Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome II/XXII.

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Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (2p. 314-329).


CHAPITRE XXII.

Dans lequel M. Pickwick rencontre une vieille connaissance, circonstance fortuite à laquelle le lecteur est principalement redevable des détails brûlants d’intérêt ci-dessous consignés, concernant deux grands hommes politiques.


Lorsque M. Pickwick se réveilla à huit heures du matin, l’état de l’atmosphère n’était nullement propre à égayer son esprit, ni à diminuer l’abattement que lui avait inspiré le résultat inattendu de son ambassade. Le ciel était triste et sombre, l’air humide et froid, les rues mouillées et fangeuses. La fumée restait paresseusement suspendue au sommet des cheminées, comme si elle avait manqué d’énergie pour s’élever, et la brume descendait lentement, comme si elle n’avait pas eu même le cœur à tomber. Un coq de combat, privé de toute son animation habituelle, se balançait tristement sur une patte, dans la cour, tandis qu’une bourrique, sous un étroit appentis, tenait sa tête baissée, et, s’il fallait en croire sa contenance misérable, devait méditer un suicide. Dans les rues, on ne voyait que des parapluies, et l’on n’entendait que le cliquetis des socques et le clapotement de l’eau, qui dégouttait des toits.

Pendant le déjeuner, la conversation demeura singulièrement traînante. M. Bob Sawyer lui-même ressentait l’influence du temps, et la réaction de l’excitation du jour précédent. Suivant son propre et expressif langage, il était aplati. M. Ben Allen l’était aussi ; et pareillement M. Pickwick.

Dans l’attente prolongée d’une éclaircie, le dernier journal de Londres fut lu et relu, avec une intensité d’intérêt qui ne s’observe jamais que dans des cas d’extrême misère. Les trois compagnons d’infortunes ne mirent pas moins de persévérance à arpenter chaque fleur du tapis ; ils regardèrent par la fenêtre assez souvent pour justifier l’imposition d’une double taxe ; ils entamèrent, sans résultat, toutes sortes de sujets de conversation, et à la fin, lorsque midi fut arrivé sans amener aucun changement favorable, M. Pickwick tira résolument la sonnette et demanda sa voiture.

La route était boueuse, il bruinait plus fort que jamais, et la boue était lancée dans la chaise ouverte en si grande quantité, qu’elle incommodait les habitants de l’intérieur presque autant que ceux de l’extérieur. Pourtant, dans le mouvement même, dans le sentiment d’un changement, d’une action, il y avait quelque chose de bien préférable à l’ennui de rester enfermé dans une chambre sombre, et de voir pour toute distraction la pluie tomber tristement dans une triste rue. Aussi nos voyageurs s’étonnèrent-ils d’abord d’avoir été si longtemps à prendre leur parti.

Quand ils arrêtèrent à Coventry pour relayer, la vapeur qui sortait des chevaux formait un nuage si épais, qu’elle éclipsait complétement le palefrenier ; seulement on l’entendit s’écrier au milieu du brouillard, qu’il espérait bien obtenir la première médaille d’or de la société d’humanité, pour avoir ôté le chapeau du postillon, attendu que celui-ci aurait été infailliblement noyé par l’eau qui découlait des bords, si l’invisible gentleman n’avait pas eu la présence d’esprit de l’enlever vivement, et d’essuyer avec un bouchon de paille le visage du naufragé.

« Ceci est agréable, dit Bob en arrangeant le collet de son habit, et en tirant son châle sur sa bouche pour concentrer la fumée d’un verre d’eau-de-vie qu’il venait d’avaler.

— Tout à fait, répondit Sam d’un air tranquille.

— Vous n’avez pas l’air d’y faire attention.

— Dame ! monsieur, je ne vois pas trop quel bien ça me ferait.

— Voilà une excellente réponse, ma foi !

— Certainement, monsieur. Tout ce qui arrive est bien, comme remarqua doucement le jeune seigneur quand il reçut une pension, parce que le grand-père de la femme de l’oncle de sa mère avait une fois allumé la pipe du roi avec son briquet phosphorique.

— Ce n’est pas une mauvaise idée cela, répliqua Bob d’un air approbatif.

— Juste ce que le jeune courtisan disait ensuite tous les jours d’échéance pendant le reste de sa vie. »

Après un court silence, Sam jeta un coup d’œil au postillon, et baissant la voix de manière à ne produire qu’un chuchotement mystérieux : « Avez-vous jamais été appelé, quand vous étiez apprenti carabin, pour visiter un postillon ?…

— Non, je ne le crois pas.

