Les Pères de l’Église/Tome 1/Préface

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PRÉFACE.


Trois ouvrages forment le corps de l’histoire et de la doctrine du Christianisme : la Bible, les écrits des Pères de l’Église et les décisions des Conciles. La Bible, c’est-à-dire le livre par excellence, qui comprend l’ancien et le nouveau Testament, est l’exposé fait par Dieu même de ses promesses et de leur accomplissement ; elle est le code de la vérité qui enseigne à la terre ce qu’il faut croire et pratiquer. Là est le fondement divin de l’édifice. Les Pères de l’Église, dont les plus anciens ont été les disciples immédiats et les coopérateurs des apôtres, sont les organes de la tradition. Les décisions des Conciles sont l’application de l’autorité infaillible qui réside dans l’Église à toutes les questions religieuses que l’esprit humain a agitées dans le cours des siècles.

La vérité catholique ayant été annoncée par Moïse et par les prophètes, publiée par Jésus-Christ, enseignée par les apôtres, a été développée et formée en un corps de science par les saints Pères.

Comme ils ont été placés plus près des sources de la foi, ils y ont puisé une plus profonde intelligence des vérités de la religion, une sagesse plus éclairée, une éloquence plus vive et plus pénétrante. « En les comparant aux auteurs modernes, ces grands hommes, dit Bossuet, sont nourris de ce froment des élus, de cette pure substance de la religion ; et pleins de l’esprit primitif qu’ils ont reçu de plus près et avec plus d’abondance, souvent ce qui leur échappe et sort naturellement de leur plénitude est plus nourrissant que ce qui a été médité depuis. »

« Quelle suite d’illustres personnages, a dit M. l’évêque d’Hermopolis, se présentent à nos regards dans les six premiers âges de l’Église chrétienne !

« C’est saint Justin, philosophe platonicien, distingué par son savoir et par la beauté de son esprit ; qui, malgré les préjugés de l’éducation, les périls qui environnaient la profession du Christianisme, dépose au pied de la croix la vaine sagesse des écoles, embrasse l’Évangile, en devient l’apologiste et finit par en être le martyr.

« C’est Tertullien, né dans le sein du paganisme, esprit mâle et fécond, très-versé dans la jurisprudence, dans les antiquités fabuleuses, et dans les principes de toutes les sectes philosophiques.

« C’est saint Clément d’Alexandrie, qui, possédé d’un désir immense de savoir, voyage dans la Grèce, dans l’Asie, dans la Syrie, dans l’Égypte, y voit les hommes les plus habiles dans chaque genre, et termine ses courses savantes à Alexandrie. Là, il se livre à l’étude de la religion, et devient le chef de l’Académie chrétienne établie dans cette ville ; école célèbre où se succédèrent, suivant saint Jérôme, une suite de maîtres pleins de savoir et de vertu, également versés dans les saintes lettres et la littérature profane. C’est là que saint Clément composa ses ouvrages, et entre autres son Avertissement aux Gentils, que les historiens de tous les âges et de tous les peuples, toutes les sectes philosophiques, les poëtes de toutes les langues ont mis à contribution.

« C’est Origène qui, à dix-huit ans, était un savant distingué, qui devint la plus grande lumière de son siècle, qui fut l’admiration des philosophes païens, et devant lequel le philosophe Plotin n’osa continuer de parler, un jour qu’il le vit entrer dans son école. Saint Jérôme nous apprend[1] qu’Origène, très-versé dans la dialectique, la géométrie, la grammaire, la rhétorique et la philosophie de toutes les écoles, rassemblait autour de lui un concours prodigieux d’auditeurs, et que, par l’amorce des sciences humaines, il savait les attirer à celle de la religion.

« C’est Eusèbe, un des plus doctes écrivains qu’il y ait jamais eu, si estimé par son érudition, et dont les écrits supposent des recherches immenses. »

À ceux que nous venons de nommer, et qui ont tous été les défenseurs de la religion contre les Juifs et les païens, il faut joindre encore d’autres apologistes, Théophile d’Antioche, Arnobe, Lactance, surnommé le Cicéron chrétien ; Minutius Félix, qui brilla dans Rome par l’éloquence de ses plaidoyers, et qui, après avoir embrassé la religion chrétienne, composa pour sa défense un beau dialogue que nous avons encore. Nommer ici saint Irenée, saint Cyprien, saint Cyrille d’Alexandrie, saint Basile, saint Athanase, saint Grégoire de Naziance, saint Chrysostôme, saint Jérôme, saint Ambroise, saint Hilaire, saint Augustin, saint Grégoire le Grand, c’est nommer des hommes dont les ouvrages comme les vertus sont consacrés par la vénération des siècles. Ne soyons donc pas étonnés qu’un écrivain célèbre, dans le discours préliminaire qu’il a mis à la tête de la seconde partie de son Cours de littérature, ait dit : « Il s’en fallait de beaucoup que Celse, Porphyre, Symmaque, pussent balancer la dialectique d’un Tertullien, la science d’un Origène, ni les talents d’un Augustin et d’un Chrysostôme… Quel connaisseur impartial n’admirera pas dans leurs écrits ce mélange heureux d’élévation et de douceur, de force et d’onction, de beaux mouvements et de grandes idées, et en général cette élocution facile et naturelle, l’un des caractères distinctifs des siècles qui ont fait époque dans l’histoire des lettres ! »

