Les Pamphlets de Marat/On nous endort, prenons-y garde

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Texte établi par Charles VellayCharpentier et Fasquelle (p. 219-227).

ON NOUS ENDORT, PRENONS-Y GARDE

(9 août 1790)

Dans la séance du 7 août, Boucher d’Argis, procureur du roi au Châtelet, était venu rendre compte à l’Assemblée nationale de la procédure suivie contre les individus inculpés dans les événements des 5 et 6 octobre 1789, au cours desquels les appartements royaux, à Versailles, avaient été envahis par le peuple. C’est à l’occasion de ce rapport de Boucher d’Argis et de la discussion qui suivit, que Marat publia le surlendemain, 9 août, On nous endort, prenons-y garde[1].

La séance d’hier a été terminée par l’admission du sieur Boucher d’Argis à la barre. Voici la substance de son discours à l’assemblée :

« Nous venons enfin de déchirer ce voile impénétrable qui couvrait ces forfaits horribles qui ont souillé le palais de nos rois dans la journée du 6 octobre. Pouvions-nous croire, lorsque vous nous remettiez toute votre confiance, que nous deviendrions nous-mêmes les victimes de la plus noire calomnie ? Tant d’efforts, dirigés contre le tribunal que vous aviez choisi, ne tendaient qu’à nous faire perdre le fil de ces événements désastreux ; mais, ainsi que Mars, Thémis a ses[2] héros : dans cette procédure à laquelle nous avons été provoqués, nous avons su distinguer les citoyens généreux qui ont volé à la défense de leur souverain, de ces coupables qui se sont masqués du voile du civisme pour tenter les plus horribles forfaits. Quelle est notre douleur, messieurs, de nous voir obligés de vous annoncer que deux des membres de cette auguste assemblée se trouvent compromis de la manière la plus formelle[3] ! Ah ! sans doute ils ne balanceront point de descendre dans l’arène de la justice pour s’y justifier. Nous venons déposer sur le bureau toutes les pièces de la procédure ; le paquet cacheté contient plusieurs décrets lancés contre différents particuliers ; nous sommes redevables d’une partie de l’instruction à votre comité des recherches ; mais nous n’avons pas également à nous louer du comité des recherches de la municipalité, qui, au mépris de vos décrets, nous a refusé communication des pièces que nous savions être en sa puissance. La compagnie a pris à cet égard un arrêté qu’il soumet à votre sagesse.

« Le Sr Boucher s’est retiré.

« Le sieur Malouet a proposé que tous les décrets lancés contre des personnes étrangères à l’assemblée fussent mis à exécution, que lecture de toutes les charges fût faite à l’assemblée pendant les séances du soir, et que durant cette lecture les portes de toutes les tribunes seront fermées, et que les membres qui ont été entendus comme témoins ne pussent assister aux délibérations que comme spectateurs.

« Après beaucoup de discussions relatives à la démarche du Châtelet et la conduite du comité des recherches de la ville, sur la motion de Riquetti l’aîné, il a été décrété que le comité des rapports lui rendra compte des charges qui existent contre les deux membres impliqués dans la procédure du Châtelet, à l’effet qu’il soit décidé s’il y a lieu à l’accusation.

« L’assemblée ordonne en outre que le paquet remis ne sera ouvert qu’en présence de deux commissaires nommés par le Châtelet.

« Sera tenu le comité des recherches de la ville de remettre au procureur du roi au Châtelet toutes les pièces relatives à cette affaire. »

Que de ressorts les ministériels ne font-ils pas jouer contre le peuple ! Que d’artifices n’emploient-ils pas pour l’amuser, l’endormir, le tromper, le séduire et le perdre ! L’astuce, l’hypocrisie, la fourbe, la trahison, le poison sont leurs armes favorites ; ils n’ont recours à la force que lorsque leur partie est bien liée, et que tout est prêt pour frapper les derniers coups.

L’histoire de l’établissement du despotisme n’est que l’affreux tissu de leurs perfidies, de leurs trames, de leurs complots. Mais quand tous les monuments historiques nous manqueraient, le simple exposé des événements qui se sont passés sous nos yeux, depuis l’instant où l’on fit avancer des troupes sanguinaires, pour réduire la capitale en cendres, après en avoir égorgé les habitants, suffirait pour nous offrir la chaîne des moyens qu’emploie la politique pour mettre le peuple aux fers.

