Les Pamphlets de Marat/C’est un beau rêve, gare au réveil

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Texte établi par Charles VellayCharpentier et Fasquelle (p. 229-235).

C’EST UN BEAU RÊVE, GARE AU RÉVEIL

(26 août 1790)

Cette brochure, publiée dans le format ordinaire de L’Ami du Peuple, fut écrite par Marat à l’occasion de la séance de l’Assemblée nationale du 25 août, dont Marat donne d’ailleurs une analyse[1].

À l’ouverture de la séance du 25, le sieur de Noailles, ci-devant prince de Poix et gouverneur du château et parc de Versailles, a écrit une lettre à l’Assemblée, dont l’un des secrétaires a donné lecture ; en voici l’objet.

Dans la séance de la veille, une députation du département de Seine-et-Oise, admise à la barre, s’est plaint de ce que les propriétés étaient violées, qu’on garrottait et emprisonnait les habitants des municipalités situées dans l’enceinte du grand parc de Versailles, qu’on tirait à balles sur eux, et que les hommes étaient traités comme les bêtes fauves. Le sieur de Noailles désavoue les faits, et offre la preuve du contraire. La lettre a été renvoyée au comité des domaines. On sent bien que le gouverneur du parc de Versailles ne peut que nier ces faits ; il faudrait qu’il fût bien téméraire ou bien imbécile pour les avouer. Mais sa négation n’empêche pas qu’ils ne soient constants. Il offre la preuve du contraire ; ce doit être un singulier genre de preuve, que celui qui fait qu’une chose qui a été n’ait pas été.

À la séance du mardi soir, le sieur Régnier, député de Lorraine, a annoncé que la garnison de Nancy, et spécialement le régiment du roi, étaient totalement rentrés dans le devoir ; que ce régiment avait reporté la caisse militaire ; en un mot, qu’il ne restait aucun vestige de l’insubordination des soldats.

À la séance du lendemain, le sieur Malouet a annoncé que les ouvriers de l’arsenal de Toulon, inculpés d’avoir eu part à l’assassinat de M. de Castelet, étant informés de la dénonciation faite contre eux, se sont assemblés pour demander que les assassins soient punis, et renouveler le serment d’être fidèles à la nation, à la loi et au roi. Il a été décidé qu’il serait fait mention honorable de cette adresse dans le procès-verbal.

On a lu ensuite une lettre du sieur La Tour-du-Pin, annonçant l’insubordination du régiment de la Reine, cavalerie ; les excès auxquels il s’est porté à l’égard de son lieutenant-colonel, qu’il a obligé de signer un effet de 30 000 livres.

À la séance du 26, le sieur de Broglio a donné lecture d’une déclaration du régiment du roi, par laquelle il reconnaît son erreur, et supplie l’assemblée, le roi et ses chefs de l’oublier.

Nouvelle lettre du sieur de La Tour-du-Pin, informant l’assemblée que le régiment de Foretz, qui avait été le premier à se faire remettre la caisse par ses officiers, a été le premier à reconnaître ses torts ; que les trois régiments de la garnison de Nancy montrent du repentir, et sentent que rien ne peut les justifier des excès auxquels ils se sont portés ; que la garde n’a pas peu contribué à les ramener à leur devoir ; qu’à Metz la fermentation diminue aussi, et qu’il y a lieu d’espérer que l’ordre se rétablira dans tous les régiments.

Observations.

Toutes ces nouvelles sont autant d’impostures, fabriquées par les ministériels pour aller à leurs fins.

Celle qu’a débitée le sieur Régnier est de toute fausseté : le régiment du roi n’a point reporté la caisse, par la raison toute simple qu’il ne l’a point enlevée.

Celles qu’ont débitées Malouet, de Broglio et La Tour-du-Pin sont de puants mensonges, de fausses déclarations, revêtues de la signature surprise ou achetée de quelques faux frères, et baptisées au nom de déclarations du corps entier, pour être lues à l’assemblée, comme actes de soumission à ses décrets, puis jetées dans le public, pour en imposer.

