Les Origines du germanisme/01

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Les Origines du germanisme
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 96 (p. 810-834).
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LES
ORIGINES DU GERMANISME

I.
LA GERMANIE DE TACITE. — DE L’AUTORITÉ ET DE LA VALEUR HISTORIQUE DE CE LIVRE.

On a beaucoup cité dans ces derniers temps la Germanie de Tacite. Les historiens futurs établiront-ils une sorte de comparaison entre les récens triomphes de la Prusse sur des nations d’une culture antique et brillante — et les victoires que remportèrent jadis les tribus de Germanie sur les peuples de l’empire romain? Diront-ils que de notre temps l’on vit une fois encore d’un côté l’excès de civilisation entraîner la décadence, et de l’autre une jeune barbarie mériter par ses vertus de changer la face de la terre? Il dépend de nous que la première sentence ne soit pas prononcée, et, quant à la seconde, la postérité ne manquera pas d’être édifiée sur les vertus des nouveaux barbares. Quoi qu’il en soit, dans le nouveau procès historique que prétendent engager certains sages, le livre de Tacite sur les Germains est la première pièce à consulter. Les Allemands, suivant leur habitude, invoquent, en les forçant, les témoignages de l’histoire et de l’érudition; peu s’en faut qu’ils ne se disent les uniques descendans et héritiers de ces peuples germaniques dont Tacite a dépeint les mœurs et dans lesquels Rome a trouvé ses vainqueurs, comme si les institutions et le génie germaniques ne s’étaient pas communiqués à beaucoup d’autres peuples, qui ont ensuite, avec l’aide et au nom de la civilisation classique et du christianisme, énergiquement contribué à faire entrer l’Allemagne dans le concert de la société européenne. Peut-être y a-t-il quelque j à-propos à étudier un tel livre en ce moment sans aucun parti-pris, et à ne lui demander que les enseignemens qu’il contient.

A vrai dire, l’antiquité ne nous a pas laissé beaucoup de monumens plus graves pour l’histoire générale, au double point de vue moral et politique, que ce petit écrit d’une vingtaine de pages où se résument les observations de Tacite sur les mœurs et le rôle futur de la Germanie. Plusieurs motifs d’un pressant intérêt se réunissent pour en accroître la valeur. L’ancienne Rome, à la fin du Ier siècle de l’ère chrétienne, est engagée dans une lutte qui va décider de ses destinées, déjà chancelantes; les peuples qui ont ouvert cette lutte contre elle sont jeunes, pleins de sève, doués d’un génie original destiné à exercer une grande influence dans l’œuvre prochaine de la civilisation : issus du même tronc que les peuples classiques, mais non pas de la même branche, venus d’Orient à une autre époque et peut-être par de tout autres chemins, ils apportent un différent trésor de sentimens, d’idées et de souvenirs. Enfin l’observateur, à la veille d’une fusion entre ces deux mondes, est l’historien philosophe duquel Montesquieu a dit, précisément au sujet de ce court volume, qu’il a tout résumé parce qu’il a tout vu. Ce n’est pas à l’Allemagne seulement, c’est à l’Europe moderne que Tacite a légué ce livre d’or de ses origines[1], puisque tout entière elle s’est ressentie du contact des barbares. Croit-on que leurs héritiers se retrouvent uniquement aujourd’hui sur les bords du Rhin, de l’Elbe et du Danube? Ce serait oublier et le puissant génie anglo-saxon et le mélange de nos propres origines. A le bien étudier, on peut lire dans l’ouvrage de Tacite le testament de la vieille société à côté des titres de la société future, tant il est vrai que nul des principaux traits, sur une vaste scène, n’a échappé à l’historien. Quiconque veut se rendre compte des anxiétés qu’inspirait aux bons citoyens de Rome la décadence de l’époque impériale doit en chercher ici le vivant reflet; quiconque veut surprendre les premiers linéamens du monde nouveau doit étudier ici dans leurs germes les institutions du moyen âge. Tacite nous éclaire à la fois sur l’antiquité et sur les temps modernes; il nous montre d’une part certains abîmes de la société romaine, qu’il ne contemple lui-même qu’avec terreur, et il soulève le premier devant nos yeux un coin du voile qui couvre encore les destinées des peuples barbares.

Avec un si vaste horizon, avec une telle carrière offerte au progrès incessant de la critique et de la science, l’étude d’un pareil livre n’est jamais achevée. Les conquêtes de la philologie comparée nous révèlent chaque jour entre les peuples des affinités qu’on ne soupçonnait pas naguère: nous avançons peu à peu dans l’examen d’importans problèmes religieux ou sociaux. Or mieux connaître à quel degré de développement les peuples germaniques étaient parvenus dès le temps de Tacite, c’est-à-dire au Ier siècle de notre ère, quelles tendances, quels instincts, quelles ébauches d’institutions les animaient alors, ce serait avoir fait un grand pas vers la solution de cet autre problème, à savoir quels élémens doivent être attribués à ces mêmes peuples dans la formation de nos sociétés modernes. La science allemande surtout, il faut le dire, ingénieuse, subtile, impatiente du repos, a multiplié ici les commentaires et les conjectures. En recherchant quels résultats une enquête si active a désormais obtenus, on montrera, par un utile exemple, de combien de ressources la critique de notre temps dispose pour l’étude des monumens antiques, et l’on fera mesurer à nouveau de quel prix incalculable est pour nous l’œuvre de Tacite. Cette œuvre nous manquant, nous n’eussions retrouvé qu’à grand’ peine le point de départ du germanisme, le lien primitif de tant de peuples destinés à se disperser dans toute l’Europe et à exercer, chacun à sa place, une influence que les circonstances ont pu rendre diverse, mais qui s’inspirait d’une communauté d’origine. Pour nous aider à commenter ce qui peut y subsister d’allégations obscures, nous pourrons invoquer des monumens très multiples. Il ne faut pas seulement interroger les lois barbares, ainsi que le développement des institutions féodales, où peuvent se discerner les traces originelles en dépit du mélange avec les idées et les institutions léguées par Rome. En dehors même de l’Allemagne, il y a des peuples qui ont conservé dans leur littérature certains traits particuliers du premier germanisme, toujours visibles au prix de quelque étude. Les sagas scandinaves, par exemple, offrent un commentaire perpétuel et direct de la Germanie de Tacite, parce que les Germains du nord, comme on peut les appeler, ont conservé longtemps intactes les institutions et les mœurs de leur nationalité primitive, tandis que ceux du centre ou du midi de l’Europe se voyaient enveloppés par la civilisation classique. Dans l’extrême nord, des états se sont fondés qui ont résisté plus longtemps encore que le sud même de la Scandinavie à l’invasion du christianisme, et c’est là précisément qu’ont été rédigés, codes et sagas, les monumens les plus précieux que ces peuples nous aient laissés. D’autre part, l’esprit anglais, dans sa profonde originalité, reproduit visiblement aussi quelques-uns des aspects les plus caractéristiques du primitif génie germanique; on peut s’en convaincre par un attentif examen des mœurs et des institutions de la Grande-Bretagne. On en aura encore une sorte de preuve d’un suprême intérêt, si, après avoir lu des monumens comme le poème anglo-saxon de Beowulf, aussi national pour l’Angleterre que l’est pour l’Allemagne celui des Nibelungen, on veut étudier dans Shakspeare le fidèle écho de tant de croyances poétiques et légendaires que l’imagination germanique a directement héritées, on le verra, de l’antique Orient, qu’elle a transformées à sa manière, puis propagées et transmises. Il s’agit donc d’une ample étude à la fois historique et morale, par certains côtés aussi littéraire, qu’il faudra seulement s’appliquer à renfermer dans son cadre, c’est-à-dire dans les limites d’un commentaire raisonné des pages de Tacite.


I.

Quel est d’abord le sens général de ce livre? avec quelle intention et quelles dispositions morales l’auteur l’a-t-il composé? Il importe de le savoir avant toute chose, afin d’en bien apprécier les témoignages. Les avis les plus divers ont été exprimés à ce sujet. Laissons de côté les argumens peu sérieux de ceux qui, comme l’historien allemand Luden ou l’évêque suédois Nordin, émule de notre sceptique Jean Hardouin, ont exprimé des doutes sur l’authenticité d’un ouvrage marqué à chaque page, à chaque ligne, d’une empreinte irrécusable. Voir ici l’œuvre de quelque moine ou érudit du moyen âge et non pas celle de Tacite, c’est proprement délirer, c’est être possédé par le démon de l’érudition critique. L’opinion suivant laquelle nous n’aurions qu’un chapitre ou qu’une digression des Histoires ou des Annales est étrange aussi et dénuée de tout fondement. Il est clair que ces pages forment un livre original, avec un sens et un but particuliers qu’il s’agit de saisir. C’est un pamphlet politique, a-t-on dit, ayant pour objet de détourner Trajan d’une guerre contre les Germains en lui montrant toutes les difficultés et les périls d’une telle entreprise; Tacite voulait tout au moins déterminer l’empereur à un sursis jusqu’à des circonstances favorables. M. F. Passow et M. F. Haase ont soutenu cette thèse. Il aurait fallu cependant prouver d’abord que Trajan méditait en l’an 98, époque de son avènement et date de la composition du livre de Tacite, une guerre de conquête vers la Germanie; or le contraire est évident. Il était dès lors bien décidé que l’empire devait se tenir sur la défensive à l’égard d’‘s Germains, qui de leur côté, en présence des fortifications et des fondations romaines sur la rive droite du fleuve, allaient porter désormais leur effort principal sur le Danube. Trajan eût été le dernier à ignorer cet état de choses, puisque, au moment où il fut adopté et nommé César par Nerva, il était légat de l’une des Germanies.

