Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome I/IV.

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Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (Tome 1p. 46-59).

CHAPITRE IV.

La petite guerre. — De nouveaux amis. — Une invitation pour la campagne.

Beaucoup d’auteurs éprouvent une répugnance ridicule et même indélicate à révéler les sources où ils ont puisé leur sujet. Nous ne pensons point de la même manière, et toujours nos efforts tendront simplement à nous acquitter d’une façon honorable des devoirs que nous impose notre rôle d’éditeur. Malgré la juste ambition qui, dans d’autres circonstances, aurait pu nous porter à réclamer la gloire d’avoir composé cet ouvrage, nos égards pour la vérité nous empêchent de prétendre à d’autre mérite qu’à celui d’un arrangement judicieux et d’une impartiale narration. Les papiers du Pickwick-Club sont comme un immense réservoir de faits importants. Ce que nous avons à faire, c’est de les distribuer soigneusement à l’univers, qui a soif de connaître les pickwickiens.

Agissant d’après ces principes, et toujours déterminé à avouer nos obligations pour les autorités que nous avons consultées, nous déclarons franchement que c’est au mémorandum de M. Snodgrass que nous devons les particularités contenues dans ce chapitre et dans le suivant, particularités que nous allons rapporter sans autre commentaire, maintenant que nous avons soulagé notre conscience.

Le lendemain, tous les habitants de Rochester et des lieux environnants sortirent de leur lit de très-bonne heure, dans un état d’excitation et d’empressement inaccoutumés, car il s’agissait pour eux de voir les grandes manœuvres. Une demi-douzaine de régiments devaient être inspectés par le regard d’aigle du commandant en chef ; des fortifications temporaires avaient été élevées ; la citadelle allait être attaquée et emportée d’assaut ; enfin on devait faire jouer une mine.

Comme nos lecteurs ont pu le conclure, d’après les notes de M. Pickwick sur la ville de Chatham, il était admirateur enthousiaste de l’armée. Rien ne pouvait donc être plus délicieux pour lui et pour ses compagnons que la vue d’une petite guerre ; aussi furent-ils bientôt debout. Ils se dirigèrent à grands pas vers les fortifications, où se rendaient déjà de tous côtés une foule de curieux.

Tout annonçait que la cérémonie devait être d’une importance et d’une grandeur peu communes. On avait posé des sentinelles pour maintenir libre le terrain nécessaire aux manœuvres ; on avait placé des domestiques dans les batteries afin de retenir des places pour les dames. Des sergents couraient de toutes parts, portant sous leurs bras des registres reliés en parchemin. Le colonel Bulder, en grand uniforme, galopait d’un côté ; puis, d’un autre, faisait reculer son cheval sur les curieux ; lui faisait faire des voltes, des courbettes, et criait avec tant de violence, que son visage en était tout rouge, sa voix tout enrouée, sans que personne pût comprendre quelle nécessité il y avait à cela. Des officiers s’élançaient en avant, en arrière ; parlaient au colonel Bulder, donnaient des ordres aux sergents, puis repartaient au galop et disparaissaient. Enfin, les soldats eux-mêmes, sous leurs cols de cuir, avaient un air de solennité mystérieuse qui indiquait suffisamment la nature spéciale de la réunion.

