Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome II/XXVI.

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Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (2p. 370-383).


CHAPITRE XXVI.

M. Salomon Pell, assisté par un comité choisi de cochers, arrange les affaires de M. Weller senior.


« Samivel, dit M. Weller en accostant son fils, le lendemain des funérailles, je l’ai trouvé ; je pensais bien qu’il était ici.

— Qu’est-ce que vous avez trouvé ?

— Le testament de ta belle-mère, Sammy, qui fait ces arrangements dont je t’ai parlé, pour les fontes.

— Quoi ! elle ne vous avait pas dit où il était ?

— Pas un brin, Sammy. Nous étions en train d’ajuster nos petits différents, et je la remontais, et je l’engageais à se remettre sur pieds, si bien que j’ai oublié de lui parler de cela. Ensuite, je ne sais pas trop si j’en aurais parlé, quand même je m’en serais souvenu, car c’est une drôle de chose, Sammy, de tourmenter quelqu’un pour sa propriété, quand vous l’assistez dans une maladie. C’est comme si vous mettiez la main dans la poche d’un voyageur de l’impériale, qui a été jeté par terre, pendant que vous l’aidez à se relever, et que vous lui demandez, avec un soupir, comment il se porte. »

Après avoir donné cette illustration figurée de sa pensée, M. Weller ouvrit son portefeuille, et en tira une feuille de papier à lettre, passablement malpropre, et sur laquelle étaient inscrits divers caractères, amoncelés dans une remarquable confusion.

« Voilà ici le document, Sammy ; je l’ai trouvé dans la petite théière noire, sur la planche de l’armoire du comptoir. C’est là qu’elle mettait ses bank-notes avant d’être mariée, Sammy ; j’y en ai vu prendre bien des fois. Pauvre créature ! elle aurait pu remplir de testaments toutes les théières de la maison, sans se gêner beaucoup, car elle ne prenait guère de cette boisson-là dans les derniers temps, excepté dans les soirées de tempérance, ous-ce qu’elle mettait une fondation de thé pour poser les esprits par-dessus.

— Qu’est-ce qu’il dit ? demanda Sam.

— Juste ce que je t’ai raconté, mon garçon : deux cents livres sterling dans les fontes, à mon beau-fils Samivel, et tout le reste de mes propriétés de toute sorte à mon mari, M. Tony Veller, que je nomme mon seul équateur.

— Est-ce tout ?

— C’est tout. Et comme c’est clair et satisfaisant pour vous et pour moi, qui sont les seules parties intéressées, je suppose que nous pourrons aussi bien mettre ce morceau de papier ici dans le feu.

— Qu’est-ce que vous allez faire, lunatique ? s’écria Sam en saisissant le testament, tandis que son père attisait innocemment le feu avant de l’y jeter. Vous êtes un joli exécuteur, véritablement.

— Pourquoi pas ? demanda M. Weller en se retournant d’un air sévère, avec le fourgon dans sa main.

— Pourquoi pas ! Parce qu’il faut qu’il soit égalisé, et falziflé, et juré, et toutes sortes de manières de formalités.

— C’est-y sérieux tout ça ? demanda M. Weller en déposant le fourgon. »

Sam boutonna soigneusement le testament dans sa poche, en intimant, par un geste, qu’il parlait fort sérieusement.

« Alors je vas te dire la chose, reprit M. Weller après une courte méditation ; voilà une affaire qui regarde l’ami intime du chancelier. I faut que Pell mette son nez là dedans. C’est un fameux gaillard dans une question de loi difficile. Nous allons faire produire ça sur-le-champ devant la Cour des insolvables, Sammy.

— Je n’ai jamais vu une vieille créature aussi écervelée ! s’écria Sam colériquement. Old Baileys, et la Cour des insolvables, et les alebis, et toute sorte de fariboles qui se brouillent dans sa cervelle. Vous feriez mieux de mettre votre habit du dimanche et de venir avec moi à la ville, pour arranger cette affaire ici, que de rester là à prêcher sur ce que vous n’entendez pas.

