Les Pamphlets de Marat/Les Charlatans modernes

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Texte établi par Charles VellayCharpentier et Fasquelle (p. 255-296).

LES CHARLATANS MODERNES

(Septembre 1791)

Marat a raconté lui-même, notamment dans une lettre à son ami Roume de Saint-Laurent, le 20 novembre 1783[1], la guerre acharnée que lui firent les savants de son temps. D’où venait cette hostilité ? Marat en donne plusieurs raisons. La première, c’est, à l’en croire, la nature et la portée de ses expériences sur la lumière et sur le feu, qui ne tendaient à rien moins qu’à détruire des théories admises sans conteste. « Admettre la vérité de mes expériences, dit-il, c’était reconnaître qu’ils [les académiciens] avaient travaillé pendant quarante ans sur de faux principes, aveu qui regardait particulièrement la classe des géomètres et des astronomes ; aussi forma-t-elle contre moi une terrible cabale[2]. » Une seconde raison, c’est que l’Académie des Sciences avait été profondément blessée de la réponse de Marat à une démarche qui tendait à le faire entrer dans le sein de l’Académie. Marat avait répondu qu’il « ne s’était pas encore consulté sur cet article », réponse qui fut interprétée comme un refus dédaigneux.

Quoi qu’il en soit, un fait demeure certain : c’est que l’Académie des Sciences, et la plupart des autres savants, firent sur les travaux de Marat un silence systématique. Celui-ci en conçut un ressentiment qui ne s’apaisa jamais. Le pamphlet qu’il publia, en 1791, sous le titre Les Charlatans modernes, était, il le dit lui-même, écrit depuis longtemps. Quand, dans sa séance du 14 août 1790, l’Assemblée nationale manifesta l’intention de s’occuper de la réforme des Académies, Marat publia, dans L’Ami du Peuple du 17 août, quelques fragments de son manuscrit resté encore inédit. Enfin, le 9 septembre 1791, L’Ami du Peuple annonçait, pour le lendemain, la publication d’une brochure intitulée : Les Charlatans modernes, ou Lettres sur le Charlatanisme académique, publiées par M. Marat, l’ami du peuple[3].

Notice de l’éditeur

Ces lettres n’étaient pas destinées à voir le jour ; et sans doute elles seraient encore déposées au sein de l’amitié, si la mort n’avait enlevé leurs auteurs.

Elles contiennent des faits piquants dont la malignité abusera peut-être : je me serais fait une loi de les supprimer, s’ils n’étaient étroitement liés à beaucoup d’autres qu’il importe au public de connaître.

Quoiqu’écrites depuis quelques années, elles n’en sont pas moins nouvelles. Le sort des sociétés littéraires, dont l’Assemblée nationale va s’occuper, ajoute encore à leur intérêt.

Qu’on ne me demande pas qui a tenu la plume ; c’est un secret que je garderai toujours, l’honneur m’en fait un devoir. Dans un siècle qu’on nomme celui de la philosophie, et au milieu d’une nation que se dit libre, croira-t-on que c’est un crime de dévoiler le charlatanisme académique, et d’éloigner l’époque de la barbarie, que les adeptes en crédit s’efforcent de ramener !

Lettre première

On répète de toutes parts que ce siècle est celui de la philosophie ; mais, cher Camille, quel contraste entre nos prétentions ridicules et notre stupide crédulité ! Jamais on n’entendit tant vanter nos lumières, et jamais on ne vit tant de visionnaires, tant de dupes. Depuis plusieurs années, le peuple de tous les rangs ne court-il pas, à l’envi, après d’effrontés jongleurs, ne se fait-il pas gloire de s’attacher à leur char ?

En dépit des philosophes de nos jours, non, il n’est point de progrès pour la raison humaine : l’expérience des pères est perdue pour leurs fils ; et chaque individu, partant toujours du même point d’ignorance, ne s’instruit qu’à ses dépens.

Dans les classes inférieures de la société, les connaissances se bornent à quelques procédés mécaniques et aux moyens de se tirer de la misère.

Dans la classe mitoyenne, elles se rapportent à quelque profession, quelqu’art, quelque science, et aux moyens de prendre ses avantages avec adresse.

Dans les classes supérieures, elles ont pour objet l’art de plaire, de parvenir, de jouir, pour ne rien dire de l’art des expédients.

Ainsi, dans tous ces classes, l’éducation tend presque uniquement à exercer les organes, à cultiver la mémoire, à étouffer le naturel, ou à former l’âme à la dissimulation, à l’astuce, à l’intrigue.

Restent donc ceux en qui les lumières semblent concentrées, et qui s’érigent en précepteurs du genre humain : mais pour un sage, que d’hommes vains et superficiels !

Que sera-ce d’une nation légère, chez laquelle les prétentions tiennent lieu de mérite ; chez laquelle l’esprit dispense de jugement ? À peine quelque préjugé est-il détruit par le temps, qu’on le voit remplacé par d’autres. Qu’y avons-nous gagné ? Nous ne croyons plus en Dieu ; mais nous croyons au diable : nous nous moquons des martyrs, et nous révérons les magiciens ; nous rions des mystères, et nous redoutons les prestiges ; nous jouons les esprits forts, et nous sommes des illuminés.

Après cela, est-il étrange que le public soit la dupe éternelle des imposteurs ? N’en doutons point ; telle est sa sottise, que, pour le prendre sans cesse au piège, il suffit d’en changer le nom. Pour favoriser les succès de l’imposture, à ces vices d’éducation se joignent quelquefois des causes accidentelles. Si on recherchait avec soin celle de la crédulité, qui déshonore la génération présente, peut-être la trouverait-on dans la préférence marquée que les sciences ont obtenue sur la littérature. Celle-ci, s’efforçant d’instruire et de plaire, cherche à parler au cœur et à la raison : celles-là, ne voulant qu’endoctriner, disposent à l’amour du merveilleux. L’étude de la nature, si simple dans ses moyens, si féconde dans ses résultats, offre une infinité de phénomènes surprenants, qu’il n’est pas aisé d’éclaircir : ne pouvant les ramener à des causes naturelles, on leur en suppose de merveilleuses, et si les hommes ne peuvent pour toujours se défendre de cet écueil, que feront des écrivains médiocres, et cette foule d’écrivains ignares qui ne cessent de barbouiller du papier, sur la physique, l’histoire naturelle, la chimie ? Crois-moi, Camille, les savants ont si souvent gâté le jugement des amateurs, en les accoutumant au merveilleux et à un jargon vide de sens, que c’est à qui l’emportera en stupidité ; et par une suite nécessaire de cette malheureuse disposition d’esprit, plus un ouvrage est inintelligible, plus il est en possession de plaire.

On objectera peut-être que Mesmer et Cagliostro ont trouvé plusieurs suppôts dans l’Académie française et n’en ont pas trouvé un seul dans l’Académie des sciences. Mais on ne fait pas attention que l’Académie des sciences compte au nombre de ses membres les médecins les plus accrédités de la capitale : et tu conçois ce que peut la jalousie de métier : on ne fait pas attention non plus que l’Académie des sciences est composée d’adeptes de tout genre ; et tu conçois ce que peut la crainte d’être éclipsé. On ne fait pas attention encore que les membres de l’Académie française, qui se sont rangés sous les étendards de nos jongleurs, sont eux-mêmes de grands magiciens : le plus zélé disciple de Mesmer est un enchanteur de cour ; et la plus triste victime de Cagliostro est un prélat qui a travaillé au grand œuvre. Enfin on ne fait pas attention que tous les enthousiastes qui ont pris la plume se sont efforcés de faire passer les prestiges du Mesmérisme à la faveur des prodiges de la nature : c’est de l’émanation de la lumière des astres radieux qu’ils ont conclu l’influence des planètes sur les corps sublunaires ; et c’est de l’action invisible de l’aimant qu’ils ont conclu la réalité du magnétisme animal.

Ainsi, l’étude des sciences, qui procure si rarement de vraies lumières, traîne presque toujours à sa suite la crédulité et la superstition ; preuve évidente qu’elle ne convient pas à la multitude.

Mais ce n’est pas de Mesmer et de Cagliostro, que tu veux être entretenu ; leur règne est fini, et ils sont presque oubliés : c’est d’une autre espèce de charlatans, toujours au milieu de nous, courant les cercles, encensés par les trompettes de la renommée, engraissés par le gouvernement, et dévorant, dans l’oisiveté et les plaisirs, la substance du malheureux artisan, du pauvre laboureur.

Lettre II

Tu n’es pas du nombre de ces frivoles déclamateurs, qui se récrient sans cesse contre le goût des siècles passés pour les sciences spéculatives. Mais, cher Camille, si tu prends la peine d’examiner cette foule d’opinions erronées et absurdes qui déparent les sciences exactes elles-mêmes ; ces rêveries publiées tour à tour sur l’histoire naturelle, la chimie, la physique ; cette foule de systèmes qui s’entredétruisent réciproquement : tu seras surpris de la confiance de ces Messieurs dans les lumières du siècle, et des compliments sans fin qu’ils se font sur les progrès de la raison, sur le règne de la vérité. Peut-être seras-tu tenté de croire qu’il y a moins d’erreurs, moins de sottises dans les romans mystiques des Scot et des Malebranche, que dans les romans scientifiques des Wilcke, des Scheele[4], des Crawfort[5], des Kerwan, des Volta, des Lavoisier, etc.

La manie des systèmes s’est également emparée de tous les savants ; mais elle ne donne pas la même allure aux chimistes et aux physiciens. Tandis que les derniers s’efforcent de ramener à un seul agent tous les phénomènes de la nature, les premiers multiplient ces agents à l’infini ; ils prennent pour principes simples les résultats de la résolution des mixtes, et comme ces résultats varient avec les substances qui les ont fournis, ils en font des éléments différents. À quel nombre prodigieux n’ont-ils pas porté les acides, et à quel nombre prodigieux ne portent-ils pas les gaz aériformes ?

Si tu parcours la multitude des volumes publiés depuis quinze ans sur ces gaz, tu y chercheras vainement des expériences saillantes ; mais tu y verras dix mille petits faits qu’ils ont retournés de toutes les manières, et dont ils ont presque toujours tiré des inductions contradictoires.

