Les Pardaillan/XIX

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Livre I
XIX. Le Maréchal de Damville
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Pardaillan se leva à l’aube après avoir très mal dormi. On n’arrive pas tout à coup à la fortune sans que la pensée en soit profondément troublée. Le chevalier, qui se voyait en passe de devenir le favori d’une grande reine, n’envisageait pas sans émotion les changements que sa nouvelle situation allait apporter dans sa vie.

Comme il était homme de méthode, il avait fini, à force de se tourner et de se retourner dans son lit, par se tranquilliser sur tous les points obscurs qui l’inquiétaient.

Voici comment il avait arrangé les choses.

1° Il se rendrait au Louvre, à l’invitation de Catherine de Médicis.

2° Il irait à l’hôtel Coligny prévenir Déodat qu’il eût à quitter Paris au plus tôt.

3° Il provoquerait Henri de Guise et rendrait ainsi à la reine le plus signalé service.

4° Une fois sûr de sa position nouvelle, il irait trouver la Dame en noir, lui dirait son amour pour sa fille et, gentilhomme de la cour, sans doute favori du roi, obtiendrait Loïse en mariage.

5° Il serait dès lors l’homme le plus heureux du monde.

6° Il ferait rechercher son père, et lui ferait une bonne et douce vieillesse, non sans lui avoir fait remarquer que Pardaillan fils était arrivé à la fortune et au bonheur en désobéissant aux vœux de Pardaillan père.

Ayant ainsi arrangé sa vie, le chevalier avait pu dormir quelques heures.

Mais à l’aube, comme nous l’avons dit, il était debout.

Il fit une toilette soignée. Il s’agissait de prouver aux gentilshommes de la cour qu’un Pardaillan était à son aise sur tous les terrains. Quand il fut prêt, n’ayant plus qu’à ceindre son épée accrochée au mur, il constata qu’il avait encore deux ou trois heures devant lui avant de pouvoir se présenter raisonnablement au Louvre.

Il se dirigea donc vers la fenêtre sans grand espoir d’ailleurs d’apercevoir Loïse.

Mais, pour un amoureux, regarder la fenêtre derrière laquelle dort la bien-aimée, « c’est encore du bonheur » comme on chante dans les opéra-comiques.

À ce moment, Pipeau grogna sourdement.

Pardaillan ne prêta aucune attention à ce grognement, et ouvrit sa fenêtre.

Presque au même instant, la fenêtre de Loïse s’ouvrit elle-même avec violence, et la jeune fille, les cheveux dénoués, les yeux hagards, apparut, leva la tête vers Pardaillan et cria :

— Venez ! Venez !

— Enfer ! gronda Pardaillan qui pâlit lui-même. Que se passe-t-il ?

C’était la première fois que Loïse adressait la parole au chevalier. Et c’était, selon toute apparence, pour implorer son secours, et il fallait que le danger fût grave pour qu’elle eût osé jeter ce cri qui ressemblait à un cri de terreur.

— J’accours ! rugit Pardaillan qui se retourna pour se précipiter dans l’escalier.

À la même seconde, Pipeau fit entendre un aboi furieux, la porte vola en éclats, une douzaine d’hommes armés se ruèrent dans la chambre et l’un d’eux cria :

— Au nom du roi !…

Pardaillan voulut s’élancer vers son épée demeurée à la muraille ; mais avant qu’il eût pu faire un mouvement, il fut entouré, saisi par les bras et par les jambes, et il tomba.

— Malédiction ! hurla le chevalier.

— À moi, monsieur, cria la voix de Loïse.

Pardaillan, étendu sur le plancher, s’arc-bouta sur sa tête et sur ses talons ; et il souleva la grappe humaine tout entière… mais ils étaient trop !… Il retomba, écumant…

— À moi ! cria encore Loïse.

Et cette voix arracha au chevalier un rugissement.

Elle le galvanisa comme une secousse électrique.

Dans un prodigieux effort, il tendit ses muscles… et alors, il constata que ses jambes étaient liées ! Liés aussi ses bras. Il ferma les yeux et, de ses paupières closes, jaillit une larme que dévora la fièvre des joues…

Pendant ce temps, le chien hurlait, pillait, mordait, dans le tas.

Quand le chevalier fut réduit à l’impuissance, Nancey compta autour de lui deux morts et cinq blessés.

Pardaillan avait assommé l’un des morts d’un coup de poing à la tempe. Pipeau avait étranglé l’autre.

— En route ! commanda le capitaine.

Pardaillan, tout ficelé, fut saisi, emporté… et le long aboi lugubre du chien ponctua la défaite de son maître.

Dans la rue, le chevalier ouvrit les yeux, et vit trois carrosses.

L’un était rangé contre la porte de l’hôtellerie et celui-là était pour lui.

Les deux autres stationnaient devant la maison d’en face ; le premier était vide ; dans le deuxième, Pardaillan reconnut Henri de Montmorency, le maréchal de Damville !

