Les Pères de l’Église/Tome 3/Livre III/Chapitre XXI
CHAPITRE XXI.
Notre Dieu s’est donc fait homme pour notre salut, et il s’est annoncé par un miracle en naissant du sein d’une vierge. Ceux donc qui traduisent Isaïe ainsi : Et voilà qu’une jeune fille concevra et enfantera un fils, donnent une interprétation tout à fait fausse ; c’est ce qu’ont fait Théodotien d’Éphèse, Aquila de Pont, tous les deux de la croyance juive. À leur exemple, les ébionites ont prétendu que le Christ était né de Joseph.
Tous leurs efforts tendent à étouffer la vérité divine et à rendre suspect le témoignage des prophètes sur les desseins de Dieu. Ils ne font pas attention que le prophète Isaïe vivait avant l’époque de la captivité de Babylone, c’est-à-dire avant le temps de l’empire des Perses et des Mèdes ; que ses prophéties ont été traduites en grec par les Juifs eux-mêmes bien avant le temps de la naissance de notre Seigneur ; qu’ainsi la sincérité de cette traduction ne saurait être mise en doute. Car si les Juifs eussent pu prévoir que par la suite nous pussions nous prévaloir contre eux-mêmes de ces passages des Écritures, ils n’eussent pas manqué de les anéantir en les brûlant ; d’autant plus qu’il devait venir un temps, et il est arrivé, où toutes les nations, ainsi que cette partie des Juifs restée fidèle à la maison de Jacob, reconnaîtraient que la vérité du saint ne se trouve que dans ces mêmes Écritures, et où les Juifs qui n’y croient pas trouveraient l’arrêt de leur éternelle réprobation.
Avant le temps de la domination des Romains en Judée, et pendant que l’empire des Macédoniens s’étendait sur toute l’Asie, Ptolémée fils de Lagus, d’autres disent Ptolémée Philadelphe, ayant formé le projet de rassembler dans la bibliothèque qu’il avait fondée à Alexandrie tous les écrits célèbres, voulut se procurer une traduction complète en langue grecque de toutes les saintes Écritures juives. Les Juifs donc (car ils faisaient alors partie de l’empire de Macédoine), envoyèrent à ce prince soixante-et-dix savants également habiles dans les deux langues, l’hébraïque et la grecque, pour exécuter le projet de Ptolémée. Le prince, pour s’assurer de la fidélité de cette traduction, et dans la crainte que les septante interprètes ne s’entendissent ensemble pour en altérer quelques parties, ordonna qu’ils se livreraient à cette traduction chacun séparément et sans avoir de communication entr’eux ; et cela eut lieu pendant toute la durée de ce travail. Lorsqu’il fut achevé, Ptolémée les convoqua tous ; toutes les traductions furent comparées, et il se trouva, afin que Dieu fût glorifié, qu’elles étaient toutes semblables ; il fut reconnu que les saintes Écritures étaient dues à l’inspiration divine, qui avait rempli l’esprit des interprètes eux-mêmes, puisque, en traduisant chacun séparément, ils s’étaient tous rencontrés pour employer les mêmes termes et les mêmes noms depuis le commencement jusqu’à la fin. C’est ainsi qu’il a été constaté que l’interprétation des Écritures avait été inspirée par Dieu même. Et ce miracle de Dieu serait d’autant mieux dans l’ordre de sa Providence, que nous savons que les Écritures avaient souffert quelque altération pendant la servitude des Israélites sous Nabuchodonosor ; qu’ensuite, après le retour des Hébreux dans leur patrie et sous le règne d’Artaxerce roi de Perse, Dieu inspira à Esdras, grand-prêtre de la tribu de Lévi, la pensée de réunir dans un seul livre tous les écrits des anciens prophètes, et de réintégrer le texte entier de la loi transmise au peuple par Moïse.