M. Pickwick et ses trois compagnons se placèrent sur le premier rang des curieux, et attendirent patiemment le commencement des manœuvres. La foule augmentait constamment, et les efforts qu’ils étaient obligés de faire pour conserver leur position, occupèrent suffisamment les deux heures qui s’écoulèrent dans l’attente. Quelquefois il se faisait par derrière une poussée soudaine, et alors M. Pickwick était lancé en avant avec une vitesse et une élasticité peu conformes à la gravité ordinaire de son maintien. D’autres fois les soldats engageaient les spectateurs à reculer, et laissaient tomber les crosses de leurs fusils sur les pieds de M. Pickwick, pour lui rappeler leur consigne, ou lui bourraient ladite crosse dans la poitrine pour l’engager à s’y conformer. Dans un autre instant, quelques gentlemen facétieux se pressant autour de M. Snodgrass, le réduisaient à sa plus simple expression, et après lui avoir fait endurer les tortures les plus aiguës, lui demandaient pourquoi il avait le toupet de pousser les gens de cette façon-là. À peine M. Winkle avait-il achevé d’exprimer l’indignation excessive que lui causait cette insulte non provoquée, et épuisé son courroux, qu’un individu placé par derrière lui enfonçait son chapeau sur les yeux, en le priant d’avoir la complaisance de mettre sa tête dans sa poche. Ces mystifications, jointes à l’inquiétude que leur causait la disparition inexplicable et subite de M. Tupman, rendaient, au total, leur situation plus incommode que délicieuse.

À la fin on entendit courir parmi la foule ce bruyant murmure qui annonce l’arrivée de ce qu’elle a attendu pendant longtemps. Tous les yeux se tournèrent vers le fort, et l’on vit bataillons après bataillons se répandre dans la plaine, les drapeaux flottant gracieusement dans les airs, et les armes étincelant au soleil. Les troupes firent halte et prirent position. Les cris inarticulés du commandement coururent sur toute la ligne ; les armes furent présentées avec un cliquetis général ; le commandant en chef, le colonel Bulder et un nombreux état-major passèrent au petit galop en tête des troupes. Tout d’un coup la musique de tous les régiments fit explosion ; les chevaux se dressèrent sur deux pieds, et reculèrent en fouettant leurs queues dans toutes les directions ; les chiens aboyèrent ; la multitude cria ; les troupes reçurent le commandement de fixe ; et autant que les yeux pouvaient s’étendre on ne vit plus rien à droite et à gauche qu’une longue perspective d’habits rouges et de pantalons blancs, immobiles, et comme pétrifiés.

M. Pickwick avait été si absorbé par le soin de se reculer et de se dégager d’entre les pieds des chevaux, qu’il n’avait pas eu le temps de jouir de la scène qui se déroulait devant lui. Lorsqu’il lui fut enfin possible de se tenir d’aplomb sur ses jambes, les troupes avaient pris l’apparence inanimée que nous venons de décrire, et son admiration, ses jouissances furent inexprimables.

« Y a-t-il rien de plus beau, rien de plus délicieux ? dit-il à M. Winkle.

— Rien, assurément, répliqua ce dernier, qui pendant plus d’un quart d’heure avait porté un petit homme sur chacun de ses pieds.

— Oui ! s’écria M. Snodgrass, dans le sein duquel s’allumait rapidement une flamme poétique, oui ! c’est un noble et magnifique spectacle de voir ainsi les vaillants défenseurs de la patrie se déployer en files brillantes devant ses paisibles citoyens. Leur visage est empreint, non d’une férocité guerrière, mais d’un esprit de civilisation ; leurs yeux n’étincellent pas du feu sauvage de la rapine et de la vengeance, mais de la douce lumière de l’intelligence et de l’humanité ! »

M. Pickwick s’unissait entièrement à ces éloges, quant à l’esprit qui les dictait, mais il ne pouvait pas en approuver aussi complétement les termes. En effet, la douce lumière de l’intelligence brillait assez faiblement, attendu que le commandement de « yeux, front ! » avait été donné, et que les spectateurs n’apercevaient pas autre chose que plusieurs milliers de prunelles, regardant directement devant elles, et entièrement dénuées de toute expression quelconque.

Cependant la foule s’était écoulée peu à peu, et nos voyageurs se trouvaient presque seuls dans cet endroit.

« Nous sommes maintenant dans une excellente position, dit M. Pickwick, en regardant autour de lui.

— Excellente : repartirent à la fois MM. Winkle et Snodgrass.

