Les Pamphlets de Marat/L’Ami du Peuple aux Français patriotes

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Texte établi par Charles VellayCharpentier et Fasquelle (p. 297-300).

L’AMI DU PEUPLE AUX FRANÇAIS PATRIOTES

(10 août 1792)

Peu de jours après la publication des Charlatans modernes, le 14 septembre 1791, Marat, résolu à quitter la France, se rend à Clermont en Beauvaisis, et de là à Amiens. Mais, revenant sur sa détermination, il est de retour à Paris le 27 du même mois. Le 15 décembre suivant, il cesse la publication de l’Ami du Peuple, et ne la reprend que le 12 avril 1792, sur les instances du club des Cordeliers et d’autres sociétés patriotiques. Dénoncé à l’Assemblée nationale, à la séance du 3 mai, et décrété d’accusation, pour le numéro 645 de son journal, Marat en continue néanmoins la publication, avec une brève interruption du 15 juin au 7 juillet. Mais les événements se précipitent. Le 10 août lui donne l’occasion de publier, indépendamment de son numéro quotidien, une brochure de 7 pages : L’Ami du Peuple aux Français patriotes[1].

Mes chers compatriotes,

Un homme qui s’est longtemps fait anathème pour vous, s’échappe aujourd’hui de sa retraite souterraine pour tâcher de fixer la victoire dans vos mains.

Jaloux de vous prouver qu’il n’est pas indigne de votre confiance, permettez-lui de vous rappeler qu’il est encore sous le glaive de la tyrannie, pour vous avoir dévoilé les affreuses machinations de vos atroces ennemis.

Il vous a prédit que vos armées seraient conduites à la boucherie par leurs perfides généraux, et trois honteuses défaites ont signalé l’ouverture de la campagne ; il vous a prédit que les barrières du royaume seraient livrées à l’ennemi, et déjà l’ennemi s’est emparé pour la deuxième fois de la ville de Bavai ; il vous a prédit que la majorité pourrie de l’Assemblée Nationale trahirait éternellement la patrie, et la perfidie de ses deux derniers décrets, en mettant le comble à l’indignation publique, a enfin amené les cruels mais trop nécessaires événements de ce jour.

Il vous a prédit que vous seriez éternellement vendus par vos infidèles agents, les fonctionnaires, jusqu’à ce que vous fissiez couler le sang pour sauver la patrie, et vous venez de mettre le sceau à cette triste vérité.

Mes chers concitoyens, croyez-en un homme qui connaît toutes les intrigues et complots des complots, et qui, depuis trois années, n’a jamais cessé de veiller à votre salut.

La glorieuse journée du 10 août 1792 peut être décisive pour le triomphe de la liberté, si vous savez profiter de vos avantages. Un grand nombre des satellites du despote a mordu la poussière, vos implacables ennemis paraissent consternés, mais ils ne tarderont pas à revenir de leurs transes et à se relever plus terribles que jamais. Souvenez-vous de la procédure du Châtelet sur les événements des 5 et 6 octobre. Tremblez de vous laisser aller à la voix d’une fausse pitié. Après avoir versé votre sang pour tirer la patrie de l’abîme, tremblez de devenir les victimes de leurs sourdes menées, tremblez de vous voir arracher de vos couches dans les ténèbres de la nuit par une soldatesque féroce, et d’être jetés dans des cachots où vous serez abandonnés à votre désespoir, jusqu’à ce qu’ils vous fassent périr sur l’échafaud.

Redoutez la réaction, je vous le répète, vos ennemis ne vous épargneront pas, si le dé leur revient. Ainsi point de quartier, vous êtes perdus sans retour, si vous ne vous hâtez d’abattre les membres pourris de la municipalité, du département, tous les juges de paix antipatriotes, et les membres les plus gangrenés de l’Assemblée Nationale ; je dis de l’Assemblée Nationale, et par quel funeste préjugé, quel fatal respect seraient-ils épargnés ? On ne cesse de vous dire que toute mauvaise qu’elle est, il faut se rallier autour d’elle. C’est prétendre qu’il faut se rassembler sur la mine couverte sous vos pas, et remettre le soin de vos destinées à des scélérats déterminés à consommer votre ruine ; considérez que l’Assemblée est votre plus redoutable ennemie ; tant qu’elle sera sur pied, elle travaillera à vous perdre ; et aussi longtemps que vous aurez les armes à la main, elle cherchera à vous flatter et à vous endormir par de fausses promesses ; elle machinera sourdement pour enchaîner vos efforts, et lorsqu’elle en sera venue à bout, elle vous livrera au glaive des satellites soudoyés : souvenez-vous du Champ-de-Mars.

Personne plus que moi n’abhorre l’effusion du sang ; mais pour empêcher qu’on en fasse verser des flots, je vous presse d’en verser quelques gouttes. Pour accorder les devoirs de l’humanité avec le soin de la sûreté publique, je vous propose donc de décimer les membres contre-révolutionnaires de la municipalité, des juges de paix, du département, et de l’Assemblée Nationale. Si vous reculez, songez que le sang versé dans ce jour le sera en pure perte, et vous n’aurez rien fait pour la liberté.

Mais, sur toutes choses, tenez le roi, sa femme et son fils en otage, et jusqu’à ce que son jugement définitif soit prononcé, qu’il soit montré chaque jour quatre fois au peuple. Et comme il dépend de lui d’éloigner pour toujours nos ennemis, déclarez-lui que si sous quinze jours les Autrichiens et les Prussiens ne sont pas à vingt lieues des frontières pour n’y plus reparaître, sa tête roulera à ses pieds. Exigez de lui qu’il trace de sa main ce terrible jugement, et qu’il le fasse passer à ses complices couronnés : c’est à lui à vous en débarrasser.

Emparez-vous aussi des ex-ministres, et tenez-les aux fers.

Que tous les membres contre-révolutionnaires de l’État-major parisien soient suppliciés, tous les officiers anti-patriotes expulsés des bataillons ; désarmez les bataillons pourris de Saint-Roch, des Filles-Saint-Thomas, de Notre-Dame, de Saint-Jean-en-Grève, des Enfants-Rouges. Que tous les citoyens patriotes soient armés, et abondamment pourvus de munitions.

Enfin, faites rapporter le décret qui innocente le perfide Mottier : exigez la convocation d’une Convention nationale pour juger le roi et réformer la constitution ; et surtout que ses membres ne soient pas nommés par un corps électoral, mais par les assemblées primaires.

Faites décréter le renvoi immédiat de tous les régiments étrangers et suisses, qui se sont montrés ennemis de la Révolution.

Enfin, faites mettre à prix par l’assemblée de vos atroces oppresseurs les Capets fugitifs, traîtres et rebelles. Tremblez, tremblez de laisser échapper une occasion unique, que le génie tutélaire de la France vous a ménagée pour sortir de l’abîme et assurer votre liberté.

Paris, 10 août 1792.
Marat, l’ami du peuple.

  1. In-8o ; s. l. n. d. ; à la p. 7, cette mention : « De l’Imprimerie de Marat ».