D’ailleurs, dans leurs écrits, pas un principe lumineux, pas une loi certaine, pas une conséquence exacte, pas un phénomène bien vu. Aussi leurs sublimes découvertes se réduisent-elles à confondre tous les êtres, et à replonger dans les ténèbres les matières les mieux éclaircies.

La foule des littérateurs qui barbouillent du papier n’est peut-être pas moins formidable : mais leur manie est presque sans conséquence pour le gros des lecteurs, dont le bon sens et un certain goût naturel suffisent pour garantir de la séduction : au lieu qu’en fait de sciences, tout lecteur qui n’est pas profondément instruit, est fait pour être dupe. Au demeurant, je ne sais si l’on peut se flatter de voir jamais les sciences fixées ; d’un côté, les phénomènes nouveaux ; de l’autre côté, l’amour-propre des auteurs, doivent faire innover sans cesse. Il en est des sciences comme des modes, elles éprouvent de perpétuelles révolutions. Nous nous occupons aujourd’hui à réchauffer les idées occultes des scholastiques ; et après bien des siècles de recherches, nous voilà enfin ramenés au point d’où nous sommes partis.

Lettre III

Ce serait un beau spectacle, que celui d’une société de sages, unis par les liens de l’estime et de l’amitié, cultivant de concert les sciences, accueillant les vérités nouvelles, propageant les découvertes utiles ; conservant le dépôt des connaissances certaines, consacrant à la patrie le fruit de leurs travaux ; tous animés du même zèle, tous heureux du bien qu’ils auraient fait !

On applique aux compagnies savantes ce touchant tableau ; j’en cherche partout le modèle, et ne le trouve nulle part. Je ne sais si pour notre repos l’illusion d’un esprit borné à qui l’ignorance rend tout croyable, ne serait pas à préférer cent fois à cette vue saine et ferme d’un esprit éclairé à qui rien n’en impose : mais est-on le maître de sa façon de voir ? Que te dirai-je ? l’image d’un bien qui n’est pas me fait doublement sentir le mal qui est, et la perte des avantages dont nous sommes privés.

Tu es étonné de cette légion de savants, vrais ou faux, que le gouvernement entretient à grands frais, et du peu de progrès que les sciences font parmi nous. Tu ne conçois pas que la seule académie de Paris, qui jamais ne fit rien pour l’honneur de la nation, coûte annuellement dix fois plus à l’État que tous les grands hommes qui illustrèrent le règne de Louis XIV. Tu te récries que l’on accumule sur la tête d’un académicien oisif, plusieurs pensions, dont une seule suffirait à l’entretien d’un homme de lettres laborieux. Tu t’indignes de ce que, pour gorger ces gens-là, on crée même en leur faveur des charges sans emplois[6], et qu’on y attache de gros honoraires. Enfin, tu gémis de ce qu’on arrache le pain à des malheureux, pour le donner à des saltimbanques, tels qu’un Charles[7], un Pilastre[8], un Blanchard[9], ou à des vils intrigants, tels qu’un Morelet[10], un Faujas[11], un Moreau[12], et tu as très fort raison.

À quoi bon, demandes-tu ensuite, cette multitude d’académies dont le royaume fourmille, et qu’ont-elles fait jusqu’ici pour justifier leur institution ? Ne confonds pas, de grâce, les académies de provinces avec les académies de la capitale. Les premières sont des associations formées par la vanité de petits importants qui cherchaient à jouer un rôle, et par l’ennui de petits amateurs qui ne savaient comment tuer le tems. Mais les dernières sont des enfants de l’orgueil des ministres de nos rois. De graves politiques les ont regardées comme des excroissances nécessaires dans un grand empire, ne fût-ce que pour servir au faste du monarque. J’aurais moins de peine à être de leur avis, si ces excroissances de la tête ne contribuaient pas à exténuer tout le corps.

Mais les abus dont tu te plains ne sont pas les seuls. De toutes ces sociétés instituées pour perfectionner les connaissances humaines, sache qu’il n’en est pas une seule qui aille au but de son institution, pas une seule qui n’ait une marche opposée. Sans doute, les efforts des savants, qui travaillent au bien de la société, ne doivent pas rester sans récompense : mais pour apprécier leur mérite, il faut des connaissances qu’un ministre n’a point, et ne doit point avoir. Pour répandre avec discernement les grâces du prince, la seule règle à suivre serait de ne les accorder qu’à ceux dont les travaux ont procuré quelque avantage réel à la nation : encore ces grâces doivent-elles surtout consister en distinctions glorieuses, monnaie qui n’épuise pas l’État, et qui a tant de prix aux yeux des belles âmes, quand on sait en être avare.

Sois-en sûr : un simple cordon blanc avec une flamme couleur de feu, surmontée de ces mots au génie dont on décorerait de trois en trois ans le savant qui l’aurait le mieux mérité, opérerait plus de prodiges en France que tout l’or du monde. Mais enfin, s’il est indispensable qu’un savant ait de quoi vivre et de quoi travailler, que sa pension ne s’étende qu’au simple nécessaire, et qu’une petite somme une fois payée, le mette en état de se procurer les instruments dont il a besoin. Lui donner davantage c’est manquer le but ; c’est éteindre les talents, au lieu de les encourager.

Tu te récries contre le traitement des gens de lettres ; que serait-ce si tu parlais des dons immenses faits aux intrigants de toute espèce, aux sangsues de la cour ? Il serait à souhaiter pour le bonheur des nations, que les rois partageassent tes sentiments. Ils frémiraient en réfléchissant aux suites funestes de ces profusions[13] scandaleuses qui ne se font jamais qu’aux dépens d’une foule de malheureux, sur lesquels pèsent toutes les charges de l’État. Dix mille livres, oui, dix mille livres prodiguées à un seul individu, jettent dans le désespoir vingt pères de famille, qu’elles forcent d’abandonner la charrue, et d’aller attendre le passant au coin d’un bois, pour avoir un morceau de pain à donner à leurs enfants.

Au reste, on a grand soin de donner le change au public sur le traitement de nos académiciens ; car ce n’est pas aux talents, comme on voudrait le faire croire, que toutes les grâces s’accordent : ils ne sont tout au plus que le prétexte dont on se sert pour les solliciter. Le gouvernement s’occupe fort peu des sciences, moins encore de la manière de les encourager : que de fats lettrés se bouffissent en parlant des emplois qu’ils occupent, dont le monarque n’entendit jamais le nom !

Eh ! qui ignore que les faveurs dont on comble ces intrigants, ont presque toujours leur source dans les petites passions d’un ministre sans pudeur, toujours prêt à les satisfaire aux dépens du trésor public. Nouveaux Arétins, on enchaîne quelquefois leur plume, ou on fait mouvoir leur langue, je le sais : mais combien doivent leur fortune au petit manège de leurs chastes moitiés[14] ? Si tu en voulais des exemples, je t’en citerais plus de quatre.

Enfin, il semble que le public, par ses sots préjugés, soit de moitié avec le gouvernement pour éteindre dans le cœur des académiciens jusqu’à l’envie de se distinguer. Et de fait, quel motif les porterait à consacrer leurs veilles au travail ? La gloire ? Elle n’est pas faite pour leurs petites âmes. — Le désir d’être considérés ? Mais peu leur importe de s’attirer la considération à titre de savants, s’ils en jouissent déjà à titre d’académiciens ; et s’ils obtiennent, par leur manège, des honneurs qui ne devraient être la récompense que des talents et du génie.

Lettre IV

Tu connais fort bien, dis-tu, qu’il n’est aucune académie qui aille au but de son institution ; mais tu ne vois pas également qu’elles aient toutes une marche opposée. Je ne vois pas, à mon tour, ce qui t’arrête.

Tu conviendras, cher Camille, que donner aux académiciens au delà du nécessaire, c’est leur donner le désir de jouir : c’est leur inspirer le goût de la dissipation ; c’est en faire des fainéants, des parasites, des piliers de théâtre[15].

Trop heureux encore, si la plupart de ces Messieurs se bornaient à ne rien faire ; mais comme il faut bien qu’ils aient l’air de faire quelque chose, ils se mettent de temps en temps à barbouiller du papier. Ainsi, au lieu de nous instruire, ils nous ennuient et nous égarent, si même ils ne nous plongent dans un abîme d’erreurs, plus funestes cent fois que l’ignorance dont ils prétendent nous tirer. La preuve en est facile : mais il faut la développer.

Qui en doute ? Les sciences ne font des progrès que par les recherches de quelques hommes isolés, que le ciel daigne de temps en temps accorder à la terre, car la multitude de ceux qui s’en mêlent leur nuit bien plus qu’elle ne les sert : d’abord ils n’éclaircissent rien, puis ils embrouillent tout, ils confondent tout ; et quand on parviendrait à se mettre à couvert de leurs erreurs, le temps employé à lire leurs tristes productions n’est-il pas irrévocablement perdu pour l’étude de la nature ? À peine la vie entière suffirait-elle à la lecture des différentes collections académiques ; si toutefois l’ennui qu’elles inspirent laisse le courage de les parcourir. Après cela, qu’attendre de ces doctes sociétés, dont le nombre, en tout pays, paraît s’accroître chaque jour ?

Par quelle fatalité, cher Camille, n’en retire-t-on aucun des avantages qu’on semblait s’en promettre ? Tu le sais, il règne dans la culture des sciences un désordre trop peu senti, mais trop général pour ne pas s’opposer à leur avancement commun : celui d’être presque toujours cultivées séparément. Or, tant que le physicien, le chimiste, le mathématicien, l’astronome, le métaphysicien, l’anatomiste, etc., travailleront chacun de leur côté, les sciences ne feront jamais un corps de doctrine complet.