— Que font-ils maintenant ? reprit M. Pickwick, en ajustant ses lunettes.

— Il me… Il me semble…, balbutia M. Winkle en changeant de couleur, il me semble qu’ils vont faire feu !

— Allons donc ! s’écria M. Pickwick avec précipitation.

— Je crois… je crois qu’il a raison, observa M. Snodgrass avec quelque alarme.

— Impossible ! répéta M. Pickwick. » Mais à peine avait-il prononcé ces mots, que les six régiments, agissant comme un seul homme, et comme s’ils n’avaient eu qu’un seul point de mire, couchèrent en joue les malheureux pickwickiens, et firent la plus effroyable décharge qui ait jamais ébranlé le centre de la terre ou le courage d’un gentleman un peu mûr.

Dans cette situation critique, exposé à un feu continuel de cartouches blanches, harassé par les opérations des troupes, auxquelles un nouveau renfort venait d’arriver, se développant derrière M. Pickwick, il montra cet admirable sang-froid, compagnon nécessaire d’un esprit supérieur. Saisissant M. Winkle par le bras, et se plaçant entre lui et M. Snodgrass, il les engagea instamment à remarquer qu’excepté le danger d’être assourdi par le bruit, il n’y avait aucun péril à redouter.

« Mais… mais…, dit M. Winkle, en pâlissant, supposez que les soldats aient quelques cartouches à balles, par erreur ? Je viens d’entendre un sifflement aigu, juste à mon oreille.

— Ne ferions-nous pas mieux de nous jeter à plat-ventre ? demanda M. Snodgrass ?

— Non, non, tout est fini maintenant, répondit M. Pickwick. » Et en disant ces mots, ses lèvres pouvaient trembler, ses joues pouvaient blanchir, mais aucune expression de crainte ou d’inquiétude ne s’échappa de la bouche de cet homme immortel.

M. Pickwick ne s’était pas trompé ; la fusillade était terminée. Il ne songeait donc plus qu’à se féliciter de la justesse de son hypothèse, quand il aperçut sur toute la ligne un mouvement rapide. Les cris de commandement retentirent, et avant que nos voyageurs eussent eu le temps de former une conjecture relativement à cette nouvelle manœuvre, les six régiments tout entiers firent une charge à la baïonnette au pas de course sur le lieu même où M. Pickwick et ses amis étaient stationnés.

Tout homme est mortel, et le courage humain a des bornes. Pendant un instant M. Pickwick regarda à travers ses lunettes la masse compacte qui s’avançait ; puis il lui tourna le dos, et se mit… nous ne dirons pas à fuir, premièrement, parce que c’est une expression déshonorante ; secondement, parce que la personne de M. Pickwick n’était nullement appropriée à ce genre de retraite. Il se mit à trotter aussi vite que le lui permettaient le peu de longueur de ses jambes et la pesanteur de son corps ; si vite, en effet, qu’il s’aperçut trop tard de tous les dangers de sa situation.

Les troupes, dont l’apparition sur ses derrières avait déjà inquiété M. Pickwick quelques secondes auparavant, s’étaient déployées en bataille pour repousser la feinte attaque des assiégeants fictifs de la citadelle ; de sorte que les trois amis se trouvèrent enfermés entre deux longues murailles de baïonnettes, dont l’une s’avançait rapidement, tandis que l’autre attendait avec fermeté le choc épouvantable.

« Hohé ! hohé ! crièrent les officiers de la colonne mouvante.

— Ôtez-vous de là ! beuglèrent les officiers de la colonne stationnaire.

— Où pouvons-nous aller ? s’écrièrent les pickwickiens pleins de trouble.

— Hohé ! hohé !  » telle fut la seule réponse ; puis il y eut un moment d’égarement inouï, un bruit lourd de pas cadencés, un choc violent, une confusion de rires étouffés, et les troupes se retrouvèrent à cinq cents toises de distance, et les semelles des bottes de M. Pickwick furent aperçues en l’air.