— Vous n’avez jamais vu un postillon dans un hôpital n’est-ce pas ?

— Non, je ne pense pas en avoir vu.

— Vous n’avez jamais connu un cimetière où y avait un postillon d’enterré ? vous n’avez jamais vu un postillon mort, n’est-ce pas ? demanda Sam, en poursuivant son catéchisme.

— Non, répliqua Bob.

— Ah ! reprit Sam d’un air triomphant, et vous n’en verrez jamais, et il y a une autre chose qu’on ne verra jamais, c’est un âne mort. Personne n’a jamais vu un âne mort, excepté le gentleman[1] en culotte de soie noire, qui connaissait la jeune femme qui gardait une chèvre, et encore c’était un âne français ; ainsi il n’était pas de pur sang, après tout.

— Eh bien ! quel rapport tout cela a-t-il avec le postillon ? demanda Bob.

— Voilà. Je ne veux pas assurer, comme quelques personnes très-sensées, que les postillons et les ânes sont un être immortel, tous les deux ; mais voilà ce que je dis : C’est que, quand ils se sentent trop roides pour travailler, ils s’en vont, l’un portant l’autre : un postillon pour deux ânes, c’est la règle. Ce qu’ils deviennent ensuite, personne n’en sait rien ; mais il est très-probable qu’ils vont pour s’amuser dans un monde meilleur, car il n’y a pas un homme vivant qui ait jamais vu un postillon ni un âne s’amuser dans ce monde ici. »

Développant compendieusement cette remarquable théorie, et citant à l’appui divers faits statistiques, Sam Weller égaya le trajet jusqu’à Dunchurch. Là on obtint un postillon sec et des chevaux frais. Daventry était le relais suivant, Towcester celui d’après, et à la fin de chaque relais, il pleuvait plus fort qu’au commencement.

« Savez-vous, dit Bob d’un ton de remontrance en mettant le nez à la portière de la chaise, lorsqu’elle arrêta devant la tête du sarrasin, à Towcester, savez-vous que ça ne peut pas aller comme ça ?

— Ah ça ! dit M. Pickwick, qui venait de sommeiller un peu : J’ai peur que vous n’attrapiez de l’humidité.

— Oh vraiment ! en effet, je crois que je suis légèrement humide ! dit Bob, et personne ne pouvait le nier, car la pluie coulait de son cou, de ses coudes, de ses parements, de ses basques et de ses genoux. Tout son costume était si luisant d’eau, qu’on aurait pu croire qu’il était imprégné d’huile.

— Je crois que je suis légèrement humide, répéta Bob, en se secouant et en jetant autour de lui une petite pluie fine, comme font les chiens de Terre-Neuve, en sortant de l’eau.

— Je pense vraiment qu’il n’est pas possible d’aller plus loin ce soir, fit observer Ben Allen.

— Tout à fait hors de question, monsieur, ajouta Sam en s’approchant pour assister à la conférence. C’est de la cruauté envers les animaux que de les faire sortir d’un temps pareil. Il y a des lits ici, monsieur. Tout est propre et confortable. Un très-bon petit dîner, qui peut être prêt en une demi-heure ; des poulets et des côtelettes, du veau, des haricots verts, une tarte et de la propreté. Vous ferez bien de rester ici, monsieur, si j’ose donner mon avis gratis. Consultez les gens de l’art, comme disait le docteur. »

L’hôte de la Tête de Sarrasin arriva fort à propos, en ce moment, pour confirmer les éloges de Sam, relativement aux mérites de son établissement et pour appuyer ses supplications par une quantité de conjonctures effrayantes concernant l’état des routes, l’improbabilité d’avoir des chevaux frais aux relais suivant la certitude infaillible qu’il pleuvrait toute la nuit, et la certitude, également infaillible, que le temps s’éclaircirait le matin ; avec divers autres raisonnements séducteurs familiers à tous les aubergistes.

« C’est bien ! dit M. Pickwick ; mais alors il faut que j’envoie une lettre à Londres, de manière à ce que qu’elle soit remise demain, dès le matin. Autrement je serais obligé de continuer ma route, à tout hasard. »

L’hôte fit une grimace de plaisir. Rien n’était plus facile que d’envoyer une lettre empaquetée dans une feuille de papier gris, soit par la malle, soit par la voiture de nuit de Birmingham. Si le gentleman tenait particulièrement à ce que qu’elle fût remise de suite, il pouvait écrire sur l’enveloppe très-pressée, moyennant quoi il serait certain qu’elle serait portée immédiatement, ou bien une demi-couronne au porteur si ce paquet est remis de suite, ce qui serait encore plus sûr.