— Très-bien, Sammy, je suis tout à fait concordant à ce qui pourra expédier les affaires. Mais fais attention à ceci, mon garçon, il n’y a que Pell, il n’y a que Pell, dans une affaire législative.

— Je n’en demande pas un autre ; mais êtes-vous prêt à venir ?

— Attends une minute, Sammy, répliqua M. Weller en attachant son châle à l’aide d’une petite glace accrochée à la fenêtre ; attends une minute, Sammy, poursuivit-il en s’efforçant d’entrer dans son habit au moyen des plus étonnantes contorsions ; quand tu seras devenu aussi vieux que ton père, tu n’entreras pas dans ta veste aussi aisément qu’à présent, mon garçon.

— Si je ne pouvais pas y entrer plus aisément que cela, je veux être pendu si j’en mettais jamais une.

— Tu penses comme ça, maintenant, répliqua M. Weller avec la gravité de l’âge ; mais tu t’apercevras que tu deviendras plus sage quand tu deviendras plus gros. La grosseur et la sagesse vont toujours ensemble, Sammy. »

Ayant débité cette infaillible maxime, résultat de beaucoup d’années et d’observations personnelles, M. Weller parvint, par une habile inflexion de son corps, à boutonner le premier bouton de sa lourde redingote. Ensuite, s’étant reposé quelques secondes pour reprendre haleine, il brossa son chapeau avec son coude, et déclara qu’il était prêt.

« Comme quatre têtes valent mieux que deux, Sammy, dit M. Weller en conduisant sa carriole sur la route de Londres, et comme cette propriété ici est une tentation pour un gentleman de la justice, nous prendrons deux de mes amis avec nous qui seront bientôt sur ses talons, s’il veut faire qué’que chose d’inconvenant : deux de ceux que tu as vus à la prison l’autre jour. C’est les meilleurs connaisseurs en chevaux que tu aies jamais rencontrés.

— Et en hommes d’affaires aussi ?

— L’homme qui sait former un jugement judiciaire d’un cheval peut former un jugement judiciaire de n’importe quoi, » répondit M. Weller si dogmatiquement, que Sam n’osa point contester cet aphorisme.

En conséquence de cette notable résolution, M. Weller mit en réquisition les services du gentleman au teint marbré et ceux de deux autres très-gros cochers, choisis apparemment à cause de leur ampleur et de leur sagesse proportionnelle. Le quintette se rendit alors à la taverne du Portugal-Street, d’où un messager fut dépêché à la Cour des insolvables, pour requérir la présence immédiate de M. Salomon Pell.

Le messager le trouva dans la salle, occupé à prendre une petite collation froide, composée d’un biscuit et d’un cervelas. Les affaires étaient un peu languissantes en ce moment ; aussi à peine le message lui eut-il été soufflé dans l’oreille qu’il fourra les restes de son déjeuner dans sa poche parmi plusieurs autres documents professionnels, et se dirigea vers ses clients avec tant de vivacité qu’il avait atteint le parloir de la taverne avant que le messager se fût dégagé de la salle d’audience.

« Gentlemen, dit M. Pell en touchant son chapeau, je vous offre mes services. Je ne dis pas cela pour vous flatter, gentlemen, mais il n’y a pas dans le monde cinq autres personnes pour qui je fusse sorti de la cour aujourd’hui.

— Fort occupé ? dit Sam.

— Occupé par-dessus les épaules, comme mon ami le défunt lord chancelier me disait souvent, quand il venait d’entendre des appels dans la chambre des Lords. Il n’était pas bien robuste, et il se ressentait beaucoup de ces appels. J’ai pensé bien des fois qu’il ne pourrait pas y résister, en vérité. »

En achevant ces paroles, M. Pell branla la tête et s’arrêta. Aussitôt M. Weller, poussant du coude son voisin pour lui faire remarquer les connaissances distinguées de l’homme d’affaires, demanda à celui-ci si les fatigues en question avaient produit quelques mauvais effets permanents sur la constitution de son noble ami.