M. Snodgrass et M. Winkle venaient d’exécuter, avec beaucoup de prestesse, une culbute obligée. M. Winkle, assis par terre, étanchait, avec un mouchoir de soie jaune, le sang qui s’écoulait de son nez, quand ils virent leur vénérable chef courant, à quelque distance, après son chapeau, lequel s’éloignait en caracolant avec malice.

Il y a peu d’instants dans l’existence d’un homme où il éprouve plus de détresse visible, où il excite moins de commisération que lorsqu’il donne la chasse à son propre chapeau. Il faut avoir une grande dose de sang-froid, un jugement bien sûr pour le pouvoir rattraper. Si l’on court trop vite, on passe par-dessus ; si l’on se baisse trop lentement, au moment où l’on croit le saisir, il est déjà bien loin. La meilleure méthode est de trotter parallèlement à l’objet de votre poursuite, d’être prudent et attentif, de bien guetter l’occasion, de gagner les devants par degrés, puis de plonger rapidement, de prendre votre chapeau par la forme, et de le planter solidement sur votre tête, en souriant gracieusement pendant tout ce temps, comme si vous trouviez la plaisanterie aussi bonne que tout le monde.

Il faisait un petit vent frais, et le chapeau de M. Pickwick roulait comme en se jouant devant lui. Le vent soufflait et M. Pickwick s’essoufflait ; et le chapeau roulait, et roulait aussi gaiement qu’un marsouin en belle humeur dans un courant rapide ; il roulerait encore, bien au delà de la portée de M. Pickwick, s’il n’eût été arrêté par un obstacle providentiel, au moment où notre voyageur allait l’abandonner à son malheureux sort.

M. Pickwick, complétement épuisé, allait donc abandonner sa poursuite, quand le chapeau s’aplatit contre la roue d’un carrosse qui se trouvait rangé en ligne avec une douzaine d’autres véhicules. Le philosophe, apercevant son avantage, s’élança vivement, s’empara de son couvre-chef, le plaça sur sa tête, et s’arrêta pour reprendre haleine. Il y avait une demi-minute environ qu’il était là, lorsqu’il entendit son nom chaleureusement prononcé par une voix amie ; il leva les yeux et découvrit un spectacle qui le remplit à la fois de surprise et de plaisir.

Dans une calèche découverte, dont les chevaux avaient été retirés à cause de la foule, se tenaient debout les personnes ci-après désignées : un vieux gentleman, gros et vigoureux, vêtu d’un habit bleu à boutons d’or, d’une culotte de velours et de bottes à revers ; deux jeunes demoiselles, avec des écharpes et des plumes ; un jeune homme, apparemment amoureux d’une des jeunes demoiselles ; une dame, d’un âge douteux, probablement tante desdites demoiselles ; et enfin M. Tupman, aussi tranquille, aussi à son aise que s’il avait fait partie de la famille depuis son enfance. Derrière la voiture était attachée une bourriche d’une vaste dimension, une de ces bourriches qui, par association d’idées, éveillent toujours, dans un esprit contemplatif, des pensées de volailles froides, de langues fourrées et de bouteilles de bon vin. Enfin, sur le siége de la calèche, dans un état heureux de somnolence, était assis un jeune garçon, gros, rougeaud et joufflu, qu’un observateur spéculatif ne pouvait regarder pendant quelques secondes sans conclure qu’il devait être le dispensateur officiel des trésors de la bourriche, lorsque le temps convenable pour leur consommation serait arrivé.

M. Pickwick avait à peine jeté un coup d’œil rapide sur ces intéressants objets, quand il fut hélé de nouveau par son fidèle disciple.

« Pickwick ! Pickwick ! lui disait-il ! montez ! montez vite !