Qui l’aurait cru ? Le plan d’opérations de tous ces charlatans, qui sont à la tête des affaires, se réduit à deux points uniques : répandre l’alarme sur l’insurrection et les désordres supposés des soldats ou des citoyens qu’ils veulent mettre sous le joug, jusqu’à ce qu’ils aient obtenu de la complaisante assemblée quelque funeste décret, puis publier la cessation des désordres et le retour du calme, pour[2] présenter à l’assemblée vaniteuse de faux actes de soumission.

Ce charlatanisme saute aux yeux dans toutes les séances : comment a-t-il pu en imposer un instant.

On a fait lecture d’une lettre de Riquetti le cadet, écrite d’Aix-la-Chapelle, dans laquelle il donne sa démission à l’assemblée. Le premier acte qu’ait fait à sa sortie du royaume ce traître à la patrie, est de se démettre de sa place de député, et de prendre parti parmi ses ennemis, en attendant le moment de venir fondre sur elle. Cet infâme lui avait cependant prêté quatre fois serment de fidélité : Peuple imbécile, fie-toi à leurs serments, ils travaillent à t’égorger.

Riquetti l’aîné, au nom du comité diplomatique, a proposé ce plan de décret relatif au pacte de famille entre la France et l’Espagne :

« 1o Tous les traités précédemment [conclus] continueront à être respectés par la nation Française, jusqu’au moment où elle aura revu ou modifié ces divers actes, d’après le travail qui sera fait à cet égard et les instructions que le roi sera prié de donner à ses agents auprès des différentes puissances de l’Europe.

« 2o Que préliminairement à ce travail et à l’examen approfondi des traités que la nation croira devoir conserver ou changer, le roi sera prié de faire connaître à toutes les puissances avec lesquelles la France a des engagements, que la justice et l’amour de la paix étant les bases de la constitution française, la nation ne peut en aucun cas reconnaître dans les traités que les stipulations purement défensives et commerciales.

« Décrète en conséquence que le roi sera supplié de faire connaître à Sa Majesté Catholique que la nation française, en prenant toutes les mesures propres à maintenir la paix, observera les engagements que son gouvernement a contractés avec l’Espagne.

« Décrète en outre que le roi sera prié de charger son ambassadeur en Espagne de négocier avec les ministres de sa majesté catholique, à l’effet de resserrer, par un traité national, des liens utiles aux deux peuples, et de fixer avec précision et clarté toute stipulation qui ne serait pas conforme aux vues de paix générale, et aux principes de justice, qui seront à jamais la politique des Français.

« Au surplus, l’Assemblée nationale, prenant en considération les armements des différentes nations de l’Europe, leur accroissement progressif et la sûreté de nos colonies et du commerce national, décrète que le roi sera prié de donner des ordres pour que nos flottes en commission soient portées à 30 vaisseaux de ligne, dont 8 au moins seront armés dans les ports de la Méditerranée. »

Sur les observations de MM. Pétion et Boutidoux, les deux premiers articles, tendant à jeter de l’inquiétude sur les dispositions des cabinets de l’Europe, ont été retirés par la majorité du comité, contre l’avis de Riquetti.

Le troisième article a été adopté, après y avoir ajouté les mots défensifs et commerciaux après celui d’engagements.

Le quatrième article a passé sans modification.

Le cinquième a passé de même, après avoir porté, d’après la motion de M. Ricard, à 45 le nombre des vaisseaux à armer indépendamment d’un nombre proportionné de frégates et bâtiments légers.

Et le projet de décret a passé presque à l’unanimité.

