne d’être étudiée. La liste fut soumise au gouvernement. Lorsque, huit ans plus tôt, l’évêché de Paderborn était devenu vacant, trois des noms proposés par les chanoines du diocèse avaient été effacés par le gouvernement, à titre de personæ minus gratæ ; et le droit électoral du chapitre, qui n’était plus, dès lors, que la faculté d’opter entre deux noms, avait été, par là même, singulièrement restreint. Les chanoines de Cologne furent traités avec plus de désinvolture encore. La liste entière qu’ils proposaient fut repoussée : la Prusse évinçait trois de leurs candidats, comme personæ minus gratæ, et rayait les deux autres, comme étrangers par leur naissance à l’Etat prussien. Le conflit semblait sans issue. Rome l’aplanit en autorisant le chapitre de Cologne à proposer d’autres noms. Derechef les chanoines, en août 1865, dressèrent une liste de cinq noms, dont trois figuraient déjà sur la liste répudiée, dont deux étaient nouveaux. Le gouvernement répondit en septembre, en effaçant trois noms ; le droit électoral du chapitre ne pouvait s’exercer qu’en faveur de Melchers, l’évêque d’Osnabruck, ou du professeur Haneberg, de Munich ; et le commissaire royal chargé d’assister aux opérations électorales faisait d’ailleurs comprendre aux chanoines que, s’ils donnaient leurs suffrages à Pelldram, évêque de Trêves, ou bien au prince Gustave de Hohenlohe, le futur cardinal, Sa Majesté en serait ravie. Ce qui rendait la situation délicate, c’était la présence, dans le chapitre de Cologne, d’une minorité de chanoines systématiquement complaisans aux volontés de l’État. Ils perpétuaient dans cet auguste corps les traditions joséphistes contre lesquelles l’épiscopat de Droste-Vischering et les catholiques de 1848 avaient si vigoureusement réagi. Leur action paralysante empêchait l’Eglise, représentée par le chapitre, de maintenir en face de l’Etat l’intégrité de ses prérogatives.

Ketteler, du fond de son évêché de Mayence, suivait avec anxiété les étapes de la lutte. A deux reprises, la majorité du chapitre l’avait inscrit sur la liste, et Bismarck, à certaines heures, voyait cette candidature d’un œil assez propice. Mais les velléités de sympathie du futur chancelier s’arrêtaient et reculaient, lorsqu’il constatait qu’à la cour de Berlin, Ketteler était décidément en mauvaise posture, qu’on l’accusait d’être l’homme de l’Autriche, et qu’on lui faisait un grief d’avoir enlevé ses clercs à l’université de Giessen pour les mettre dans un grand séminaire, à proximité de sa houlette. Même avec l’appui discret de Bismarck, il était impossible que l’évêque de Mayence fût appelé au siège de Cologne. À cette heure décisive où le chapitre de Cologne était, si l’on peut ainsi dire, le titulaire des droits de l’Église, toute défaillance devenait un péril. Ce n’était pas une question locale qui s’agitait à Cologne : la portée en était générale ; on n’assistait à rien de moins qu’à un retour offensif de l’État, de ce Landesherr qui, jouant dans l’Eglise évangélique le rôle d’évêque souverain, s’étonnait lui-même, à certains momens, d’avoir perdu toute prise, toute occasion d’empreinte, sur la vie de l’Église catholique. Ketteler, écrivant au cardinal Reisach, évoquait le souvenir de cet autre conflit auquel en 1837 les fidèles de Cologne avaient assisté, et qui avait mis leur archevêque aux prises avec la maréchaussée prussienne.