— Venez, monsieur, venez, je vous en prie, ajouta le vieux gentleman. Joe ! Que le diable emporte ce garçon ! Il est encore à dormir ! Joe ! abaissez le marchepied. »

Le gros joufflu se laissa lentement glisser à bas du siége, abaissa le marchepied, et, d’une manière engageante, ouvrit la portière du carrosse. M. Snodgrass et M. Winkle arrivèrent dans ce moment.

« Il y a de la place pour vous tous, messieurs, reprit le propriétaire de la voiture. Deux dedans, un dehors. Joe, faites de la place sur le siége pour l’un de ces messieurs. Maintenant, monsieur, montez. » Et le vieux gentleman, étendant le bras, hissa de vive force dans la calèche, d’abord M. Pickwick, ensuite M. Snodgrass. M. Winkle monta sur le siége ; le gros joufflu se percha près de lui et se rendormit instantanément.

« Je suis charmé de vous voir, messieurs, poursuivit le gentleman, je vous connais très-bien, messieurs, quoique vous ne vous souveniez peut-être pas de moi. J’ai passé plusieurs soirées dans votre club, l’hiver dernier. Ce matin j’ai rencontré ici mon ami, M. Tupman, et j’ai été enchanté de le voir. Hé bien ! monsieur, comment ça va-t-il ? Vous avez l’air tout à fait bien portant, mais là, très-bien portant ! »

M. Pickwick, à qui ces dernières paroles étaient adressées, rétorqua le compliment, et donna une vigoureuse poignée de mains au vieux gentleman.

« Eh bien ! monsieur, comment ça va-t-il ? continua celui-ci en regardant M. Snodgrass avec une sollicitude paternelle. À merveille, n’est-ce pas ? Ah ! tant mieux, tant mieux ! Et comment cela va-t-il, monsieur Winkle ? Bien ? J’en suis charmé. Mes filles, messieurs. Et voilà ma sœur Rachel Wardle : c’est une demoiselle, sans que cela paraisse. N’est-ce pas, monsieur ? N’est-ce pas ? ajouta-t-il en riant à gorge déployée, et en insérant plaisamment son coude entre les côtes de M. Pickwick.

— Mon Dieu ! frère… dit miss Wardle, avec un sourire suppliant.

— Vrai, vrai, reprit le vieux gentleman, personne ne peut le nier, messieurs, je vous présente mon ami, M. Trundle. Et maintenant que vous vous connaissez tous, tâchons d’être confortables et heureux, et voyons ce qui se passe. Voilà mon opinion. » Ayant ainsi parlé, il mit ses lunettes, tandis que M. Pickwick tirait son télescope ; et chacun se tint debout dans la voiture pour regarder les évolutions des militaires.

C’étaient des manœuvres étonnantes. Un rang tirait par-dessus la tête d’un autre rang et se précipitait aussitôt en arrière, puis un autre rang tirait par-dessus la tête d’un autre rang et se précipitait en arrière à son tour ; ensuite il y avait des formations de carrés, avec les officiers dans le centre ; des descentes dans la tranchée avec des échelles ; de l’autre côté des ascensions par le même moyen ; puis on abattait des barricades de paniers ; et tout cela se faisait avec un courage sans pareil. Dans les batteries, les artilleurs fourraient de gros tampons dans les bouches d’effroyables canons, et il fallait tant de préparatifs pour les bourrer, et ils faisaient tant de bruit quand on y avait mis le feu, que l’air résonnait au loin des cris plaintifs des femmes. Dans le carrosse, les jeunes miss Wardle étaient si effrayées que M. Trundle fut absolument obligé de soutenir l’une d’elles, tandis que M. Snodgrass supportait la seconde : et les nerfs de miss Rachel Wardle étaient dans un état d’alarme si terrible que M. Tupman trouva indispensable de passer le bras autour de sa taille pour l’empêcher de tomber. Enfin tout le monde éprouvait une exaltation prodigieuse, excepté le groom joufflu, qui dormait au tonnerre du canon aussi profondément que si ç’avait été la chanson habituelle de sa nourrice.