Faut-il écarter de même l’opinion qui ne veut voir ici qu’une satire préméditée des mœurs romaines? L’auteur avait-il pour principal objet de faire ressortir par le contraste avec certaines vertus des peuples primitifs les vices de ses contemporains? Est-ce de Rome qu’il s’agit, à vrai dire, plus que des tribus barbares? Tacite ne nous a-t-il laissé dans ces pages qu’une prédication morale ou qu’une sorte de pamphlet satirique?

Par plus d’un trait assurément son ouvrage nous est comme un miroir où se reflète la physionomie de la Rome impériale. On y peut lire sa puissance, ne serait-ce que lorsque sont rappelées les précédentes victoires des légions et leurs conquêtes sur les bords du Rhin, ou bien lorsqu’on y voit que l’ascendant moral, la majesté romaine, ont suffi, sans invoquer d’autres armes, pour subjuguer plusieurs des principales tribus ennemies; mais Tacite, dans les mêmes pages, se plaint aussi de la longueur de la lutte, tamdiu Germania vincitur ! Il laisse entrevoir les anxiétés de l’avenir, urgentibus imperii fatis, et il nous donne à comprendre que, si Rome est inquiète, c’est avec raison, puisqu’elle est minée par la corruption et le vice. L’insistance avec laquelle il signale chez les Germains l’absence de certains maux ou la présence de certaines vertus montre qu’à chacune de ces occasions sa pensée se reporte vers sa patrie; chacune de ses remarques réveille en nous aujourd’hui des souvenirs qui devaient se traduire dans son cœur en griefs douloureux et sont devenus sous sa plume des avertissemens graves et émus. « Là personne ne rit des vices; corrompre et se laisser corrompre ne s’appelle pas suivre le siècle. Les bonnes mœurs ont là plus d’empire que n’en ont ailleurs les bonnes lois. » Certes, quand Tacite parle ainsi, il est difficile de ne pas croire qu’il songe au déclin des mœurs romaines et à l’impuissance de tant de mesures législatives qui, pendant les derniers temps de la république et le premier siècle de l’empire, avaient tenté vainement d’arrêter le mal. Il y avait longtemps que le grave Métellus le Macédonique, censeur à l’époque des Gracques, effrayé du petit nombre d’unions légitimes qui se contractaient à Rome, avait dit à ses concitoyens dans une harangue célèbre dont Aulu-Gelle nous a conservé ce fragment : « Romains, si nous pouvions nous passer d’épouses, assurément nul de nous n’accepterait un tel fardeau; mais, puisque la nature a fait qu’on ne peut ni vivre aisément avec elles ni vivre sans elles, sacrifions à la perpétuité de notre nation le bonheur de notre courte vie. » Cette obligation fâcheuse à la brutalité romaine, Auguste la rappelait au sénat, lorsqu’il tentait un suprême effort pour ranimer les sources de la prospérité publique. Par la loi Julia sur l’adultère et l’infamie, par la loi Papia Poppæa sur le mariage, il multipliait ses efforts contre la plaie du célibat, contre celle du divorce, contre la propagation redoutable de certains vices. Depuis la très ancienne loi Oppia, en 215, contre le luxe des femmes, et depuis la loi Orchia en 181 sur les profusions des repas, les règlemens somptuaires s’étaient inutilement succédé. Le fléau que l’anarchie d’une république aristocratique avait laissé grandir, la perte absolue de la liberté ne l’avait pas conjuré. Tibère lui-même s’était effrayé de la contagion, et, quoique justicier sévère, il n’avait point osé entreprendre une réforme qui n’eût fait peut-être qu’amonceler des ruines.

Certainement Tacite, en écrivant sa Germanie, avait cette lutte toujours présente à la pensée. Combien de traits dans son livre réveillent en nous, par un rapport inévitable, la mémoire des abus qui se commettaient à Rome et que lui-même dans ses autres ouvrages, ou bien Martial, Juvénal, Pline le Jeune, ses contemporains, nous ont transmis! — L’historien des mœurs barbares loue-t-il les mères germaines d’allaiter elles-mêmes leurs enfans au lieu d’abandonner un tel soin à des nourrices serviles, tout le commentaire de ces paroles se trouve pour nous dans le célèbre vingt-huitième chapitre du dialogue des orateurs, où la sévère et virile éducation que donnaient à Rome les mères républicaines est opposée au crédit des plus vils esclaves, des baladins et des danseurs, devenus pendant l’époque impériale les précepteurs de la première jeunesse. — Tacite déclare-t-il que « borner le nombre de ses enfans ou tuer quelqu’un des nouveau-nés est flétri là comme un crime, » on se rappelle et l’infâme Vélabre, voisin du Forum, où Juvénal dit qu’on exposait les enfans abandonnés, et la contagion d’infanticide contre laquelle les empereurs avaient essayé de lutter en décernant des récompenses aux citoyens pères de trois enfans, jus trium liberorum. — Tacite approuve-t-il chez ces barbares, avec le respect du mariage, les unions non hâtives, de nombreuses inscriptions nous font voir les jeunes Romaines mariées à onze, à dix, et même à neuf ans. Il en était presque de même parmi la noblesse française du XVIIe siècle : le duc de Luynes, à quatorze ans, épousait Mlle de Neufchâtel, qui en avait treize; le célèbre maréchal de Richelieu, qui devait, à quatre-vingt-quatre ans, contracter un troisième mariage, avait célébré à quinze ans ses premières noces ; la reine d’Espagne, femme de Philippe V, s’était mariée à treize ans, Marie-Antoinette à quatorze ans et demi. L’orgueil de ces grandes familles se croyait au-dessus des lois de la nature comme au-dessus des lois humaines; à Rome aussi bien qu’en France, ce fut l’une des causes et le signal de leur chute.

Tacite écrit-il cette seule parole, « chez eux pas de testamens, » nous croyons l’entendre nous renvoyer à l’irrévérencieuse satire d’Horace où Tirésias conseille à Ulysse, ruiné par la guerre de Troie et en quête d’une condition, de courtiser les vieux célibataires et de capter leurs héritages, comme les Romains du temps de l’empire, ou bien au mot sanglant de Pétrone;, qui ne voit dans Rome, comme sur un champ de bataille après le combat, que corbeaux et cadavres, c’est-à-dire qu’Intrigans et victimes. — Tacite croit-il remarquer que les Germains n’affectent aucun luxe dans leurs funérailles, il semble qu’il n’a relevé ce trait, par lui seul assez indifférent, et d’ailleurs peut-être assez peu authentique, qu’en songeant aux extravagances de la vanité romaine, à ce masque de perles précieuses qui avait reproduit jadis les traits du grand Pompée, aux deux statues de cinnamome et de myrrhe qui représentèrent, aux frais des dames romaines, l’heureux Sylla suivi d’un licteur, ou bien à ces fastueuses sépultures qui rivalisaient avec les pyramides de l’ancienne Égypte, au mausolée d’Auguste, aux magnifiques constructions de la voie Appienne, avec leurs bas-reliefs au dehors, leurs peintures et leurs mosaïques au dedans.

Ce ne peut être à son insu que l’auteur de la Germanie a multiplié dans son livre des contrastes si frappans ; il est clair qu’il a noté de préférence chez les peuples soumis à son observation certains traits, parce que, faisant un triste retour sur l’état moral de Rome, il voyait correspondre à ces traits les griefs les plus douloureux de son patriotisme. Toutefois il n’est pas vrai de dire qu’il ait écrit une satire. La satire est une œuvre consciente et voulue, qui appelle à son aide l’ironie amère. Tel n’est pas le livre de Tacite; son objet principal n’a pas été de blâmer les Romains. L’étude de ce livre nous montrera qu’un autre but et une autre pensée le préoccupaient. Ce qui s’est rencontré chemin faisant sous sa plume, ce qu’il n’a pas repoussé parce qu’il trouvait là une sorte de devoir à remplir, ç’a été l’allusion grave et comme involontaire servant d’organe à la protestation morale.