La question actuelle, disait-il, est la plus importante qu’on ait agitée depuis 1837 ; de la solution dépend essentiellement l’avenir de l’Église dans notre patrie. Au cours des trente dernières années, Dieu nous a donné de belles grâces. Ce qui fut commencé en 1837 se continua dans les combats de 1848 pour la liberté de l’Église, et si nous ne sommes pas encore au bout de la lutte, la force de l’Église, pourtant, croit à vue d’œil… Cet heureux progrès se poursuivra-t-il ? Tel est assurément le plan de la Providence ; mais cela dépend de la façon dont sera tranchée la grande question de principe qui est au fond des difficultés actuelles de Cologne. Toutes les libertés que nous avons conquises pour l’épanouissement de la vie divine de l’Église, toutes celles que, de plus en plus, nous espérons pouvoir conquérir, ne nous serviront de rien, si l’Église à la cime manque de liberté, si, pour la collation des charges épiscopales, elle devient une esclave de l’État. Je crois qu’aucune persécution sanglante n’a été aussi dommageable que la nomination d’évêques courtisans. Le désir du gouvernement de prendre en main le choix archiépiscopal de Cologne me semble, en fait, une sorte de revanche de l’esprit laïque pour l’année 1837 et pour la liberté conquise depuis 1848. Je ne doute pas que tous les gouvernemens protestans, dans le reste de l’Allemagne, ne regardent avec une extrême tension d’esprit l’issue du conflit, pour émettre, à l’occasion, les mêmes exigences. Après la succession de Cologne, ce sera celle de Fribourg ; la décision prise pour Cologne sera prise pour Fribourg… Si la Prusse parvient à exclure, comme persona minus grata, toute personnalité peu agréable aux loges, le gouvernement badois émettra les mêmes prétentions.


Avant même que cette lettre ne fût parvenue à Rome, on y avait discerné la gravité de la situation : on s’était mis en quête de l’un de ces biais dans lesquels excella souvent la diplomatie romaine du XIXe siècle.

Prolonger les difficultés de fait, c’eût été compliquer les discussions de principe, et sans doute, à la longue, amener un état de guerre entre le Saint-Siège, défenseur de l’autonomie électorale des chapitres, et la Prusse, volontiers encline à gêner cette autonomie par d’indiscrètes radiations. Après accord avec le gouvernement prussien, Pie IX, de lui-même, installa sur le siège de Cologne Melchers, évêque d’Osnabruck, qui deux fois avait été proposé par le chapitre. Dans quelle mesure, à l’avenir, demeurerait-il licite aux chanoines de procéder à une élection, lorsque la majorité ou même l’unanimité des noms au sujet desquels ils auraient pressenti le ministère aurait été repoussée par la bureaucratie d’Etat ? Cette question subsistait, non résolue, jusqu’à de prochaines vacances. C’était à Dieu de l’assoupir en donnant longue vie aux évêques du royaume de Prusse ; et la solution trouvée par la Cour de Rome ne créait au profit de l’Etat aucun précédent périlleux, dont le grand-duc de Bade se fût empressé de faire loi pour la collation du siège de Fribourg.