Lorsque la citadelle fut prise et qu’on servit à dîner aux assiégeants et aux assiégés, le vieux gentleman s’écria : « Joe ! Joe ! Damné garçon, il est encore à dormir ! Soyez assez bon, monsieur, pour lui pincer la jambe, s’il vous plaît, c’est le seul moyen de le réveiller. Je vous remercie. Joe, défaites la bourriche. »

Le gros joufflu, qui avait été effectivement éveillé par la compression d’une partie de son mollet, entre le pouce et l’index de M. Winkle, se laissa de nouveau glisser à bas du siége et s’occupa à dépaqueter la bourriche, d’une manière plus expéditive qu’on n’aurait pu l’attendre de sa précédente inactivité.

« Maintenant il faut nous asseoir serrés, » dit le vieux gentleman. Après beaucoup de plaisanteries sur le froissement des manches des dames, après beaucoup de rougeur occasionnée par la joyeuse proposition de les faire asseoir sur les genoux des messieurs, la société tout entière parvint à s’empiler dans la calèche, et le vieux gentleman s’occupa de faire circuler les objets que le gros joufflu lui tendait de derrière la voiture où il était monté.

« Maintenant, Joe, les couteaux, les fourchettes. » Les couteaux et les fourchettes furent passés. Les dames et les messieurs de l’intérieur, et M. Winkle sur son siége, furent fournis de ces ustensiles nécessaires.

« Des assiettes, Joe ! des assiettes !  » Les assiettes furent distribuées de la même manière.

« Maintenant, Joe, la volaille. Damné garçon, il est encore à dormir. Joe ! Joe ! Plusieurs coups de canne administrés sur la tête du dormeur le tirèrent enfin de sa léthargie. Allons passez-nous les comestibles. »

Il y avait quelque chose, dans le son de ce dernier mot, qui réveilla entièrement le gros dormeur. Il tressaillit, et ses yeux plombés, à moitié cachés par ses joues bouffies, lorgnèrent amoureusement les comestibles à mesure qu’il les déballait.

« Allons, dépêchons, » dit H. Wardle, car le gros joufflu dévorait du regard un chapon, dont il paraissait ne pas pouvoir se séparer. Il soupira profondément, jeta un coup d’œil désespéré sur la volaille dodue, et la remit tristement à son maître.

« Bon ! Un peu de vivacité ! Maintenant la langue. Maintenant le pâté de pigeons ! Prenez garde au veau et au jambon. Attention aux écrevisses. Ôtez la salade de la serviette. Passez-moi l’assaisonnement. » Tout en donnant ces ordres précipités, M. Wardle distribuait dans l’intérieur de la voiture les articles qu’il nommait, et plaçait des plats sans nombre dans les mains et sur les genoux de chacun.

Lorsque l’œuvre de destruction fut commencée, le joyeux hôte demanda à ses convives : « Eh bien ! n’est-ce pas délicieux ?

— Délicieux ! répondit M. Winkle, qui découpait une volaille sur le siége.

— Un verre de vin ?

— Avec le plus grand plaisir.

— Ne feriez-vous pas mieux d’avoir une bouteille pour vous, là-haut ?

— Vous êtes bien bon.

— Joe !

— Oui, monsieur. (Il n’était point endormi, cette fois, étant parvenu à soustraire un petit pâté de veau.)

— Une bouteille de vin au gentleman sur le siége. Je suis charmé de vous voir, monsieur.

— Bien obligé, répondit M. Winkle, en plaçant la bouteille à côté de lui.

— Voulez-vous me permettre de prendre un verre de vin avec vous ? dit M. Trundle à M. Winkle.

— Avec grand plaisir, » repartit celui-ci ; et les deux gentlemen prirent du vin ensemble ; et tous les assistants, même les dames, suivirent leur judicieux exemple.