Sans doute rien ne leur ferait faire des progrès plus rapides que les efforts réunis d’un grand nombre de savants : mais faut-il beaucoup de sagacité pour sentir que des hommes aussi bornés que le sont ceux du vulgaire académique, presque tous circonscrits à un petit cercle d’idées, peu doués de l’esprit d’observation, méconnaissant l’art des expériences, et s’essayant sans cesse sur des sujets rebattus, ne peuvent rien pour l’avancement de nos connaissances. Au surplus, qu’on ne s’y trompe pas, il n’est de vraie réunion de lumières qu’entre hommes qui cultivent les mêmes branches : et un chimiste, un géomètre, un mécanicien, seront toujours des êtres isolés, lors même que leurs trois têtes seraient réunies sous un seul bonnet. Il suit de là que les différentes classes qui composent une académie, n’ont rien de commun entre elles, et que leurs connaissances ne sont pas plus concentrées dans le corps, que si chacune était transportée dans un autre monde ; je le répète, il n’est point de vraie réunion de lumières, tant que les sciences qui se prêtent de mutuels secours, sont cultivées séparément : pour les réunir, il n’est donc qu’un moyen, c’est d’être cultivées par la même tête. En convenant que les associations académiques ne peuvent rien pour les progrès des lumières qui résultent du concours des différentes sciences, on inférera sans doute que chaque science du moins doit beaucoup gagner par la réunion des membres qui la cultivent, et que c’est avec sagesse que les sociétés savantes se sont partagées en différentes classes pour cultiver séparément chaque branche. Mais pour qu’une science gagnât quelque chose au concours des membres qui la cultivent, il faudrait qu’ils concourussent de bonne foi à l’étendre. Le supposer, c’est leur faire plus d’honneur qu’ils ne méritent. Rien ne les porte à ces concours, ou plutôt tout les éloigne : éloignement qui a son principe dans le cœur même de l’homme. Ainsi loin de travailler à finir ce qu’un autre a commencé, chacun s’isole et recommence l’ouvrage ; il n’est pas jusqu’au plus piètre auteur qui ne soit jaloux de ses piteuses productions, et comme il ne s’agit plus que de n’être pas confondu dans la foule, au lieu de chercher à mieux faire que les autres, on se contente de faire différemment. Manie funeste, devenue la source intarissable de ce déluge d’écrits futiles et ridicules, dont nous sommes inondés, et qui finiront par nous ramener à la barbarie.

Voilà des défauts essentiels de toute association nombreuse, parce qu’ils tiennent à l’ignorance de la multitude : en voici qui découlent de ses penchants.

Il en est des sciences comme de la vertu, rarement les aime-t-on pour elles-mêmes ; et de fait, elles n’ont rien d’assez attrayant pour séduire, pour inspirer un goût soutenu, et le tourner en passion : aussi n’y a-t-il guère que les avantages qu’on en retire qui puissent engager à les cultiver.

Ces avantages dérivent de l’estime attachée aux succès. On croirait d’abord qu’ils se bornent à la gloire ; mais ils s’étendent à la fortune : or, si toutes deux ont des charmes, la première seule, faite pour transporter les grands hommes, touche assez peu les auteurs de nos jours. Tu l’as dit, il est rare que les hommes de génie courent après la fortune ; n’aspirant qu’à la gloire, ils tremblent que ce cher objet de leurs vœux ne leur échappe, et ils sacrifient leurs jours à s’en rendre dignes. Sans jalousie, sans intrigue, sans manège, ils ne songent pas même à répandre leurs ouvrages, à propager leurs découvertes : mais les petits auteurs, qui n’ont rien à perdre, tirent parti de tout ; sentant qu’ils n’ont aucun droit à la gloire, ils se bornent à faire du bruit pour accrocher de l’argent ; ainsi, non contents de ne mettre au jour que des erreurs ou des sottises, ils travaillent encore à empêcher que la lumière ne perce, et ils passent leur vie à faire préconiser leurs tristes productions ou à dénigrer celles des autres. Ainsi, quoique les penchants du cœur humain soient au fond les mêmes, la mesure des talents met une prodigieuse différence entre les hommes. Dans ceux à qui la nature a prodigué ses dons, les inclinations les plus nobles, l’élévation d’âme, la simplicité de mœurs, la droiture, la franchise, naissent du besoin de la gloire. Dans ceux pour qui elle a été avare de ses dons, les penchants les plus vils naissent de l’amour de l’or ; et le déguisement, l’hypocrisie, l’astuce, le charlatanisme, tristes filles de la nécessité, se sentent de leur basse origine.

Qu’en conclure ? Que les récompenses pécuniaires dont on comble aujourd’hui les académiciens, n’ont pas peu contribué à multiplier les mauvais auteurs, à en faire des intrigants.

Lettre V

Autrefois les charlatans lettrés ne connaissaient d’autre moyen de nuire à leurs adversaires que la satyre ; ils déchiraient sans ménagement les écrits qui les chagrinaient : l’attaque nécessitait la défense, et du choc des opinions jaillissait souvent la vérité. Ainsi l’envie tournait presque toujours au profit des lumières.

Aujourd’hui, cher Camille, les auteurs, plus adroits, se gardent bien d’attaquer les productions qui leur font ombrage ; ils savent que ce serait fixer sur elles l’attention du public ; ils se contentent donc de les faire annoncer avec dédain dans les journaux, ou d’empêcher qu’elles n’y soient annoncées. Tel est le charlatanisme des académiciens modernes.

Mais quand ces MM. seraient aussi délicats qu’ils le sont peu, ils ne seraient guère moins persécuteurs : par cela seul qu’ils manquent de génie, par cela seul qu’ils sont vains.

Quoique toujours partagés d’opinions, ils n’en sont pas moins jaloux à défendre leurs systèmes particuliers. Comme ils ne se maintiennent en crédit qu’avec peine, plus ils sont pauvres, plus ils sont attachés au peu qu’ils ont ; les éclipser, c’est attenter à leur existence : le moyen qu’ils ne s’irritent pas contre tout ce qui blesse leur amour-propre, et qu’ils ne se réunissent pas contre tous ceux qui osent douter de leur infaillibilité ! Aussi les académies sont-elles toujours prêtes à s’élever contre les innovations, et à faire une guerre sourde aux découvertes brillantes : au lieu d’être le refuge des vérités nouvelles, elles deviennent l’asile des vieux préjugés ; et tel est ce vice inextricable de leur organisation, qu’il n’est rien qu’elles ne mettent en usage pour s’opposer au triomphe des réformateurs.

Malgré ce désordre général, le mal ne serait pas sans remède, si la critique, cet art précieux d’apprécier les productions scientifiques, continuait de nous éclairer. Mais depuis longtemps elle a disparu du milieu de nous ; et les Ménage, les Le Clerc, les Bayle, etc., ne sont guère remplacés que par de vils folliculaires qui trafiquent sans pudeur de leurs injures ou de leurs éloges : or, qui ignore leur asservissement à tout ce qui s’appelle académie ?

Quant à la littérature, le charlatanisme, je le sais, n’a pas si beau jeu ; du moins, le règne de l’erreur est-il de plus courte durée ; les mauvais ouvrages tombent presque toujours d’eux-mêmes et les ouvrages médiocres sont bientôt réduits à leur juste valeur, malgré les efforts des intrigants intéressés à les préconiser : car le public a toujours assez de lumières pour les juger par lui-même, et c’est là un des grands avantages du littérateur sur le savant.

L’artiste est encore plus favorisé. Dans les arts il semble qu’il ne faut que des yeux : le beau frappe l’homme même le plus borné ; sensible à ce qui lui plaît, il laisse éclater les impressions qu’il éprouve, et il applaudit avec transport au talent qui les lui procure.

Mais en fait de sciences, le public est aveugle, sourd et muet. Ne pouvant s’en rapporter à lui-même, il n’est que l’écho des faux oracles qu’on lui dicte : car c’est le sort du novateur de n’avoir pour juge que ses adversaires. Aussi les savants ne se corrigent-ils de rien ; dans le temps même qu’ils déplorent la persécution exercée contre un grand homme, ils la renouvellent contre un autre.

Tel a été, tel est, et tel sera toujours le sort des hommes de génie qui ont devancé leur siècle, de déplorer toute la vie l’aveuglement de la génération présente, et de n’obtenir justice que des générations futures[16].

De ces associations d’hommes vains et bornés, que doit-il donc résulter dans un pays où la presse n’est pas libre, où l’intrigue tient lieu de talents, et où le gouvernement, peu accoutumé à rechercher le mérite, n’est pas même en état de le distinguer ? La décadence des lettres et le bouleversement des sciences. Je ne crains pas de le dire, si les choses continuent sur le même pied, nos arrière-neveux ne pourront pas s’enorgueillir d’un seul auteur qui sache lire.

Lettre VI

Pourquoi, diras-tu sans doute, ravaler si fort les compagnies savantes ? Un avantage du moins qu’on ne peut leur contester, c’est l’encouragement qu’elles offrent au mérite.

Je sais qu’on fait sonner bien haut ces prix qu’elles distribuent chaque année, avec tant d’appareil : loin d’applaudir à cet usage, je ne connais rien de plus décourageant, de plus ridicule, de plus mal imaginé.

Ces prix sont offerts au mérite, j’en conviens ; mais ils ne sont guère accordés qu’à l’intrigue : il faudrait arriver de l’autre monde pour prétendre que les académies sont les seules associations où l’on ne connaisse pas le commérage ; quant à moi, je sais un peu à quoi m’en tenir.

Crainte qu’on ne les accusât de partialité, elles sont convenues que leurs propres membres ne pourront point concourir pour les prix qu’elles viendront à proposer ; mais le diable n’y a rien perdu : car ceux d’entre eux qui ne sont pas voués à l’oisiveté, font proposer dans l’étranger la question qui leur plaît : et comme ces confréries se tiennent toutes par la main, l’académicien de Paris se fait couronner à Berlin ou à Pétersbourg ; tandis que l’académicien de Pétersbourg ou de Berlin se fait couronner à Paris.

Que s’ils renoncent à la gloire d’auteur, ce qui leur arrive assez souvent, le mérite n’y gagne rien à les avoir pour juges : voici, cher Camille, quelques petites anecdotes qui te donneront une idée de l’intégrité de ces arbitres suprêmes des talents et du génie.

En 1779, le fils[17] d’un notaire de Paris engagea l’académie des sciences à proposer un prix sur l’indigo, il en fit les frais, concourut, fêta ses commissaires, et se fit adjuger la couronne.