On a dit encore que son livre était œuvre d’utopiste ou de rhéteur. Il aurait voulu opposer à la décadence romaine la peinture idéalisée d’un monde aux vertus restées primitives et intactes, de sorte qu’il ne faudrait accepter comme réels ni les traits visiblement destinés à faire contraste, ni même l’ensemble du tableau. Dans les Germains de Tacite, il ne faut voir, nous dit-on, qu’un peuple de fantaisie, le barbare en général, le barbare avant le contact corrupteur de la civilisation. Mieux valent, au risque de quelque rudesse, son énergie, sa droiture d’intelligence, sa simplicité de cœur que les raffinemens bâtards de la Rome impériale : c’est la thèse paradoxale plaidée par Raynal et Jean-Jacques au XVIIIe siècle contre la vie civilisée en faveur de la vie sauvage. Tacite a, dans ses autres ouvrages, — on en fait la remarque, — de pareilles aspirations vers un idéal moral placé d’ordinaire à l’origine des sociétés. « Les premiers hommes, a-t-il dit au troisième livre des Annales, encore exempts de passions désordonnées, menaient une vie pure, innocente, libre par là même de châtiment et de contrainte. Les récompenses non plus n’étaient point parmi eux nécessaires, puisqu’ils pratiquaient la vertu instinctivement. Bientôt cependant l’égalité disparut; à la place de la modération et de l’honneur régnèrent l’ambition et la force; les monarchies s’établirent. » À ce panégyrique du passé, on veut reconnaître ou l’utopiste ou le rhéteur. On rappelle que Tacite servait d’organe à un parti sénatorial professant le regret républicain des anciennes mœurs, et l’on explique de la sorte sous sa plume le souvenir d’une primitive égalité. Il s’est plu, pour se consoler des maux présens, à redemander au passé le souvenir imaginaire d’un idéal irréalisable; il a répété, comme tant d’autres, cette vieille thèse de l’âge d’or qui traînait sur les bancs des écoles. Un jour, il avait placé cet idéal, suivant la coutume, au commencement des sociétés; un autre jour, comme pour le rendre plus saisissable, il l’avait rapproché de sa patrie et de son temps, en choisissant pour sujet ou prétexte de ses peintures les peuples barbares dont Rome commençait à redouter le voisinage. Ce qui prouverait qu’il a fait ici œuvre de rhéteur, c’est qu’on retrouve chez lui, empruntés quelquefois textuellement, plusieurs des principaux traits sous lesquels Hérodote et César, Salluste et Trogue Pompée dans leurs grandes histoires aujourd’hui perdues, puis Horace et Virgile, avaient dépeint successivement les Scythes, les Gètes et les Thraces. Y mêlant çà et là ce qu’il avait pu réunir d’informations sur les vrais Germains de la fin du Ier siècle, il a tracé en somme un portrait de convention dont il s’est servi pour faire naître les contrastes en face de la réalité qui lui déplaisait. Nous avons affaire à un songeur mécontent, à un esprit à la fois élevé, méditatif et peu pratique, qui rêve généreusement un renouvellement impossible, et confond l’avenir avec le passé. — Ainsi parlent certains critiques; infatigables à expérimenter sur la comparaison des textes, ils croient en faire jaillir sans cesse des lueurs nouvelles, tandis que c’est bien souvent la seule poussière de leurs conjectures que leur imagination colore.

Il est bien vrai que la poursuite d’un idéal généreux, toujours désiré et toujours lointain, est la condition de tout honneur et de tout progrès en politique aussi bien qu’en morale. Elle crée ce qu’on appelle les aspirations libérales dans nos sociétés modernes; celles-ci n’ont pas de levain plus fécond, pourvu qu’une ardeur intempérante ne vienne pas l’altérer. La noble antiquité n’a pas été exempte de cette salutaire impatience, qui l’a souvent élevée au-dessus d’elle-même, quand, par exemple, ses philosophes et ses publicistes, un Platon, un Aristote, un Polybe, un Cicéron, un Sénèque, lui montraient à l’avance les hauteurs morales vers lesquelles ses générations successives, puis d’autres encore dans les siècles suivans, devaient s’élever par un essor libre, méritant et irrésistible. Comme l’esprit humain tend à localiser l’idéal une fois conçu et à le revêtir de formes sensibles, afin de se persuader qu’il n’est pas dupe de quelque illusion, comme d’ailleurs le passé a sur l’avenir l’avantage incontestable d’avoir appartenu au monde des réalités, il arrive que les hommes de progrès eux-mêmes substituent l’éloge de ce qu’ils croient avoir existé à l’espérance nécessairement incertaine d’un grand succès futur. La Grèce, particulièrement Athènes, dans Athènes le parti respectable des socratiques, eut longtemps pour tel idéal une Sparte primitive dont le législateur était, suivant le mot de la Pythie, peut-être moins un homme qu’un dieu[2]; Rome aussi se fit un idéal de ses premiers temps, soit de l’époque royale, — sous le grand Romulus, protégé des dieux, ou bien sous le pauvre et vertueux Numa, — soit de sa première période républicaine, celle des Fabricius ou même des Scipions. Ce n’était pas assez : la Grèce et Rome eurent encore un idéal en dehors d’elles-mêmes. Cette antiquité classique, si dédaigneuse de l’étranger, du barbare, fut comme hantée d’une vision qui lui montrait au loin, vers le nord et vers l’est, par-delà ses frontières, les séjours bienheureux, les peuples sages, les sources de toute civilisation en même temps que de toute poésie. N’était-ce pas de chez les Hyperboréens, situés, comme le dit leur nom, au-delà des vents et des glaces, qu’Apollon, dieu de la lumière, venait visiter Délos ou bien y envoyait ses messagers, les cygnes harmonieux? Le Scythe Abaris, porté à travers les airs sur une flèche rapide, parcourait la Grèce, et, au nom du même dieu, rendait ses oracles. Zalmoxis le Gète avait enseigné à son peuple le dogme de l’immortalité de l’âme. De la Thrace enfin, les Grecs avaient reçu Orphée et les Muses. Rome hérita des mêmes traditions et des mêmes respects : les vertus des Hyperboréens, la sagesse des Scythes et des Gètes, devinrent pour elle aussi des souvenirs consacrés, qu’invoquaient fréquemment ses déclamateurs et ses moralistes.

Qu’il y ait lieu de signaler dans le génie de Tacite quelques traits d’utopiste ou de rhéteur, pourquoi ne le reconnaîtrions-nous pas? Utopiste, il l’a été si l’on veut, mais dans la mesure que nous avons dite, c’est-à-dire à la manière de l’homme de cœur indigné des maux dont il est le témoin, à la manière du bon citoyen qui a son idéal politique. Il était permis sans doute à qui vivait sous un Domitien de former des vœux et d’invoquer un meilleur avenir; il est toujours loisible aux gens de bien de souhaiter pour leur pays quelque progrès moral. On se prend à regretter telle institution, tel trait de caractère, telle vertu qu’on aperçoit ailleurs, et involontairement, presque à son insu, on remarque de préférence, on exalte aux yeux de ses compatriotes ce qu’on est prêt à envier à un autre peuple. Ce n’est pas illusion ni vaine faiblesse à propos de ce qui est loin et pour ce qui est étranger, c’est pure inspiration de patriotisme. Cela n’exclut pas l’étude sincère et consciencieuse ni la finesse de vue ; au contraire l’étude n’en devient que plus ardente, la lumière plus intense sur certains traits : le lecteur saura bien ensuite rétablir l’équilibre; il aura été du moins touché de l’accent, il se sera arrêté au relief. Ainsi sans doute Montesquieu écrivit les pages de son Esprit des lois qui exaltent la constitution anglaise, ainsi Mme de Staël exilée visita et décrivit l’Allemagne, ainsi le généreux de Tocqueville étudia, vivement ému, la démocratie en Amérique. Chacun de ces nobles écrivains, jaloux de progrès, de lumière et de dignité, nous a légué sa Germanie. — Rhéteur, Tacite l’est quelquefois sans doute, en ce sens qu’il ne s’est pas entièrement préservé de certains défauts de son temps. On a pu énumérer ses habituelles inversions, ses nombreux pléonasmes; il peut arriver chez lui que l’enflure de la pensée accompagne l’enflure du style, double cause d’obscurité. Le Tibre vient d’inonder les parties basses de la ville, le sénat délibère sur les moyens de combattre et d’arrêter le fléau. Un des membres de l’assemblée propose d’ouvrir les livres sibyllins et de consulter les dieux; mais Tibère, « jetant également un voile, nous dit Tacite, sur les choses divines et humaines, perinde divina humanaque obtegens, » n’est pas de cet avis. En quoi Tibère se montre-t-il donc si mystérieux? Il fait nommer une commission d’ingénieurs hydrographes, voilà tout. Arruntius et Atéius reviennent quelque temps après à Rome, leur mission accomplie, et proposent de détourner plusieurs cours d’eau qui, en amont, grossissent parfois le fleuve à l’excès; rien de plus intelligent et de plus naturel, tandis qu’on n’est assuré de bien saisir ni la pensée ni l’expression dans ce passage de Tacite. Qu’y a-t-il après tout d’étonnant? Veut-on rencontrer sous la plume de Tacite le même style que dans les Commentaires de César? Ne voit-on pas, par le curieux recueil des Controverses qui nous est resté sous le nom de Sénèque, comment dans les écoles on enseignait à penser et à écrire, et quel empire exerçaient la rhétorique et la déclamation? Quelle merveille qu’en cette occasion Tacite se soit montré de son siècle ? En a-t-il moins été le premier peut-être des historiens?