« Je ne pense pas qu’il s’en soit jamais remis, répliqua Pell. En fait, je suis sûr que non. « Pell, me disait-il souvent, comment diable pouvez-vous soutenir tout le travail que vous faites ? C’est un mystère pour moi. — Ma foi, répondais-je, sur ma vie, je ne le sais pas moi-même. — Pell, ajoutait-il en soupirant et en me regardant avec un peu d’envie… une envie amicale, comme vous voyez, gentlemen, pure envie amicale… je n’y faisais pas attention ; Pell, disait-il, vous êtes étonnant, vraiment étonnant. » Ah ! vous l’auriez beaucoup, aimé si vous l’aviez connu, gentlemen. Apportez-moi pour trois pence de rhum, ma chère. »

Ayant adressé cette dernière phrase à la servante d’un ton de douleur comprimée, M. Pell soupira, regarda ses souliers, puis le plafond, but son rhum et tirant sa chaise plus près de la table : « Quoi qu’il en soit, un homme de ma profession n’a pas le droit de penser à ses amitiés privées, quand son assistance légale est requise. Par parenthèse, gentlemen, depuis la dernière fois que je vous ai vus, nous avons eu à pleurer sur une mélancolique circonstance. (M. Pell tira son mouchoir en prononçant le mot pleurer, mais il n’en fit pas d’autre usage que d’essuyer une légère goutte de rhum qui teignait sa lèvre supérieure.) J’ai vu cela dans l’Advertiser, monsieur Weller, poursuivit-il. Et dire qu’elle n’avait pas plus de cinquante-deux ans ! »

Ces exclamations d’un esprit pensif étaient adressées à l’homme au teint marbré, dont M. Pell avait fortuitement rencontré le regard. Malheureusement, la conception de celui-ci était, en général, d’une nature fort nuageuse. Il s’agita d’un air inquiet sur sa chaise en déclarant qu’en vérité… quant à cela… il n’y avait pas moyen de dire comment les choses en étaient venues là : proposition subtile, difficile à détruire par des arguments, et qui, en conséquence, ne fut controversée par personne.

« J’ai entendu dire que c’était une bien belle femme, monsieur Weller, ajouta-t-il d’un air de sympathie.

— Oui, monsieur, c’est vrai, répliqua le cocher, quoiqu’il n’aimât pas trop cette manière d’entamer le sujet ; mais il pensait que l’homme d’affaires, vu sa longue intimité avec le défunt lord chancelier, devait se connaître mieux que lui en politesse et en bonnes manières. Elle était fort belle femme quand je l’ai connue, monsieur ; elle était veuve alors.

— Voilà qui est curieux, dit Pell, en regardant les assistants avec un douloureux sourire ; Mme  Pell, aussi, était une veuve.

— C’est un fait fort extraordinaire, fit observer l’homme au teint marbré.

— Oui, c’est une singulière coïncidence, reprit Pell.

— Pas du tout reprit M. Weller d’un ton bourru, il a y plus de veuves que de filles qui se marient.

— Très-bien, très-bien, répondit Pell, vous avez tout à fait raison, monsieur Weller. Mme  Pell était une femme élégante et accomplie ; ses manières faisaient l’admiration générale du voisinage. J’étais orgueilleux quand je la voyais danser. Il y avait quelque chose de si ferme, de si noble, et cependant de si naturel dans son maintien ! Sa tournure, gentlemen, était la simplicité même… Ah ! hélas ! — Permettez-moi cette question, monsieur Samuel, poursuivit l’avoué d’une voix plus basse, votre belle-mère était-elle grande ?

— Pas trop.