Mais si les froissemens entre l’Eglise et l’État prussien étaient ainsi momentanément conjurés, c’était à la Chambre élue en 1867, c’était dans les municipalités, que se multipliaient les symptômes graves. Il semblait que Carlsruhe et Mayence, où les Chambres s’épuisaient en débats antireligieux, allaient être imités par Berlin. Les catholiques s’inquiétèrent, en décembre 1868, en voyant la Chambre prussienne accueillir une pétition de la municipalité de Breslau qui réclamait, contrairement à la loi scolaire prussienne, la création d’une école non confessionnelle, et repousser, en même temps, une pétition des catholiques de cette ville demandant l’établissement d’une Realschule catholique. L’avortement successif de plusieurs projets de loi scolaire ne décourageait pas le parti libéral ; on sentait que de grands débats étaient proches. Une autre question s’agitait : celle des congrégations. En août 1869, l’ouverture d’une chapelle pour quelques orphelins catholiques dans les faubourgs de Moabit donna lieu à de véritables émeutes de la populace berlinoise ; et comme deux dominicains assuraient le culte dans cette chapelle, des pétitions survinrent à la Chambre, réclamant la dispersion des moines. Le jurisconsulte Gneist, qui devait jouer un grand rôle dans le parti national-libéral au moment des luttes du Culturkampf, conclut, au nom de la commission, à la nécessité d’une politique de précautions rigoureuses contre les ordres monastiques ; les vœux précis qu’il émettait étaient en contradiction formelle avec la Constitution et avec la pratique du gouvernement prussien durant les vingt dernières années. L’émotion des catholiques fut grande d’un bout à l’autre du royaume, et puis, soudainement, à leur grande surprise, la question des ordres religieux, à peine jetée en pâture aux discussions publiques, disparut de l’ordre du jour de la Chambre. À deux reprises, ils réclamèrent, désirant réfuter Gneist, invoquer la Constitution, plaider pour les moines ; la Chambre se sépara sans que le rapport de Gneist eût été l’objet d’une sanction, ni même d’une discussion. Mais le rapport subsistait comme un arsenal juridique où bientôt l’on trouverait des armes. Avant de les y chercher, on voulait faire l’unité allemande ; et Bismarck comprimait les passions antireligieuses, tant que cette unité n’était pas faite : « Il faut prendre garde, disait-il au conseil des ministres, d’ébranler la confiance des catholiques dans la liberté et la sécurité de leur culte. » Les victoires prochaines devaient le dispenser de ces suprêmes précautions. La cloche du Culturkampf avait sonné trop tôt au gré de Bismarck ; elle rentra momentanément dans le silence, et d’autres chamades et d’autres fanfares remplirent l’atmosphère allemande.

Mais dans ces journées des 8 et 9 février 1870 où les catholiques, relevant le défi porté par Gneist et presque immédiatement retiré, avaient voulu traiter la question des congrégations, l’on avait vu monter à la tribune, tour à tour, deux membres de l’ancien Centre, Pierre Reichensperger et Mallinckrodt, et un Hauovrien qui s’effaçait, boudeur et vigilant, dans un petit groupe fédéraliste de l’assemblée, Louis Windthorst. Quelques mois après, un appel de Pierre Reichensperger, et deux réunions tenues à Essen et à Soest, allaient provoquer la résurrection du Centre prussien, origine du prochain Centre allemand ; et grâce aux trois orateurs qui n’avaient pas laissé sans riposte la première escarmouche à peine esquissée par Gneist, les séances des 8 et 9 février 1870 avaient été comme une première répétition de ces héroïques débats du Culturkampf dans lesquels les catholiques auraient à faire front, tout à la fois, aux coreligionnaires politiques de Gneist et au chancelier de l’Empire.


GEORGES GOYAU.

  1. Voyez la Revue du 1er avril et du 1er juillet 1907.
  2. Les catholiques avaient d’assez bonnes raisons de n’être point inquiets de l’avènement du futur empereur Guillaume Ier. Le nouveau prince régent avait assisté, sans aucune gêne, au mariage catholique de la princesse Stéphanie de Hohenzollern. Un des premiers actes de son gouvernement était la nomination d’Auguste Reichensperger à Berlin, et c’est en toute franchise que Geissel, écrivant à Louis de Bavière, se disait satisfait des dispositions de Guillaume. On savait, au surplus, la sympathie de la princesse Augusta pour les congrégations catholiques. Mais lorsqu’on apprit que Bunsen était fait baron, qu’il était appelé à la Chambre des Seigneurs, les anxiétés s’éveillèrent. Le personnage qu’honorait ainsi la couronne avait consacré sa vie de diplomate à brouiller la Prusse avec le Saint-Siège et à fédérer par-dessus les frontières les Églises évangéliques issues de la Réforme, quelle que fût leur nationalité, leur nuance et leur foi. Rome, au XIXe siècle, connut peu d’adversaires aussi dangereux que lui.