On a médit dans ces derniers temps, il est vrai, même de Tacite historien. On a pris en main, contre ce prétendu avocat de l’aristocratie romaine, la défense du régime impérial et jusqu’à celle d’un Tibère. les empereurs, a-t-on dit, ont combattu la tyrannie du patriciat; ils en ont affranchi les peuples, auxquels, par leur savante administration, par leurs incessantes et libérales réformes, par une centralisation à la fois énergique et prudente, ils ont ensuite assuré le triple bienfait des libertés civiles, d’un large développement législatif et d’une grande prospérité matérielle. On cite les inscriptions, chaque jour plus nombreuses grâce aux progrès de l’archéologie; elles attestent, assure-t-on, qu’un heureux essor animait, jusque sous les mauvais princes, les provinces les plus éloignées. Un écrivain allemand a été jusqu’à soutenir que Tibère était en vérité « une bonne et noble nature; » le seul parti sénatorial, égoïste et haineux, en l’abreuvant d’humiliations, en pervertissant par ses calomnies l’esprit public à l’endroit du prince, l’avait précipité dans une sombre tristesse, bientôt transformée par ce caractère énergique, mais excessif, en déplorable fureur. Quant à son historien, entraîné par les défauts de son éducation littéraire vers les abus de langage familiers aux rhéteurs, partageant d’ailleurs les vues d’une opposition tracassière et jalouse, nourri des souvenirs républicains, qui servaient aux uns d’armes perfides contre l’empire, aux autres d’argumens sonores dans leurs exercices d’école, il s’est fait l’organe des mauvaises rancunes ; oubliant son vrai rôle, il est devenu pamphlétaire. Rien n’empêche de croire que sa Germanie en particulier est l’œuvre d’un détracteur systématique plutôt que celle d’un historien.

Nous n’avons pas à traiter ici la question spéciale du jugement que Tacite a porté sur Tibère; c’est un procès que divers juges ont examiné, trop souvent sans se dépouiller de leurs préjugés ou de leurs passions politiques. Il nous suffit de rappeler que nul n’ose prendre la défense des horribles dernières années de cet empereur, et que ces années vérifient singulièrement le sinistre présage de son maître de rhétorique (Suétone le rapporte) sur sa première enfance : « c’était de la boue délayée dans du sang! » Entre ce début et cette fin, qu’on place, si l’on peut, une noble vie, ou seulement un règne honorable. Ce règne et cette vie ont toutefois eu des degrés, que Tacite a marqués d’une plume impartiale. C’est avec une sorte d’anxiété généreuse qu’il note pas à pas le fatal progrès de cette corruption; quelle parole en même temps équitable, indulgente même et profonde, que celle par laquelle il résume tout le débat! Tibère, suivant lui, — son langage peut être ici commenté plus facilement que traduit, — Tibère a été la première victime du césarisme; il a été corrompu et gâté par le pouvoir absolu, vi dominationis convolsus et mutatus. Pour ce qui est des preuves qu’on entend tirer de l’épigraphie, assurément les services que cette science rend tous les jours à l’histoire sont incontestables. Grâce aux travaux d’un Borghesi, depuis les recherches de M. Mommsen en Allemagne, de MM. Léon Renier et Waddington en France, nous commençons à voir se développer dans ses principaux traits l’immense édifice du gouvernement romain. Des monumens tels que la loi Thoria sous la république, tels que le testament d’Auguste, le discours de Claude, les donations alimentaires et l’édit du maximum sous les empereurs, comptent au nombre des pages d’histoire les plus précieuses; toutefois il faut distinguer avec soin parmi les inscriptions, dont un grand nombre, actes de servilisme ou bien mensonges officiels, seraient de nature à donner le change. Quelle faute ne commettrait pas l’historien qui prendrait au pied de la lettre, aux heures les plus cruelles de la révolution française, la fameuse devise inscrite alors sur nos murs! Et quelle erreur serait celle qui, parmi les innombrables inscriptions qu’a récemment découvertes M. Henzen à Rome, accepterait pour sincères les officielles actions de grâces dont le collège des arvales s’acquittait chaque année, ou bien les hommages que les cités des provinces inscrivaient sous chaque règne à la base de nouvelles statues ou au fronton de nouveaux temples! Les textes manqueraient-ils à celui qui demanderait avec doute à quelle époque de l’empire les provinces auraient donc été si heureuses? Était-ce au commencement de cette période, alors que s’inaugurait cette redoutable forme de gouvernement appelée le césarisme, destinée à détruire toute liberté par la concentration de tous les pouvoirs dans les mains d’un seul homme en face d’une plèbe aveugle l’Ne vivait-il pas sous Auguste, cet esclave devenu gouverneur de la Gaule, Licinus, qui ingénieusement, décembre signifiant le dixième mois selon l’étymologie, faisait l’année de quatorze mois, afin d’exiger quatorze contributions au lieu de douze? Auguste, averti par les doléances des provinciaux, vint à Lyon, il est vrai; mais Licinus lui montra son butin, «J’ai retiré, dit-il, tous ces trésors des mains des Gaulois, afin qu’ils ne s’en servissent pas pour conspirer contre Rome et contre toi. César, et maintenant je remets entre tes mains cet argent et cet or. » Dion Cassius dit-il que l’empereur ait puni Licinus ou fait du moins restituer les sommes, les objets précieux qu’il avait volés? Bien loin de là, l’empereur, qui usait de ces fonds pour subvenir aux grands travaux de Rome, se faisait le complice de Licinus en le dupant lui-même. Cet affranchi lui ayant remis un jour un bon de 10 millions de sesterces, comme le trait placé au-dessus des valeurs numériques se prolongeait à droite, Auguste en profita pour remplir le vide et ajouter, en imitant l’écriture, un chiffre égal au premier, de sorte qu’il se fit remettre le double de la somme promise. C’étaient les Gaulois qui payaient, et Licinus vint s’établir à Rome pour jouir en toute sécurité de son immense et scandaleuse fortune. — Tibère prend la résolution de laisser le plus longtemps possible les mêmes gouverneurs dans les provinces, afin, dit-il, que les mouches une fois gorgées ne fassent pas incessamment place à d’autres mouches. Ce n’en est pas moins sous son règne que Silanus, proconsul d’Asie, Cesius Cordus, gouverneur de Cyrène, Catus, procurateur de Bretagne, ruinent les provinces par leurs concussions. Les Frisons payaient, depuis les victorieuses campagnes de Drusus, un tribut de peaux de bœufs; mais sous Tibère un simple primipilaire, Olennius, chargé de lever ce tribut, choisit pour modèles les peaux des bœufs aurochs de Germanie, beaucoup plus forts de taille que les petits animaux de la Frise. De là pour les Frisons impossibilité de payer : il fallut livrer d’abord le bétail indigène, puis les champs, puis les enfans et les femmes, ainsi abandonnés à l’esclavage. — Sous Claude, le procurateur de Judée, Félix, frère de Pallas, croit l’impunité assurée à tous ses crimes. Sous Vitellius, les exactions des agens romains suscitent chez les Bataves la révolte de Civilis. Maîtres des enrôlemens, ces agens enlevaient les vieillards et les infirmes pour en obtenir des rançons, et les plus beaux jeunes gens pour les destiner à d’infâmes plaisirs. Il faut se rappeler le mot du roi des Dalmates : « Rome envoie pour garder ses troupeaux non des surveillans, ni des bergers, ni même des chiens, mais des loups. » — « Nous n’avions jadis qu’un roi, disaient les Bretons, maintenant nous avons deux rois romains qui nous accablent : le légat, avide de notre sang, et le procurateur, avide de nos fortunes, tyrans dont la discorde n’est pas moins funeste aux opprimés que leur union. » Notre Lafontaine a cru pouvoir placer son paysan du Danube même sous un Marc-Aurèle.