Sous prétexte de tarir la source des maux qui désolaient la France, mais à dessein d’engager les représentants de la nation à se charger de la dette du gouvernement, et à sanctionner le privilège qu’il s’arrogeait, de soutirer des peuples leur dernière obole, le ministère avait convoqué les États-Généraux. Lassé des divisions éternelles des trois ordres, ou plutôt soufflant dans le cœur des privilégiés les feux de la dissension, afin d’avoir un prétexte de dissoudre les États, et de fouiller dans nos poches sans leur permission, il avait fait bloquer la capitale ; une nombreuse armée menaçait les Parisiens, prête à les écraser, s’ils faisaient résistance. Leur insurrection soudaine déconcerta ces barbares projets, en rompant les fers de la nation. Bientôt la ruse succéda à la violence ; et pour la première fois depuis deux siècles, le langage soumis de la crainte vint se placer sur les lèvres du despote. Au ton menaçant de la séance royale du 23 juin succéda l’humble supplique de la scène d’abandon du 16 juillet : l’effroi glaçait encore les ennemis de l’État, les trois ordres se réunirent sans distinction ; la noblesse et le clergé semblaient aller au-devant des vœux du peuple, et le monarque tremblant consentit à tout. Cependant les ministres perfides tramaient de nouveaux complots.

On allait enfin travailler au grand œuvre de la constitution. La déclaration des droits de l’homme et du citoyen devait en faire la base. Revenus de leurs transes, les ordres privilégiés, poussés par le cabinet, s’efforçaient de tirer en longueur : tandis que, pour distraire le peuple, le cabinet lui-même ne l’occupait que de la crainte de périr de faim. L’accaparement général des grains, qui avait rendu le ministre adoré maître de l’estomac de tous les Français, lui fournissait encore un moyen de remplir journellement le trésor public, de soulever le peuple à force de vexations, et de faire rendre au prince le commandement des troupes, sous prétexte d’apaiser les mouvements populaires. Depuis le premier jour il s’était fait un appui des courtisans, il cherchait à corrompre les fidèles représentants de la nation, et il s’était assuré des mandataires de la commune parisienne. Déjà il avait gagné les administrateurs municipaux et leur chef, qui n’étaient plus occupés qu’à conniver avec lui, à seconder ses agents, à les mettre à couvert de la fureur du peuple, à leur assurer l’impunité, et à punir les bons citoyens qui travaillaient à dévoiler ces mystères d’iniquité, ou qui s’opposaient à ces vexations. Déjà il avait capté le commandant et l’état-major de la milice bourgeoise qui s’appliquaient à favoriser leurs projets, et qui s’occupaient à organiser l’armée parisienne, de manière à faire abandonner la patrie aux soldats citoyens, pour les rendre des instruments d’oppression dans les mains de leurs chefs. Déjà ils disposaient du Châtelet, chargé d’absoudre les ministériels traîtres et conspirateurs, et de faire périr les patriotes zélés qui s’opposaient à leurs attentats.

Tandis que le maire de Paris et le général disposaient de toutes les forces de la capitale et des provinces à 50 lieues à la ronde, les ministres paralysaient celles de la nation entière, par une loi martiale, proclamée pour protéger tous les traîtres à la patrie qu’ils feraient entrer dans leurs complots. Ils venaient de tramer une nouvelle conspiration, ils y firent entrer les principaux chefs de l’armée, ils garnirent la Lorraine, la Flandre, l’Alsace, de troupes allemandes, de tous temps dévouées à la cour : le roi devait aller les joindre pour fondre à leur tête sur la capitale ; tandis qu’un régiment réfractaire aux ordres de l’assemblée, attiré à Versailles sous prétexte de maintenir le calme, devait se joindre aux gardes-du-corps pour protéger la fuite de la famille royale. Tout était disposé pour sa fugue à Metz. Il s’agissait de justifier cette fuite aux yeux de la nation : les mesures étaient prises ; une bande de chenapans soudoyés devait pénétrer dans le château, blesser quelques gardes-du-corps, faire croire que le roi et le dauphin avaient échappé à des meurtriers, attirer le soupçon sur nos fidèles représentants, et sur les Parisiens, révolter contre eux l’armée et les royalistes, les engager à fondre sur la capitale, dissoudre le corps législatif et massacrer nos plus fidèles défenseurs.