« Comme notre chère Emily coquette avec ce jeune homme, observa tout bas à M. Wardle la tante demoiselle, avec toute l’envie convenable à une tante demoiselle.

— Bah ! répliqua le brave homme de père. Ça n’a rien d’extraordinaire. C’est fort naturel. M. Pickwick, un verre de vin ?  »

M. Pickwick, interrompant pour un instant les profondes recherches qu’il faisait dans l’intérieur du pâté de pigeons, accepta en rendant grâce.

« Emily, ma chère, dit la tante demoiselle avec un air de chaperon ; ne parlez pas si haut, mon amour.

— Plaît-il, ma tante ?

— Il paraît que ma tante et le vieux petit monsieur voudraient qu’il n’y en eût que pour eux, chuchota miss Isabella Wardle à sa sœur Emily. Puis les deux jeunes demoiselles se mirent à rire de tout leur cœur, et la vieille demoiselle s’efforça de prendre une physionomie aimable, mais elle ne put en venir à bout.

« Les jeunes filles ont tant de gaieté ! observa-t-elle à M. Tupman avec un air de tendre commisération, comme si la gaieté eût été marchandise de contrebande, et comme si c’eût été un crime que d’en porter sur soi sans avoir un laissez-passer ; mais M. Tupman ne fit pas exactement la réponse désirée.

— Vous avez bien raison, dit-il ; c’est tout à fait charmant !

— Hem ! fit miss Wardle d’un ton dubitatif.

— Voulez-vous me permettre, reprit M. Tupman, de la manière la plus insinuante, en touchant de la main gauche le poignet de la séduisante Rachel, tandis que de la main droite il levait tout doucement une bouteille. Voulez-vous me permettre ?…

— Oh ! monsieur !  »

M. Tupman prit un air encore plus persuasif, et miss Rachel exprima la crainte qu’on ne tirât encore des coups de canon, ce qui aurait naturellement obligé son cavalier à la soutenir.

« Trouvez-vous mes nièces jolies ? murmura ensuite la tante affectueuse à l’oreille de M. Tupman.

— Je les trouverais jolies si leur tante n’était pas ici, répondit le galant pickwickien, avec un regard passionné.

— Oh ! le méchant homme ! Mais réellement, si elles avaient un peu de fraîcheur, ne trouvez-vous pas qu’elles feraient de l’effet… à la lumière ?

— Oui,… je le crois, répliqua M. Tupman d’un air indifférent.

— Oh ! moqueur ! Je sais ce que vous alliez dire.

— Quoi donc ? demanda M. Tupman, qui n’était pas bien décidé à dire quelque chose.

— Vous alliez dire qu’Isabelle est voûtée. Je sais que vous l’alliez dire. Les hommes sont de si bons observateurs ! Eh bien ! c’est vrai ; je ne puis pas le nier ! Et certainement s’il y a quelque chose de vilain pour une jeune personne, c’est d’être voûtée. Je le lui dis souvent, et qu’elle deviendra tout à fait effroyable quand elle sera un peu plus vieille. Je vois que vous avez l’esprit malin. »

M. Tupman, charmé d’obtenir cette réputation à si bon marché, s’efforça de prendre un air fin, et sourit mystérieusement.

« Quel sourire sarcastique ! s’écria l’inflammable Rachel. Je vous assure que vous m’effrayez.

— Je vous effraye ?

— Oh ! vous ne pouvez rien me cacher. Je sais ce que ce sourire signifie.

— Hé bien ? dit M. Tupman, qui lui-même n’en avait pas la plus légère idée.