Il est vrai qu’avec Nerva et les Antonins s’était ouverte une nouvelle époque. Montesquieu, Gibbon, et tout le XVIIIe siècle, voyant la philosophie sur le trône, ont représenté cette période comme la plus heureuse de l’humanité : les lettres de Pline le Jeune, pour un certain nombre d’années au moins, en offrent le tableau. N’a-t-on pas cependant plus d’une fois remarqué combien sa correspondance avec Trajan témoigne d’une centralisation excessive, combien, lui qui eût été un gouverneur honnête, il conservait peu de liberté? Il ne suffit pas, pour contredire cette observation, de rappeler que Pline remplissait en Bithynie une sorte de mission extraordinaire, cette province étant alors détachée temporairement du sénat pour être administrée par les agens de l’empereur; ces régimes exceptionnels, dont on avait eu des exemples dès le commencement de l’empire, ces sortes d’annexions que faisait l’empereur, temporaires d’abord, mais bientôt définitives, ne prouvaient-ils pas surtout la mauvaise administration du sénat, à laquelle les provinces, comme des malades en quête d’un changement, s’efforçaient d’échapper? La correspondance de Pline nous le montre lui-même et ses amis sans cesse occupés, comme avocats ou plus tard comme sénateurs, des doléances provinciales. L’époque antonine en tout cas a été courte : un Domitien la précède, un Commode brusquement l’interrompt; puis viennent une terrible anarchie et les maux de l’invasion. Qu’un remarquable ensemble d’institutions administratives, concourant, pendant certains intervalles, avec l’inappréciable bienfait de la paix intérieure, ait fixé les populations de l’empire et leur ait permis de durer ensuite à travers des agitations profondes, qu’un Auguste et un Trajan aient beaucoup contribué par leur bon vouloir et par leur génie à ce progrès civil, nul désormais ne voudrait absolument le nier. Nous devons et nous voulons prendre garde à ne pas nous laisser entraîner par le souvenir d’accusations qu’on pourrait soupçonner d’être des thèses déclamatoires, de nature à nous faire méconnaître certains résultats de la science impartiale. Ne confondons pas d’ailleurs les temps anciens et les temps modernes, si différens par tant de côtés : rien ne ressemblait moins à la république libérale invoquée de nos jours que la république aristocratique de l’ancienne Rome. Un certain nombre des empereurs romains ont été d’épouvantables monstres, — on n’effacera pas cela du moins de l’histoire; — mais il peut être vrai que, marne sous leurs règnes, la cessation des guerres civiles ait permis aux populations des provinces de respirer : de nouveaux cadres administratifs ont pu favoriser leur développement. Faut-il toutefois compter pour rien dans cette œuvre de réorganisation soit les germer déposés par la république, soit le progrès des temps? L’absence d’institutions politiques capables d’associer les sujets au gouvernement n’a-t-elle pas empêché pendant la période impériale une vraie et profonde rénovation de l’édifice romain contre les barbares? « A l’inverse de la république, dit M. Duruy dans le troisième volume de son Histoire des Romains, l’empire manqua de tout lien dans l’ordre moral comme dans l’ordre politique. Il n’eut ni les institutions générales, qui auraient rapproché et uni les citoyens, ni le patriotisme qui, en donnant une seule âme à tant de millions d’hommes, les eut rendus invincibles. » M. Littré a défini l’empire « une dictature avec une administration et des lois, mais sans institutions. » Tacite a distingué ces vices intérieurs. Au nom de la conscience du genre humain, comme il l’a dit lui-même, il a dénoncé le despotisme des mauvais empereurs, non pas seulement au nom de la conscience morale, soulevée par certains spectacles qu’offrait son temps, mais aussi au nom de cette conscience du politique, de l’homme d’état, du citoyen, qui n’a pas pris le change sur l’efficacité des seules réformes administratives. Du reste, quand des maîtres honnêtes, comme un Nerva ou bien un Trajan, ont promis d’associer enfin l’autorité suprême et la liberté, Tacite a prouvé, en se montrant prêt à être satisfait, que ses justes vœux n’étaient l’expression ni d’une pensée de retour aveugle vers le passé, ni d’impraticables rêveries. Joignez ensemble la préoccupation d’un futur grand péril, — que ses intelligentes prévisions aperçoivent au dehors, — et l’anxiété que lui inspirent les maux domestiques, et vous voyez se former le double sentiment sous l’influence duquel le traité de la Germanie a été composé. L’examen le plus superficiel suffirait pour achever de démontrer que ce livre est l’œuvre très étudiée d’un patriote, d’un politique, d’un historien, non d’un utopiste, ni d’un pamphlétaire, ni d’un rhéteur.


II.

Ce n’est pas que Tacite, nous rendant, à la manière des écrivains modernes, un compte exact de son travail, déploie à nos yeux un grand appareil d’érudition. Loin de là, il est malaisé pour nous de découvrir où il a puisé ses matériaux, bien que nous devinions qu’il en a réuni beaucoup. Il cite formellement César, à qui il rend hommage. César en effet avait le premier abordé le monde barbare; il l’avait observé avec son regard pénétrant et sa vive intelligence, et devenait ainsi, pour l’historien comme pour l’homme de guerre, le premier guide à suivre. Tacite ne l’aurait pas nommé dans un chapitre de sa Germanie qu’on ne devinerait pas moins l’emploi qu’il en a fait, car son commencement est celui des Commentaires : c’est la même entrée en matière, ce sont les mêmes mots nets, précis, allant tout de suite au but.

Bien qu’il ne nomme expressément aucun autre auteur par lui consulté, on peut se convaincre que Tacite a eu entre les mains les ouvrages de Pline l’Ancien, mort depuis vingt ans à peine. Pline, après avoir servi comme chef de cavalerie contre les Germains, avait composé en vingt livres une histoire de ces guerres; l’ombre de Drusus, le valeureux beau-fils d’Auguste, lui avait apparu en songe pour lui recommander de sauvegarder ainsi sa mémoire. Cet ouvrage, qui nous serait aujourd’hui si précieux, semble avoir survécu en manuscrit jusqu’au XVIIe siècle en Allemagne; il est perdu, quant à présent du moins, sinon pour toujours. On a conjecturé sur plusieurs indices que l’auteur en avait transcrit quelques pages dans sa grande Histoire naturelle, et Tacite lui-même paraît avoir puisé dans l’un ou l’autre ouvrage soit les curieux détails qu’il a placés à la fin de sa Germanie sur l’ambre, soit d’importantes données d’ethnographie. — La critique allemande a fait trop de bruit de prétendus emprunts qu’aurait faits Tacite à un ouvrage perdu de Salluste. Dans une histoire détaillée de son temps, qui avait dû comprendre la période entre la mort de Sylla et la conjuration de Catilina, Salluste, rencontrant la guerre contre Mithridate, avait parlé en détail des peuples barbares établis alors dans la région du Bas-Danube, et dont plusieurs tribus étaient germaines d’origine. Il avait écrit à ce sujet une digression géographique et ethnographique où il traitait des mœurs de ces peuples, et qui fut ensuite fréquemment citée par les historiens et les rhéteurs. Nous n’en avons conservé que des fragmens, dont quelques mots seuls, à vrai dire, offrent des rapports avec les expressions de Tacite. Qu’y eût-il eu d’étonnant d’ailleurs à retrouver dans Salluste et Tacite, dans Horace et Virgile, des termes analogues pour décrire des coutumes à peu près semblables?

Outre César, Pline l’Ancien et Salluste, il existait encore au Ier siècle un assez grand nombre d’ouvrages historiques parlant des Germains, ouvrages perdus depuis, mais que Tacite a pu consulter sans les citer expressément. Tite-Live, dans le cent quatrième livre de sa grande histoire, avait amplement traité des coutumes de ces peuples. Nul fragment de cette digression ne nous est parvenu; nous la connaissons par le sommaire du livre, et l’on sait que ces sommaires, attribués à Florus, sinon à Tite-Live lui-même, sont des œuvres anciennes ou du moins faites d’après les anciens textes, qu’elles résument. Tite-Live en outre avait suivi avec un évident intérêt dans ses derniers livres les exploits de Drusus; la mort du jeune héros marque le terme définitif de son histoire. Bien que sans doute le chef romain y occupât le premier plan, et les barbares le second seulement, il est clair que de tels récits devaient être d’un grand prix, et rien n’empêche de croire que Tacite les ait pu mettre à contribution. — Strabon, lui aussi, avant de composer le célèbre ouvrage qui nous est resté, avait écrit une histoire en quarante-sept livres destinée à faire suite à Polybe, et dont nous ne connaissons à peu près rien; mais Tacite ne paraît pas même s’être servi du septième livre de la Géographie. Cela s’explique parce que Strabon, écrivant en Orient, a été peu connu des temps qui l’ont suivi : Pline et Pausanias semblent l’avoir ignoré, Plutarque et Josèphe ne citent que son ouvrage historique. — Tacite avait-il sous les yeux le livre que Velléius Paterculus, compagnon d’armes de Tibère en Orient et au-delà du Rhin, s’était promis d’écrire? Connaissait-il celui d’Aufidius Bassus, écrivain si vanté de Quintilien, sur les guerres de Germanie, celui d’Agrippa, ministre et ami d’Auguste, qui avait combattu les barbares et retracé son autobiographie, les œuvres considérables de Nicolas de Damas, l’éloge de Drusus, écrit par Auguste lui-même, les annales de Cremutius Cordus, l’ouvrage de Timagène sur la Gaule, où sans doute les Germains se trouvaient mêlés, la biographie de Pomponius Secundus, légat de Germanie supérieure sous Claude, rédigée par Pline l’Ancien son ami, et ce qu’avaient pu écrire enfin Julius Marathus, l’affranchi d’Auguste, Lucius Fenestella, tant d’autres encore? Nous ne pouvons faire de réponses précises à ces questions, puisque le temps nous a privés de tous ces livres; mais nous savons que la moisson pouvait être abondante, et il n’y a pas de motif de croire que Tacite, de propos délibéré, se soit privé de tant de sources utiles.

