Les Papiers de Jeffrey Aspern/III

La bibliothèque libre.

III

— Notre maison est très éloignée du centre, mais le petit canal est très « comme il faut ».

— C’est le coin le plus délicieux de Venise et l’on ne peut rien imaginer de plus charmant, me hâtai-je de répliquer.

La voix de la vieille dame était faible et mince, mais ce murmure était agréable et cultivé, et quel émerveillement dans la pensée que ce son même qui avait frappé l’oreille de Jeffrey Aspern !

— Veuillez vous asseoir là. J’entends très bien », dit-elle avec calme, comme si je venais de hurler ; la chaise qu’elle m’indiquait était à une certaine distance.

J’en pris possession, l’assurant que j’étais parfaitement conscient de mon intrusion et de ce que je n’avais pas été présenté dans les formes, et que je ne pouvais qu’implorer son indulgence. Peut-être l’autre dame, celle que j’avais eu l’honneur de voir la veille, lui avait-elle parlé du jardin. C’était littéralement ce qui m’avait donné le courage de faire cette démarche tellement en dehors des usages. J’étais tombé amoureux, à première vue, de tout l’ensemble ; elle-même y était probablement tellement habituée qu’elle ne se rendait pas compte de l’impression que cela pouvait faire sur un étranger ; pour moi, cela valait de risquer quelque chose. Pouvais-je croire que la bonté qu’elle me montrait en me recevant était une preuve que mon calcul n’était pas absolument faux ? Je serais profondément heureux s’il m’était permis de le penser. Je pouvais lui donner ma parole d’honneur que j’étais la plus respectable et la plus inoffensive des créatures, et que, comme locataires du palais, si l’on peut ainsi parler, elles seraient à peine conscientes de mon existence. J’observerais tous les règlements, toutes les restrictions du monde, si seulement il m’était permis de jouir du jardin. D’ailleurs je serais enchanté de fournir mes références, mes garanties : elles seraient les meilleures qui se pussent avoir, tant à Venise qu’en Angleterre, aussi bien qu’en Amérique.

Elle m’écoutait dans une parfaite immobilité et je sentais qu’elle me regardait avec une grande pénétration, bien que je ne pusse voir que la partie inférieure de son visage pâli et ridé. Indépendamment de l’affinement dû à la vieillesse, il révélait une délicatesse qui avait dû être remarquable autrefois. Elle avait été très blonde, elle avait eu un teint merveilleux. Elle resta silencieuse quelque temps après que j’eus parlé ; puis elle reprit :

— Si vous tenez tant à un jardin, pourquoi n’allez-vous pas « in terra firma », où il y en a tant d’autres, supérieurs à celui-ci ?

— Oh ! mais c’est l’ensemble, répondis-je en souriant ; puis, comme m’abandonnant à un rêve : C’est l’idée d’un jardin au milieu de la mer. »

— Ceci n’est pas le milieu de la mer ; vous ne pouvez même pas voir l’eau.

Je la dévisageai un moment, me demandant si elle voulait me convaincre de mensonge.

— On ne peut pas voir l’eau ? Mais, chère Madame, mon bateau m’amène à votre porte même.

Elle semblait inconséquente, car elle dit vaguement, en réponse à ceci : Oui, si vous avez un bateau. Je n’en ai pas. Il y a bien des années que je n’ai été dans une de ces « gondoles ». Elle prononça ce mot comme s’il désignait un genre de choses bizarre et lointain connu d’elle seulement par ouï-dire.

— Permettez-moi de vous assurer du grand plaisir que j’aurais à mettre la mienne à votre service, répliquai-je.

Cependant, j’avais à peine prononcé ces mots que je me rendais compte que l’offre était d’un goût contestable et pourrait aussi me nuire en me révélant trop ardent, trop poussé par un motif secret. Mais la vieille femme demeurait impénétrable, et son attitude m’agaçait en me laissant supposer qu’elle me voyait infiniment mieux que je ne pouvais la voir moi-même. Elle ne m’adressa aucun remerciement pour mon offre quelque peu extravagante, mais fit la remarque que la dame que j’avais vue la veille était sa nièce, et viendrait présentement. Elle lui avait demandé, exprès, de ne pas venir tout de suite : elle avait ses raisons de désirer me voir seul, d’abord.

Elle retomba dans le silence et je me mis à réfléchir, me demandant quelles pouvaient bien être ces raisons cachées, ce qui allait maintenant se passer, et encore, si je pouvais me risquer à lancer quelque remarque judicieuse à la louange de sa compagne. Je me hasardai à dire que je serais heureux de revoir l’aimable absente : elle avait témoigné tant de patience à l’égard de l’originalité dont j’avais fait preuve. Cette déclaration attira une autre des phrases drolatiques de miss Bordereau.