« Très-bien ! dit M. Pickwick. Alors nous allons rester ici.

— John, cria l’aubergiste ; des lumières dans le soleil ; faites vite du feu, les gentlemen sont mouillés. Par ici, messieurs. Ne vous tourmentez pas du postillon, monsieur, je vous l’enverrai quand vous le sonnerez. Maintenant, John, les chandelles. »

Les chandelles furent apportées, le feu fut attisé et une nouvelle bûche y fut jetée. En dix minutes de temps un garçon mettait la nappe pour le dîner, les rideaux étaient tirés, le feu flambait, et, comme il arrive toujours dans une auberge anglaise un peu décente, on aurait cru, à voir l’arrangement de toutes choses, que les voyageurs étaient attendus depuis huit jours au moins.

M. Pickwick s’assit à une petite table et écrivit rapidement, pour M. Winkle, un billet dans lequel il l’informait simplement qu’il était arrêté par le mauvais temps, mais qu’il arriverait certainement à Londres, le jour suivant ; remettant d’ailleurs, à cette époque, le détail de ses opérations. Ce billet, arrangé de manière à avoir l’air d’un paquet, fut immédiatement porté à l’aubergiste, par Sam.

Après s’être séché au feu de la cuisine, Sam revenait pour ôter les bottes de son maître, quand, en regardant par une porte entr’ouverte, il aperçut un grand homme, dont les cheveux étaient roux. Devant lui, sur une table, était étalé un paquet de journaux, et il lisait l’article politique de l’un d’eux, avec un air de sarcasme continuel, qui donnait à ses narines et à tous ses traits une expression de mépris superbe et majestueux.

« Hé ! dit Sam, il me semble que je connais cette boule-là, et le lorgnon d’or, et la tuile à grands rebords. J’ai vu tout cela à Eatanswill, ou bien je suis un crétin ! »

À l’instant même, afin d’attirer l’attention du gentleman, Sam fut saisi d’une toux fort incommode. Celui-ci tressaillit, en entendant du bruit, leva sa tête et son lorgnon, et laissa apercevoir les traits profonds et pensifs de M. Pott, l’éditeur de la Gazette d’Eatanswill.

« Pardon, monsieur, dit Sam en s’approchant avec un salut. Mon maître est ici, monsieur Pott.

— Chut ! chut ! cria Pott, en entraînant Sam, dans la chambre et en fermant la porte, avec une expression de physionomie pleine de mystère et d’appréhension.

— Qu’est-ce qu’il y a ? monsieur, dit Sam en regardant avec étonnement autour de lui.

— Gardez-vous bien de murmurer mon nom. Nous sommes dans un pays jaune : si la population irritable savait que je suis ici, elle me déchirerait en lambeaux.

— En vérité, monsieur ?

— Oui ; je serais la victime de leur furie. Mais maintenant jeune homme, qu’est-ce que vous disiez de votre maître ?

— Qu’il passe la nuit dans cette auberge, avec une couple d’amis.

— M. Winkle en est-il ? demanda M. Pott en fronçant légèrement le sourcil.

— Non, monsieur, il reste chez lui maintenant. Il est marié.

— Marié ! s’écria Pott avec une véhémence effrayante. Il s’arrêta, sourit d’un air sombre, et ajouta à voix basse et d’un ton vindicatif : C’est bien fait, il n’a que ce qu’il mérite. »

Ayant ainsi exhalé, avec un sauvage triomphe, sa mortelle malice envers un ennemi abattu, M. Pott demanda si les amis de M. Pickwick étaient bleus, et l’intelligent valet, qui en savait à peu près autant que l’éditeur lui-même, ayant fait une réponse très-satisfaisante, M. Pott consentit à l’accompagner dans la chambre de M. Pickwick. Il y fut reçu avec beaucoup de cordialité, et l’on convint de dîner en commun.

Lorsque M. Pott eut pris son siége près du feu, et lorsque nos trois voyageurs eurent ôté leurs bottes mouillées et mis des pantoufles : « Comment vont les affaires à Eatanswill ? demanda M. Pickwick. L’Indépendant existe-t-il toujours ?

L’Indépendant, monsieur, répliqua Pott, traîne encore sa misérable et languissante carrière, abhorré et méprisé par le petit nombre de ceux qui connaissent sa honteuse et méprisable existence ; suffoqué lui-même par les ordures qu’il répand en si grande profusion, assourdi et aveuglé par les exhalaisons de sa propre fange, l’obscène journal, sans avoir la conscience de son état dégradé, s’enfonce rapidement sous la vase trompeuse qui semble lui offrir un point d’appui solide auprès des classes les plus basses de la société, mais qui, s’élevant par degré au-dessus de sa tête détestée, l’engloutira bientôt pour toujours. »

Ayant débité avec véhémence ce manifeste, tiré de son dernier article politique, l’éditeur s’arrêta pour prendre haleine, puis regardant majestueusement Bob : « Vous êtes jeune, monsieur, » lui dit-il.

