Les Pères de l’Église/Tome 4/Notice sur Minucius Félix

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Texte établi par M. de GenoudeSapia (Tome quatrièmep. 3-7).

NOTICE SUR MINUCIUS FÉLIX.


Tout ce que nous savons de Marcus Minucius Félix, c’est qu’il était né païen ; qu’il fut un des plus célèbres avocats et jurisconsultes de Rome sous l’empire de Septime Sévère ; et qu’après sa conversion il fit servir à la défense de la foi chrétienne le talent oratoire qui le distinguait.

Le seul ouvrage qui nous reste de lui est un dialogue sur la religion, intitulé Octavius. Il est écrit dans le genre des dialogues de Cicéron sur la nature des dieux. Comme l’auteur ne met en scène que trois personnages, on pourrait plus justement regarder son ouvrage comme un véritable plaidoyer. Le christianisme a son adversaire et son défenseur. Un juge est choisi ; c’est Minucius lui-même : il s’était converti après Octavius, qui joue le rôle de défenseur ; et la conversion de Cécilius, qui attaque, est le résultat de la discussion. Ce dernier personnage a-t-il réellement existé ? ou bien l’apologiste a-t-il seulement voulu donner à son ouvrage la forme de deux discours contradictoires, depuis longtemps employée dans les écoles d’éloquence ? Nous n’entreprendrons pas de décider la question.

La première supposition est la plus probable, s’il faut voir avec certains auteurs, dans le Cécilius dont nous parlons, ce prêtre de Carthage qui, éclairé par Octavius, convertit à son tour Saint Cyprien.

Il serait remarquable alors de voir trois amis, hommes de lettres, célèbres dans le barreau, amenés l’un par l’autre à la religion chrétienne, déposant à ses pieds tous leurs préjugés et embrassant sa cause comme la plus belle à défendre.

On croit assez communément que l’ouvrage qui nous occupe fut composé dans les premières années du troisième siècle, à l’époque Septime Sévère lança contre les Chrétiens le fameux édit qui amena la cinquième persécution et fit couler le sang de tant d’illustres martyrs. Cet empereur, comme on le sait, s’était d’abord montré favorable aux Chrétiens ; mais effrayé de leurs progrès et tremblant pour les dieux de l’empire, il était devenu l’ennemi le plus acharné de la religion nouvelle qui s’élevait sur les ruines de toutes les autres.

Les esprits attentifs suivaient ce mouvement ; ils s’étonnaient de voir cette religion se multiplier par les moyens mêmes employés pour la détruire ; frappés de ce prodige autant que des autres preuves qui parlaient si haut en sa faveur, ils portèrent les derniers coups à l’idolâtrie par de nombreux écrits.

Le livre de Minucius résume parfaitement l’époque. Rien n’est plus piquant que de voir placés en regard les uns des autres tous les préjugés de la philosophie et du paganisme contre la religion chrétienne et les arguments victorieux qu’elle leur opposait. Cécilius, défenseur zélé du culte de ses pères, ne voit dans le culte qui s’introduit qu’une nouveauté des plus dangereuses. Il n’oublie rien de ce qui peut relever le premier et abattre le second. On sent que mal instruit c’est tout ce que l’esprit humain pouvait dire de plus spécieux. La réplique d’Octavius est pleine de dignité : il se contente de répondre directement aux objections. Il n’en perd pas une, et tout ce qu’il dit suffit pour obliger l’adversaire d’admirer, et lui faire comprendre que, s’il est de bonne foi, un pas de plus va le mettre en possession de la vérité.

C’est assurément une des plus ingénieuses comme des plus éloquentes apologies que l’antiquité ecclésiastique nous ait laissées. L’auteur des martyrs s’en est habilement servi dans l’attaque d’Hiérocles et dans la réplique d’Eudore.

Saint Jérôme donne de grands éloges à ce plaidoyer : Est-il quelque chose de grand, de beau dans les profanes, s’écrie-t-il, que Minucius n’ait fait entrer dans son livre ? Quid gentilium scripturarum admisit intactum ?

Peut-être n’y trouve-t-on pas toute la pureté de langage qui distingue les beaux jours de la littérature romaine ; néanmoins, dit l’abbé de Gourcy, on peut, sans être accusé de se livrer à l’enthousiasme de traducteur, regarder l’Octavius comme un monument rare d’élégance, de dialectique et de goût pour l’époque il a été écrit.

Érasme l’avait cru perdu, parce que des copistes du moyen-âge l’avaient joint au traité d’Arnobe contre les gentils, dont il faisait le huitième livre. Adrien Junius et d’autres critiques relevèrent cette méprise : ce fut le célèbre jurisconsulte Baudoin qui fit le premier imprimer séparément l’Octavius à Heidelberg en 1560, avec une dissertation qui en prouvait l’authenticité.

Il existe plusieurs traductions françaises de cet intéressant ouvrage. Celles de Guillaume Du Mas et de Perrot d’Ablancourt, publiées en 1637, ont bien vieilli. On regrette que M. de Gourcy se soit borné à ne faire qu’une analyse. La traduction la plus récente et la plus estimée est sans contredit celle de M. Antoine Perricaud de l’Académie royale de Lyon. C’est peut-être une témérité d’oser en publier une nouvelle après la sienne.