Comme témoignages de la religion, comme interprètes des saintes Écritures, comme monuments de littérature enfin, les Pères de l’Église méritaient de sortir de l’oubli dans lequel ils étaient tombés. Depuis longtemps les maîtres de la philosophie ne les avaient tirés de la poussière que pour les insulter ou nous les présenter tronqués, défigurés, méconnaissables. Disséminés dans quelques bibliothèques, ils n’existaient plus que dans les éditions anciennes ou quelques traductions incomplettes et peu fidèles, et ce beau faisceau de lumières ne répandait plus qu’une lueur incertaine et affaiblie. M. Guillon a eu, il y a quelques années, l’heureuse idée de composer, des ouvrages et fragments les plus remarquables des Pères de l’Église, un cours d’éloquence sacrée, qui a réveillé l’attention publique, en même temps que le jeune clergé a pu se nourrir de ces beaux exemples et de ces imposantes leçons. Le travail de M. Guillon a fait un grand bien ; il a ouvert et préparé les voies à des entreprises sinon plus estimables, du moins plus étendues.

C’était un grand point que de faire naître le goût des études sérieuses, de faire pénétrer quelques rayons de lumière dans ce monde obscurci par les erreurs d’une fausse et vaine philosophie. Sa pensée a bientôt reçu un développement remarquable par l’entreprise de la publication des Pères en langue latine et de saint Jean Chrysostôme en langue grecque. L’édition latine, ayant été interrompue par l’année 1830, a reçu une nouvelle impulsion par le mouvement religieux qui s’est prononcé à la suite de cet événement. C’est à la faveur de cette disposition des âmes, de ce besoin des esprits, qu’il nous a été donné de publier de nouveau la Bible et la Raison du Christianisme, qui présente le témoignage, en faveur du Christianisme, des hommes que l’on peut appeler les pères de la science.

Mais cela suffit-il aux besoins de l’époque ? Le grand nombre des hommes de notre siècle n’a fait qu’une étude imparfaite des littératures grecque et latine. Que l’on veuille bien considérer ceci : la philosophie du dix-huitième siècle, quand elle a voulu détruire la religion, s’est bien gardée d’écrire ses attaques dans la langue de la Bible ou des Pères. Elle a emprunté, pour donner une forme à ses calomnies, à ses travestissements, à ses outrages, la langue moderne la plus répandue de l’univers, parce qu’elle est la plus riche par sa littérature et la plus influente par l’ascendant politique de la France sur la civilisation. C’est dans l’idiome de Racine, de Bossuet et de Pascal que le philosophisme a fait imprimer dans toute l’Europe des millions de volumes qui, répandus avec la plus prodigieuse activité et avidement lus, ont ébranlé les croyances, corrompu les esprits, semé partout l’athéisme, l’incrédulité et le scepticisme. Et, cependant, la Bible, les saints Pères, les Conciles, restant le privilége des ministres de la religion et des hommes de l’enseignement, étaient livrés aux outrages, aux doutes et aux mépris d’une multitude hors d’état de confondre les nouveaux ennemis du Christianisme.

C’est ainsi que l’irréligion a dominé le sacerdoce et rendu vains ses généreux efforts. Les enseignements de la chaire, quelques timides réfutations, pouvaient-elles prévaloir contre ce torrent qui emportait les esprits d’autant plus sûrement qu’il les saisissait, les enveloppait par les formes séduisantes du langage, par le charme de la poésie, la grâce facile des récits, le piquant de l’ironie et l’attrait d’une littérature frivole ? On peut dire que dès lors tout équilibre a été rompu, la société a été livrée sans défense à une contagion active et puissante, et le contre-poison a manqué aux mains qui ont voulu combattre ce mal moral.