Mme  Pell était grande ; c’était une femme superbe, d’une magnifique figure, et dont le nez, gentlemen, avait été fait pour commander. Elle m’était fort attachée, fort ! Elle avait de plus une famille distinguée : le frère de sa mère, gentlemen, avait fait une faillite de huit cents livres sterling comme Law stationer[1]

— Maintenant, interrompit M. Weller, qui s’était montré inquiet et agité pendant cette discussion, maintenant, pour parler d’affaires… »

Ces paroles furent une délicieuse musique aux oreilles de M. Pell. Il cherchait depuis longtemps à deviner s’il y avait quelque affaire à traiter, ou s’il avait été simplement invité pour prendre sa part d’un bol de punch ou de grog ; et le doute se trouvait résolu sans qu’il eût témoigné aucun empressement capable de le compromettre. Il posa son chapeau sur la table et ses yeux brillaient en disant :

« Quelle est l’affaire sur laquelle… hum ? — Y a-t-il un de ces gentlemen qui désire passer devant la cour ? Nous avons besoin d’une arrestation : une arrestation amicale fera l’affaire. Nous sommes tous amis ici, je suppose ?

— Donne-moi le document Sammy, dit M. Weller à son fils, qui paraissait jouir étonnamment de cette scène. Ce que nous désirons, mossieu, c’est vétrification de ceci.

— Une vérification, mon cher monsieur ; vérification, fit observer Pell.

— C’est bien, mossieu, reprit M. Weller aigrement ; vérification, ou vétrification, c’est toujours la même chose. Si vous ne me comprenez pas, j’espère que je trouverai quelqu’un qui me comprendra.

— Il n’y a pas d’offense, monsieur Weller, répondit Pell d’un ton doux. Vous êtes l’exécuteur à ce que je vois, ajouta-t-il en jetant les yeux sur le papier.

— Oui, mossieu.

— Ces autres gentlemen sont légataires, à ce que je présume ? demanda Pell avec un sourire congratulatoire.

— Sammy est locataire, répliqua M. Weller. Ces autres gentlemen sont de mes amis, venus avec moi pour voir que tout se passe comme il faut, des espèces d’arbitres.

— Oh ! très-bien ; je n’ai aucune raison pour m’opposer à cela, assurément. Je vous demanderai la légère somme de cinq livres sterling[2], avant de commencer, ha ! ha ! ha ! »

Le comité ayant décidé que les cinq livres sterling pouvaient être avancées, M. Weller produisit cette somme. Ensuite on tint, à propos de rien, une longue consultation, dans laquelle M. Pell démontra, à la parfaite satisfaction des arbitres, que si le soin de cette affaire avait été confié à tout autre qu’à lui, elle aurait tourné de travers pour des raisons qu’il n’expliquait pas clairement, mais qui étaient, sans aucun doute, satisfaisantes. Ce point important dépêché, l’homme de loi prit pour se restaurer trois côtelettes, arrosées de bière et d’eau-de-vie, puis ensuite toute la troupe se dirigea vers Doctor’s Commons.

Le lendemain, on fit une autre visite à Doctors’ Commons, mais les attestations nécessaires furent un peu enrayées par un palfrenier ivre, qui se refusait obstinément à jurer autre chose que des jurons profanes, au grand scandale d’un procureur et d’un délégué du lord chancelier. La semaine suivante, il fallut faire encore d’autres visites à Doctor’s Commons, puis au bureau des droits d’héritage ; puis il fallut rédiger un contrat pour la vente de l’auberge, ratifier ledit contrat, dresser des inventaires, accumuler des masses de papier, expédier des déjeuners, avaler des dîners, et faire enfin une foule d’autres choses également nécessaires et profitables. Aussi M. Salomon Pell, et son garçon, et son sac bleu par-dessus le marché, se remplumèrent-ils si bien qu’on aurait eu infiniment de peine à les reconnaître pour le même homme, le même garçon et le même sac, qui flânaient à vide, quelques jours auparavant, dans Portugal-Street.