On voit donc que les Écritures furent interprétées avec un soin tout religieux et où l’aide de Dieu se montrait ; or ce sont ces mêmes écritures qui contenaient les principes de notre foi et de notre rédemption par son fils. Dieu ne les laissa pas se perdre pendant l’exil de la famille de Jacob, occasioné par la famine qui régnait au pays de Chanaan. Ce fut pareillement en Égypte que les jours du Sauveur furent conservés lorsqu’il s’y réfugia pour se soustraire à la persécution d’Hérode. D’ailleurs, cette traduction des Écritures a été faite bien avant le temps de la venue de notre Seigneur, et avant la naissance du Christianisme (car la naissance du Sauveur eut lieu vers l’an 41 du règne d’Auguste, tandis que Ptolémée, par ordre duquel fut faite la traduction des septante, vivait à une époque bien plus reculée) ; cependant, il y a des gens qui, par une audace portée jusqu’à l’impudence, prétendent traduire autrement les Écritures, quand les Écritures elles-mêmes condamnent leur tentative insensée, et leur démontrent ce qu’il faut croire sur la venue de notre Seigneur. Mais la seule foi vraie, la seule foi sincère, notre foi enfin, est celle qui repose sur cette divine interprétation des Écritures dont nous avons parlé, et qui est en usage dans toute l’Église. Les apôtres, qui sont antérieurs à tous les hérésiarques, ont interprété les Écritures de la même manière, et la doctrine actuelle de l’Église sur ce point est conforme à la tradition des apôtres ; en effet, saint Pierre, saint Jean, saint Mathieu, saint Paul et tous ceux qui suivent leurs traces ont rapporté les prophéties dans les mêmes termes que la version des septante.
C’est l’Esprit de Dieu qui avait annoncé par la bouche des prophètes de quelle manière aurait lieu la venue du Verbe sur la terre, qui a ensuite propagé cette vérité par l’organe des interprètes des Écritures ; enfin qui, par les déclarations des apôtres, a annoncé au monde que cet événement avait été accompli, que le règne de Dieu était proche, et qu’enfin Emmanuel, né de la Vierge, venait pour demeurer avec les hommes qui croyaient en lui ; que cet Emmanuel était né d’une Vierge. « Lorsque Marie, dit saint Mathieu, eut été fiancée à Joseph, avant d’être ensemble, il se trouva qu’elle avait conçu du Saint-Esprit. » Et l’ange Gabriel lui dit : « Le Saint-Esprit viendra en vous, et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre ; c’est pourquoi le saint qui naîtra de vous s’appellera le Fils de Dieu. » L’ange avait annoncé cet événement à saint Joseph dans une vision qu’il eut pendant son sommeil, et il lui avait dit : « Tout cela a été fait pour accomplir ce que le Seigneur avait dit par le prophète : Voilà qu’une vierge concevra et elle enfantera un fils. » Les interprètes des Écritures avaient rendu comme il suit ce passage d’Isaïe : « Alors le Seigneur parla encore à Achaz, et lui dit : Demande un prodige au Seigneur ton Dieu au plus profond de l’abîme, ou au plus haut des cieux. Achaz répondit : Je me tairai ; je ne tenterai pas le Seigneur. Le prophète s’écria : Écoutez, maison de David, n’est-ce donc pas assez pour vous de lasser la patience des hommes, faut-il que vous lassiez encore celle de Dieu ? C’est pourquoi le Seigneur vous donnera lui-même le signe de votre durée. Voilà que la Vierge concevra et enfantera un fils, et il sera appelé Emmanuel ; il se nourrira de lait et de miel, jusqu’à ce qu’il sache rejeter le mal et choisir le bien ; car, avant l’âge où un enfant discerne le mal du bien, il saura résister au mal et aimer le bien. » Le saint prophète a donc manifesté clairement par ces paroles, que l’enfantement du Christ se ferait par une Vierge, et que sa nature serait divine ; (c’est, en effet, la signification du nom d’Emmanuel) ; son humanité est annoncée par ces paroles du prophète, quand il dit « il se nourrira de lait et de miel ; » et aussi lorsqu’il parle de son enfance, en ces termes : « avant qu’il connaisse le bien ; » car c’est là le trait caractéristique de l’enfance. Et quand il dit : « Que, même étant enfant, il résistera au mal et il aimera le bien, » il nous fait connaître le Dieu dans l’enfant, afin que nous ne voyions pas en lui seulement l’homme, qui « se nourrit de lait et de miel, » ni seulement un Dieu purement spirituel, ce que comporte la signification du mot Emmanuel.