M. Sawyer inclina la tête.

« Et vous aussi, monsieur, » ajouta Pott en s’adressant à M. Ben Allen.

Celui-ci reconnut l’agréable imputation.

— Et vous êtes tous les deux profondément imbus de ces principes bleus, que j’ai promis aux peuples de ce royaume de défendre et de maintenir tant que je vivrai ?

— Hé ! hé ! quant à cela, je n’en sais trop rien, répliqua Bob, je suis…

— Pas un jaune, n’est-ce pas ? monsieur Pickwick, interrompit l’éditeur en reculant sa chaise. Votre ami n’est pas un jaune, monsieur.

— Non, non, répliqua Bob. Je suis une espèce de tartan écossais, à présent ; un composé de toutes les couleurs.

— Un vacillateur, dit Pott d’une voix solennelle ; un vacillateur ! Ah ! monsieur, si vous pouviez lire une série de huit articles, qui ont paru dans la Gazette d’Eatanswill, j’ose dire que vous ne seriez pas longtemps sans asseoir vos opinions sur une base ferme et solide.

— Et moi, j’ose dire que je deviendrais tout bleu, avant d’être arrivé à la fin. » rétorqua Bob.

M. Pott le regarda d’un air soupçonneux, pendant quelques minutes, puis se tournant vers M. Pickwick : « Vous avez lu, sans doute, les articles littéraires qui ont paru par intervalles, depuis trois mois, dans la Gazette d’Eatanswill, et qui ont excité une attention si générale et… et je puis le dire, une admiration si universelle.

— Eh ! mais, répliqua M. Pickwick, légèrement embarrassé par cette question, le fait est que j’ai été tellement occupé, d’une autre manière, que je n’ai réellement pas eu la possibilité de les parcourir.

— Il faut les lire, monsieur, dit l’éditeur d’un air sévère.

— Oui, certainement.

— Ils ont paru sous la forme d’une critique très-détaillée d’un ouvrage sur la métaphysique chinoise.

— Ah ! très-bien… Ces articles sont de vous ? j’espère.

— Ils sont de mon critique, monsieur, répliqua Pott avec grande dignité.

— Un sujet bien abstrait, à ce qu’il semble ?

— Tout à fait, répondit Pott, avec l’air profond d’un sage. Il a fait, sous ma direction, des études préparatoires. D’après mon avis, il s’est aidé, pour cela, de l’Encyclopédie britannique.

— En vérité ? Je ne savais pas que cet excellent ouvrage contînt quelque chose sur la métaphysique chinoise.

— Monsieur, continua Pott, en posant sa main sur le genou de M. Pickwick et en regardant autour de lui avec un sourire de supériorité intellectuelle, il a lu, pour la métaphysique, à la lettre m ; et pour la Chine, à la lettre c ; et il a amalgamé les fruits de cette double lecture, monsieur ! »

Les traits de M. Pott rayonnèrent de tant de grandeur additionnelle, au souvenir de la puissance de génie et des trésors de science déployés dans le docte travail en question, qu’il s’écoula quelques minutes avant que M. Pickwick eût la hardiesse de recommencer la conversation. Pourtant la contenance de l’éditeur étant retombée graduellement dans son expression ordinaire de suprématie morale, notre philosophe se hasarda à lui dire : « Me sera-t-il permis de demander quel grand objet vous a amené si loin de votre maison ?

— L’objet qui me guide et qui m’anime toujours, dans mes gigantesques travaux, répliqua Pott avec un sourire ; le bien de mon pays.

— Je supposais, effectivement, que c’était quelque mission politique.

— Oui, monsieur, vous aviez raison, répondit Pott. Puis, se courbant vers M. Pickwick, il lui murmura à l’oreille d’une voix creuse et lente : Il doit y avoir demain soir un bal jaune à Birmingham.

— En vérité ! s’écria M. Pickwick.

— Oui, monsieur ; et un souper jaune !

— Est-il possible ? »

Pott affirma le fait par un signe majestueux.

