Les Pamphlets de Marat/Introduction

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Texte établi par Charles VellayCharpentier et Fasquelle (p. v-xiv).

INTRODUCTION

Quand, dès le début de 1789, Marat se jeta dans la bataille révolutionnaire, ce ne fut point par une feuille périodique qu’il manifesta sa pensée, mais par deux brochures politiques, qui parurent à quelques semaines d’intervalle : Offrande à la Patrie, et Supplément de l’Offrande à la Patrie. Cette forme de discussion est donc la première à laquelle il ait songé, et ce ne fut que sous la pression des événements qu’il se décida, au mois de septembre 1789, à donner au public un journal quotidien. Néanmoins, l’Ami du Peuple ne répondait pas à tous les besoins. Hâtivement rédigé, destiné à commenter brièvement les nouvelles du jour, réduit, par son format même, à s’interdire torte discussion trop minutieuse, toute étude trop étendue, il ne remplaçait ni la brochure fortement documentée, ni le pamphlet politique qui, par sa nature et par son but, dépassait les limites étroites d’un article.

C’est pourquoi, tout en assurant, aussi régulièrement que les circonstances le permettaient, la publication de l’Ami du Peuple, Marat continua, de 1790 à 1792, à donner, d’abord dans des brochures assez volumineuses, puis dans de simples placards, ce que son journal ne pouvait pas contenir. Ce fut d’abord, en janvier 1790, la Dénonciation contre Necker, puis, quelques semaines après, l’Appel à la Nation, un peu plus tard la Nouvelle dénonciation contre Necker, et enfin, successivement, une série de pamphlets et de placards, au milieu desquels on voit, avec quelque surprise, resurgir, dans Les Charlatans modernes, l’âpre ennemi de l’Académie des Sciences.

Cet ensemble constitue, à côté et en dehors de l’Ami du Peuple, un tableau assez curieux des batailles qu’a livrées Marat pendant ses quatre années de vie politique. C’est la suite logique et naturelle de ceux de ses écrits antérieurs qui n’ont pas trait à des travaux scientifiques. Les idées et les conceptions déjà exprimées dans Les Chaînes de l’esclavage[1], dans le Plan de législation criminelle[2], dans l’Éloge de Montesquieu[3], circulent encore ici et se manifestent souvent en termes presque identiques. Cette connexion est d’autant plus visible que Marat lui-même ne craint pas de rappeler et de citer ses premières œuvres, de les relier à ses écrits révolutionnaires, de faire état de leurs textes pour soutenir ses thèses et pour mettre en lumière l’unité de sa pensée. Ouvrons le Supplément de l’Offrande à la Patrie, et nous y trouverons un exemple caractéristique de cette préoccupation. L’édition française des Chaînes de l’esclavage n’avait point encore paru[4] et l’édition anglaise, publiée sans nom d’auteur en 1774, restait d’ailleurs à peu près inconnue en France[5]. Marat profita de cet anonymat pour donner, à l’appui d’une idée exposée par lui dans le Supplément de l’Offrande à la Patrie, un long passage des Chaînes de l’Esclavage[6]. Il serait facile d’ajouter d’autres exemples à celui-ci, et de noter, dans les écrits de Marat, cette filiation d’influence, cet enchaînement logique de la pensée politique[7]. Mais ce serait vouloir démontrer l’évidence, et il suffit de rappeler, à cet égard, le soin qu’a pris Marat de ne jamais renier ses œuvres antérieures à la Révolution, mais d’y rattacher au contraire, toutes les fois que l’occasion s’offrait à lui, ses conceptions du moment présent, et de tirer vanité de la hardiesse de ses théories, d’ailleurs toutes pénétrées de la double influence de Montesquieu et de Rousseau.