— Elle a de très bonnes manières : je l’ai élevée moi-même.

Je fus sur le point de dire que cela expliquait toute l’aisance gracieuse de la nièce, mais je m’arrêtai à temps, et la vieille femme continua :

— Je ne tiens pas à savoir qui vous êtes ; cela m’est égal, cela signifie bien peu de chose aujourd’hui.

Le discours prenait tout à fait l’allure d’une formule de congé, et je m’attendais à ce que les mots suivants me signifiassent que je pouvais prendre la porte, maintenant qu’elle s’était offert le plaisir de contempler un tel phénomène d’indiscrétion. Je fus donc d’autant plus surpris quand elle ajouta, de son doux et vénérable chevrotement :

— Vous aurez toutes les pièces que vous voudrez, à condition que vous payiez très cher.

Je n’hésitai qu’un instant, qui me suffit pour me rendre compte de ce qu’elle voulait dire en posant cette condition : je pensais d’abord qu’en effet elle désirait obtenir une grosse somme ; puis je fis ce raisonnement rapide que ce qu’elle appelait une grosse somme n’en serait sans doute pas une pour moi. Ma délibération intérieure, je crois, ne diminua nullement la promptitude avec laquelle je répondis :

— Je payerai avec plaisir, et d’avance, bien entendu, ce que vous jugerez convenable de me demander.

— Eh bien ! alors, mille francs par mois, dit-elle instantanément, tandis que sa déconcertante visière continuait à me masquer son attitude.

Le chiffre, comme on dit, était saisissant, et ma logique prise en défaut. La somme qu’elle avait énoncée était, d’après la mesure vénitienne en ces matières, extrêmement élevée. Il y avait, dans les coins ignorés de la ville, maint vieux palais que j’aurais pu avoir à l’année pour le même prix. Mais, autant que mes ressources me le permettraient, j’étais prêt à dépenser de l’argent, et ma décision fut vite prise. Je payerais ce qu’elle demandait, d’un visage souriant ; mais alors, comme compensation, je m’emparerais de mon « butin » pour rien.

D’ailleurs, m’eût-elle demandé cinq fois davantage, je me serais montré à la hauteur des circonstances, tant il m’aurait paru odieux d’ergoter avec la Juliana d’Aspern. C’était déjà assez bizarre d’avoir à traiter une affaire d’argent avec elle. Je l’assurai que mes vues concordaient parfaitement avec les siennes et que le lendemain j’aurais le plaisir de déposer le montant de la location de trois mois entre ses mains. Elle reçut cette affirmation avec une certaine complaisance et sans que je pusse découvrir la moindre trace de l’idée qu’après tout il serait convenable que je visse les chambres d’abord. Cela ne lui vint pas à l’esprit, et, en somme, cette sérénité était le sentiment que je désirais par-dessus tout lui voir conserver.

Nous venions de conclure notre petit arrangement lorsque la porte s’ouvrit, et la plus jeune de ces dames apparut sur le seuil. Aussitôt que Miss Bordereau vit sa nièce, elle s’écria presque gaiement :

— Il en donne trois mille — trois mille, demain.

Miss Tina se tenait immobile ; ses yeux patients se tournaient de l’un de nous à l’autre ; puis elle finit par prononcer d’un ton à peine perceptible :

— Voulez-vous dire des francs ?

— Vouliez-vous dire francs ou dollars ? me demanda alors la vieille dame.

— Je crois que vous avez parlé de francs, et je souris avec assurance.

— C’est très bien, dit Miss Tina, comme si elle sentait combien sa propre question pouvait sembler avoir dépassé la mesure.

— Qu’en savez-vous ? Vous êtes fort ignorante, observa miss Bordereau sans âcreté, mais avec une étrange et douce froideur.

— Oui, en matière d’argent, certainement en matière d’argent, se hâta de concéder Miss Tina.

— Je suis sûr que vous possédez quelques belles branches de l’arbre de science, pris-je la liberté de dire cordialement. Il y avait je ne sais quoi de pénible pour moi dans le tour qu’avait pris la conversation, dans cette discussion à propos de francs et de dollars.

— Elle a eu une très bonne éducation dans sa jeunesse. Je l’ai surveillée moi-même, dit Miss Bordereau. Puis elle ajouta : Mais, depuis, elle n’a rien appris.

— J’ai toujours vécu avec vous, répliqua Miss Tina très doucement, et certainement sans aucune intention ironique.