Quoique M. Pickwick fit semblant d’être atterré par cette communication, il était si peu versé dans la politique locale, qu’il ne pouvait pas comprendre suffisamment l’importance de l’affreuse conspiration dont il était question. M. Pott s’en aperçut, et tirant le dernier numéro de la Gazette d’Eatanswill, lui lut avec solemnité le paragraphe suivant :

réunion clandestine des jaunes.
« Un reptile contemporain a récemment vomi son noir venin dans le vain espoir de souiller la pure renommée de notre illustre représentant, l’honorable Samuel Slumkey ; ce Slumkey dont nous avons prédit, longtemps avant qu’il eût atteint sa position actuelle, si noble et si chérie, qu’il serait un jour l’honneur et le triomphe de sa patrie, et le hardi défenseur de nos droits. Un reptile contemporain, disons-nous, a fait d’ignobles plaisanteries au sujet d’un panier à charbon, en plaqué, superbement ciselé, offert à cet admirable citoyen par ses mandataires enchantés. Ce misérable et obscur écrivain insinue que l’honorable Samuel Slumkey a, lui-même, contribué, par le moyen d’un ami intime de son sommelier, pour plus des trois quarts de la somme totale de la souscription. Eh ! quoi ? cette créature rampante ne voit-elle pas que, si ce fait était vrai, il ne servirait qu’à placer l’honorable M. Slumkey dans une auréole encore plus brillante, s’il est possible. Sa cervelle obtuse ne comprend-elle pas que cet aimable et touchant désir d’exaucer les vœux des électeurs doit le rendre cher à jamais à ceux de ses compatriotes qui ne sont pas pires que des pourceaux, ou, en d’autres termes, qui ne sont pas tombés aussi bas que notre contemporain ? Mais telles sont les misérables équivoques des jaunes jésuitiques. Et ce ne sont pas là leurs seuls artifices ! La trahison couve sous la cendre. Nous déclarons hardiment, maintenant que nous sommes provoqué à tout dire, et nous nous plaçons en conséquence sous la sauvegarde de notre pays et de ses constables, nous déclarons hardiment qu’on fait, en ce moment même, des préparatifs pour un bal jaune, qui sera donné dans une ville jaune, au centre même d’une population jaune, qui sera dirigé par un maître des cérémonies jaune, où assisteront quatre membres du parlement ultra-jaunes, et où l’on ne sera admis qu’avec des billets jaunes ! Notre infernal contemporain frissonne-t-il ? Qu’il se torde vainement dans son impuissante malice, en lisant ces mots : Nous serons là. »

Après avoir débité cette tirade, le journaliste, tout à fait épuisé, referma la gazette, en disant : « Voilà monsieur, voilà l’état de la question. »

L’aubergiste et le garçon entrant en ce moment avec le dîner, M. Pott posa son doigt sur ses lèvres, pour indiquer qu’il comptait sur la discrétion de M. Pickwick, et qu’il le regardait comme maître de sa vie. M. Bob Sawyer et Benjamin Allen, qui s’étaient irrévéremment endormis pendant la lecture de la Gazette, furent réveillés par la prononciation à voix basse de ce mot cabalistique : dîner, et se mirent à table, avec bon appétit.

Pendant le repas et la séance qui lui succéda, M. Pott, descendant pour quelques instants à des sujets domestiques, informa M. Pickwick que l’air d’Eatanswill ne convenant pas à son épouse, elle était allée visiter différents établissements fashionables d’eaux thermales, afin de recouvrer sa bonne humeur, et sa santé accoutumée. C’était là une manière délicate de voiler le fait, que Mme Pott, exécutant sa menace de séparation souvent répétée, et en vertu d’un arrangement arraché à M. Pott par son frère le lieutenant, s’était retirée pour vivre, avec son fidèle garde du corps, de la moitié des profits annuels provenant de la vente de la gazette d’Eatanswill.

Tandis que l’illustre journaliste, quels que fussent les différents sujets qu’il traitât, embellissait la conversation par des passages extraits de ses propres élucubrations, un majestueux étranger, mettant la tête à la portière d’une diligence qui se rendait à Birmingham, et qui s’était arrêtée devant l’auberge pour y laisser quelques paquets, demanda s’il pouvait trouver dans l’hôtel un bon lit.

« Certainement, monsieur, répliqua l’hôte.

— En êtes-vous sûr ? puis-je y compter ? reprit l’étranger, dont les regards et les manières avaient quelque chose de soupçonneux.

— Sans aucun doute, monsieur.