Ce fait est de notoriété publique. En voici de moins connus.

En 1783, une académie de province proposa un prix sur la culture des mûriers. Elle reçut plusieurs mémoires, très faibles, à l’exception d’un seul qui venait de Montpellier. Mais comme c’était chose arrangée entre les commissaires chargés du rapport, que la couronne serait décernée à un compère qu’ils protégeaient : que firent-ils ? la chose du monde la moins honnête, mais la plus ordinaire ; ils communiquèrent le mémoire jugé digne de leurs suffrages à leur protégé : cet habile homme le fondit sans façon dans le sien, et fut proclamé vainqueur.

En 1785, une autre académie[18] de province fut engagée à proposer une question d’optique, relative au système des couleurs. La pauvre académie se trouva fort embarrassée ; mais il n’y avait pas moyen de reculer. Un seul de ses membres connaissait les mots de réflexion, réfraction, réfrangibilité, rayons hétérogènes, et avait quelquefois touché à un prisme : il fut chargé du rapport. Dès lors, souverain dispensateur de la compagnie, mais peu jaloux de la gloire de ses confrères, il forma le noble projet de s’approprier la médaille : il brocha donc un mémoire où il copia tout Newton, il le mit sous un nom emprunté, fit un rapport, s’y donna mille éloges, et s’adjugea le prix. En publiant sa décision, la docte assemblée avait affecté un ton de jactance, et s’était engagée à justifier son jugement. Comme cette pièce triomphante ne paraissait point, un physicien qui avait concouru publia son mémoire, invita l’auteur couronné à en faire autant, épilogua le rapport, et prit la liberté de se moquer un peu de ses juges. Sensibles au ridicule dont il les avait couverts, ils interpellèrent leur factotum ; son petit manège fut dévoilé, et l’histoire porte qu’il en a payé la folle enchère.

Ainsi malgré toutes les précautions prises pour faire croire à leur impartialité, tu vois, cher Camille, que ces Messieurs adjugent souvent à l’ignorance la palme du savoir, sans doute pour ne pas démentir le vieux adage : sic vos, non vobis.

Mais je veux que la cabale n’approche jamais du sanctuaire des sciences ; quel attrait peuvent avoir pour un auteur délicat des récompenses distribuées par des juges ignorants, incapables le plus souvent d’entendre les ouvrages qu’ils couronnent ?

Leurs pompeux programmes ont aussi quelquefois de quoi amuser. Je ne te dirai rien des généreux sacrifices d’une Société hollandaise, qui proposait[19] gravement un prix de 30 ducats à quiconque établirait une manufacture d’acier qui rivalisât avec celles d’Angleterre, c’est-à-dire à quiconque serait d’humeur de dépenser 300 000 livres pour gagner 100 écus.

Je ne te dirai rien non plus d’un prix de 240 livres, offert par l’Académie royale des sciences de Paris[20], à qui « construirait dans le canal de la Manche, une espèce de rade flottante, où les vaisseaux battus de la tempête pussent trouver un refuge assuré » : programme qui annonce la profondeur du jugement de la compagnie. Je ne parlerai que du prix de 12 000 livres qu’elle vient de proposer pour le perfectionnement du flintglass, et c’est assurément le plus considérable qu’aucune société savante ait jamais proposé : les sots peuvent admirer la magnificence ; les sages riront de la mesquinerie. Quand on propose des recherches dispendieuses, dont la gloire ne saurait être la récompense du succès, le moins qu’on puisse faire, c’est d’indemniser des frais de l’entreprise.

Pour le même objet, les Anglais ont proposé un prix de 1 000 guinées : encore ne demandaient-ils pas le secret de l’artiste qui aurait réussi, et lui accordaient-ils un privilège exclusif pour trente années, ce qui équivalait à une espèce de fortune. Quant à nous, nous ne saurions rien faire de grand, malgré tant de sottes dépenses. Qui le croirait ? Nous donnons en retraite des pensions de 60, 80, 100 000 livres à un déprédateur qui a ruiné l’État ; et nous accordons une gratification de 300 livres à un homme de génie qui illustre la nation.

Au demeurant, ne gênons point l’industrie ; donnons liberté entière aux talents ; honorons le mérite ; respectons le génie, et nous n’aurons que faire de prix académiques pour voir de grandes choses éclore parmi nous.

Lettre VII

Tu conviens de la justesse de mes observations, et tu essaies de pallier les inconvénients ; tu cherches de petits remèdes. Les Académies, dis-tu, sont encore éloignées du point de perfection dont elles seraient susceptibles, parce que le bien ne s’exécute pas comme il s’imagine : mais tu crois qu’elles y parviendront enfin, et que l’étendue de nos connaissances ne prouvera pas toujours l’abus que nous en aurons fait. Erreur, erreur, cher Camille ; organisés comme ces corps le sont, seraient-ils susceptibles de réforme ? Le bien qu’ils opèrent est presque nul ; le mal qu’ils font est extrême ; les régler est chose impossible, il faudrait les anéantir.

Tu te flattes que lorsque les princes voudront le bien de leurs peuples, ils aimeront les sciences, et qu’alors il leur sera facile de les porter au comble de la gloire en réservant leurs bienfaits aux talents distingués, au génie. — Les princes songer aux sciences ! Que tu es enfant ! Ah ! ils ont bien d’autres occupations.

L’extension de leur autorité, les projets ambitieux, les impôts, les intrigues des cabinets, les tracasseries de leurs favoris, les vains honneurs, la chasse, les fêtes voluptueuses : voilà, voilà leur grande affaire ; tout le reste n’est rien à leurs yeux.

Et quoi ! diras-tu, ne fondent-ils pas à l’envi des Académies ? Vraiment oui ; mais une académie est pour un roi ce qu’une bibliothèque est pour un financier, un meuble à la mode dont il ignore l’usage, et partant[21] qu’il faut avoir.

Au reste, quand il s’en trouverait quelques-uns qui songeraient à faire fleurir les sciences, ne faut-il pas y être versé soi-même pour apprécier le mérite de ceux qui les cultivent : et comment prétendre que les princes s’occupent jamais de pareils objets ? Comment le désirer, tant qu’il leur reste à établir le règne de la justice, à rendre leurs peuples heureux ?

D’ailleurs, quand ils auraient toutes les connaissances qu’ils n’ont pas, comment déterreraient-ils le mérite, réduits comme ils le sont à s’en rapporter là-dessus aux fripons qui les entourent, et toujours dupes des intrigants qui ont su arriver jusqu’à eux. Malgré son génie, Frédéric II ne l’a-t-il pas été toute la vie, de Voltaire, de d’Alembert, etc. ? Catherine Alexiewna ne l’a-t-elle pas été de d’Alembert, de Diderot ; ne l’est-elle pas encore de Marmontel, de Condorcet ?

Mais Louis XIV ? — Louis XIV n’était pas meilleur juge. Il savait seulement que les gens de lettres sont les trompettes de la renommée, et il voulait se faire célébrer par ceux qui avaient eux-mêmes quelque célébrité ; aussi, crainte d’en oublier aucun, versa-t-il souvent ses bienfaits sur ceux qui en étaient le moins dignes. Ouvre la liste des pensions données par Colbert, tu y trouveras Cottin à côté de Boileau, Pradon à côté de Racine, Chapelier[22] y est même traité de premier poète de la nation. Toutefois c’était alors le bon temps, et pour les ministres éclairés, et pour les auteurs célèbres. Juge le beau jeu qu’ont les Pradons, les Cottins et les Chapelains d’aujourd’hui.

Laisse là les vains rêves. Tout irait bien, Camille, si la plume était réservée aux hommes de génie, aux esprits créateurs, seuls en état de faire de grandes découvertes, de créer des ouvrages originaux, de fixer les sciences et de les porter à leur point de perfection. On conclura peut-être qu’il faut en interdire l’usage à ces hommes médiocres, à ces ignorants qui veulent à toute force nous endoctriner ; mais comme la chose est impraticable, et comme personne au monde n’a même le droit d’attenter de la sorte à leur liberté, je ne vois d’autre moyen que d’ériger un tribunal sévère d’hommes instruits et d’hommes intègres, devant lequel le beau et le bon seul trouve grâces, si tant est que de tels hommes ne soient pas eux-mêmes impossibles à trouver[23].

Je t’annonçais dans ma dernière la décadence prochaine des lettres et le bouleversement des sciences, suite infaillible de la démangeaison d’écrire et du charlatanisme des auteurs en crédit. Cher Camille, ce moment est déjà arrivé ; il y a longtemps que nous n’avons plus Montesquieu, nous venons de perdre Rousseau, Buffon nous échappe. Et que nous reste-t-il aujourd’hui pour remplacer Molière, Racine, La Fontaine, Boileau, Bossuet, Fénelon ? Un Marmontel, un Lemierre, un Garat, un Beaumarchais[24] !

Et ne crois pas que nous soyons plus riches en savants ! À quelques novateurs près, qui viennent de paraître sur l’horizon, je n’en connais aucun qui ait du génie. Tristes reliquiæ Danaum.

Lettre VIII

Tu ne me laisses pas respirer avec tes questions éternelles : permets, Camille, que je te demande relâche, et que sans donner le change à ta curiosité, je la tienne quelque temps en haleine.