— En effet, sans cela ! déclara sa tante plus satiriquement encore.

Elle voulait évidemment dire que sans cela sa nièce ne se serait pas développée du tout : le but de cette observation échappa à Miss Tina, bien qu’elle rougît en entendant sa propre histoire révélée à un étranger. Miss Bordereau continua, s adressant à moi :

— Et à quelle heure viendrez-vous demain avec l’argent ?

— Le plus tôt sera le mieux. Si cela vous convient, je viendrai à midi.

— Je suis toujours ici, mais j’ai mes heures, dit la vieille femme, comme pour m’avertir qu’il ne fallait pas compter en prendre à son aise avec elle.

— Vous voulez dire vos heures de réception ?

— Je ne reçois jamais. Mais je vous verrai à midi, quand vous viendrez avec l’argent.

— Très bien, je serai exact. Et j’ajoutai : Puis-je vous serrer la main pour sceller le contrat ?

Je pensais qu’il serait bon d’y mettre quelque forme : cela me donnerait un sentiment de sécurité, car j’étais bien sûr qu’il n’y en aurait point d’autre. Et puis, bien que Miss Bordereau ne pût être considérée maintenant comme douée d’attraits personnels, et qu’il y eût même quelque chose, dans son antiquité ravagée, qui vous tenait à distance, j’éprouvais un désir irrésistible de sentir un moment dans la mienne cette main que Jeffrey Aspern avait pressée.

Pendant une minute elle ne fit aucune réponse et je vis que ma proposition n’avait pas le bonheur de lui agréer. Elle ne se permit pas le mouvement de recul auquel j’étais à demi préparé ; elle dit seulement avec froideur :

— J’appartiens à un temps où une telle habitude n’existait pas.

Je compris qu’on désirait me remettre à ma place, mais je m’écriai avec bonne humeur, en me tournant vers Miss Tina :

— Oh ! cela ira aussi bien avec vous ! et je lui serrai la main (ce à quoi elle acquiesça avec une légère agitation). Oui, oui, pour montrer que tout est bien arrangé !

— Apportez-vous la somme en or ? demanda Miss Bordereau au moment où je me dirigeais vers la porte. Je la regardai un moment :

— N’avez-vous pas peur, après tout, de garder tant d’argent dans la maison ?

Je n’étais pas troublé par son avidité, mais réellement frappé de la disparité entre une somme pareille et le peu de moyens qu’on avait de la sauvegarder.

— De qui pourrais-je avoir peur, du moment que je n’ai pas peur de vous ? demanda-t-elle avec son amertume recuite.

— C’est bien, dis-je en riant. Au fait, je serai un protecteur et je vous apporterai de l’or si vous le préférez.

— Merci, répliqua dignement la vieille femme avec une inclination de tête qui était évidemment un congé. Je sortis de la chambre, en songeant qu’il serait dur de la circonvenir.

J’étais de nouveau dans la salle lorsque je vis que Miss Tina m’avait suivi, et je supposai que, puisque sa tante avait négligé de m’inviter à visiter mes futurs appartements, elle se proposait de réparer cette omission. Mais elle ne me fit aucune ouverture à ce sujet ; elle se bornait à rester debout devant moi avec un sourire non pas langoureux, mais effacé : elle donnait une impression de jeunesse irresponsable et incompétente, qui faisait une opposition comique avec l’aspect fané de sa personne. Elle n’était pas infirme, comme sa tante, mais sa futilité me sembla plus accentuée, parce que sa faiblesse était intérieure, ce qui n’était pas le cas avec Miss Bordereau. J’attendis pour voir si elle m’offrirait de me montrer le reste de la maison, mais je ne me hâtai pas de poser la question, d’autant plus qu’à partir de ce moment, tout mon plan consistait à passer le plus de temps possible dans sa société. Il s’écoula une bonne minute avant que je risquasse :

— J’ai eu plus de chance que je ne l’espérais. Elle a été très bonne de me recevoir. Peut-être aviez-vous dit un mot en ma faveur ?

— C’est l’idée de l’argent, dit Miss Tina.

— Et est-ce vous qui avez suggéré cette idée ?

— Je lui ai dit que peut-être paieriez-vous largement.

— Qui vous a fait penser cela ?

— Je lui ai dit que je pensais que vous étiez riche.

— Qu’est-ce qui a pu vous mettre cela dans la tête ?

— Je ne sais pas ; la façon dont vous parliez.

— Mon Dieu ! dis-je, il va falloir que je parle autrement maintenant… J’ai le regret de vous dire que tel n’est pas mon cas.