À la fin, toutes ces importantes affaires ayant été arrangées, un jour fut fixé pour la vente et le transfert en rentes qui devait être fait par les soins de Wilkins Flasher, esquire[3], agent de change, demeurant aux environs de la Banque, lequel avait été recommandé par M. Salomon Pell.

C’était une sorte de jour de fête, et nos amis n’avaient pas manqué de se costumer en conséquence. Les bottes de M. Weller étaient fraîchement cirées et ses vêtements arrangés avec un soin particulier. Le gentleman au teint marbré portait à la boutonnière de son habit un énorme dahlia garni de quelques feuilles, et les habits de ses deux amis étaient ornés de bouquets de laurier et d’autres arbres verts. Tous les trois avaient mis leur costume de fête, c’est-à-dire qu’ils étaient enveloppés jusqu’au menton, et portaient la plus grande quantité possible de vêtements ; ce qui a toujours été le nec-plus-ultra de la toilette pour les cochers de voitures publiques, depuis que les voitures publiques ont été inventées.

M. Pell les attendait à l’heure désignée, dans le lieu de réunion ordinaire. Lui aussi avait mis une paire de gants et une chemise blanche, malheureusement éraillée au col et aux poignets par de trop fréquents lavages.

« Deux heures moins un quart, dit-il en regardant l’horloge de la salle. Le meilleur moment pour aller chez M. Flasher c’est deux heures un quart.

— Que pensez-vous d’une goutte de bière, gentlemen ? suggéra l’homme au teint marbré.

— Et d’un petit morceau de bœuf froid ? dit le second cocher.

— Écoutez ! écoutez ! cria Pell.

— Ou bien d’une huître ? ajouta le troisième cocher, qui était un gentleman enroué, supporté par des piliers énormes.

— Afin de féliciter monsieur Weller sur sa nouvelle propriété, continua l’habile homme d’affaires. Eh ! ha ! hi ! hi ! hi !

— J’y suis tout à fait consentant, gentlemen, répondit M. Weller. Sammy, tirez la sonnette. »

Sam obéit, et le porter, le bœuf froid et les huîtres ayant été promptement apportés, furent aussi promptement dépêchés. Dans une opération où chacun prit une part si active, il serait peut-être inconvenant de signaler quelque distinction ; pourtant, si un individu montra plus de capacités qu’un autre, ce fut le cocher à la voix enrouée, car il prit une pinte de vinaigre avec ses huîtres sans trahir la moindre émotion.

Lorsque les coquilles d’huîtres eurent été emportées, un verre d’eau et d’eau-de-vie fut placé devant chacun des gentlemen.

« Monsieur Pell, dit M. Weller en remuant son grog, c’était mon intention de proposer un toast en l’honneur des fontes dans cette occasion ; mais Samivel m’a soufflé tout bas (ici M. Samuel Weller qui, jusqu’alors avait mangé ses huîtres avec de tranquilles sourires, cria tout à coup d’une voix sonore : Écoutez !) m’a soufflé tout bas qu’il vaudrait mieux dévouer la liqueur à vous souhaiter toutes sortes de succès et de prospérité, et à vous remercier de la manière dont vous avez conduit mon affaire. À vot’santé, mossieu.

— Arrêtez un instant, s’écria le gentleman au teint marbré avec une énergie soudaine ; regardez-moi, gentlemen ! »

En parlant ainsi, le gentleman au teint marbré se leva, et ses compagnons en firent autant. Il promena ses regards sur toute la compagnie, puis il leva lentement sa main, et en même temps chaque gentleman présent prit une longue haleine et porta son verre à sa bouche. Au bout d’un instant, le coryphée abaissa la main, et chaque verre fut déposé sur la table complétement vide. Il est impossible de décrire l’effet électrique de cette imposante cérémonie. À la fois simple, frappante et pleine de dignité, elle combinait tous les éléments de grandeur.