L’unité de la pensée de Marat, au moins sur les principes, sinon sur les hommes, se manifeste encore si l’on compare certains passages de l’Appel à la Nation avec ce qu’il écrira plus tard sur la nécessité d’un dictateur. Dans l’Appel à la Nation, c’est-à-dire dès les premiers mois de 1790, il écrit[8] : « La censure publique, un tribunal d’État, et un tribun du peuple, un dictateur momentané, pouvaient seuls terminer nos malheurs, nous délivrer des ennemis de la patrie, établir la liberté, et cimenter la félicité publique… » Et, à l’automne de 1792, quand, dans la violente séance de la Convention du 25 septembre, après les lâches reniements de Danton, après la courageuse et habile intervention de Robespierre, Marat prit la parole, ce fut pour rappeler que, sur ce point capital, sa pensée n’avait point varié, ce fut pour dire : « Je crois être le premier écrivain politique, et peut-être le seul en France depuis la révolution, qui ait proposé un dictateur, un tribun militaire, des triumvirs, comme le seul moyen d’écraser les traîtres et les conspirateurs… Mes opinions sur le triumvirat et le tribunat sont consignées dans des écrits signés de moi, imprimés et colportés publiquement depuis près de trois ans…[9] »

Est-ce à dire que, de 1774 à 1792, et même simplement de 1789 à 1792, il soit impossible de discerner, dans les écrits de Marat, des variations importantes ? Évidemment non. Si l’auteur des Chaînes de l’Esclavage est resté fidèle à certains principes, il n’en a pas moins modifié assez sensiblement quelques-unes de ses vues. Or, c’est précisément ici, beaucoup plus que dans l’Ami du Peuple, qu’il faut suivre cette évolution, parce qu’elle est plus explicite, plus claire, plus motivée. À vrai dire, ces transformations atteignent moins les idées que les hommes. Ce qui change, chez Marat, ce sont ses amitiés et ses haines, plutôt que ses conceptions. La marche des événements et les conditions dans lesquelles se développe la Révolution lui permettent de juger les hommes sous un nouveau jour, parce qu’ils sont aux prises avec des circonstances nouvelles. De là des revirements subits, des opinions successives et en apparence contradictoires, des attaques violentes contre les idoles de la veille, et autant d’acharnement dans l’hostilité qu’auparavant dans la louange. C’est ainsi que les premières brochures de cette période, notamment l’Offrande à la Patrie et le Supplément de l’Offrande à la Patrie, contiennent les éloges les plus vibrants de Louis XVI et de Necker. Pour Marat, en 1789, les véritables ennemis de l’État, ce sont les ordres privilégiés, et non le Roi et le premier ministre. « Béni soit le meilleur des Rois ! » dit-il dans l’Offrande à la Patrie[10], après avoir fait des intentions de Louis XVI le tableau le plus séduisant. Et, si la publication des lettres de convocation des États-Généraux le frappe d’une première désillusion, les espérances qu’il a mises en Necker, pour être « un peu moins vives », n’en sont pas encore sensiblement ébranlées : « Il s’en faut de beaucoup, dit-il[11], qu’il soit le maître d’arranger les choses au gré de ses désirs, en butte, comme il l’est, à l’horrible conjuration du Clergé, de la Noblesse, des Parlements et de la Finance. D’ailleurs on lui doit beaucoup de reconnaissance pour la manière dont il remplit tous les devoirs de sa place, et, sans sa vigilance extrême, peut-être la famine aurait-elle désolé la capitale. » Mais, dès la fin de 1789, le charme s’est évanoui tout à fait. Necker ne représente plus à ses yeux qu’un conspirateur, un ouvrier de la misère publique, qu’il convient d’attaquer sans ménagement ni pitié.