Nous en appelons aux générations qui ont reçu l’éducation sous cette funeste influence, combien n’est-il pas d’hommes qui ont suivi en aveugles ces guides trompeurs, et se sont égarés parce qu’ils n’ont rien vérifié, rien approfondi, rien examiné ? À côté d’eux nous pourrions citer les nombreux exemples de ceux qui, ayant eu le courage et les moyens d’aller aux sources, de confronter les preuves, ont repoussé l’erreur et sont restés fermes dans les croyances. On peut affirmer que tout sceptique, tout incrédule qui étudiera avec bonne foi les traditions et les monuments du Christianisme, finira par abandonner les voies de l’erreur, et sera désormais inaccessible à toute surprise.

Ce qui a manqué au dix-huitième siècle, nous entreprenons de le donner au dix-neuvième.

Les Pères de l’Église, traduits en français, formeront une riche collection.

Cette collection comprendra d’abord les œuvres des Pères grecs et latins des trois premiers siècles.

Les circonstances morales dans lesquelles la société française est arrivée sont on ne peut pas plus favorables au succès de cette collection. Presque toutes les bibliothèques existantes ont été composées sous l’empire du triomphe des sectes matérialistes du dix-neuvième siècle, et le suicide, qui est la conséquence de leurs funestes doctrines, est sorti de ces ouvrages pour effrayer la société. Aujourd’hui que l’esprit public s’éloigne de plus en plus de cette philosophie de mort, et que les productions du dix-huitième siècle sont frappées d’un discrédit qui va toujours croissant, il n’est pas de père de famille qui ne sente la nécessité de refaire sa bibliothèque, et les Pères de l’Église sont le fondement nécessaire de toute bibliothèque bien composée.

Cette époque de rénovation spirituelle et de régénération sociale était la plus favorable pour répandre dans le monde cette magnifique histoire du Christianisme. La langue française, devenue pour ainsi dire universelle après la langue latine, et qui a été le principal organe de l’erreur philosophique, devait être l’interprète des illustres auteurs de la théologie chrétienne. Ainsi, après avoir publié en français l’Ancien et le Nouveau Testament, la Raison du Christianisme, si Dieu, qui nous a donné la volonté, nous donne la force d’arriver au terme de cette nouvelle publication, nous aurons eu le bonheur d’offrir aux intelligences de cette époque les six mille ans de traditions non interrompues qui composent l’histoire, la philosophie, la doctrine et la littérature inspirées du Christianisme.

Quelle belle unité, que celle de tant d’illustres témoignages dont les faibles dissidences sur quelques points qui ne touchent pas aux vérités fondamentales sont une preuve de plus en faveur de la foi et de ses dogmes !

Si ces sublimes écrits, pleins de la première sève du Christianisme, selon la belle expression de Bossuet, ont éclairé le monde entier à la première époque de l’ère chrétienne, il leur sera donné encore de dissiper les ténèbres répandues autour des intelligences par de nouveaux sophistes et de nouvelles hérésies.

Tels sont les motifs qui nous ont engagé à publier la traduction en langue vulgaire de ces titres vénérables de notre sainte religion.

Disons un mot maintenant de la manière que nous avons adoptée pour traduire les Pères :

On a longtemps cherché quel était le meilleur genre de traduction. Sans entrer dans une discussion qui ne sera jamais terminée, parce que chacun y porte une opinion formée d’après son caractère et son aptitude particulière, nous nous contenterons d’exposer la pensée d’où nous sommes partis et la marche que nous avons suivie dans la traduction des Pères.

On doit reconnaître qu’il n’en est pas des Pères comme des anciens auteurs classiques, et que le mode de traduction doit être tout différent. Le mérite des auteurs classiques dépend surtout du choix des mots, de l’arrangement des phrases, de la beauté des formes dont ils revêtent leurs pensées ; et c’est cet art que le traducteur doit chercher à reproduire autant que le permet l’instrument ou plutôt la langue dont il se sert comme d’un interprète. Mais que remarquons-nous dans les Pères, et surtout dans ceux des trois premiers siècles, que nous publions d’abord ? Une tendre piété, une raison élevée. Ils ne se servaient du langage que pour faire passer dans les autres les sentiments qui les animaient, c’est-à-dire l’amour dont la vérité embrasait leur âme et la conviction qu’elle répandait dans leur esprit. Reproduire fidèlement cette tendre piété et cette forte conviction, tout en conservant le caractère et la physionomie particulière de chaque auteur, et la simplicité qui les distingue, sans chercher à leur donner de la prétention à l’esprit, vaine prétention qu’ils dédaignaient, voilà l’unique règle que nous avons suivie.