« Eh bien ! gentlemen, fit alors M. Pell, tout ce que je puis dire, c’est que de telles marques de confiance sont bien honorables pour un homme d’affaires. Je ne voudrais point avoir l’air d’un égoïste, gentlemen ; mais je suis charmé, dans votre propre intérêt, que vous vous soyez adressés à moi : voilà tout. Si vous étiez tombés entre les griffes de quelques membres infimes de la profession, vous vous seriez trouvés depuis longtemps dans la rue des enfoncés. Plût à Dieu que mon noble ami eût été vivant pour voir comment j’ai conduit cette affaire ! Je ne dis pas cela par amour-propre, mais je pense… mais non, gentlemen, je ne vous fatiguerai pas de mon opinion à cet égard. On me trouve généralement ici, gentlemen ; mais si je ne suis pas ici, ou bien de l’autre côté de la rue, voilà mon adresse. Vous trouverez mes prix fort modérés et fort raisonnables. Il n’y a pas d’homme qui s’occupe plus que moi de ses clients, et je me flatte, en outre, de connaître suffisamment ma profession. Si vous pouvez me recommander à vos amis, gentlemen, je vous en serai très-obligé, et ils vous seront obligés aussi quand ils me connaîtront. À votre santé, gentlemen. »

Ayant ainsi exprimé ses sentiments, M. Salomon Pell plaça trois petites cartes devant les amis de M. Weller, et regardant de nouveau l’horloge, manifesta la crainte qu’il ne fût temps de partir. Comprenant cette insinuation, M. Weller paya les frais ; puis l’exécuteur, le légataire, l’homme d’affaires et les arbitres, dirigèrent leurs pas vers la cité.

Le bureau de Wilkins Flasher, esquire, agent de change, était au premier étage, dans une cour, derrière la Banque d’Angleterre ; la maison de Wilkins Flasher, esquire, était à Brixton, Surrey ; le cheval et le stanhope de Wilkins Flasher, esquire, étaient dans une écurie et une remise adjacente ; le groom de Wilkins Flasher, esquire, était en route vers le West-End pour y porter du gibier ; le clerc de Wilkins Flasher, esquire, était allé dîner ; et ainsi ce fut Wilkins Flasher lui-même qui cria : Entrez ! lorsque M. Pell et ses compagnons frappèrent à la porte de son bureau.

« Bonjour, monsieur, dit Pell en saluant obséquieusement. Nous désirerions faire un petit transfert, s’il vous plaît.

— Bien, bien, entrez, répondit M. Flasher. Asseyez-vous une minute, je suis à vous sur-le-champ.

— Merci, monsieur, reprit Pell ; il n’y a pas de presse. — Prenez une chaise, monsieur Weller. »

M. Weller prit une chaise, et Sam prit une boîte, et les arbitres prirent ce qu’ils purent trouver, et se mirent à contempler un almanach et deux ou trois papiers, collés sur le mur, avec d’aussi grands yeux et autant de révérence que si ç’avaient été les plus belles productions des anciens maîtres.

« Eh bien ! voulez-vous parier une demi-douzaine de vin de Bordeaux, » dit Wilkins Flasher, esquire, en reprenant la conversation que l’entrée de M. Pell et de ses compagnons, avait interrompue un instant.

Ceci s’adressait à un jeune gentleman fort élégant, qui portait son chapeau sur son favori droit, et qui, nonchalamment appuyé sur un bureau, s’occupait à tuer des mouches avec une règle. Wilkins Flasher, esquire, se balançait sur deux des pieds d’un tabouret fort élevé, frappant avec grande dextérité, de la pointe d’un canif, le centre d’un petit pain à cacheter rouge, collé sur une boîte de carton. Les deux gentlemen avaient des gilets très-ouverts et des collets très-rabattus, de très-petites bottes et de très-gros anneaux, de très-petites montres et de très-grosses chaînes, des pantalons très-symétriques et des mouchoirs parfumés.

« Je ne parie jamais une demi-douzaine. Une douzaine, si vous voulez ?