— Bien. Cocher, je reste ici. Conducteur, mon sac de nuit. »

Puis ayant dit bonsoir aux autres passagers, d’un air d’assez mauvaise humeur, l’étranger descendit. C’était un petit gentleman, dont les cheveux noirs et roides étaient taillés en hérisson, ou si l’on aime mieux en brosse, et se tenaient tout droits sur sa tête. Son aspect était pompeux et menaçant ; ses manières péremptoires, ses yeux perçants et inquiets ; toute sa tournure, enfin, annonçait le sentiment d’une grande confiance en soi-même, et la conscience d’une incommensurable supériorité sur tout le reste du monde.

Ce gentleman fut introduit dans la chambre, originairement assignée au patriote M. Pott, et le garçon remarqua, avec un muet étonnement, que la chandelle était à peine allumée quand l’étranger, plongeant la main dans son chapeau, en tira un journal, et commença à le lire avec la même expression d’indignation et de mépris, qui avait jailli une heure auparavant du regard majestueux de M. Pott. Il se rappela aussi que l’indignation de M. Pott avait été allumée par un journal nommé l’Indépendant d’Eatanswill, tandis que le profond mépris du nouveau gentleman était excité par une feuille intitulée : La gazette d’Eatanswill.

« Envoyez-moi le maître de l’hôtel, dit l’étranger.

— Oui, monsieur. »

L’hôte arriva bientôt après.

« Êtes-vous le maître de l’hôtel ? demanda l’étranger.

— Oui, monsieur.

— Me connaissez-vous ?

— Je n’ai pas ce plaisir-là, monsieur.

— Mon nom est Slurk. »

L’hôte inclina légèrement la tête.

« Slurk, monsieur ! répéta le gentleman d’un air hautain. Me connaissez-vous, maintenant, aubergiste ? »

L’hôte se gratta la tête, regarda le plafond, puis l’étranger, et sourit faiblement.

« Me connaissez-vous ? »

L’hôte parut faire un grand effort, et répondit à la fin :

« Non monsieur, je ne vous connais pas.

— Grand Dieu ! s’écria l’étranger en frappant la table de son poing ; voilà donc ce que c’est que la popularité ! »

L’hôte recula d’un pas ou deux vers la porte, et l’étranger poursuivit, en le suivant des yeux :

« Voilà donc la reconnaissance que l’on accorde à des années d’étude et de travail, sacrifiées en faveur des masses ! Je descends de voiture, mouillé, fatigué, et les habitants ne s’empressent point pour féliciter leur champion ; leurs cloches sont silencieuses ; mon nom même ne réveille aucune gratitude dans leur esprit plein de torpeur. N’est-ce pas assez, continua M. Slurk en se promenant avec agitation, n’est-ce pas assez pour faire bouillonner l’encre d’un homme dans sa plume, et pour le décider à abandonner leur cause à jamais !

— Monsieur demande un grog à l’eau-de-vie ? dit l’hôte en hasardant une insinuation.

— Au rhum ! répondit Slurk en se tournant vers lui d’un air farouche. Avez-vous du feu quelque part ?

— Nous pouvons en allumer sur-le-champ, monsieur.

— Oui ! et qu’il donne de la chaleur à l’instant de me coucher. Y a-t-il quelqu’un dans la cuisine ?

— Pas une âme, monsieur. Il y a un feu superbe ; tout le monde s’est retiré et la porte est fermée pour la nuit.

— C’est bien ! je boirai mon grog près du feu de la cuisine. »

Et là-dessus, reprenant majestueusement son chapeau et son journal, l’étranger marcha d’un pas solennel derrière l’hôte. Arrivé dans la cuisine, il se jeta sur un siége, au coin du feu, reprit sa physionomie méprisante, et commença à lire et à boire, avec une dignité silencieuse.

Or, un démon de discorde, volant en ce moment au-dessus de la tête du Sarrazin, et jetant les yeux en bas, par pure curiosité, aperçut Slurk, confortablement établi au coin du feu de la cuisine et, dans une autre chambre, Pott, légèrement exalté par le vin. Aussitôt le malicieux démon, s’abattant dans ladite chambre avec une inconcevable rapidité, et s’introduisant du même temps dans la tête de Bob Sawyer, lui souffla le discours suivant.

« Dites donc, nous avons laissé éteindre le feu ; cette pluie a joliment refroidi l’air.

— C’est vrai, répondit M. Pickwick en frissonnant.

— Ça ne serait pas une mauvaise idée de fumer un cigare au feu de la cuisine, hein ! qu’en dites-vous ? reprit Bob, toujours excité par le démon susdit.

— Je crois que cela serait tout à fait confortable, répliqua M. Pickwick ; qu’en pensez-vous, monsieur Pott ? »

M. Pott donna facilement son assentiment à la mesure proposée, et les quatre voyageurs se rendirent immédiatement à la cuisine, chacun d’eux tenant son verre à la main, et Sam Weller marchant à la tête de la procession, afin de montrer le chemin.