Hier j’allai passer un quart-d’heure au grand club où tant de sots tiennent bureau d’esprit. J’y trouvai une nombreuse compagnie, divisée en petits pelotons ; je m’approchai d’une croisée où siégeait le plus bruyant. Apprenez, Monsieur, que j’ai l’honneur d’être de l’Académie des sciences, disait (en ajustant sa perruque) un vieillard vêtu de noir. — Hé ! que prétendez-vous en conclure, lui répondit un jeune homme, en relevant sa culotte ; que vous êtes infaillible, sans doute ? Mais apprenez à votre tour que, loin de croire à l’infaillibilité de l’Académie, je ne crois ni à ses lumières, ni à sa judiciaire. Qu’il y ait encore dans ce bas monde des hommes instruits, judicieux, profonds, des génies créateurs, des sages ; c’est ce que l’on ne saurait nier, sans un peu d’humeur ; mais ils sont très clairsemés comme ils le furent de tout temps ; et à coup sûr on ne les ira point chercher dans votre corps. — Bravo, bravo ! s’écria d’une voix glapissante un ample abbé ; parbleu, elle l’a bien fait voir à la manière dont elle a reçu mon ouvrage. — Que diable voulez-vous, répliqua le voisin, vous avez tort d’être venu si tard : trente ans plus tôt, toute l’Académie était cartésienne, et elle faisait la guerre à Newton ; aujourd’hui elle est newtonienne, et elle fait la guerre à Descartes. — Tout est de mode, opinions et systèmes, comme vous voyez, reprit le jeune homme en s’adressant au vieillard ; mais puisque les contraires ne peuvent exister à la fois, vous conviendrez. Monsieur, que ceux qui composaient alors l’Académie étaient grossièrement dans l’erreur, ou que ceux qui la composent aujourd’hui s’abusent étrangement ; néanmoins, elle se crut toujours infaillible, et toujours elle prétendit décider. Mais s’abuser sur un point de physique, qui n’est pas au-dessus de notre portée, n’est-ce pas être incapable de l’examiner, de l’éclaircir ? Que pensez-vous de l’induction ? Je crois peu nécessaire d’en appeler ici aux annales historiques de la compagnie. Qui ignore qu’elle ne pensa jamais par elle-même ? Quelque système qu’elle ait affiché, toujours elle fit le triste rôle d’écho : se traînant de fort loin sur les traces des grands hommes, qui, bien ou mal, ont endoctriné le monde, elle ne s’attacha même à leur char qu’après être lasse de les persécuter. Voilà donc ces oracles qu’on voudrait nous faire révérer. Ils peuvent abuser le stupide vulgaire : mais quelle confiance pourraient-ils inspirer à l’homme qui réfléchit ? Au demeurant, pour cultiver les sciences avec succès, il faut un grain de philosophie, jamais il n’y en eut moins dans vos têtes académiques. Pour elles, la chimie, l’astronomie, la physique, ne sont qu’un tissu d’illusions, de merveilleux, de prodiges. On y voit le feu à la glace, l’eau changée en air et devenue le plus admirable des combustibles ; les couleurs produites par un nombre infini de rayons colorés et néanmoins insuffisant pour former toutes les teintes connues ; le cours des astres s’altérant à la longue, et ayant besoin d’être réformé, comme si un ouvrier maladroit eût construit le monde, ou qu’il fût conduit par l’aveugle destin.

Encore si ces Messieurs se contentaient de rêver ! mais malheureusement ils veulent agir ; et vous avez là un bel échantillon de leur savoir-faire. Il tenait à la main le Journal de Paris où l’on rend compte de la malheureuse catastrophe arrivée à Essone[25]. Vraiment, ajouta-t-il, nous avions grand besoin que ces bienfaiteurs de l’humanité s’étudiassent à renchérir sur la poudre à canon ! Comment leur cœur compatissant a-t-il pu en former l’idée ? Comment leurs mains innocentes ont-elles pu se prêter à ce cruel ministère ? Mais que dis-je ? La voix de la nature avait beau retentir à leurs oreilles : hypocrites sans pudeur, ils multipliaient leurs funestes essais, tout en déclamant contre cette invention meurtrière. Ce qui me confond, c’est qu’ils trouvent toujours quelque bas valet pour donner le change au public, et tourner à leur gloire jusqu’à leur ineptie ; écoutez le journaliste vanter leur courage héroïque, et voyez-les fuir à l’approche du danger ; puis s’égayer à table ; tandis qu’un malheureux ouvrier victime de leur délire est écrasé par une explosion terrible contre un mur, et rend l’âme dans les tourments. Après cela, vantez-nous leur dévouement à la patrie, à la gloire du monarque, et comblez de nouveaux bienfaits ces héros magnanimes qui s’exposent généreusement à tant de périls.

Il y eut ici un moment de silence : l’homme en habit noir se gratta l’oreille, prit son chapeau et disparut. Je passai dans un autre coin de la salle, je m’assis auprès de deux hommes en redingote et en grand chapeau ; ils s’entretenaient, tête à tête, et j’entendis une nouvelle discussion.

Tout est prostitution dans la vie, disait l’un à voix basse : les princes prostituent la puissance ; les ministres, l’autorité ; les magistrats, la justice ; les riches, la fortune ; les savants, la science ; les philosophes, la raison.

Et vous, répliqua l’autre, vous prostituez votre parole : quand je pense au tour infernal que vous m’avez joué, j’en frémis de rage. Que diable voulez-vous, reprit le premier ? le public est si sot et les académiciens sont si vains, qu’un journaliste ne peut se dispenser d’un peu de déférence. Vous savez qu’ils ont parmi eux des hommes en place… Plaignez-moi, continua-t-il d’une voix pateline, c’est le malheur des temps. Il n’est plus de Boileau, et je n’ai nulle envie de le faire revivre.

Je m’éloignai un peu, et je demandai le nom de ce personnage. C’est un des actionnaires du Journal de Paris, répondit quelqu’un, et j’entendis le nom de Cadet le Vidangeur[26]. Point, point, me dit à l’oreille un homme blême ; ce n’est pas là ce plat intrigant, parvenu aux dignités que dispense la police, en flairant les garde-robes du petit Le Noir, et en prophétisant sur les symptômes de sa maladie, après avoir pris langue avec un valet. Vous demandez qui est ce papa joufflu ? Vous ne connaissez donc pas le manufacturier de l’Encyclopédie ? Sa femme qui est connaisseuse, prétend qu’il n’est bon à rien. Mais s’il passe condamnation avec elle, il prend bien sa revanche avec le public. Il y a quelques années qu’ayant formé le projet Je lever sur les benêts du royaume une contribution de quatre millions, il pria le directeur de la librairie d’accepter cent mille écus, pour fermer la bouche aux critiques regnicoles : puis il annonça l’entreprise d’un chef-d’œuvre en cent volumes in-4o ; il répandit cent mille prospectus où les éloges ne furent pas oubliés, il mit à l’œuvre cinquante génies à neuf livres par jour ; et maintenant il empoche l’argent des amateurs curieux de l’immortel ouvrage. Ce qui n’est pas si sot pour le fils d’un Germanique.

Las d’entendre des choses faites pour noircir l’esprit, je m’approchai d’un groupe où l’on riait beaucoup, et je vis pérorer un enfant de six pieds, les mains sur le poêle ; il livrait combat aux Turcs et anéantissait leurs armées en deux phrases. « Voyez-vous d’abord, criait-il à tue-tête, gnia qu’à les attaquer par la tingente, et se mettre en rond, parce que ce rond ne touche la perpendiculaire que par un point, et dame faut voir comme, en tournant, ça vous les balaye. » — On en était aux éclats, quelqu’un battit des mains ; il prit cette explosion de gaîté pour des applaudissements, il se rengorgea et poursuivit en ces mots. — « Dame, Messieurs, je suit un gaillard qui entan ça ; mon inducation t’a coûté za ma mère plus de mille louis, et tel que vous me voyez, j’ai t’essuié zun cour d’argèbre au lycée, dans la rue Saint-Honoré, et deux cour de chimie au jardin du roi, dessous M. Fourcroi, ous qui parle de l’oxigeaine. » — Voilà un jeune homme qui fait honneur à ses maîtres, dit un plaisant, assis près de moi. À ces mots, les éclats de rire recommencèrent, et je quittai la place.