Et lorsque le prophète dit : « Écoutez, maison de David, » il exprime assez que celui qui avait été promis à David, qui serait le roi éternel, naîtrait du sein de la Vierge, qui était de la race de David. Et il ajoute que ce roi qui naîtra d’elle sera le fruit de son ventre, ce qui annonce que la Vierge enfantera, mais il ne dit point qu’il sera conçu de la substance de l’homme et de la femme, ce qui est le propre de l’acte de la génération sous le rapport humain. Les paroles de l’Écriture sur ce point ne parlent jamais de la coopération de l’homme, parce que le Christ ne devait pas naître de la volonté de l’homme. En annonçant le Messie qui doit venir, le prophète dit toujours « le fruit du ventre de la Vierge ; » ce qui est conforme encore à cette parole d’Élisabeth, lorsqu’inspirée par l’Esprit-Saint elle s’écria, en s’adressant à Marie : « Vous êtes bénie entre toutes les femmes, et le fruit de vos entrailles est béni. » L’Esprit-Saint annonçait par ces paroles que la promesse faite par Dieu, de donner le Messie au monde, s’accomplissait par la conception et par l’enfantement de la Vierge. Il en est qui voudraient traduire ainsi ce passage d’Isaïe, et voilà qu’une jeune fille concevra, pour en tirer la conséquence que Jésus est fils de David ; mais il est évident qu’ils défigurent le sens de la prophétie, où la promesse est faite à David de la part de Dieu qu’il suscitera du fruit du ventre le roi, le Christ, le salut. Ou ils n’ont pas compris le passage, ou ils ont osé l’altérer.
Et lorsque Isaïe s’écrie : « Demande un prodige au plus haut des cieux, ou au plus profond de l’abîme » cela veut dire que Dieu, qui fait les prodiges, est partout dans les hauteurs du ciel, comme dans les abîmes des enfers ; et lorsque le prophète ajoute : « Le Seigneur lui-même vous donnera un signe de votre durée ; » cela exprime ce qu’il y avait d’extraordinaire dans cette généalogie du Messie, ce qui ne pouvait avoir lieu si Dieu lui-même, le maître de toutes choses, n’eût fait un prodige en faveur de la maison de David. Et en effet, qu’y aurait-il eu d’extraordinaire qu’une femme conçût des œuvres d’un homme, puisque cela est ainsi dans l’ordre de la nature ? Mais comme le salut du genre humain ne pouvait avoir lieu que par des moyens surhumains et avec l’aide de Dieu, il fallait que l’enfantement de la Vierge eût quelque chose de surhumain par l’effet d’un miracle de Dieu et non par la coopération de l’homme.
C’est aussi par la même raison que Daniel, dans la prévoyance de cet avénement, l’annonçait par la comparaison d’une pierre qui se détache de la montagne sans la main de l’homme ; sans la main de l’homme, c’est-à-dire, en dehors des moyens ordinaires de la procréation, sans la coopération de Joseph, mais seulement par celle de la vierge Marie. Cette pierre, qui se détache d’elle-même, marque la vertu et la puissance de Dieu ; aussi lit-on dans Isaïe : « Le Seigneur a dit : J’établirai pour fondement dans Sion une pierre solide, choisie, précieuse, angulaire et immobile. » Il marque par là que l’avénement du Verbe sur la terre à lieu par la volonté de Dieu, indépendamment de celle de l’homme.
Moïse, qui était la figure et le type de Jésus-Christ, jeta par l’ordre de Dieu sa verge à terre, afin que, par sa transformation miraculeuse elle devînt un témoignage accusateur contre les Égyptiens coupables qui reconnaîtraient ainsi, dans ce miracle, la présence du doigt de Dieu, qui laissait fléchir sa colère, et qui voulait sauver son peuple. Il en a été de même du Christ, il n’a pas été le fils de Joseph, car étant du même sang et de la même race que David, il aurait pu être aussi grand que Salomon, que Joas et que David. Mais alors pourquoi Pierre l’aurait-il glorifié ? Pourquoi l’aurait-il proclamé le Christ, le fils du Dieu vivant ?