— Vous voulez dire, poursuivit l’aimable tante, en parlant encore plus bas, vous voulez dire que la tournure d’Isabelle vous déplaît encore moins que l’effronterie d’Emily. C’est vrai, elle est effrontée. Vous ne pouvez croire combien cela me rend parfois malheureuse. Je suis sûre que j’en ai pleuré pendant des heures entières. Mon cher frère est si bon, si peu soupçonneux, qu’il n’en voit rien. S’il le voyait, je suis certaine que cela lui briserait le cœur. Je voudrais pouvoir me persuader qu’il n’y a pas de mal au fond. Je le désire si vivement ! (Ici l’affectueuse parente poussa un profond soupir, et secoua tristement la tête.)

— Je suis sûre que ma tante parle de nous, dit tout bas miss Emily Wardle à sa sœur. J’en suis tout à fait sûre : elle a pris son air malicieux.

— Tu crois, répondit Isabelle. Hem ! tante, chère tante !

— Oui, mon cher amour.

— J’ai bien peur que vous ne vous enrhumiez, ma tante, mettez donc un mouchoir de soie autour de votre bonne vieille tête. Vous devriez prendre plus soin de vous, à votre âge. »

Quoique cette revanche fut bien motivée, elle était tellement poignante qu’il est impossible d’imaginer de quelle manière se serait exhalé le courroux de la tante, si M. Wardle n’avait pas fait diversion, sans y penser, en criant d’une voix forte :

« Joe ! Damné garçon ! il est encore à dormir !

— Voilà un jeune homme bien extraordinaire, dit M. Pickwick. Est-ce qu’il est toujours assoupi comme cela ?

— Assoupi ! Il dort toujours. Il fait mes commissions en dormant ; et quand il sert à table, il ronfle.

— Bien extraordinaire ! répéta M. Pickwick.

— Ha ! extraordinaire en vérité, reprit le vieux gentleman. Je suis orgueilleux de ce garçon. Je ne voudrais m’en séparer à aucun prix, sur mon âme. C’est une curiosité naturelle. Hé ! Joe ! Joe ! ôtez tout cela, et débouchez une autre bouteille, m’entendez-vous ?  »

Le gros joufflu ouvrit les yeux, avala l’énorme morceau de pâté qu’il était en train de mastiquer lorsqu’il s’était endormi, et tout en exécutant les ordres de son maître, il lorgnait languissamment les débris de la fête, à mesure qu’il les remettait dans la bourriche. La nouvelle bouteille fut débouchée et vidée rapidement : la bourriche fut rattachée à son ancienne place, le gros joufflu remonta sur le siége ; les besicles et les lunettes d’approche furent braquées sur nouveaux frais, et les évolutions des soldats recommencèrent. Il y eut encore un grand tapage de canons et de grandes terreurs de femmes ; puis on fit jouer une mine à l’immense satisfaction de tout le monde ; et quand la mine eut parti, les troupes et les spectateurs suivirent son exemple, et partirent aussi.

À la fin d’une conversation interrompue par les décharges, le vieux gentleman dit à M. Pickwick, en lui secouant la main :

« Souvenez-vous que vous venez tous nous voir demain matin.

— Très certainement, répliqua M. Pickwick.

— Vous avez l’adresse ?

— Manoir-ferme, Dingley-dell, répondit M. Pickwick en consultant son mémorandum.

— C’est cela ; et songez bien que je vous garde au moins une semaine. Je me charge de vous faire voir tout ce qu’il y a de curieux aux environs, et puisque vous voulez étudier la vie champêtre, venez chez moi, je vous en donnerai, en veux-tu, en voilà. Joe ! Damné garçon ! il est encore à dormir. Joe, aidez Tom à mettre les chevaux. »

Les chevaux furent mis ; le cocher monta sur son siége, le gros joufflu grimpa à côté de lui ; les adieux furent échangés, et le carrosse roula. Au moment où les pickwickiens se retournèrent pour l’apercevoir encore une fois, le soleil couchant jetait une teinte chaleureuse sur le visage de leur hôte, et faisait ressortir l’attitude somnolente du gros joufflu : il avait laissé tomber sa tête sur sa poitrine, et il était encore à dormir !