Sans compter les documens écrits, Tacite, au milieu de Rome, était entouré de témoins fort capables de l’instruire. Il avait pu interroger soit, sur l’extrême nord, Agricola, son beau-père, ou ces déserteurs usipiens qui avaient fait le tour de la grande Bretagne et que la mer avait ensuite jetés sur les côtes de Batavie, soit, sur la Germanie en particulier, les chefs barbares que le sort de la guerre avait amenés prisonniers ou transfuges. On avait vu dans Rome Marbod, Catualda, Vannius, Segimund et son père Ségeste, Arminius lui-même, sa femme Thusaelda et son fils Thumélicus, outre un grand nombre de soldats ou de chefs inférieurs. Tacite avait vécu dans l’intimité du célèbre gouverneur de la Haute-Germanie, Virginius Rufus, mort à quatre-vingt-trois ans après avoir occupé plusieurs fois le consulat, et refusé énergiquement l’empire que ses légions du Rhin voulaient lui décerner. Il lui succéda comme consul en 97, et prononça son oraison funèbre. De son côté, le commerce ne pouvait manquer de lui assurer des informations lointaines et sûres. Un chevalier romain avait été envoyé, sons Néron, jusqu’aux rives sud-est de la Baltique pour acheter de l’ambra, et il avait parcouru sans obstacle ces âpres régions. Beaucoup de découvertes modernes, particulièrement de monnaies, démontrent que les relations commerciales de l’empire avec ces contrées étaient incessantes; les indications de villes orientales dans Ptolémée en sont autant de preuves. Enfin, outre les captifs et les transfuges dans Rome, il y avait les prisonniers romains qui revenaient après avoir fait de longs séjours parmi les barbares; Germanicus, pour sa part, en avait ramené à plusieurs reprises un grand nombre. Pomponius Secundus, vainqueur des Cattes, en avait délivré qui étaient depuis quarante ans, depuis la défaite de Varus, prisonniers en Germanie.

Ce n’est pas tout : Tacite lui-même a pu et dû voir la contrée sur laquelle il nous instruit. Par l’examen de son livre on ne peut que le conjecturer, et au prix de discussions qui ne sont pas concluantes; mais l’étude raisonnée de sa biographie parait plus décisive. Borghesi a construit cette démonstration avec toute la finesse de critique et de calcul qui lui est familière. Voici comment il raisonne. Tacite nous dit lui-même qu’il était préteur quand Domitien fit célébrer les jeux séculaires, et nous savons que cette célébration eut lieu pendant l’année 88. Il nous dit en outre, à propos de la mort de son beau-père Agricola, survenue au mois d’août 93, qu’il était absent de Rome avec sa femme depuis quatre ans. Son départ datait donc de 89, c’est-à-dire de l’année qui suivit immédiatement celle de sa préture. On a conjecturé qu’il avait été exilé ; mais il a déclaré au commencement de ses Histoires qu’il avait eu personnellement plutôt à se louer qu’à se plaindre de Domitien, et il félicite ailleurs Agricola de n’avoir vu ni ses amis ni sa famille frappés d’aucun malheur. Pourquoi ne pas admettre que sa carrière politique s’est alors développée régulièrement? Après la préture, on recevait un office prétorien, soit des fonctions urbaines, soit une légation à la tête d’une légion ou d’une province. Il quitta Rome : c’est donc qu’il fut revêtu de fonctions extérieures. Aurait-on confié le commandement d’une légion à Tacite l’orateur? Il est plus probable qu’il eut une légation de province, office d’égale dignité. Il eut sans doute celle de la Belgique, dit Borghesi, par deux raisons. D’abord on avait grand égard, dans l’assignation des provinces, à l’expérience, aux connaissances acquises, aux relations des candidats; or le père de Tacite avait été procurateur en Belgique, et le futur historien y avait lui-même, selon toute vraisemblance, passé une partie de ses jeunes années. En second lieu, Tacite, qui venait d’être préteur, ne peut avoir été légat d’aucune des deux provinces dites de Germanie, parce qu’elles étaient consulaires ; les présidens de ces provinces sont du reste à peu près connus pour toute cette période. Mais la province voisine, la Belgique, était prétorienne, et on ne sait à qui elle fut confiée depuis le départ de Valérius Asiaticus, qui la gouverna sous Vitellius, dont il devint le gendre, jusqu’à Glitius Agricola, consul sous Trajan. Dans cette lacune viendrait se placer à propos le gouvernement de Tacite. Or, si près de la Germanie, comment ne l’aurait-il pas connue par lui-même, quand son livre paraît si précis et si bien informé qu’il semble démontrer à lui seul des relations personnelles et des renseignemens de première main?

Comment enfin ce précieux ouvrage nous est-il parvenu, et par quels manuscrits? C’est là encore une question préliminaire, à laquelle la pensée de tout ce qui nous manquerait si, comme tant d’autres monumens de l’antiquité, il était perdu, donne un véritable intérêt. C’est d’ailleurs une bonne habitude de la science critique de ne pas accepter sans examen ni contrôle les textes que nous a transmis l’antiquité. Il faut savoir comment on les a obtenus. Ces textes sont rarement si bien fixés qu’une érudition pénétrante et fine n’y puisse proposer certaines modifications, si du moins les manuscrits en sont d’un âge peu reculé et d’une exécution médiocre. On ferait une œuvre curieuse et utile en retraçant, comme on l’a fait pour les arts, la série chronologique des découvertes qui nous ont remis en possession, du XIVe au XVe siècle, des chefs-d’œuvre littéraires de l’antiquité classique. Un tel travail, accompagné du récit des circonstances et appuyé sur une étude sérieuse des manuscrits, racontant à la fois le zèle des recherches, et appréciant la valeur des résultats successivement obtenus, n’existe pas. Le livre de M. Botfield, donnant les préfaces de chaque édition princeps, n’en tient pas lieu.

Le temps nous a ravi, on le sait, une notable partie de l’œuvre de Tacite. Ses Annales et ses Histoires comprenaient, probablement en trente livres, la période de quatre-vingt-deux ans entre la mort d’Auguste et celle de Domitien. De ce grand ensemble, nous n’avons plus aujourd’hui que dix-sept livres, représentant quarante-quatre années. C’est donc la moitié de l’œuvre totale, peu s’en faut, que nous avons perdue. Ce qu’eût été cependant le récit d’un Tacite sur le règne d’un Caligula ou d’un Domitien, nous pouvons le conjecturer d’après son Tibère et son Néron. Encore est-ce merveille que ces précieux débris aient été finalement sauvés. Abandonnés à un profond oubli pendant le temps le plus ténébreux du moyen âge, pourrissant alors dans l’ombre dei cloîtres, ils n’ont subsisté, en deux fractions, que grâce à une seule copie pour chacune de ces fractions. La Bibliothèque Laurentienne de Florence possède aujourd’hui ces deux précieux manuscrits, d’où procèdent tous les autres. L’un de ces manuscrits, qui contient les livres XI-XVI des Annales et I-V des Histoires, c’est-à-dire la seconde moitié du règne de Claude, celui de Néron sauf deux années, les règnes de Galba, Othon, Vitellius, et le commencement de Vespasien, paraît dater du XIe siècle et avoir été alors l’unique source des autres copies, dont deux sont du XIVe siècle. Connu des humanistes dès les premiers temps de la renaissance, il a été imprimé en 1470 par Vindelin, de Spire. Le second manuscrit de Florence contient les cinq ou, suivant la division de Juste Lipse, adoptée aujourd’hui, les six premiers livres des Annales. Il date du IXe siècle ; il appartenait alors au couvent de Fulde, où le moine Rudolf en a tiré, en nommant Tacite, une indication géographique pour les annales de son abbaye. Apporté à Rome en 1508, il fut acheté par le cardinal Médicis, bientôt Léon X, qui le fit imprimer par Béroald le jeune en 1515. Ce n’était rien moins que l’admirable récit de presque tout le règne de Tibère. L’imprimerie, découverte au moment où les chefs-d’œuvre mutilés et fragiles de l’antiquité classique sortaient de leurs tombeaux, commençait heureusement de les disputer à une destruction sans cela inévitable. Nulle fortune nouvelle n’est venue depuis nous rendre d’autres pages de la grande œuvre historique de Tacite, bien que certains vestiges et peut-être même certains fragmens nous en soient conservés, dans l’Histoire sacrée de Sulpice Sévère par exemple, au second livre de laquelle un récit sur le motif de la ruine du temple de Jérusalem peut avoir été emprunté à la portion perdue du cinquième livre des Histoires, ou bien dans l’Histoire du monde de Paul Orose, où deux chapitres du septième livre paraissent offrir de pures citations de morceaux perdus également. Tacite s’est trouvé placé au terme final de cette période de la littérature latine qu’on a appelée l’âge d’argent. Il n’y a plus rien d’éminent après lui, à vrai dire. Les lettres latines païennes n’offrent plus ni style ni pensée; elles se traînent sans inspiration à travers la série des panégyristes, des rhéteurs, et des chroniqueurs tels que ceux de l’Histoire auguste. Quant à la littérature chrétienne, elle doit, au service d’autres sentimens et d’autres idées, se forger dans la lutte une langue fort différente de celle de l’antiquité classique. Autant de raisons pour que l’œuvre de Tacite ait été promptement menacée de l’oubli. Un empereur qui se disait son descendant avait ordonné, au IIIe siècle, qu’on exécutât tous les ans dix copies de ses ouvrages; mais il ne régna que six mois, et son ordonnance nous témoigne peut-être du trop petit nombre de manuscrits de notre auteur subsistant dès cette époque.