Lettre IX

Je promenais ce matin au Palais-Royal avec l’Anglais. On lui avait donné rendez-vous au grand club, il m’y entraîna. J’y retrouvais l’antagonisme[27] de l’homme en habit noir, occupé à lire une gazette ; je me plaçai à côté de lui, et j’engageai la conversation. — « J’ai eu grand plaisir, lui dis-je, à vous entendre haranguer l’un de MM. de l’Académie des Sciences ; mais vous ne me paraissez pas trop de leurs amis. » — Je leur rends la justice qu’ils méritent ; je n’ai rien contre eux personnellement, depuis que Jean-Rond[28] n’est plus[29]. — « Eh ! que vous a fait ce Jean-Rond ? » — Ce qu’il m’a fait ? Un mal dont mon cœur gémit encore. Ligué avec Voltaire, Diderot, La Harpe, Marmontel, etc., ce lâche diffamateur m’a enlevé mon ami, mon maître, Rousseau, le plus grand homme qu’aurait produit le siècle, si Montesquieu n’eût pas existé. Offusqués de l’éclat de son génie, ils se sont étudiés à le tourmenter tant qu’il a vécu, ils l’ont fait mourir de douleur, et ils ont cherché à ternir sa réputation après sa mort. — Je connais, lui dis-je, la Genéviade de Voltaire, la Lettre de d’Alembert à Rousseau, le philosophe J.-J. de Marmontel, et les notes de la vie de Sénèque par Diderot, écrits pleins de fiel et dictés par l’envie : le public ne les a vu paraître qu’avec indignation, et ils auraient suffi pour couvrir d’opprobre leurs auteurs, s’ils avaient eu quelque chose à perdre. Mais détrompez-vous, ils n’ont porté aucune atteinte à la réputation de Rousseau ; elle va toujours en augmentant, au lieu que celle de ses détracteurs tombe chaque jour. Celle de Voltaire a déjà baissé de moitié, D’Alembert et Diderot ont eu la douleur de survivre à celle qu’ils avaient usurpée. La Harpe et Marmontel n’en ont jamais eu qu’une assez mince. Ôtez les petits contes du dernier et la noire tragédie du premier, ils n’ont mis au jour l’un et l’autre que des avortons, semblables à ces femmes infécondes, qui font tous leurs efforts pour avoir un héritier, et qui n’ont plus ensuite que des fausses couches. Quoi qu’il en soit, la réputation de Rousseau sera éternelle, et si elle pouvait encore augmenter, elle recevrait aujourd’hui un nouvel éclat ; car c’est à lui surtout que nous devons l’heureuse révolution qui se prépare dans le gouvernement : si cet illustre philosophe revenait à la vie, il triompherait de voir comment ses leçons ont fructifié parmi nous ; et si la mort n’avait enlevé Voltaire, D’Alembert et Diderot, témoins de son triomphe, ils mourraient de douleur. Jugez des angoisses qu’il doit causer au fretin encyclopédique. — Je vois bien, reprit-il, que vous ignorez le coup qu’ils ont porté à sa mémoire. — J’ai ouï dire qu’ils ont insulté à ses cendres dans le parc d’Hermenonville. — Non, non, sachez qu’ils ont falsifié ses Confessions ; et que, pour mieux le diffamer, ils y ont intercalé tous les traits dont la lecture révolte. — Ce que vous dites là paraît violent : non que je ne les croie capables des dernières noirceurs ; mais encore faut-il des preuves, quand on se permet de pareilles imputations. — L’ouvrage en offre mille aux yeux d’un lecteur qui connaîtrait Rousseau comme je l’ai connu. Je ne vous parlerai pas de la maladie qu’il contracta pour avoir fait chambrée… ni de l’anecdote de la cuillère… Je ne vous parlerai ni de la scène des Tuileries, ni de celle de Notre-Dame ; je ne vous parlerai que de celle du ruban, et de celle des amours de madame de Varens. Quelque absurdes que soient les premières, elles n’annoncent que des faiblesses dont un jeune homme dans le besoin n’est pas toujours exempt ; mais celle du ruban décèle la noirceur d’âme d’un scélérat endurci dans le crime ; et peut-on en soupçonner le cœur d’un homme sensible : peut-on en soupçonner le cœur de Rousseau ? L’histoire de madame de Varens porte encore l’empreinte de la falsification, toutes les autres anecdotes ne tombaient que sur lui, et il était le maître d’exposer au grand jour ses faiblesses : mais qu’à l’âge de la sagesse il ait de gaîté de cœur sacrifié une femme aimable, dont il n’avait jamais eu à se plaindre, dont il avait toujours eu à se louer, et qui lui avait servi de mère ; que de sang-froid il se soit couvert d’un crime dont il avait tant d’horreur, c’est ce qui n’entrera jamais dans l’esprit d’un homme sensé, d’un homme qui a vécu avec l’auteur d’Émile. — J’avoue que voilà des raisons bien fortes. — Elles ne sont pas les seules. Vous n’ignorez pas qu’il passe pour constant qu’il a remis à diverses personnes des copies de ses Confessions ; on nomme même un gentilhomme d’Édimbourg et un membre du Parlement d’Angleterre : j’ai été aux informations pendant dix années, et il ne s’est pas encore trouvé un seul homme nanti de ce prétendu dépôt. Qu’en penser ? si ce n’est que c’est là un bruit répandu par ses ennemis pour accréditer leurs impostures ; car après avoir intercalé ces anecdotes scandaleuses dans ses Confessions, après avoir répandu le bruit qu’il en existait diverses copies, le moyen de soupçonner que tant de personnes se soient accordées pour les falsifier ? et comment n’y pas ajouter foi, tant qu’elles n’auront pas été démenties par ces prétendus dépositaires ?

On dit aussi que deux notaires de Paris ont entre leurs mains ce prétendu dépôt. Comme on ne les nomme pas, je n’ai pu aller à la source : mais quand il existerait, je n’en serais pas surpris ; il est si facile à des intrigants de s’arranger à cet égard. Pour y croire, il faudrait une preuve irrésistible qu’il a été fait par Rousseau, c’est-à-dire que le manuscrit fût tout entier de sa main, car il n’avait point de copiste ; et comme son écriture m’est connue, je suis bien sûr qu’on ne m’en imposerait pas. »

Nous en étions là, lorsqu’un garçon du café nous fit passer Le Porteur d’eau[30]. — Est-il possible, s’écria mon homme, qu’il y ait des écrivains assez peu sensés pour nuire à la cause publique par des pasquinades ? Il faut avoir bien peu de ressources dans l’esprit pour donner à de bonnes choses un cadre aussi ridicule ! — Vous savez l’offre du clergé et de la noblesse, dit un voisin nouvelliste, c’est admirable, parbleu, c’est admirable. — On peut encore, répondit mon homme, attendre d’eux quelques généreux sacrifices : mais c’est un sacrifice généreux de la finance et du Parlement que je serais curieux de voir. Si l’État n’avait pour se libérer d’autres ressources que leurs dons gratuits, je crois qu’on serait réduit à porter la couronne au Mont-de-Piété.

L’Anglais que j’aperçus au bout de la salle, me fit signe ; j’allai le rejoindre, et il me conduisit chez sa belle cousine, où nous avons dîné.

Lettre X

Tu me demandes des renseignements sur l’Académie royale des sciences ; parce qu’ayant beaucoup vécu avec ses membres, personne, dis-tu, n’est plus en état que moi de t’en donner d’exacts : mais tu devrais savoir aussi que personne n’aime moins que moi ces sortes de détails, et tu as besoin de toute ma complaisance pour n’être pas refusé.

Ainsi que les autres corps, l’Académie des sciences a ses mœurs, ses usages, son régime, ses maximes et sa politique, dont aucun membre ne peut s’écarter sans se rendre suspect à tous les autres : mais laissons là ce qu’elle a de commun avec les autres sociétés savantes, pour ne parler que de ce qui la caractérise.

Elle a pris pour symbole un soleil radieux, et pour devise, cette modeste épigraphe : Invenit et perfecit ; non qu’elle ait jamais fait aucune découverte, ou qu’elle ait jamais rien perfectionné ; car il n’est sorti de son sein qu’une lourde collection de mémoires avortés[31], qui servent quelquefois à remplir un vide dans les grandes bibliothèques. En revanche, elle s’est assemblée 11 409 fois ; elle a publié 380 éloges, et elle a donné 3 956 approbations, tant sur de nouvelles recettes de fard, de pommades pour les cheveux, d’emplâtres pour les cors, d’onguents pour les punaises, que sur la forme la plus avantageuse des faux toupets, des têtes à perruque, des canules de seringue, et sur mille autres objets de pareille importance : travaux glorieux, bien faits pour nous consoler des sommes immenses qu’elle nous coûte annuellement.

Prise collectivement, elle doit être regardée comme une société d’hommes vains, très fiers de s’assembler deux fois par semaine, pour bavarder à leur aise sur les fleurs de lys : ou, si tu l’aimes mieux, comme une confrérie d’hommes médiocres, sachant peu de choses, et croyant tout savoir, livrés machinalement aux sciences, jugeant sur parole, hors d’état de rien approfondir, attachés par amour-propre aux anciennes opinions, et presque toujours brouillés avec le bon sens.

Elle est divisée en plusieurs classes, dont chacune se met sans façon au-dessus de toutes les autres, et fait bande à part.

Dans leurs séances publiques et particulières, ces classes ne manquent jamais de se donner réciproquement des marques d’ennui et de mépris. Il y a plaisir à voir les géomètres bailler, tousser, cracher, ricaner, lorsqu’on y lit un mémoire de chimie ; et les chimistes ricaner, cracher, tousser, bailler, lorsqu’on y lit un mémoire de géométrie.

Si chaque classe en use de la sorte, les individus ne s’y traitent pas mieux ; et les confrères se prodiguent charitablement cent épithètes gracieuses. Condorcet[32] est appelé le faquin littéraire ; Rochon[33], le paysan parvenu ; Lalande[34], le chat des gouttières ; Lavoisier, le père éternel des petites maisons ; Cadet[35], le torche-cul des douairières[36]. Voilà, cher Camille, quelques échantillons de cette tendre fraternité dont ils font parade.

Toujours divisés entre eux, s’ils se réunissent quelquefois, c’est pour accabler l’auteur de quelque découverte, à laquelle ils n’ont pu atteindre. Ainsi, à la vue des menées qui déshonorent ces oracles privilégiés des sciences, en comparant leurs beaux discours à leurs vilains procédés, leur feint respect pour la vérité à leur acharnement pour l’erreur, on aurait peine à concilier ces étranges contrariétés, si on ignorait qu’à leur intérêt près, rien ne les touche, que la crainte d’être éclipsés.

Venons à la politique de la compagnie.

Pour se donner du crédit, elle admet dans son sein les hommes en place ; et pour se donner du relief, elle y reçoit les étrangers de mérite, et dont la réputation est faite.

Crainte de mourir tout entière, elle a pour principe de se reproduire de ses cendres ; car chaque membre est ordinairement remplacé par un élève.

Si quelque nouveau venu se présente, la flagornerie seule peut lui ouvrir les portes ; et comme les confrères ne sont pas ennemis de la bonne chère, ils donnent toujours la préférence aux favoris de la fortune.

Pris individuellement, ils se ressemblent tous. Faux amants de la vérité, apôtres sincères du mensonge, adorateurs de la fortune ; peu appliqués, peu instruits, peu dociles ; mais très dissipés, très présomptueux, très entêtés, ils sont curieux de distinctions et passionnés pour l’or ; ils ont le même ton, les mêmes principes, la même allure, les mêmes procédés, et rien au monde ne ressemble plus à un académicien qu’un autre académicien.

Lettre XI

Tu veux donc à toute force des particularités sur chacun de ces Messieurs ? Depuis vingt ans que je les vois, j’ai eu le temps de les connaître à fond, et je pourrais au besoin les peindre trait par trait : mais crainte de médire, je me contenterai de te parler de ceux qui se distinguent le plus dans chaque classe.

Mathématiciens. Au nombre des meilleurs sont Laplace, Monge et Cousin[37] : espèces d’automates, habitués à suivre certaines formules, et à les appliquer à l’aveugle, comme un cheval de moulin à faire certain nombre de tours avant de s’arrêter.

Monge est célèbre par son bonheur : car c’est être heureux que d’avoir obtenu la place d’examinateur des élèves du génie, pour avoir appris à compter au maréchal de Castries.

Cousin est illustre par son physique de crocheteur et un estomac de fer.

Laplace est fameux par sa jolie moitié, et surtout par sa vue de lynx ; il a vu, à travers une couche de 15 000 lieues d’épaisseur, que le noyau de la terre est d’une densité moyenne.