L’étranger lisait encore. Il leva les yeux et tressaillit. M. Pott recula d’un pas.

« Qu’est-ce qu’il y a ? chuchota M. Pickwick.

— Ce reptile ! répliqua Pott.

— Quel reptile ? s’écria M. Pickwick en regardant autour de lui, de peur de marcher sur une limace gigantesque ou sur une araignée hydropique.

— Ce reptile ! murmura Pott en prenant M. Pickwick par le bras, et lui montrant l’étranger ; ce reptile, Slurk, de l’Indépendant.

— Nous ferions peut-être mieux de nous retirer ? demanda M. Pickwick.

— Jamais, monsieur, jamais ! » répliqua Pott ; et prenant position à l’autre coin de la cheminée, il choisit un journal dans son paquet et commença à lire en face de son ennemi.

M. Pott naturellement lisait l’Indépendant, et M. Slurk lisait la Gazette, et chaque gentleman exprimait son mépris pour les compositions de l’autre par des ricanements amers et par des reniflements sarcastiques. Ensuite ils passèrent à des manifestations plus ouvertes, telles que : Absurde ! misérable ! atrocité ! blague ! coquinerie ! boue ! fange ! ordure ! et autres remarques critiques d’une nature semblable.

MM. Bob Sawyer et Ben Allen avaient tous les deux observé ces symptômes de rivalité avec un plaisir intime, qui ajoutait beaucoup de goût au cigare, dont ils tiraient de vigoureuses bouffées. Lorsque le feu roulant d’observations commença à s’apaiser, le malicieux Bob, s’adressant à Slurk avec une grande politesse, lui dit : « Voudriez-vous me permettre de jeter les yeux sur ce journal, quand vous l’aurez fini, monsieur ?

— Vous trouverez peu de chose qui mérite d’être lu dans ces méprisables gasconnades, répondit Slurk en lançant à son rival un regard satanique.

— Je vais vous donner celui-ci sur-le-champ, dit Pott en levant sa figure, pâle de rage, et avec une voix que la même cause rendait tremblante : vous serez amusé par l’ignorance de cet écrivassier. »

Une terrible emphase fut mise sur ces mots : méprisables et écrivassier, et le visage des deux éditeurs commença à prendre une expression provocatrice.

« Le galimatias et l’infamie de ce misérable sont par trop dégoûtants. » poursuivit Pott en affectant de s’adresser à M. Bob Sawyer, tout en jetant un regard menaçant à M. Slurk.

M. Slurk se mit à rire de tout son cœur, et, repliant le papier de manière à passer à la lecture d’une nouvelle colonne, déclara que, malgré tout, il ne pouvait s’empêcher de rire des absurdités de cet imbécile.

« Quelle ignorance crasse ! s’écria Pott en passant du rouge au cramoisi.

— Avez-vous jamais lu les sottises de cet homme ? demanda Slurk à Bob Sawyer.

— Jamais. C’est donc bien mauvais ?

— Détestable !

— Réellement ! s’écria Pott, feignant d’être absorbé dans sa lecture ; ceci est par trop infâme ! »

Slurk tendit son journal à Bob Sawyer en lui disant : « Si vous avez le courage de parcourir cet amas de méchancetés, de bassesses, de faussetés, de parjures, de trahisons, d’hypocrisies, vous aurez peut-être quelque plaisir à rire du style peu grammatical de ce cuistre ignorant.

— Qu’est-ce que vous dites, monsieur ? s’écria Pott en relevant sa tête, toute tremblante de fureur.

— Cela ne vous regarde pas, monsieur.

— Ne disiez-vous pas, style peu grammatical, cuistre ignorant, monsieur ?

— Oui, monsieur, répliqua Slurk ; je dirai même style de haut embêtement, si cela peut vous faire plaisir. »

M. Pott ne répliqua rien, mais ayant soigneusement replié son Indépendant, il le jeta par terre, l’écrasa sous sa botte, cracha dessus, en grande cérémonie, et le lança dans le feu.

« Voilà, dit-il en reculant sa chaise, voilà comme je traiterais le serpent qui a vomi ce venin, si je n’étais pas retenu, heureusement pour lui, par les lois de ma patrie. Oui, sans cette considération, je le traiterais de même.

— Traitez-le donc de même, monsieur ! cria Slurk en se levant. Il n’en appellera jamais aux lois dans un cas semblable. Traitez-le donc de même, monsieur !