Pour ce qui est de la Germanie en particulier, bien que ce livre intéressât si fort l’avenir, il était de nature à demeurer fermé aux rhéteurs inintelligens et aux chrétiens défavorablement prévenus. On n’en trouve nulle trace jusqu’au VIe siècle, car l’on ne voit pas dans ce qui nous reste d’Ammien Marcellin la preuve formelle qu’il l’ait connu et mis à profit, ce qui a lieu d’étonner. Jornandès, l’historien des Goths, offre le premier quelques expressions qui en sont évidemment tirées. Vers le même temps à peu près, dans le précieux recueil de lettres dû aux soins de Cassiodore, secrétaire de Théodoric, roi des Ost-Goths, il y a une réponse de ce roi au peuple des Estyens, qui, des bords de la Baltique, lui avait envoyé une certaine quantité d’ambre. L’occasion était belle pour citer Tacite, qui précisément dans un des plus curieux chapitres de la Germanie, à propos de ce même peuple, a retracé l’histoire de l’ambre. Théodoric n’y a pas manqué : il rappelle aux Estyens cette page qui pouvait passer pour leur titre de gloire, et il emprunte les paroles mêmes de l’écrivain latin, qu’il sait fort bien désigner par son nom; mais après cela les ténèbres recommencent pour trois cents ans, jusqu’à la fin du IXe siècle, où le moine Rudolf, que nous avons vu se servir pour la composition des annales de Fulde de l’un des deux manuscrits conservés aujourd’hui à Florence, met à profit également un manuscrit de la Germanie pour attribuer aux Saxons dans son récit de la Translation de saint Alexandre les mœurs que Tacite prête aux Germains. Ces mêmes traits sont reproduits au XIe siècle par Adam de Brème, sans qu’on puisse distinguer d’après quelle source. Il faut la noble ardeur de la renaissance pour dissiper les nuages au moment où ils menacent de devenir impénétrables, au moment où une si grande partie de Tacite est déjà perdue sans doute pour toujours, au moment où il ne reste plus, suivant toute apparence, qu’un seul manuscrit pour la Germanie, ainsi que pour le Dialogue des orateurs et l’Agricola, joints au même ouvrage, — comme il n’en subsistait plus qu’un, ce semble, au XIe siècle, pour la seconde partie des Annales et ce qui nous reste des Histoires, comme il n’y en avait plus qu’un au milieu du XVe pour les premiers livres des Annales.

Dès la fin du XIVe siècle, on avait vu Pétrarque déployer un zèle enthousiaste à la recherche des œuvres de l’antiquité. Il envoyait des émissaires en Italie, en Allemagne, en France, en Espagne, en Grèce. Il avait la joie de retrouver les Institutions oratoires de Quintilien, une notable partie de la correspondance et plusieurs discours de Cicéron, mais non pas l’ouvrage des Choses divines et humaines de Varron, ni un recueil des lettres et épigrammes d’Auguste, qu’il avait cependant vus dans son enfance. Un de ses correspondans, Raimond Soranzo, lui avait envoyé le traité de la Gloire de Cicéron; mais Pétrarque eut l’imprudence de le prêter à son vieux maître Convennole da Prato, qui mit en gage le précieux manuscrit, et de la sorte le perdit probablement pour toujours. — Boccace dans le même temps n’était pas moins animé à la cause de l’érudition et des lettres. Bravant dégoûts et fatigues, il pénétrait dans les greniers vermoulus, dans les réduits délabrés des couvens, pour y chercher des manuscrits qu’il s’empressait de transcrire de sa propre main; il fit de précieuses découvertes dans la librairie abandonnée du Mont-Cassin. — A la suite de ces initiateurs dévoués, le Pogge déploya un pareil zèle. Il avait pour protecteur Niccolo Niccoli, riche citoyen de Florence, le même qui léguait en mourant une collection de huit cents manuscrits pour servir de bibliothèque publique, et qui, de son vivant, avait rempli le noble rôle d’un Mécène, comme le roi Robert de Naples, qui envoyait Bernard Barlaam en Grèce, comme le duc Galéas Visconti à Milan, comme Coluccio Salutati, chancelier de Florence, l’ami de Pétrarque, enfin comme les Médicis. Se rendant en 1414 à Constance, où le concile était réuni, le Pogge trouva au monastère de Saint-Gall une grande quantité de manuscrits qui moisissaient dans une sorte de cachot obscur et humide, où l’on n’aurait pas voulu, écrit-il, jeter un condamné à mort. Il revint en Italie, rapportant huit discours de Cicéron, le De finibus et le De legibus, un manuscrit de Quintilien meilleur et plus complet que celui de Pétrarque, une partie du poème de Lucrèce, Tertullien, etc. Il obtint encore un Ammien Marcellin et la première décade de Tite-Live. Il connaissait, — on ne peut dire comment et depuis quelle date, — la seconde partie des Annales et les livres conservés des Histoires. Pour nous aider à suivre l’infatigable activité de l’humaniste érudit, nous avons désormais de nouvelles portions de sa vaste correspondance publiées naguère par le cardinal Angelo Mai dans le curieux recueil intitulé Spicilegium romanum. C’est là qu’il faut le voir, sous les auspices de deux pontifes, d’Eugène IV, puis de Nicolas V, le fondateur de la bibliothèque vaticane, voyager au loin et entretenir de nombreux envoyés au dehors. Son plus cher vœu était de retrouver d’autres décades de Tite-Live. Ce fut pendant longtemps, c’est peut-être aujourd’hui encore un secret espoir de certains érudits de voir se combler quelqu’une au moins des lacunes qui déparent pour nous l’œuvre de ce grand historien. Les journaux ne publiaient-ils pas l’année dernière même qu’un professeur du gymnase de Liegnitz en Silésie venait de retrouver toute une décade, annonce qui eût fait grand bruit, si elle se fût vérifiée ? Mais les manuscrits de Tite-Live auront-ils été assez nombreux pour résister à tant de causes de destruction ? Un des amis de Chapelain, au XVIIe siècle, jouant à la paume, ne reconnaissait-il pas sur le parchemin qui recouvrait son battoir des fragmens inédits provenant de Fontevrau]t ? Le Pogge, il est vrai, pouvait concevoir au XVe siècle un espoir mieux fondé que nous ne saurions le faire aujourd’hui. Pour la découverte d’une décade, il promettait cent écus d’or ; certaines gens s’engageaient à rapporter des merveilles de Dacie, c’est-à-dire de Danemark[3]. On lui parlait également d’une copie de l’ouvrage de Pline l’Ancien sur les guerres de Germanie, et il n’y a pas lieu de douter que cette indication ne pût être authentique, puisque le savant éditeur des Monumenta Paderbornensia, l’évêque Ferdinand de Fürstenberg, rapporte plus tard, en 1669, qu’on connaissait de son temps deux manuscrits de ce livre, l’un dans la ville d’Augsbourg, l’autre à Dortmund. L’occasion fut toutefois perdue, au XVe comme au XVIIe siècle.