Chimistes. Les plus vantés sont Sage[38], Beaumé[39], Cornette[40], infatigables manipulateurs, auxquels le ciel accorda le talent d’humecter, de sécher, de calciner, de dissoudre, de décanter, et auxquels il refusa celui de bien voir et de bien raisonner.

Tu connais Beaumé par son vin de groseilles, Cornette par sa belle expérience d’Essonne, Sage par son beau laboratoire, ses petites manipulations, et son babil éternel.

Mais il fallait placer à la tête Lavoisier, le père putatif de toutes les découvertes qui font du bruit[41]. Comme il n’a point d’idées en propre, il s’arrange de celle des autres : mais ne sachant presque jamais les apprécier, il les abandonne avec autant de légèreté qu’il les a prises, et il change de systèmes comme de souliers. Dans l’espace de six mois, je l’ai vu s’accrocher, tour à tour, aux nouvelles doctrines du feu principe, du fluide igné, de la chaleur latente. Dans un espace plus court encore, je l’ai vu s’engouer du phlogistique pur et le proscrire impitoyablement. Il y a quelque temps que, d’après Cavendish, il trouva le précieux secret de faire de l’eau avec de l’eau. Ensuite, ayant rêvé que ce liquide n’est que de l’air pur et de l’air inflammable, il le métamorphosa en roi des combustibles. Si tu me demandes ce qu’il a fait pour être tant prôné, je te répondrai qu’il s’est procuré 100 000 liv. de rentes, qu’il a donné le projet de faire de Paris une vaste prison, et qu’il a changé le terme d’acide en celui d’oxygène, le terme de phlogistique en celui d’azote, le terme marin en celui de muriatique, le terme nitreux en ceux de nitrite et nitrate. Voilà ses titres à l’immortalité. Fier de ses hauts faits, il s’endort maintenant sur ses lauriers, tandis que ses parasites relèvent jusques aux nues, et que son petit disciple Fourcroy fait les quatre coins de Paris pour propager ces belles découvertes.

Astronomes. Ils ont à leur tête Cassini[42] et Lalande[43].

Lalande, non moins fameux par sa galanterie grotesque, sa fureur de prophétiser[44], que par son acharnement contre les novateurs. Comme il ne fait point de découvertes, il ne veut pas que les autres en fassent. Tu ne me demanderas pas sans doute à quelle hauteur vont ses talents : tu n’as pas oublié qu’il en fit preuve au sujet de la fameuse comète de 1774.

Je ne connais Cassini que par ses commentaires sur les étoiles doubles et les étoiles colorées[45]. Il y a loin, dit-on, de lui à Dominique, son aïeul, et je l’accorde : ce qui démontre assez clairement qu’il n’en est pas d’une race d’astronomes transportée en France comme d’une race de chiens de chasse.

Physiciens. Petits amateurs à grandes prétentions, parmi lesquels on compte Rochon et Leroi.

Rochon n’inventa jamais rien ; mais il a le mérite de s’approprier les inventions d’autrui. À peine eut-il entendu parler du micromètre à deux prismes de Maskeline, qu’il s’en attribua l’invention. À peine eut-il entendu parler de la lunette aquatique de l’architecte de Calscroon, qu’il s’en attribua l’invention. Il ne dédaigne même aucun genre de gloire. Un habile ouvrier lui avait fait une lunette passable, et vite il s’attribua l’honneur de l’avoir construite. Un pauvre ouvrier lui avait soudé des morceaux de verre, comme il en soudait pour les lunettes ; et vite il s’attribua l’application de ce procédé à l’optique. Cher Camille, il faut bien lui pardonner sa nullité, en considération de son envie de bien faire.

À l’égard de Le Roi, c’est le répertoire ambulant de toutes les erreurs, de toutes les sottises, de toutes les extravagances physiques, publiées depuis deux siècles. Prodige de curiosité autant que de mémoire, on ne fesse pas un chat à l’un des bouts de la capitale, qu’il ne soit de la fête. Le talent de se multiplier, qu’il possède si éminemment, lui a valu l’emploi honorable de factotum de sa compagnie, et il s’en acquitte à ravir. Ses amis les plus familiers ne savent s’il aime autant la flagornerie que la table ; et c’est là un problème que je n’ai pas la présomption de vouloir résoudre. En attendant la solution, voici ses titres à la célébrité. Depuis trente ans il a rédigé, vaille que vaille, 233 rapports ; il a fait 850 fois antichambre chez les hommes de la cour : il a dîné 1 119 fois en ville ; et il a eu 1 119 indigestions.

Tels sont les coryphées de l’Académie. Sois content, cher Camille, et n’en demande pas davantage ; tu connais, comme moi, le romancier de l’Atlantide, et il y aurait conscience à te parler des autres.

Observation de l’éditeur

Quoique la lettre suivante ne soit pas de la même plume, je me fais un devoir de l’insérer ici, parce qu’elle contient des faits piquants, très propres à faire sentir la parfaite inutilité des sociétés scientifiques, et à dévoiler le charlatanisme effronté de leurs membres.

Lettre XII

Il n’est que trop vrai, Monsieur, que les académies n’ont jamais fait de découvertes, bien que leurs membres se soient souvent approprié celles des autres. Je pourrais, à ce sujet, vous citer cent traits d’infidélité de MM. les Académiciens de Paris, cent abus de dépôt, cent inventions revendiquées publiquement par leurs auteurs, et ce qui est plus étrange encore, cent mémoires escamotés et publiés sans façon, sous le nom de ces déboutés plagiaires : mais je ne veux point vous faire broyer de noir ; je me bornerai donc à fixer vos doutes par deux anecdotes qui vous amuseront, et dont vous pouvez acquérir la preuve très facilement, puisqu’elles viennent de se passer sous nos yeux.

Vous vous souvenez de l’enthousiasme qu’excita l’enlèvement du premier globe aérostatique, et de l’engouement du public pour ce genre de spectacle : vous vous souvenez, aussi des merveilleuses découvertes dont cette nouvelle expérience devait être la source ; vous vous souvenez encore des tentatives aussi vaines que multipliées faites pour diriger les ballons. Hé bien ! des sots qui croient que le génie s’est réfugié à l’Académie des sciences lui ont remis douze mille livres pour travailler à découvrir quelque moyen de direction. Qu’est devenu cet argent ? Vous pensez peut-être qu’il est allé à sa destination ? Détrompez-vous. Vous pensez qu’il a été employé à quelque recherche utile ? Que vous êtes simple ! Apprenez que nos savants en ont fait entre eux le partage, et qu’il a été mangé à la Râpée, à l’Opéra et chez les filles. Vous rougissez pour eux : mais ce n’est là qu’un bibus, écoutez une autre gentillesse un peu plus gaillarde.

Il y a quelques mois qu’un député à l’Assemblée nationale, soufflé par un auteur, proposa de décréter l’égalité des poids et mesures pour tout le royaume. La proposition fut accueillie et renvoyée à l’Académie des sciences, pour déterminer les moyens d’exécution. Aussitôt, MM. les scientifiques de se rengorger, puis de mettre leurs scribes à l’œuvre, et d’accourir au sénat, pour annoncer que l’Académie avait trouvé que la meilleure méthode de remplir les vues de l’Assemblée était de déduire toutes les mesures de celle de la circonférence du globe terrestre ; méthode que des plumes vénales ont aussitôt annoncée comme une superbe découverte de nos docteurs. Mais d’où croyez-vous que vienne cette méthode sublime ? Des Égyptiens. C’était pour la transmettre aux siècles à venir, que furent élevées ces fameuses pyramides que tant d’ignares voyageurs ont prises pour des monuments éternels de la grossièreté de ces peuples. Eh ! d’où croyez-vous que nos académiciens ont tiré ce magnifique système ? Ils l’ont tiré mot à mot du traité sur les poids et mesures des Anciens, publié par Romé de l’Isle, savant distingué, dont ils ont eu soin de taire le nom, pour le piller impunément depuis sa mort, après l’avoir persécuté toute sa vie. Mais le beau du jeu, c’est que, sous prétexte de mesurer un degré du méridien (si bien déterminé par les anciens, et dont il serait impossible d’altérer aujourd’hui la mesure, sans renverser cet admirable système), ils se sont fait accorder par le ministre cent mille écus pour les frais de l’opération ; petit gâteau qu’ils se partageront en frères.

Jugez maintenant de l’utilité des académies et de la vertu de leurs membres. Celles de la capitale, qui n’ont jamais rien fait pour les progrès des connaissances humaines, que de persécuter les hommes de génie, seront conservées par les pères conscrits, par cela seul qu’elles sont à charge à la nation et qu’elles sont composées de vils suppôts du despote, de lâches prôneurs du despotisme.


  1. La Correspondance de Marat, pp. 23 et sq.
  2. Ibid., p. 31.
  3. Une broch. in-8o de 40 p. ; s. l., De l’imprimerie de Marat ; 1791 avec cette épigraphe : Facit indignatio versum. Juvén., Satyr. I.
  4. Scheele (Charles-Guillaume), chimiste suédois (1742-1786).
  5. Crawford (Adair), médecin et chimiste anglais (1749-1795).
  6. Telle est celle, par exemple, d’historiographe de France, de garde-ateliers des arts, etc. (Note de Marat)
  7. Charles (Jacques-Alexandre-César), physicien (1746-1823). En décembre 1783, il avait été gratifié d’une pension de 2 000 livres. (Sur les démêlés de Charles avec Marat, cf. La Correspondance de Marat, pp. 14-16.).
  8. Il s’agit de l’aéronaute Pilâtre de Rozier (1756-1785) qui reçut une pension de 2 000 livres après l’ascension qu’il fit à Versailles, le 24 juin 1784.
  9. Blanchard (François), aéronaute (1738-1809). Après sa traversée de la Manche en ballon, en 1785, il reçut un don de 12 000 livres et une rente de 1 200 livres.
  10. Morellet (André), homme de lettres et économiste (1727-1819). Après son intervention auprès de lord Shelbrune, son ami, pour assurer la paix entre l’Angleterre et la France, il reçut une pension royale de 4 000 livres.
  11. Faujas de Saint-Fond (Barthélémy), géologue (1741-1819), adjoint au Muséum, puis commissaire du roi pour les mines.
  12. Moreau de la Rochette (François-Thomas), agronome (1720-1791), inspecteur général des pépinières royales.
  13. Il faut espérer que ces objets de dépense publique deviendront un objet de réforme. (Note de Marat)
  14. Au nombre des pensions de Suart, il en est une de 8 000 livres attachée à la censure du Journal de Paris. Ne voilà-t-il pas 8 000 livres bien gagnées ?