— De fait, dit Miss Tina, je crois qu’à Venise les forestieri, en général, paient souvent très cher des choses qui après tout n’ont guère de valeur.

Elle me parut faire cette remarque dans l’intention consolante de désirer me persuader que, si je m’étais montré prodigue, ma bêtise n’était pas sans précédents. Nous marchions tout le long de la sala, et, tandis que je me rendais compte de ses proportions magnifiques, je dis que je craignais qu’elle ne fit pas partie de mon « quartiere ». Mes chambres seraient-elles, par une chance heureuse, de celles qui y donnaient ?

— Pas si vous habitez au-dessus, si vous allez là-haut, au second, répondit-elle en personne qui comptait que je saurais me tenir à ma place.

— Et j’infère de vos paroles que c’est là que votre tante désire que je sois.

— Elle a dit que vos appartements devraient être aussi indépendants que possible.

— Ce sera certainement le mieux.

Et je l’écoutai respectueusement pendant qu’elle me racontait que là-haut, je pourrais occuper tout ce qu’il me plairait ; qu’il y avait un autre escalier, mais qu’il ne partait que de l’étage où nous nous trouvions et que, pour gagner le jardin ou monter à mon appartement, il me faudrait en effet traverser la grande salle.

C’était un point immense de gagné : je vis tout de suite que ce serait là que s’établirait le niveau de mes relations avec ces deux dames. Lorsque je demandai à Miss Tina comment j’allais faire à présent pour trouver mon chemin jusqu’au second, elle répondit, dans un de ces accès de sociabilité timide qui lui prenaient fréquemment :

— Peut-être ne le trouverez-vous pas, je ne sais pas, à moins que je vous accompagne.

Évidemment, elle n’y avait pas encore pensé.

Nous montâmes à l’étage supérieur et visitâmes une longue enfilade de chambres vides. Les meilleures d’entre elles donnaient sur le jardin : quelques-unes des autres avaient la vue de la lagune bleue par-dessus les toits de tuiles grossières. Toutes étaient poussiéreuses et même un peu délabrées, à cause de leur long abandon, mais je vis qu’en y dépensant quelques centaines de francs, je réussirais à en rendre trois ou quatre habitables. Mon expérience menaçait de devenir coûteuse, mais, maintenant que j’avais pour ainsi dire pris possession, je résolus de ne plus me tourmenter à ce propos.

J’informai mon interlocutrice de quelques-unes des choses que j’allais apporter, mais elle répondit, d’un ton plus précipité qu’à l’habitude, que je pouvais faire tout ce qu’il me plairait : elle semblait désirer me convaincre que les demoiselles Bordereau ne porteraient que l’intérêt le plus distant à mes faits et gestes. Je devinai que sa tante lui avait prescrit de prendre ce ton, et je dirai, dès maintenant, que j’arrivai par la suite à distinguer parfaitement — du moins, à mon avis — les discours qui venaient de son propre fonds de ceux que la vieille femme lui dictait.

Elle n’accorda aucune attention à l’état négligé des chambres qui de longtemps n’avaient été balayées, et ne m’offrit ni explications ni excuses. Je pensai que c’était là une preuve que Juliana et sa nièce — ô désenchantement ! — étaient des personnes désordonnées, aux habitudes de basse classe italienne ; mais je reconnus, plus tard, qu’un pensionnaire qui a forcé l’entrée d’une maison n’est pas dans la situation voulue pour exercer sainement sa critique. Nous regardâmes la vue de mainte et mainte fenêtre, car il n’y avait rien à regarder à l’intérieur, et cependant je désirais prolonger ma visite.

Je lui demandai quelles pouvaient être diverses particularités de la vue que nous avions sous les yeux, mais dans aucun cas elle ne sut me répondre. Évidemment la vue ne lui était pas familière ; peut-être était-elle demeurée plusieurs années sans la voir, et je m’aperçus bientôt qu’elle était trop préoccupée d’autre chose pour pouvoir même prétendre s’y intéresser. Soudainement elle me dit — la remarque ne lui était pas soufflée, cette fois :

— Je ne sais si cela vous fera quelque chose, mais l’argent est pour moi.

— L’argent ?…

— L’argent que vous allez apporter.

— Mais alors vous allez me faire souhaiter de rester ici deux ou trois ans !

Je parlais avec autant d’aisance qu’il m’était possible, bien que je commençasse à m’énerver de ce que ces femmes tant associées à Aspern ramenassent si constamment la question d’argent sur le tapis.

— Ce serait excellent pour moi, répondit-elle presque gaiement.