Au milieu de ces ardentes recherches, au mois de novembre 1425, le Pogge reçoit un jour d’Allemagne une liste de manuscrits où sont notées, dit-il, « diverses œuvres de Tacite encore inconnues. » À partir de ce moment jusqu’au commencement de 1429, il parle sans cesse, dans ses lettres adressées à Niccolo Niccoli, de ses pénibles négociations avec un moine du couvent d’Hersfeld, voisin de celui de Fulde. Plus un mot ensuite sur ce sujet, bien que la correspondance continue ; peut-être l’explication de ce silence est-elle dans une nouvelle guerre des impériaux contre les hussites, qui se poursuit jusqu’en 1432. Le Pogge meurt en 1459, et aussitôt après sa mort nous trouvons la preuve intéressante et expresse qu’un manuscrit contenant la Germanie de Tacite, le Dialogue des orateurs et un ouvrage de Suétone vient d’être reconnu en Allemagne par les soins d’un certain Enoch d’Ascoli, et qu’il a été immédiatement copié par Jovianus Pontanus. C’est très probablement ce précieux volume que le Pogge recherchait depuis 1425 ; bien plus, il est permis de penser que c’est le même manuscrit qui se trouvait à Fulde au IXe siècle, et que nous avons vu mettre à profit par le moine Rudolf. Peut-être alors était-il plus considérable et contenait-il les cinq livres des Annales que le même moine avait consultés dans le même couvent : cette partie en aurait été détachée ensuite, de même que l’Agricola, qu’on voit paraître en Italie, on ne sait dans quelles circonstances, un peu avant la période de 1475 à 1480, date de l’impression[4]. Quant au manuscrit rapporté par Enoch, il se perdit promptement sans doute ; mais l’exemplaire de Pontanus est conservé aujourd’hui à la bibliothèque de Leyde. On y lit au verso de la première page, de la même main qui a écrit tout le volume, une note latine à l’encre rouge dont voici le sens : « Jovianus Pontanus a copié de sa main ces textes récemment découverts et rendus au jour par Enoch d’Ascoli, mais non exempts de fautes. » À cette note se trouve jointe une date précise : mars 1460. Les fautes auxquelles il est fait allusion peuvent être des incertitudes dans le texte de la Germanie, ou bien deux lacunes qui se rencontrent dans le Suétone et dans le Dialogue.

Qu’était-ce que Jovianus Pontanus ou Gioviano Pontano et Enoch d’Ascoli ? Le premier est bien connu à la fois comme humaniste et homme d’état, comme poète académique, historien, homme de guerre, diplomate, premier ministre et vice-roi de Naples. Quant au second, il paraît avoir été un de ces érudits que les zélés explorateurs de la renaissance employaient à la recherche des manuscrits. On devrait, pour restituer sa biographie, grouper autour de quelques sèches notices contemporaines des indications fort dispersées. Plusieurs lettres du Pogge le concernent ou lui sont même adressées ; quelques lettres écrites par lui-même ont été publiées dans le Spicilegium d’après les manuscrits de la Vaticane, qui en contiennent encore d’inédites. Élève de Philelphe en même temps qu’Ænéas Sylvius, devenu pape sous le nom de Pie II, Enoch semble avoir été d’abord précepteur à Florence dans la maison des Bardi et dans celle de Cosme de Médicis, dont il fut, à côté de Marsile Ficin, l’un des familiers. L’auteur d’une histoire des Ascolitains célèbres, publiée en 1622, raconte avec une obscure emphase que ce qui le mit en renom fut une mission du souverain pontife (il ne dit pas lequel) le chargeant d’aller reprendre à prix d’or ou par son adresse une précieuse bibliothèque restée entre les mains « des Thraces et des Musulmans. » Peut-être s’agissait-il des précieux débris de la bibliothèque des empereurs de Constantinople. « Privés de ce trésor, dit le biographe italien, les savans gémissaient, les lycées étaient déserts, les académies versaient des larmes, les chaires attendaient avec anxiété. Enoch, avec sa haute sagesse et son grand esprit, remua tout, les pierres même, jusqu’à l’entier succès. De la sorte, il raffermit les lettres latines ébranlées, et contribua aussi à propager l’éloquence grecque. » Enoch est en rapport avec le Pogge dès avant 1440 ; une lettre de ce dernier, antérieure à cette date, lui reproche certaines médisances à son égard. Il est employé constamment pour des achats de manuscrits sous le pontificat de Nicolas V, et nous avons à la date de fin avril 1451 la lettre de recommandation, contre-signée du Pogge, par laquelle le pape l’adresse au grand-maître de l’ordre teutonique. Alors il va en « Dacie ; » le Pogge, dans une lettre non datée, prétend qu’il est déjà depuis deux années dans le nord sans avoir encore découvert rien qui vaille. C’est toutefois dans le couvent cistercien auquel a succédé jusqu’à notre temps l’académie royale de la jolie petite ville de Soroe, non loin de Copenhague, qu’il trouve, non pas le manuscrit des dix décades de Tite-Live qu’un certain Nicolas le Goth affirmait y avoir lues, mais les deux élégies sur la mort de Mécène qu’un critique allemand a pu proposer de ranger, bien qu’à tort, parmi les œuvres du temps d’Auguste, tant elles sont habilement composées. Platina, qui écrit seulement une vingtaine d’années après la mort de Nicolas V, met Enoch d’Ascoli sur la même ligne que le Pogge, et dit que, pendant que celui-ci retrouvait tout Quintilien, Enoch mettait la main sur les manuscrits d’Apicius et de Porphyrion, le scoliaste d’Horace,

En résumé, de même que le grand monument formé par les Annales et les Histoires ne nous a été conservé qu’à peine, déplorablement mutilé, en deux fragmens recueillis dans deux manuscrits devenus uniques, l’un au XIe et l’autre au XVe siècle, de même le livre de Tacite sur la Germanie et le Dialogue des orateurs n’ont été sauvés d’une perte tout à fait imminente que grâce à la copie unique obtenue de 1451 à 1459 par les soins du Pogge et d’Enoch d’Ascoli. Ces deux ouvrages, comme l’Agricola, qui, selon toute apparence, faisait partie du même manuscrit et en a été disjoint pour suivre d’autres destinées encore mal connues, n’ont été imprimés qu’en 1470 avec ce qu’on avait dès lors retrouvé de l’œuvre de Tacite. Notre reconnaissance doit placer à côté l’un de l’autre les noms inégaux des deux hommes qui ont le plus contribué à sauver ces derniers débris. À travers les fragmens de correspondances que nous avons invoqués, il semble bien que ce soit le Pogge, peut-être animé déjà par la découverte d’une partie des Annales et des Histoires, qui ait le premier pressenti et poursuivi la conquête nouvelle. Enoch, élève de ce Philelphe qui était le grand ennemi du Pogge, Enoch, contre lequel nous avons vu certaines expressions de défiance, paraîtrait, si nous pouvions interpréter sûrement nos insuffisans témoignages, n’avoir été qu’un chargé d’affaires, habile peut-être à faire aboutir à son heure et à son profit l’enquête préparée par un autre ; mais qui pourra jamais reconstruire ces luttes acharnées des humanistes du XVe siècle, où de mauvais sentimens, tels que l’orgueil, la cupidité, l’envie, se rencontraient à côté de nobles passions, comme l’amour de la science et le respect de l’antiquité ? Ces disputes et ces longs combats pour la recherche des anciens manuscrits nous intéressent, parce que nous y retrouvons la trace de généreuses ardeurs, parce que, en nous les rappelant, nous avons sans cesse devant les yeux cette pensée qu’un heureux effort de plus nous aurait peut-être singulièrement enrichis, qu’une heureuse chance de moins en ces temps critiques nous aurait infligé de bien cruels désastres. C’était le patrimoine intellectuel et moral de l’humanité qu’il s’agissait de disputer aux étreintes du néant, déjà en partie victorieuses.

On a dit plus haut que le manuscrit rapporté d’Allemagne par Enoch s’était perdu bientôt sans doute, ne laissant nulle autre trace que la copie heureusement faite par Jovianus Pontanus, et conservée de nos jours à Leyde. De cette copie dérivent tous les manuscrits de la Germanie que l’on possède actuellement. M. L. Tross en a le premier montré la valeur et l’a publiée en 1841. Qu’on y ajoute quelques-unes des transcriptions ultérieures, dont les auteurs auront pu bien interpréter certaines incertitudes imparfaitement résolues par Pontanus, et l’on aura tous les élémens qui peuvent servir à établir le texte de la Germanie. Nous verrons certaines difficultés de ce texte porter précisément sur des noms de divinités germaniques dans les intéressantes pages que Tacite a consacrées à l’examen du système religieux des barbares. Il faut essayer de se rendre compte d’abord du génie religieux, puis des germes d’institutions qu’a entrevus Tacite, et retrouver, s’il est possible, à travers la mêlée des transformations modernes, quelque chose de ces signes distinctifs de la race.


A. Geffroy.
  1. Le plus grand nombre des manuscrits ou anciennes éditions de l’ouvrage de Tacite, dus à l’Allemagne, s’accordent à ajouter au titre ces mots : libellus aureus.
  2. M. Ernest Havet, un savant d’un esprit ferme et aiguisé, a fort habilement développé cette vue en parlant d’Isocrate. Voyez son volume intitulé le Discours d’Isocrate sur lui-même, 1862.
  3. On sait que la langue latine du moyen âge appelait le Danemark Dacia, et ce dernier mot se traduit alors en français par le mot Dacie ou plutôt par le mot Dace. Pierre de Dace (de Dacia), c’est-à-dire Pierre le Danois, fut recteur magnifique de l’Université de Paris en 1326, et les étudians de Danemark à Pains y avaient dès 1275 un collège de Dace.
  4. Ce manuscrit de l’Agricola est perdu et remplacé de nos jours par deux copies du XVe siècle, qui sont au Vatican.