— Tenu. Simmery, tenu !

— Première qualité.

— Naturellement, répliqua Wilkins Flasher, esquire ; et il inscrivit le pari sur un petit carnet, avec un porte crayon d’or. L’autre gentleman l’inscrivit également, sur un autre petit carnet, avec un autre porte crayon d’or.

— J’ai lu ce matin un avis concernant Boffer, dit ensuite M. Simmery. Pauvre diable ! il est exécuté.

— Je vous parie dix guinées contre cinq, qu’il se coupe la gorge.

— Tenu.

— Attendez ! Je me ravise, reprit Wilkins Flasher d’un air pensif. Il se pendra peut-être.

— Très-bien ! répliqua M. Simmery, en tirant le porte crayon d’or. Je consens à cela. Disons qu’il se détruira.

— Qu’il se suicidera.

— Précisément. Flasher, dix guinées contre cinq ; Boffer se suicidera. Dans quel espace de temps dirons-nous ?

— Une quinzaine.

— Non pas ! répliqua M. Simmery, en s’arrêtant un instant pour tuer une mouche. Disons une semaine.

— Partageons la différence ; mettons dix jours.

— Bien, dix jours. »

Ainsi il fut enregistré sur le petit carnet, que Boffer devait se suicider dans l’espace de dix jours ; sans quoi Wilkins Flasher, esquire, payerait à Frank Simmery, esquire, la somme de dix guinées ; mais que si Boffer se suicidait dans cet intervalle, Frank Simmery, esquire, payerait cinq guinées à Wilkins Flasher, esquire.

« Je suis très-fâché qu’il ait sauté, reprit Wilkins Flasher, esquire. Quels fameux dîners il donnait.

— Quel bon porter il avait ! J’envoie demain notre maître d’hôtel à la vente, pour acheter quelques bouteilles de son soixante-quatre.

— Diantre ! mon homme doit y aller aussi. Cinq guinées que mon homme couvre l’enchère du vôtre.

— Tenu. »

Une autre inscription fut faite sur les petits carnets, et M. Simmery, ayant tué toutes les mouches et tenu tous les paris, se dandina jusqu’à la Bourse, pour voir ce qui s’y passait.

Wilkins Flasher, esquire, condescendit alors à recevoir les instructions de M. Salomon Pell, et, ayant rempli quelques imprimés, engagea la société à le suivre à la Banque. Durant le chemin, M. Weller et ses amis ouvraient de grands yeux, pleins d’étonnement, à tout ce qu’ils voyaient, tandis que Sam examinait toutes choses avec un sang froid que rien ne pouvait troubler.

Ayant traversé une cour remplie de mouvement et de bruit, et passé près de deux portiers qui paraissaient habillés pour rivaliser avec la pompe à incendie peinte en rouge et reléguée dans un coin, nos personnages arrivèrent dans le bureau où leur affaire devait être expédiée, et où Pell et Flasher les laissèrent quelques instants, pour monter au bureau des testaments.

« Qu’est-ce que c’est donc que cet endroit-ci ? murmura l’homme au teint marbré à l’oreille de M. Weller senior.

— Le bureau des consolidés, répliqua tout bas l’exécuteur testamentaire.

— Qu’est-ce que c’est que ces gentlemen qui s’tiennent derrière les comptoirs ? demanda le cocher enroué.

— Des consolidés réduits, je suppose, répondit M. Weller. C’est-t’il pas des consolidés réduits, Samivel ?

— Comment ? vous ne supposez pas que les consolidés sont vivants ? dit Sam avec quelque dédain.

— Est-ce que je sais, moi, reprit M. Weller. Qu’est-ce que c’est alors ?

— Des employés, répondit Sam.

— Pourquoi donc qu’ils mangent tous des sandwiches au jambon ?