    L’histoire porte que Laplace, ébloui des succès de Suart et de Marmontel, s’était épuisé en calculs pour en deviner la cause : lorsqu’on lui fit enfin remarquer qu’ils avaient l’un et l’autre de très jolies femmes ; recette dont il s’est empressé de faire usage. Si elle ne lui réussit pas, ce n’est pas faute d’envie de bien faire ; c’est que le bon temps est passé. (Note de Marat)

  15. Ils se lèvent fort tard : leur matinée est employée à déjeuner, à lire le Journal de Paris, à recevoir des visites et à en rendre. Ils dînent en ville : au sortir de table, ils vont au spectacle, puis à quelque petit souper ; et s’ils ont pu disposer de quelques moments de loisir, ils l’ont mis à charger leur mémoire des nouvelles du temps pour fournir à leur bavardage. Voilà presque d’un bout de l’année à l’autre leur vie de chaque jour.

    J’en connais trois qui ne désemparent pas des spectacles : on les voit aux Français, aux Italiens, à l’Opéra : on les voit aux Variétés, aux Beaujolais, chez Audinot, chez Nicolet, aux Élèves.

    J’en connais un autre, à la voix pateline, dont l’étude constante est de faire sa cour aux contrôleurs des finances. Bien lui en a pris, il a voiture, jolie maîtresse et petite maison, défrayées par le public. Grâce aux profusions du ministre, il n’est plus occupé qu’à faire le galantin, à imaginer des embellissements et à cultiver des fleurs. Pourquoi ces Messieurs ne s’amuseraient-ils pas comme les autres ? dira sans doute quelqu’un. J’y consens, pourvu que ce ne soit pas à nos dépens. Au surplus, la vie d’un homme de lettres ne s’allie pas avec les amusements du monde : or, quand on l’a embrassée, il faut en remplir les devoirs, et ne pas se contenter de prendre le nom de savant, pour escroquer les bienfaits du prince, ou plutôt le pain des pauvres. (Note de Marat.)

  16. Quoiqu’on ait très bien démontré dans ces derniers temps plusieurs erreurs de Newton en optique, on les prêchera sans doute encore pendant un siècle dans les collèges, et je n’en suis pas surpris ; mais qu’au lycée, établissement qui ne peut se soutenir que par la recherche des nouveautés qui réunissent la solidité à l’agrément, on continue à rabâcher la doctrine de la différente réfrangibilité, de la différente réflexibilité, et toutes les opinions erronées qui en découlent ; c’est ce dont je ne puis revenir d’étonnement. (Note de Marat)
  17. Quatremer. (Note de Marat) — Il s’agit de Denis-Bernard Quatremère-Disjonval (1754-1830), qui fut couronné par l’Académie des sciences, pour un mémoire sur l’analyse chimique de l’indigo. Mais la date donnée par Marat est erronée, et peut-être ne s’agit-il même que d’une erreur typographique. C’est en 1776 que Quatremère obtint ce prix, et, l’année suivante, en 1777, il publia le mémoire couronné, sous le titre de Analyse et examen chimique de l’indigo.
  18. L’Académie de Lyon. (Note de Marat) — Marat fait certainement ici allusion à une aventure personnelle, car il prit part à ce concours, et envoya, le 27 mars 1786, un mémoire intitulé : Sur les expériences que Newton donne en preuve du système de la différente réfrangibilité des rayons hétérogènes avec cette épigraphe : Ex fumo dare lucem. M. le professeur Lacassagne a retrouvé et identifié ce mémoire, dont le manuscrit existe encore, mais n’est point de la main de Marat.
  19. Feuilles de la Blancherie de 82 et 83. (Note de Marat)
  20. Journal de Physique de 1782 ou 1783. (Note de Marat)
  21. Peut-être faut-il lire pourtant.
  22. Chapelain.
  23. Je vois bien un autre moyen, c’est de rendre la presse libre ; et peut-être le Français jouira-t-il, sous peu, de ce précieux avantage. (Note de Marat)
  24. À voir les fatras sortis de sa plume depuis dix ans, je parierais cent contre un qu’il n’est pas l’auteur des mémoires contre Mme de Goesman. (Note de Marat)
  25. Essonnes (Seine-et-Oise).
  26. Il s’agit d’Antoine-Alexis-François Cadet-de-Vaux (1743-1828), qui fonda, en 1777, le Journal de Paris. Le surnom que lui donne ici Marat fait allusion à un de ses ouvrages, publié en 1778 : Observations sur les fosses d’aisance et moyens de prévenir les inconvénients de leur vidange.
  27. Il faut évidemment lire antagoniste.
  28. Il s’agit de d’Alembert, dont le nom exact était Jean le Rond, parce qu’il fut recueilli sur les marches de l’église de Saint-Jean-le-Rond.
  29. D’Alembert était mort en 1783.
  30. Brochure qui parut sur les affaires du temps en janvier 1789. (Note de Marat)
  31. S’ils ont si peu de valeur pour le fond, ils en ont beaucoup pour la forme ; l’impression en est superbe, et la gravure magnifique. Dans le nombre, il est tel mémoire sur un simple ou un instrument complètement inutile, mais représenté sur tous les sens, dont les planches ont coûté cent pistoles. (Note de Marat)
  32. Panégyriste de la confrérie ; il mendie pour lui-même, disent ses confrères, les éloges qu’il distribue aux autres. Lorsqu’il a débité quelqu’une de ces petites phrases précieuses dont il brillante ses discours, il fait pause, dans l’attente des applaudissements.

    Mais admirez jusqu’où va la calomnie. Non contents de le peindre comme un fat, ils l’accusent d’insolence. Moi je soutiens qu’il n’est rien de si humble. Entre cent traits que je pourrais citer en preuve, en voici un qui dispense de tout autre, et dont on assure l’authenticité. Jolie ou non, sa patronne plut au marquis de Kers… Comme toute peine mérite salaire, elle en reçut un billet de 30 000 liv. après le décès du galant ; on trouva dans ses papiers de petits renseignements sur cette créance : les héritiers, de mauvaise humeur, en contestèrent la validité ; mais notre académicien en exigea l’acquit. Le mystère allait être dévoilé aux yeux du public, lorsqu’un petit voyage, concerté avec le procureur de la partie adverse, lui fournit les moyens d’obtenir sentence pur défaut. Or, la dette fut changée en contrat ; et aujourd’hui le docte Marquis touche par quartier les fruits des labeurs de sa patronne. S’il fût venu au monde un an plus tôt, disent ses confrères, on aurait pu le croire fils de gentilhomme ; mais aux goûts de la bonne dame, il pourrait bien descendre de quelque Turcaret. (Note de Marat)

  33. Rochon (Alexis-Marie), astronome et physicien (1741-1817).
  34. Lalande (Joseph-Jérôme Le Français de), astronome (1732-1807).
  35. Cadet-Gassicourt (Louis-Claude), pharmacien et chimiste (1731-1799).
  36. Il a commencé sa fortune en recrépissant le teint des catins de la cour : il l’achève en rapetissant leurs appas secrets. (Note de Marat)
  37. Cousin (Jacques-Antoine-Joseph), 1739-1800.
  38. Sage (Balthazar-Georges), 1740-1824.
  39. Baumé (Antonin), 1728-1804.
  40. Cornette (Claude-Melchior), 1744-1794.
  41. Rien de si commode pour l’académicien plagiaire que les Mémoires de la compagnie. À l’instant qu’il a vent d’une découverte qui lui plaît, il en accroche ce qu’il peut, sur des relations souvent erronées, et toujours incomplètes : puis il se met à brocher un mémoire ; et sans s’inquiéter s’il déraisonne sur le sujet en question, il se contente d’y consigner les termes qui le caractérisent ; ensuite, pour prendre date, il s’empresse de le lire dans quelque séance particulière ; lorsque l’ouvrage original paraît, il refond son mémoire ; et comme le volume où ce mémoire est inséré ne s’imprime que plusieurs années après la date qu’il porte, il vient effrontément, ce volume à la main, disputer à l’inventeur l’honneur de la découverte. (Note de Marat)
  42. Cassini (Jacques-Dominique), 1747-1845, arrière-petit-fils du célèbre Jean-Dominique Cassini (1625-1712).
  43. Si tu es curieux de le connaître, va à Ruggieri, et si tu vois un sapajou crotté, menant en laisse trois ou quatre jouvencelles de l’autre siècle, c’est là ton homme.

    Tu pourrais aussi le voir à Popincourt, car il y joue souvent la comédie ; mais comme il n’y paraît qu’en habit de caractère, voici son signalement. Demi-nain très décharné, et d’un âge plus que mûr ; portant surtout merde-d’oie, à basques fort courtes ; veste olive, à basques fort longues ; culottes lie de vin n’atteignant pas le genou ; petit chapeau ; grande bourse, énormes manchettes ; bas jonquille ; souliers carrés. Cet habillement, jadis de mode, n’est pas tout à fait de son goût ; mais il le porte par devoir : c’est un bien de famille substitué. M. son père en hérita du dernier maître qu’il servit ; à sa mort, il le légua à l’aîné de ses enfants mâles, à la charge de l’endosser les jours de représentation. (Note de Marat)

  44. Les Parisiens ont tant de confiance en ses prédictions que lorsqu’il leur annonce la pluie, ils se mettent en bas blancs, et qu’ils prennent leur parapluie, lorsqu’il leur annonce le beau temps. (Note de Marat)
  45. Cette rare découverte se réduit tout bonnement à la déformation de l’image des étoiles par les iris du télescope d’Herschel, à travers lesquelles il les aperçut. (Note de Marat)