Nous avons considéré ici le travail comme une œuvre de conscience ; aussi nous sommes-nous mis à la place du lecteur. Nous avons voulu que, le texte à la main, il pût retrouver facilement toute la pensée de l’auteur dans la nouvelle langue qui la reproduisait, et pour l’avoir complette avec le mouvement qui lui est propre, c’est toujours sur le grec que nous avons traduit les auteurs qui ont écrit dans cette langue. Nous avons évité le commentaire et la paraphrase, pour ne faire dire à l’écrivain que ce qu’il dit en effet, et nous renfermer dans les limites de la plus sévère précision. Une grande difficulté se présentait parfois, c’était une sorte de redondance, l’auteur se repliant souvent sur la même pensée pour la faire mieux entrer dans l’esprit. Nous n’avons pas cru que ce fût une raison pour le mutiler, mais une nécessité de varier l’expression.

Le sens n’était pas toujours facile à saisir ; pour nous en assurer, nous avons consulté les notes des commentateurs les plus habiles et mis à profit la sagacité et l’érudition des amis les plus éclairés. Une fois en possession du sens, nous avons tâché de lui donner une allure franche et naturelle, de manière à ne pas faire sentir au lecteur le travail qu’il nous avait coûté pour l’exprimer ; et s’il se faisait sentir quelquefois, on nous le pardonnera en faveur de l’exacte fidélité dont nous nous sommes fait une loi. Nous osons le dire ici, le travail était d’autant plus difficile que le terrain est entièrement neuf, et qu’il était presque partout à défricher. Les anciens auteurs classiques ont été souvent traduits ; quelques-uns ont eu pour traducteurs des écrivains très-habiles ; plusieurs ouvrages des Pères du quatrième siècle ont eu en partie cet avantage ; mais saint Justin, Tatien, Athénagore, Théophile, saint Irenée, etc., vont parler français pour la première fois : ils n’ont pas eu pour les initier à notre langue d’interprètes qui pussent nous servir de guides à nous-mêmes et ébaucher pour nous le travail. Nous trouvons bien quelques extraits, quelques fragments traduits, mais aucun fond, aucun ensemble de traduction qui du moins nous soit connu.

Et cependant quels auteurs méritaient autant que ceux-ci de fixer l’attention ? Après les apôtres, ils sont les premiers anneaux de la tradition. Je ne sais quel sentiment d’admiration vous transporte quand vous les lisez. Ils touchent au berceau de la religion et ils en parlent, il la prouvent, ils en établissent la vérité, ils en développent tout l’ensemble et toute la belle économie, comme nous le ferions aujourd’hui. Vous ne pouvez vous empêcher de vous écrier : Il n’en est donc pas de cette religion comme des sciences humaines, qui ont besoin du temps pour s’élaborer, pour se faire ; elle naît toute faite ! Et voilà ce que ne savent pas tant d’hommes qui, faute de l’avoir étudiée dès ses commencements, s’imaginent que l’origine du Christianisme est enveloppé de ténèbres comme le berceau des nations ; qu’il s’est arrangé et a grandi avec le temps. Vous trouverez ce soleil des intelligences aussi brillant à son aurore qu’à son midi ; ainsi que le Dieu dont il émane, il ne connaît ni progrès ni déclin.

Comme ce sont ces ouvrages qui, dès les premiers temps, ont manifesté la vérité avec tant d’éclat, leur reproduction dans notre langue contribuera peut-être à rallumer son flambeau parmi nous : voilà du moins quel est le but de nos efforts et l’objet de nos plus ardents désirs.

Pour répandre plus de lumière sur cette traduction, on a mis au commencement de chaque siècle un tableau historique qui en résume tous les faits, et à la tête de chaque Père une notice qui fait connaître sa vie, ses ouvrages, les diverses éditions qui en ont été faites, les jugements que les savants en ont porté. L’ensemble de ces tableaux et de ces notices forme un fond d’histoire de l’Église et résume les ouvrages d’Élie Dupin, de dom Cellier, de Tillemont et de Fleury, que nous avons dû consulter. Nous avons cru devoir aussi placer au bas des pages ou à la fin de chaque auteur quelques notes explicatives ; mais nous avons plutôt cherché à les rendre substantielles qu’à les multiplier. Puissions-nous faire passer dans nos lecteurs les sentiments d’admiration et d’amour dont ces ouvrages nous ont pénétré pour la vérité, nous aurons atteint notre but et obtenu la plus douce récompense de nos travaux ! Ce que saint Justin dit des prophètes, nous pouvons le dire des ouvrages des Pères : Extant eorum scripta quæ si quis legat plurimùm et ad principiorum et ad finis, et ad eorum quæ philosophus scire debet cognitionem adipisci poterit, fidem illis habens.


  1. De script. eccles., n. 34.