Dans cette évolution à la fois si rapide et si complète, on ne saurait du moins reprocher à Marat de manquer de sincérité, car il ne refuse à son lecteur aucune explication, aucune clarté. Il expose avec abondance les raisons de ses doutes, de ses mécontentements et de ses haines ; et, si l’on veut se rendre compte des motifs qui déterminent son attitude, il suffit de faire appel à son témoignage. Le ton calme et grave qu’il garde dans l’Offrande à la Patrie s’aigrit peu à peu, et s’exaspère au contact des événements et au souffle de l’enthousiasme révolutionnaire. Cela suffit pour que les hommes s’effacent à ses yeux, pour que, dans la grande oscillation qui secoue le monde, toutes les amitiés de la veille s’effritent et s’écroulent. C’est ainsi que le jour où Brissot refuse de le suivre dans sa campagne contre Necker et contre la municipalité de Paris, il abandonne délibérément cet ancien ami[12], le considère comme « complaisant ou vendu », et lui reproche jusqu’au style de ses premiers ouvrages[13].

Au reste, s’il sacrifie aussi aisément les amis qui l’ont soutenu dans son âpre lutte contre l’Académie des Sciences, sa rancune contre celle-ci n’en est ni moins tenace ni moins profonde. Les blessures qu’il a ressenties en 1779 et 1780[14] ne sont point encore fermées et ne le seront jamais. Toute l’amertume de ces souvenirs remonte en lui, quand, en 1789, il parle du « despotisme des Académies, toujours occupées à persécuter les talents distingués qui les offusquent, à éterniser les erreurs, à empêcher les vérités nouvelles de percer, à retenir le public dans l’ignorance, et à le priver du fruit des découvertes utiles[15]. » C’est lui-même qu’il dépeint sous les traits de cet « inventeur infortuné qui a sacrifié ses veilles, sa santé, sa fortune à avancer le progrès des connaissances », et qui « s’épuise ensuite sans succès pour tâcher de faire connaître son travail au public », parce que l’Académie « enchaîne et censeurs et journalistes[16] ». Deux ans plus tard, en 1791, ses attaques contre l’Académie des Sciences ne sont pas moins acerbes. Elles sont au contraire plus précises, plus personnelles, elles visent successivement chacun des savants dont Marat a eu à se plaindre et contre lesquels sa haine est plus vivace que jamais. Il fait état des faits dont il a été lui-même témoin ou victime, et dont le souvenir ne s’est point effacé de son esprit au milieu de l’agitation révolutionnaire. Bien plus, cette agitation révolutionnaire lui paraît une circonstance excellente pour remettre au jour tous ses griefs et pour faire condamner par l’opinion publique et par l’Assemblée nationale l’institution qu’il condamne lui-même.

Ainsi, sous des formes diverses, et à des degrés divers, ces pamphlets de Marat offrent un intérêt considérable. Ils occupent, dans l’œuvre du grand polémiste, une place qui est à égale distance de ses ouvrages politiques, fruit d’un long travail, et de ses journaux, feuillets quotidiens hâtivement écrits. Ce sont des œuvres de circonstance, qui n’ont point sans doute l’apparence changeante et désordonnée de l’Ami du Peuple, mais qui n’ont point non plus l’aspect général, définitif et abstrait des Chaînes de l’Esclavage ou du Plan de législation criminelle. Il ne faudrait pas en conclure cependant que ces brochures sont inutiles à l’étude des conceptions politiques de Marat. Jamais peut-être mieux que dans l’Offrande à la Patrie et dans le Supplément de l’Offrande à la Patrie il n’a précisé et expliqué ses vues constitutionnelles. Le cinquième Discours[17] de la première de ces deux brochures est, à ce point de vue, d’une importance toute particulière. Marat y énumère les lois fondamentales du royaume, telles qu’elles devront être établies par les États-Généraux, pour la sauvegarde des droits de la nation. C’est pour lui l’occasion d’indiquer les bases sur lesquelles doivent reposer, à ses yeux, les liberté de l’État : souveraineté législative de l’Assemblée nationale, liberté de la presse, protection des citoyens contre l’arbitraire gouvernemental, publicité des débats judiciaires[18]. Tout cela mérite d’être observé avec attention, si l’on veut comprendre tout à fait le caractère et la pensée de l’Ami du Peuple, car il est impossible de ne pas tenir compte de toutes les idées formulées ici, à la fois pour l’intérêt qu’elles ont en elles-mêmes et pour l’étape qu’elles marquent dans l’évolution politique de Marat[19].

