Les Pêches du Challenger/01

La bibliothèque libre.

(1/4)

(2/4)

LES PÈCHES DU CHALLENGER
ASTACUS ZALEUCUS.

Nous ne manquerons pas de tenir nos lecteurs au courant des découvertes les plus curieuses faites dans cette grande croisière scientifique, encore sans précédents dans l’histoire des explorations du monde, quoique les fonds de la mer aient été explorés déjà, et notamment par des savants français[1]. Nous allons inaugurer cette intéressante série en représentant un crustacé aveugle que M. Wyville Thompson nomme l’écrevisse astacus zaleucus. Cet étrange habitant des mers a été découvert à une profondeur de 2 000 mètres, dans les environs de Saint-Thomas (mer des Antilles). Il vit donc dans un milieu où règne une pression de 200 atmosphères. Ce qui rend véritablement remarquable la constitution de cet astacus, ce n’est point seulement tel ou tel détail de son organisme, mais l’absence absolue d’organes visuels. Non-seulement les yeux manquent, mais on ne trouve même pas de traces des pédoncules qui dans les genres analogues portent ces organes. Tout a disparu de la façon la plus complète.

Astacus zaleucus.
Nouveau crustacé aveugle trouvé à 2000 mètres au fond de la mer.
(Grandeur naturelle.)

Il semblerait que les pédoncules ont été extirpés par un très-habile opérateur, qui aurait trouvé qu’un appareil visuel est inutile à un être destiné à vivre dans d’épaisses ténèbres et qui aurait poussé la précaution jusqu’à boucher avec une membrane chitineuse la base des pédoncules extirpés.

Si nous examinons les palpes extérieures de notre écrivisse aveugle, nous trouverons qu’elles sont très-longues, comme il convient à un animal qui se meut dans les ténèbres. Quant au rostre, il est terminé par deux houppes élégamment recourbées et garnies de poils qui doivent servir au tact et lui donner une véritable délicatesse.

Les deux pinces sont inégales, comme il arrive souvent aux homards, mais ce défaut de symétrie ne provient point d’une disposition attaquant la distribution des organes de part et d’autre de la ligne médiane du corps. Peut-être une des pattes a-t-elle été perdue dans une des luttes désespérées de la vie sous-marine. Plus jeune que l’autre, cette pince mineure est encore à l’état rudimentaire. Quoi qu’il en soit, la pince majeure est pourvue de crocs et de dents qui feraient envie à un crocodile. Tout aveugle qu’elle est, l’écrevisse zaleucus doit trouver très-souvent moyen d’assouvir sa voracité aux dépens des innombrables habitants du fond des mers.

salenica varispina.

Ce joli spécimen d’une espèce d’oursin établie par Agassiz a été capturé, le 24 mars, en quittant le port de Charlotte-Amélie (île de Saint-Thomas). Le navire n’avait point encore franchi la passe Culebra, et la mer avait déjà 1 250 mètres de profondeur. Les salenica varispina sont très-répandus dans ces parages intéressants du monde sous-marin, où l’on ne trouve que peu de coraux et très-peu de coquillages. Le fond se compose d’un sable onctueux d’une très-grande finesse, où ils peuvent se mouvoir aisément à l’aide de leurs rayons épineux, dont les développements sont, comme on le sait, très-considérables. Quoique le test globulaire de ce rayonné n’ait qu’un centimètre de diamètre, les grands rayons en ont jusqu’à cinq. C’est seulement du côté de la bouche que ces organes ont des dimensions beaucoup moindres. Tous ces organes, surtout ces derniers, sont remarquables par leurs profondes dentelures.

Dans quelques spécimens on a trouvé des épines légèrement courbes, mais rien n’a justifié l’assertion d’Agassiz qui, d’après l’inspection d’un jeune salenica varispina, prétend que ces étranges organes, qui chez tous les oursins repoussent avec une si merveilleuse facilité, peuvent prendre une forme quelconque. En effet, la majeure partie des épines des individus capturés étaient de même forme. Toutefois on a trouvé quelques rayons ayant une légère courbure. Ceux qui se trouvent dans le voisinage de la bouche ont des dimensions moindres et sont légèrement aplatis en forme de rame, disposition de nature à faciliter la locomotion.

Tous ces rayons sont imperforés, ce qui permet à l’animal d’introduire par de petites ouvertures microscopiques les proies infimes qui viennent se fixer sur ses épines, et dont il fait en quelque sorte son ordinaire. Ce n’est pas, en effet, tous les jours que sa bouche peut lui servir. Elle est cependant placée, comme on le voit, au milieu d’une série de trous par lesquels il peut projeter les bras gélatineux à l’aide desquels il saisit les proies majeures et les applique avec force contre ce que l’on peut appeler ses lèvres.

Salenica varispina.
Trouvé à 1 200 mètres de profondeur.
(Double de grandeur naturelle.)

L’organisation intérieure de cet être étrange ne diffère en aucune façon de celle des oursins que l’on recueille sur les rivages de la Méditerranée. La partie qui serait comestible, s’il valait la peine d’aller les pêcher à une profondeur aussi grande, serait les ovaires, qui laissent échapper des germes en nombre immense. Cette étrange fécondité n’empêche point probablement les oursins de se reproduire par scissiparité. Aussi, comme bon nombre d’individus ont été brisés par les mâchoires de la sonde, on peut supposer que les échantillons prélevés par le Challenger n’ont pas diminué la population sous-marine. Les individus entamés ont peut-être repoussé à l’époque où nous écrivons ces lignes, grâce à une opération analogue à celle que Médée fît subir à son père Jason pour le rajeunir. Pourtant il n’y a rien de certain à cet égard.

Les oursins qui possèdent un anus distinct de la bouche, et situé généralement sur la face opposée, marchent en tête de l’embranchement des rayonnés et sont doués d’une organisation relativement élevée. L’extrême abondance de ces salenica est d’autant plus remarquable que le test lui-même est zébré très-délicatement de bandes rouges et blanches teignant les zones, que l’on nomme ambulacraires et interambulacraires.

Les modifications physiques de l’habitat semblent exercer une influence à peu près nulle sur l’organisation des échidnées en général. C’est ce qui explique que les espèces vivantes offrent tant d’analogie avec celles du monde fossile. Cette race innombrable traverse sans se sentir touchée, les révolutions les plus considérables. Les oursins sont certainement de tous les animaux doués de motilité, ceux qui ont le plus de tendance à se fossiliser. Pendant leur vie, ils ressemblent tant à la pierre que la nature n’a qu’un bien faible effort à faire pour pétrifier leurs cadavres.

La présence de ces salenica varispina dans des fonds de 1 250 mètres est importante à un autre point de vue. Elle montre que quand nos fossiles tertiaires se sont formés, c’était peut-être au sein d’océans d’une profondeur immense.

La suite prochainement. —


  1. Voy. l’Expédition du Challenger.