D’ailleurs, sous le rapport humain, si le Christ avait été fils de Joseph, il n’aurait pu être, d’après le prophète Jérémie, ni roi, ni héritier de David. En effet, saint Joseph descendait de Joachim et de Jéchonias, ainsi que saint Mathieu l’expose dans la génération de Jésus-Christ. Or, Jéchonias, ainsi que tous ceux qui descendaient de lui, avait été exclu du droit de régner. Jérémie dit : « Moi seul je vis, dit le Seigneur. Quand Jéchonias, fils de Joachim, roi de Juda, serait comme un anneau en ma main droite, je l’en arracherais. Et je te livrerai aux mains de ceux qui te cherchent et aux mains de ceux dont tu redoutes la force. » Et un peu après, il ajoute : « Ce Jéchonias n’est-il pas un vase d’argile ? un vase brisé ? N’est-ce pas un vase de rebut ? C’est pourquoi lui et sa race ont été chassés et jetés dans une terre qu’ils n’ont pas connue. Terre, terre, écoute la parole du Seigneur. Écris que cet homme sera stérile, cet homme qui ne prospérera point en ses jours, et nul de sa race ne sera sur le trône de David et n’aura le pouvoir en Juda. » Et dans un autre endroit, il dit encore : « C’est pourquoi voici ce que dit le Seigneur contre Joachim, roi de Juda : Il ne sortira pas de lui un prince qui soit assis sur le trône de David, et son corps sera jeté au loin et exposé à la chaleur du jour et à la fraîcheur de la nuit, et je le visiterai lui et sa race, ses serviteurs et leurs iniquités ; et j’amènerai sur eux et sur les habitants de Jérusalem et sur les habitants de Juda tout le mal que j’ai annoncé. »
Ceux donc qui prétendent que le Christ est fils de Joseph, et que c’est ainsi qu’il aurait hérité de la royauté, le font au contraire déchoir de cette royauté et le chargent de tous les reproches et de toutes les malédictions prononcés par Dieu contre Jéchonias et sa race. Et sans doute l’Esprit saint aura inspiré au prophète ce qu’il dit au sujet de Jéchonias, prévoyant les mauvaises interprétations des faux docteurs. Et afin de leur apprendre que le Christ n’est point né de Joseph, mais qu’il est né, suivant la promesse de Dieu, du sein de la Vierge, afin qu’un roi éternel fût donné à la race de David, qui résumerait tout en lui, et représenterait à la fois l’ancienne et la nouvelle loi.
De même que le péché et la mort qui en fut la conséquence, étaient entrés dans le monde par la désobéissance d’un seul homme, ainsi fallait-il l’obéissance et le dévoûment d’un seul pour faire rentrer la justice dans le monde et lui rendre la vie spirituelle qu’il avait perdue. Et de même qu’Adam avait été formé de la terre neuve et vierge encore (car le Seigneur n’avait pas encore répandu la pluie sur la terre, et il n’y avait point d’homme pour la cultiver), par la main de Dieu et par la puissance de sa parole (car toutes choses ont été faites par lui), ainsi le Verbe, qui représentait Adam dans l’œuvre de la régénération spirituelle, devait-il pareillement naître d’une femme vierge encore, de Marie.
Si donc le premier Adam avait eu un homme pour père, et qu’il fût né de la semence de l’homme, alors on pourrait dire que Jésus, le second Adam, aurait pu naître de Joseph. Mais comme le premier Adam, quoique formé du limon de la terre, avait été créé par le Verbe de Dieu, il fallait que le second Adam, qui était la représentation spirituelle du premier, eût une procréation semblable à celui-ci, et fût créé également par le Verbe. Aussi Dieu, pour la naissance du Christ, ne s’est-il pas servi du limon de la terre, mais l’a-t-il formé dans le sein de la Vierge Marie. Il fallait donc que la similitude fût en tout observée, et que la naissance de celui qui apportait le salut fût semblable à la naissance de celui qui avait introduit le péché sur la terre.