Deux orgies, célébrées par les satellites royaux, dans lesquelles on avait foulé aux pieds la patrie, au milieu d’horribles exécrations contre les décrets de l’assemblée nationale, ne laissaient aucun doute sur les noirs desseins du cabinet. Elles avaient répandu l’alarme dans Paris, quelques feuilles énergiques firent courir aux armes, soixante mille citoyens de tout état marchèrent à Versailles, malgré les efforts des municipaux, du général et de l’état-major. Tout fléchit devant le saint amour de la liberté : les complots désastreux des ministres perfides avortèrent, quelques satellites royaux expièrent leurs forfaits dans leur sang ; on s’empara de toutes les avenues. Cependant les assassins ministériels, cachés dans les jardins, viennent à la faveur des ténèbres se présenter aux portes du château, ils découvrent les dangers qui les menacer, et ils prennent la fuite.

Revenu de ses transes, le ministère ne songea plus qu’à tirer parti de sa défaite, en tournant contre la patrie les armes de ses propres défenseurs ; il jeta avec art le voile du ridicule sur les machinations des conjurés, et oublia la conspiration trop réelle formée contre la nation, par l’annonce d’un complot imaginaire formé contre la famille royale : il travailla à faire passer pour traîtres à la patrie ses propres défenseurs, auxquels il prêta ses projets d’assassinat. Il répandit l’or à pleines mains, fit accuser par des espions soudoyés les d’Aiguillon, les Duport, les Lameth, de s’être déguisés en femmes pour assaillir l’appartement du roi, il engagea les comités national et municipal des recherches à faire des enquêtes contre les braves Parisiens qui avaient puni les satellites royaux le 5 octobre ; il acheta[4] le Châtelet, et le chargea d’instruire leur procès, dans lequel il compromit quelques-uns de nos fidèles représentants, en faisant déposer contre eux les noirs et les ministériels, à la fois traîtres et parjures. C’est avec ce ridicule fantôme, que les ennemis de la révolution réussirent toujours à distraire le public et à lui donner le change, toutes les fois que quelqu’une de leurs conspirations est venue à être découverte, et que les traîtres à la patrie allaient être démasqués aux yeux de la nation.

Un affreux projet de contre-révolution, tramé par un officier général des armées de France, le traître Maillebois, et conduit par un ministre du roi, le traître Guignard, est présenté à Capet, dit d’Artois, et mis à exécution par Capet, dit Condé.

Une correspondance secrète s’établit entre les cabinets de Paris et de Turin ; un de leurs agents principaux, le traitre Savardin, porteur de lettres hiéroglyphiques, cachées dans un nécessaire, est arrêté au pont Beauvoisin[5], et transféré dans une prison de la capitale. Un autre agent principal, le traître Riolles[6], confident du ministre favori et porteur de lettres hiéroglyphiques, cousues dans la ceinture de sa culotte, est arrêté à Bourgoin, et transféré à Pierre-en-Cise. Un troisième agent principal, le sieur Gouvelot, porteur de lettres hiéroglyphiques, cousues dans la coiffe de son chapeau, aussi est arrêté à Bourgoin et conduit à Pierre-en-Cise. Quel corps de preuves ! À la nouvelle de ces captures, l’épouvante est jetée parmi les conspirateurs ; cependant l’Assemblée nationale ne prend aucune mesure et le Châtelet ne fait aucune poursuite, pour amener les prisonniers en jugement. Le seul comité municipal, forcé de prendre connaissance du conspirateur Savardin, publie enfin son rapport : depuis plusieurs jours, il faisait la matière de toutes les conversations. Des agents du pouvoir exécutif enlèvent ce conspirateur de sa prison, et ni le procureur-syndic de la commune, ni le procureur du Châtelet ne font la moindre démarche : ce n’est que lorsque leur silence criminel est dénoncé à l’Assemblée nationale qu’ils se déterminent enfin à le rompre. Dans ces entrefaites, Savardin, que faisaient évader deux membres de l’assemblée nationale, est repris. Et c’est au moment où le public n’est plus occupé que de ces conspirations infernales contre la patrie, et où le voile est prêt à être déchiré, que le Châtelet, digne suppôt des conspirateurs, accourt pour renouveler avec fracas sa dénonciation du complot simulé contre la famille royale, en affichant avec art un air de désolation et avec audace un air de triomphe. Ô Français ! souffrirez-vous toujours que vos implacables ennemis vous traitent en sots, et vous en imposent comme à des enfants ? Comment ne voyez-vous pas que dans ce discours préparé de si longue main, avec tant d’adresse, rien ne mérite votre attention que l’imprudence criminelle avec laquelle l’infâme orateur met de côté la conspiration contre la patrie, la seule qui ait de la réalité, et la seule qui mérite de vous intéresser, pour fixer votre attention sur un prétendu complot contre la famille royale, qui ne vous intéresse nullement. Ne vous laissez pas donner le change : ne voyez dans ce discours perfide que la coupable audace de donner au Prince le titre de souverain, qui n’appartient qu’à la nation.