Charles Vellay.

  1. Sur la première édition des Chaînes de l’esclavage, voir plus loin, p. vii, et note 3.
  2. La première édition du Plan de législation criminelle parut à Neuchâtel, en 1780. Cet ouvrage avait été écrit, en 1778, pour une société suisse qui avait demandé le plan d’un code criminel (Cf. p. 5 de l’édition de 1790). Cette première édition est introuvable, et nous ne savons d’elle que ce que Marat a pris soin de nous apprendre, notamment que « tous les exemplaires qui ont passé de la Suisse en France sous le Sieur de Miromesnil, garde des sceaux, ont été cartonnés en cent endroits à cause des opinions politiques de l’auteur. » (L’Ami du Peuple, no 170, du 23 juillet 1790).
  3. Cette œuvre de Marat, restée inédite jusqu’en 1883, consiste surtout en une analyse détaillée et commentée des ouvrages de Montesquieu. Elle ne révèle donc pas un effort bien personnel : mais elle marque du moins l’influence profonde exercée par Montesquieu sur Marat et la liaison qui existe entre certaines idées de l’auteur de L’Esprit des Loix et celles de l’auteur des Chaînes de l’Esclavage.
  4. Elle ne devait paraître qu’en 1793.
  5. Dans la Notice publiée en tête de l’édition de 1793 (pp. 5-12). Marat a raconté l’histoire de cette première édition des Chaînes de l’Esclavage. Il suffit donc de rappeler qu’elle parut à Londres, en un volume in-4o de 259 pages, sous le titre de The Chains of Slavery.
  6. V. plus loin, pp. 67-68, note.
  7. Le passage de l’Offrande à la Patrie (v. plus loin, p. 28) où Marat s’élève contre les « juges à vie » n’est que la répétition, sous une autre forme, d’un passage du Plan de législation criminelle (p. 150-151) où il expose la même idée.
  8. V. plus loin, p. 159.
  9. Discours publié dans le Journal de la République française du 29 septembre 1792.
  10. Voir plus loin, p. 21.
  11. Dans le Supplément de l’Offrande à la Patrie. V. plus loin, p. 53, note.
  12. Sur les relations d’amitié qui existaient entre Brissot et Marat avant la Révolution, voir notamment une lettre de Marat à Brissot dans notre édition de la Correspondance de Marat (pp. 8-10), et une lettre de Brissot à Marat dans la Revue historique de la Révolution française de janvier-mars 1911 (pp. 90-92).
  13. Voir plus loin, p. 187, note : « Ses premiers écrits ne l’avaient pas fait placer dans la classe des écrivains distingués… »
  14. Voir dans la Correspondance de Marat, pp. 24 et suivantes, le récit, fait par Marat lui-même, de ses demêlés avec l’Académie des Sciences.
  15. Offrande à la Patrie ; voir plus loin, p. 25.
  16. Ibid. ; voir plus loin, p. 26.
  17. Voir plus loin, pp. 22 et sq.
  18. Sur ce dernier point, il faut remarquer que, dans son Plan de législation criminelle (pp. 143-144), Marat dit également : « Voulez-vous que le crime soit puni, l’innocence défendue, l’humanité respectée, et la liberté assurée ? rendez la justice en public… Que tout délinquant soit jugé à la face du ciel et de la terre. »
  19. Comme il ne s’agit point ici d’une édition savante ou critique, mais d’une publication qui n’a d’autre but que de répandre des textes presque introuvables en éditions originales, nous n’avons point conservé les formes archaïques de l’orthographe. Quant aux notes qui se trouvent jointes au texte, les unes sont de Marat, et portent toujours une mention indiquant leur auteur ; les autres, qui ne portent point d’indication, sont de nous.