Adresse au Peuple

Le voilà donc enfin, ce sinistre projet que l’infernal Riquetti machinait dans les ténèbres. Le voilà, cet affreux décret qui, bientôt, fera fondre sur nous les fléaux redoutables de la guerre, unique ressource laissée à nos agents atroces pour nous remettre aux fers. Où étiez-vous, Barnave, Lameth, d’Aiguillon, Robespierre, Menou, quand on a osé le proposer ? Vous sommeilliez sans doute, puisqu’il a passé sans vos réclamations, ou bien le serpent infernal est parvenu à vous séduire par son langage trompeur. Chère patrie, n’as-tu donc plus pour te défendre que quelques cœurs honnêtes sans défense contre l’astuce des fripons soudoyés par le despote ? Citoyens trop crédules ! naguère encore vous chantiez vos victoires : enivrés d’un faux triomphe, vous criez, avec transport : « Nous sommes libres », et cent mille voix perfides répétaient à l’envi : « Vous êtes libres », pour vous plonger dans une fatale sécurité. Ils vous ont présenté la main de paix, en vous jurant fidélité ; ils ont lié les bras à vos défenseurs séduits par leurs faux airs de fraternité, et ils sont parvenus à vous enchaîner sur l’autel même de la liberté : vous dormez sur leur sein : encore quelques jours, et un affreux réveil succédera à ce repos funeste, et vous reconnaîtrez, en frémissant, que ce triomphe glorieux dont on vous berçait, n’était qu’un songe imposteur.

Ici, quelle scène affreuse s’ouvre devant moi ! Livrés à votre frivolité naturelle, bientôt vous détournerez les yeux des affaires du dedans sur les affaires du dehors ; vous abandonnerez vos plus chers intérêts pour de folles nouvelles ; des mensonges de gazetier vous feront oublier le soin de faire régner dans vos murs la justice, l’abondance et la paix. Pour hâter votre ruine, les scélérats qui vous gouvernent vous cherchent des ennemis en tous lieux, et s’efforcent de vous engager dans des guerres désastreuses. Hors d’état de tenir devant les forces ennemies, vos flottes seront écrasées et détruites ; des milliards seront dissipés en quelques années, et les biens du clergé, qui devaient servir à libérer l’État, à soulager le peuple, n’auront servi qu’à vous rendre vos fers, qu’à appesantir sur nos têtes le joug de la servitude et de la misère. Loin des yeux de leurs concitoyens, bientôt les soldats ne songeront plus à leurs droits, et finiront par oublier la patrie. Au milieu du tumulte des camps, ils ne connaîtront plus que la voix de leurs chefs ; mille séductions seront employées pour les asservir ; enfin, ramenés dans leur terre natale, ils seront prêts, au moindre mot, à fondre sur leurs concitoyens. Chère patrie, te voilà prête à être méconnue par tes enfants, en attendant qu’ils te déchirent et te remettent aux fers. Que dis-je ? un simple signe du despotisme suffira pour les transformer en bourreaux, qu’animeront encore les cris de fureur de vos implacables ennemis. Eux-mêmes, plongeant à l’envi leurs mains homicides dans votre sang, déchireront vos entrailles palpitantes, sur le sein livide de vos femmes et de vos enfants. — Voilà donc les fruits de vos privations, de vos jeûnes, de vos travaux, de vos dangers, de vos blessures, de vos combats, de vos victoires, ou plutôt voilà les fruits amers de votre aveugle confiance, de votre stupide sécurité.

Peuple échappé à ce sort effroyable, un seul moyen vous reste, c’est de vous lier étroitement à vos frères d’armes des troupes de ligne, c’est de leur faire jurer, sur l’honneur, de ne pas marcher contre l’ennemi, que la liberté ne soit établie dans vos murs, que les ennemis de la patrie ne soient écrasés ; c’est de faire tomber sous la hache vengeresse la tête criminelle de vos ministres ; et, avant tout, c’est de vous assembler sans délai, de remplir le sénat, et de demander à grands cris la révocation du funeste décret, que les pères prétendus de la patrie se sont hâtés, sans doute, de présenter à la sanction… Mais, hélas ! l’Ami du Peuple vous prêchera-t-il toujours en vain ? Prends conseil de tes malheurs, peuple lâche et stupide ; et si rien ne peut te rappeler au sentiment de tes devoirs, coule tes jours dans l’oppression et la misère ; termine-les dans l’opprobre et l’esclavage.

Marat, l’Ami du Peuple.

  1. C’est un beau rêve, garre au réveil, par M. Marat, l’Ami du Peuple ; in-8o de 8 p. ; s. d., avec cette mention, à la p. 8 : « De l’imprimerie de Marat. »
  2. Le texte porte pour. Peut-être faut-il lire puis.