Nous n’avons voulu que suivre l’invitation qu’il a faite d’essayer après lui ; mais nous sommes loin de nous croire cette main plus habile qu’il souhaitait à l’auteur.

L’Octavius a eu un grand nombre d’éditions : les meilleures sont celles Cum notis variorum, Leyde, 1672 et 1709, in-8 — Ex iterata recensione, Jo. Davisii 1712, in-8. Ex recensione, J.-J. Lindneri, 1773 in-8. C’est le texte de cette dernière édition, approuvée par les meilleurs critiques allemands, que nous avons suivi. L’Octavius n’est pas le seul ouvrage qui soit attribué à Minucius Félix. Il existe, dit saint Jérôme, un autre dialogue sous son nom, intitulé Du Destin, ou contre les devins ; mais, bien que le style de cet ouvrage soit d’un homme éloquent, ce n’est pas celui de l’Octavius.

Tout porte à croire que Minucius se proposait de donner une suite à l’ouvrage qui nous reste de lui. « J’ai bien encore, dit Cécilius, quelques difficultés particulières qui ne m’empêchent pas d’ouvrir les yeux à la vérité, mais qu’il m’importe d’éclaircir pour que je sois parfaitement instruit, je vous les proposerai demain, car le soleil est sur son déclin. » Ce nouvel ouvrage, s’il a existé, n’est point parvenu jusqu’à nous, la beauté du livre qui nous reste ferait regretter davantage celui que nous aurions perdu.


Doctrine de Minucius Félix.


Entre les raisons dont Minucius Félix se sert pour prouver l’existence de Dieu, il appuie beaucoup sur l’idée que nous en avons dès notre naissance, et sur le consentement général de tous les peuples. Ce Dieu, dit Minucius, est un, immense, infini, éternel, invisible, purement spirituel, et n’a point d’autre nom que celui de Dieu ; lui seul se connaît, il est incompréhensible aux hommes, mais il voit toutes leurs actions et leurs pensées les plus secrètes. L’homme est libre de sa nature, son âme immortelle, et son corps, après avoir été réduit en poussière, ressuscitera ; celui des impies sera condamné aux flammes éternelles. Il remarque, comme les autres apologistes, que les Chrétiens ne se croyaient pas permis de voir mettre à mort un homme, et qu’ils s’abstenaient du sang des animaux ; que plusieurs d’entre eux gardaient la sainteté du célibat jusqu’à la mort ; que les autres ne se mariaient qu’une fois, et n’avaient d’autre fin dans le mariage que d’avoir des enfants, quelques-uns même s’abstenaient des plaisirs les plus légitimes. En répondant à l’objection des païens, que les Chrétiens n’avaient point de temples, il ne nie point qu’ils n’eussent certains lieux pour y faire l’exercice de leur religion ; il était même notoire que les Chrétiens s’assemblaient. Cécilius le dit nettement, et Tertullien, qui vivait en même temps, parle des églises des Chrétiens et de l’autel sur lequel on offrait des sacrifices au Seigneur. Mais ces lieux ressemblaient plutôt à des écoles qu’à des temples tels que ceux des païens, qui n’étaient jamais sans idoles ni sans autels propres à y brûler des victimes. Il paraît même que dès-lors les Chrétiens rendaient dans leurs églises ou dans leurs maisons quelque respect à la figure de la croix, puisque les païens leur en faisaient un crime ; et si les Chrétiens n’avaient eu aucune sorte d’images, Cécilius n’aurait pas dit qu’ils n’en avaient point de connues, mais absolument qu’ils n’en avaient point. Minucius Félix ne laisse pas de dire que les Chrétiens n’adoraient point la croix dans le sens que le disaient les païens, qui, au rapport d’Origène, reprochaient aux Chrétiens d’adorer tous ceux qui mouraient sur la croix, et apparemment encore l’instrument de leur supplice. Au reproche que les Chrétiens réservaient leurs parfums pour les morts, Minucius ne répond rien : ce qui fait voir que les Chrétiens s’en servaient effectivement dans les sépultures. Il dit qu’il y a des esprits malins qui, après avoir perdu la beauté et les avantages de leur nature en se plongeant dans les vices, tâchent, pour se consoler, d’y précipiter les autres, et de les éloigner ainsi de Dieu, dont ils se sont séparés par leur révolte. Ce sont eux, ajoute-t-il, qui produisent ce que les magiciens opèrent d’étonnant, qui nous surprennent par leurs enchantements, qui font qu’on voie ce qu’en effet on ne voit point, et qu’on ne voie pas ce qu’on voit ; ils inspirent les prophètes des païens, ils habitent dans leurs temples, ils se glissent quelquefois dans les entrailles des bêtes, gouvernent le vol des oiseaux, président au sort, et rendent des oracles mêlés de plusieurs mensonges. Ce sont eux encore qui troublent la vie et tourmentent les hommes de différentes manières, comme ils sont contraints de l’avouer dans les exorcismes faits au nom du seul et vrai Dieu. Enfin il reproche aux païens de ne punir que les actions criminelles, tandis que chez les Chrétiens on défendait même les pensées mauvaises.