— Écoutez, écoutez ! dit Bob Sawyer.

— Rien ne saurait être plus loyal, fit observer Ben Allen.

— Traitez-le donc de même, monsieur, répéta Slurk d’un ton élevé. »

M. Pott lui darda un regard de mépris qui aurait glacé une fournaise.

« Traitez-le donc de même ! continua l’autre, d’une voix encore plus stridente.

— Je ne le veux pas, monsieur, répondit Pott.

— Oh ! vous ne le voulez pas ? Vraiment vous ne le voulez pas ? reprit Slurk d’un air provoquant. Vous entendez cela, messieurs, il ne le veut pas ! Ce n’est pas qu’il ait peur, au moins ; oh ! non, il ne le veut pas, ah ! ah ! ah !

— Monsieur, rétorqua Pott ému par ce sarcasme ; je vous regarde comme une vipère. Je vous considère comme un homme qui s’est mis en dehors de la société, par sa conduite impudente, dégoûtante, abominable. Vous n’êtes plus pour moi, personnellement ou politiquement, qu’une vipère, une pure et simple vipère ! »

L’Indépendant indigné n’attendit pas la fin de cette déclaration, mais saisissant son sac de nuit, qui était raisonnablement garni de biens meubles, il le fit tourner en l’air pendant que Pott s’éloignait, et le laissant retomber avec un grand fracas, sur la tête du gazetier, l’étendit tout de son long sur le carreau.

« Messieurs ! s’écria M. Pickwick, pendant que Pott se relevait et saisissait la pelle ; messieurs, réfléchissez, au nom du ciel ! Du secours ! Sam ! ici. Je vous en supplie, messieurs… Aidez-moi donc à les séparer ! »

Tout en prononçant ces exclamations incohérentes, M. Pickwick s’était précipité entre les deux combattants, juste à temps pour recevoir, sur ses épaules, le sac de nuit d’un côté et la pelle de l’autre. Soit que les organes de l’opinion publique d’Eatanswill fussent aveuglés par leur animosité, soit qu’étant tous deux de subtils raisonneurs, ils eussent vu l’avantage d’avoir entre eux un tiers parti pour recevoir les coups, il est certain qu’ils ne firent pas la plus légère attention au philosophe, mais que, se défiant mutuellement avec audace, ils continuèrent à employer la pelle et le sac de nuit. M. Pickwick aurait sans doute cruellement souffert de son trop d’humanité, si Sam, attiré par les cris de son maître, n’était pas accouru en cet instant, et, saisissant un sac à farine, n’avait pas efficacement arrêté le conflit en l’enfonçant sur la tête et sur les épaules du puissant Pott, et en le serrant au-dessous des coudes.

« Ôtez le sac de nuit à l’autre enragé ! cria-t-il en même temps, à MM. Ben Allen et Bob Sawyer qui jusqu’alors s’étaient contentés de voltiger autour des combattants, une lancette à la main, prêts à saigner le premier individu étourdi. Lâchez votre sac, misérable petite créature, ou je vous étouffe là dedans ! »

Intimidé par cette menace, et d’ailleurs tout à fait hors d’haleine, l’Indépendant consentit à se laisser désarmer. Sam ôta alors l’éteignoir qu’il tenait sur Pott, et le laissa libre en lui disant : « Allez vous coucher tranquillement, ou bien je vous mettrai tous les deux dans le sac, je le fermerai, et je vous laisserai battre dedans à votre aise. Et quand vous seriez douze, je vous en ferais autant, pour vous apprendre à vous conduire de la sorte !

— Vous, monsieur, continua-t-il en s’adressant à son maître, ayez la bonté de venir par ici, s’il vous plaît. »

En parlant ainsi il prit M. Pickwick par le bras et l’emmena, tandis que les éditeurs rivaux étaient conduits vers leurs lits par l’aubergiste, sous l’inspection de MM. Ben Allen et Bob Sawyer. Chemin faisant, les deux combattants exhalaient encore leur courroux en menaces sanguinaires, et se donnaient de vagues et féroces rendez-vous pour le lendemain. Toutefois, quand ils y eurent mieux pensé, ils trouvèrent que la presse était l’arme la plus redoutable : ils recommencèrent donc sans délai leurs sanglantes hostilités, et tout Eatanswill fut effrayé de leur valeur… sur le papier.

Le jour suivant nos amis apprirent que les éditeurs étaient partis, dès le matin, par des voitures différentes, et comme le temps s’était éclairci, ils se mirent en route pour Londres.




  1. Yorick. Voy. le voyage sentimental de Sterne. (Note du traducteur.)