Ne voyez que l’horrible dessein des gangrenés et des ministériels de vous enlever vos plus fermes défenseurs, pour consommer à leur aise ce mystère d’iniquités ; écoutez l’infernal Malouet, faisant la motion expresse d’exclure le public des tribunes[7], et de n’avoir aucun témoin importun de leur scélératesse.

Enfin, mes chers concitoyens, soyez hommes une fois dans la vie, écartez loin de vous tout préjugé stupide, et formez-vous une idée juste des choses. Quand le complot d’attenter aux jours de la famille royale ne serait pas l’œuvre des ennemis de la révolution, et quand il ne serait pas chimérique, mérite-t-il de vous distraire un instant de la recherche de la conspiration formée contre la patrie, seul point qui doit vous occuper ? Le prince n’étant qu’un serviteur de la nation, l’attentat contre sa vie ne peut jamais être qu’un[8] délit particulier, tel que l’attentat contre les jours d’un autre mandataire du peuple : délit beaucoup moins grave que l’attentat contre ceux du président de l’Assemblée nationale ; abandonnez-le donc au cours ordinaire de la justice. Maintenant votre grande, votre unique affaire doit être de poursuivre le châtiment des conspirateurs contre la patrie : demandez à grands cris que Guignard soit dans les fers ; exigez que Savardin, Gouvelot, Riolles, traduits à Paris, aient double garde, qu’ils ne puissent être transférés d’un lieu dans un autre que sous l’escorte d’un commandant de bataillon, que leur procès leur soit fait sans délai, à la face des cieux et de la terre, et qu’ils expient par un supplice capital leurs noirs forfaits. Lorsque vous en aurez obtenu justice, alors, alors seulement, vous examinerez si les dénonciateurs du prétendu complot ne se sont pas moqués de vous, et vous aviserez au châtiment que vous devrez leur infliger.

Par Marat, l’Ami du Peuple.

  1. In-8o de 12 p. ; s. l. n. d. ; avec cette mention, à la p. 12 : « De l’imprimerie de Marat. »
  2. Le faquin ! Et qui sont donc au Châtelet ces héros de Thémis ? Assurément, ce n’est pas le sieur Boucher d’Argis, lui qui paye ses créanciers en les menaçant du cachot, et que sa compagnie vient de repousser de la place de lieutenant criminel. Ce n’est pas non plus le sieur de Flandre, qui a fait renfermer son père, pour disposer de sa fortune. (Note de Marat)
  3. Le duc d’Orléans et le comte de Mirabeau.
  4. J’ai en mains une dénonciation, dûment signée et contrôlée en janvier dernier, contre le ministre des finances, où il est accusé d’avoir fait donner une pension de douze mille livres à Bachois, une pareille pension à Brunville, et une de trois mille livres à un conseiller du Châtelet. Il y a cent à parier contre un que cette dénonciation est bien fondée. (Note de Marat)
  5. Le Pont-de-Beauvoisin, sur la limite du Dauphiné et de la Savoie.
  6. Trouard-de-Riolles.
  7. Séance du 7 août. Cf. Moniteur, Réimp., V, p. 340.
  8. On ne me reprochera pas, sans doute, d’établir ici une doctrine nouvelle. J’ai démontré, dans mon Plan de législation criminelle, que le régicide n’est qu’un délit particulier ; et les raisons que j’en ai données sont si décisives, que Joseph II a promulgué une loi expresse pour consacrer cette vérité. Or, dans ses États, le meurtrier de l’Empereur ne devait plus être puni que comme simple assassin.

    Ce n’est pas que dans les conjonctures actuelles la mort de Louis XVI ne fût un vrai malheur pour la nation ; non comme l’entendent ses vils esclaves ; mais parce qu’il est précisément l’homme qu’il nous faut : sans projets, sans artifice, sans astuce, sans finesse, peu redoutable à la liberté publique, il serait un bon prince, s’il avait assez de tact pour avoir des ministres sages : mais hélas ! ses ministres atroces rendent son règne aussi affreux que celui des tyrans. (Note de Marat)