— Vous m’en faites un point d’honneur !

Elle me regarda comme si elle n’avait pas compris, puis continua :

— Elle voudrait que j’en aie davantage. Elle croit qu’elle va mourir.

— Ah ! pas encore, j’espère ! m’écriai-je avec une sincère émotion.

J’avais parfaitement envisagé la possibilité de la destruction des documents par la vieille femme le jour où elle se sentirait près de sa fin. Je pensais que, jusque-là, elle s’y cramponnerait, et j’étais également convaincu qu’elle relisait chaque soir les lettres d’Aspern, ou qu’au moins, elle les pressait sur ses lèvres flétries. J’aurais donné beaucoup pour jouir un instant de ces solennités.

Je demandai à Miss Tina si sa vieille parente était sérieusement malade ; elle répondit qu’elle était seulement très fatiguée — elle avait vécu si longtemps ! Elle le disait elle-même : elle avait vécu si extraordinairement longtemps, elle voudrait bien mourir, rien que pour changer. D’ailleurs, tous ses amis étaient morts depuis longtemps : ou ils auraient dû rester, ou elle aurait déjà dû les rejoindre. C’était encore une de ces choses que sa tante disait souvent, qu’elle n’était pas du tout résignée, c’est-à-dire résignée à vivre.

— Mais on ne meurt pas quand on le veut, n’est-ce pas ? demanda Miss Tina.

Je pris la liberté de demander pourquoi, étant donné qu’elles avaient actuellement assez d’argent pour vivre toutes deux, il n’y en aurait pas plus qu’assez au cas où elle demeurerait seule. Elle se livra à la considération de ce problème difficile pendant un moment, puis elle dit :

— Oh bien ! vous savez, elle prend soin de moi. Elle croit que quand je serai livrée à moi-même je serai fort sotte et incapable de me tirer d’affaire.

— J’aurais plutôt supposé que c’était vous qui preniez soin d’elle. Je crains qu’elle ne soit très orgueilleuse.

— Quoi ! vous avez déjà découvert cela ? s’écria Miss Tina, avec une ombre de surprise joyeuse.

— J’ai été enfermé avec elle pendant un temps considérable et elle m’a frappé, elle m’a intéressé au plus haut point. Ma découverte ne m’a pas pris longtemps. Elle n’aura pas grand’chose à me dire pendant mon séjour.

— Non, je ne le crois pas, acquiesça ma compagne.

— Supposez-vous qu’elle me soupçonne de quelque chose ?

Les yeux honnêtes de Miss Tina ne révélèrent en rien que j’avais touché un endroit sensible :

— Je ne le crois pas : elle vous a accueilli si facilement, après tout !

— Vous appelez cela facilement ? Ses risques sont couverts, dis-je. Mais par où quelqu’un pourrait-il la tenir ?

— Si je le savais, je ne devrais pas vous le dire, n’est-ce pas.

Et avant que j’aie le temps de répliquer, Miss Tina ajouta, avec un sourire dolent :

— Croyez-vous que nous ayons des faiblesses ?

— C’est exactement ce que je vous demande. Vous n’avez qu’à me les indiquer, je les respecterai religieusement.

Là-dessus elle me regarda avec cet air de curiosité timide, mais candide et même reconnaissante, que depuis le début elle avait avec moi ; après quoi elle prononça :

— Il n’y a rien à dire. Nous sommes tellement paisibles. Je ne sais comment les jours passent. Notre vie n’existe pas.

— Je voudrais pouvoir espérer que je vous en donnerai un peu.

— Oh ! nous savons ce qui nous convient, poursuivit-elle. C’est bien ainsi.

Il y avait vingt choses que j’avais envie de lui demander : comment vraiment elles vivaient, si elles avaient des amis, des relations, quelques parents en Amérique ou dans d’autres pays. Mais je jugeai une telle enquête prématurée, je la remis à une autre occasion.

— Eh bien, ne soyez pas orgueilleuse, vous au moins, me contentai-je de dire. Ne vous cachez pas de moi complètement.

— Oh ! il faut que je reste avec ma tante, répondit-elle sans me regarder.

Et à ce même instant, brusquement, sans aucune formalité d’adieu, elle me quitta et disparut, me laissant le soin de descendre tout seul. Je restai un moment, m’égarant dans ce désert chatoyant qu’était la vieille maison (le soleil l’inondait alors de ses rayons) retournant la situation dans tous les sens, là, sur les lieux. Il ne vint même pas la petite servante aux talons sonores pour m’escorter, et je pensai qu’après tout une telle façon d’agir prouvait au moins de la confiance.