— Parce que c’est dans leur devoir, je suppose. C’est une partie du système. Ils ne font que ça toute la journée. »

M. Weller et ses amis eurent à peine un moment pour réfléchir sur cette singulière particularité du système financier de l’Angleterre, car ils furent rejoints aussitôt par Pell et par Wilkins Flasher, esquire, qui les conduisirent vers la partie du comptoir au-dessus de laquelle un gros W était inscrit sur son écriteau noir.

« Pourquoi c’est-il, cela ? demanda M. Weller à M. Pell, en dirigeant son attention vers l’écriteau en question.

— La première lettre du nom de la défunte, répliqua l’homme d’affaires.

— Ça ne peut pas marcher comme ça, dit M. Weller en se tournant vers les arbitres. Il y a quelque chose qui ne va pas bien. V est notre lettre. Ça ne peut pas aller comme ça. »

Les arbitres, interpellés, donnèrent immédiatement leur opinion que l’affaire ne pouvait pas être légalement terminée sous la lettre W ; et, suivant toutes les probabilités, elle aurait été retardée d’un jour, au moins, si Sam n’avait pas pris sur-le-champ un parti peu respectueux, en apparence, mais décisif. Saisissant son père par le collet de son habit, il le tira vers le comptoir et l’y tint cloué jusqu’à ce qu’il eût apposé sa signature sur une couple d’instruments ; ce qui n’était pas une petite affaire, vu l’habitude qu’avait M. Weller de n’écrire qu’en lettres moulées. Aussi, pendant cette opération, l’employé eut-il le temps de couper et de peler trois pommes de reinette.

Comme M. Weller insistait pour vendre sa portion, sur-le-champ, toute la bande se rendit de la Banque à la porte de la Bourse.

Après une courte absence, Wilkins Flasher, esquire, revint vers nos amis, apportant, sur Smith Payne et Smith, un mandat de cinq cent trente livres sterling, lesquelles cinq cent trente livres sterling représentaient, au cours du jour, la portion des rentes de la seconde madame Weller, afférente à M. Weller senior.

Les deux cents livres sterling de Sam restèrent inscrites en son nom, et Wilkins Flasher, esquire, ayant reçu sa commission, la laissa tomber nonchalamment dans sa poche et se dandina vers son bureau.

M. Weller était d’abord obstinément décidé à ne toucher son mandat qu’en souverains ; mais les arbitres lui ayant représenté qu’il serait obligé de faire la dépense d’un sac, pour les emporter, il consentit à recevoir la somme en billets de cinq livres sterling.

« Mon fils et moi, dit-il en sortant de chez le banquier, mon fils et moi nous avons un engagement très-particulier pour cette après-dînée, et je voudrais bien enfoncer cette affaire ici complètement. Ainsi, allons-nous-en tout droit quelque part pour finir nos comptes. »

Une salle tranquille ayant été trouvée dans le voisinage, les comptes furent produits et examinés. Le mémoire de M. Pell fut taxé par Sam, et quelques-uns des articles ne furent pas alloués par les arbitres ; mais quoique M. Pell leur eût déclaré, avec de solennelles assurances, qu’ils étaient trop durs pour lui, ce fut certainement l’opération la plus profitable qu’il eût jamais faite, et elle servit à défrayer pendant plus de six mois son logement, sa nourriture et son blanchissage.

Les arbitres ayant pris la goutte, donnèrent des poignées de main et partirent, car ils devaient conduire le soir même. M. Salomon voyant qu’il n’y avait plus rien à boire ni à manger, prit congé de la manière la plus amicale, et Sam fut laissé seul avec son père.

« Mon garçon, dit M. Weller, en mettant son portefeuille dans sa poche de côté, il y a là onze cent quatre-vingts livres sterling, y compris les billets pour la cession du bail et le reste. Maintenant Samivel, tournez la tête du cheval du côté du George et Vautour. »




  1. .Papetier qui se charge de faire faire des copies d’actes et vend des quittances de loyer, etc., etc.
  2. 125 francs.
  3. En Angleterre tout le monde peut s’établir agent de change.