Il n’eut pas le temps d’en voir plus long, car il fut jeté dans le carrosse qui lui était destiné, les mantelets furent aussitôt rabattus, et il se trouva dans une prison roulante qui se mit aussitôt en mouvement.

Pardaillan était comme fou de fureur et de désespoir.

Mais, si désespéré qu’il fût, il garda assez de sang-froid pour suivre en imagination les tours et détours de la voiture qui l’entraînait. Il connaissait admirablement son Paris et, au bout de quelques minutes, il fut fixé…

Une sueur froide l’envahit…

Ses cheveux se hérissèrent…

Et il murmura avec une angoisse qui le fit frissonner :

— On me conduit à la Bastille !

La Bastille !… La réputation de la sinistre prison d’État était, dès cette époque, ce qu’elle devait être plus tard, sous Louis XIV et Louis XV. Il n’y eut guère qu’Henri IV et Louis XIII qui donnèrent leurs préférences à d’autres donjons de réclusion.

La Bastille, ce n’était déjà plus une prison comme le Temple, comme le Châtelet, comme tant d’autres.

La Bastille, c’était l’oubliette, c’était la tombe, c’était la mort lente au fond de quelque cachot sans air.

Il y avait autour de sa masse énorme une atmosphère de terreur.

Pardaillan comprit qu’il était perdu.

Perdu ! au moment où la fortune semblait lui sourire !

Au moment où celle qu’il aimait l’appelait à son secours et où elle avouait ainsi qu’elle l’aimait !

Lorsque la voiture, ayant franchi des ponts-levis et des portes, s’arrêta enfin, lorsque Pardaillan fut descendu, il regarda autour de lui et se vit dans une cour sombre, entouré de soldats.

Un instant, il eut la pensée de se précipiter sur eux, dans l’espoir de recevoir tout de suite le coup mortel et d’en finir avec la vie…

Mais avant même que cette pensée se fût formulée en lui, il fut saisi par deux ou trois geôliers herculéens qui le portèrent plutôt qu’ils ne le firent marcher. Il franchit une porte de fer, pénétra dans un long couloir humide dont les murs rongés de salpêtre laissaient suinter de mortelles émanations : puis on monta un escalier de pierre en pas de vis, puis on franchit deux grilles de fer, puis on longea un corridor, et enfin, Pardaillan fut poussé dans une pièce assez vaste, située au troisième étage de la tour ouest.

Il entendit la porte se refermer à grand bruit.

Hagard, presque dément, il écouta le bruit des cadenas énormes qui se bouclaient.

Alors, comme on lui avait tranché ses liens, il jeta une longue clameur de désespoir et se rua sur la porte qu’il secoua frénétiquement…

Bientôt, il comprit que ses efforts étaient vains…

Et il tomba sur les dalles, évanoui.

*******

Que se passait-il dans la maison de la rue Saint-Denis ? Pourquoi Loïse, qui n’avait jamais parlé au chevalier de Pardaillan, l’appelait-elle à son secours ? C’est ce que nous allons dire.

Le maréchal de Damville avait, comme on l’a vu, reconnu Jeanne de Piennes.

Une fois sûr qu’il ne s’était pas trompé dans ses pressentiments, il regarda autour de lui et s’aperçut qu’il faisait grand jour et que, des boutiques voisines, on l’examinait curieusement.

Alors il s’éloigna et rentra à l’hôtel de Mesmes[1] qu’il habitait toutes les fois qu’il venait à Paris.

C’était une sombre demeure qui semblait emprunter on ne savait quoi de lugubre, soit au voisinage de la prison du Temple, située dans le même quartier, soit au caractère de celui qui l’habitait. On n’y voyait que des serviteurs silencieux ou des soldats qui donnaient à cet hôtel une allure de forteresse.

Toute cette journée, Henri la passa dans une pièce retirée, frissonnant au moindre bruit, écoutant lorsqu’une porte s’ouvrait.

En effet, Damville, qui n’avait peur de rien au monde, Damville qui, même dans ces temps de férocité, passait pour féroce, Damville tremblait devant cette idée qui s’inscrivait en lettres de sang et de flammes comme un Mané Thécel Pharès au fond de son imagination tourmentée :

— Les mêmes causes, qui m’ont amené à Paris, ne peuvent-elles pas y amener François ? Le même hasard, qui m’a conduit rue Saint-Denis, ne peut-il y conduire mon frère ? Et s’il la voit comme je l’ai vue ! S’il lui parle ! Si elle dit tout ! Si elle évoque cet abominable passé qui est le cauchemar de ma vie !

Alors, une sueur froide inondait son front.

Il se sentit pâlir.

— Oui ! reprenait-il, voilà des années que je cherche à oublier ! Et même dans les batailles, même dans les carnages de huguenots, quand je suis ivre de sang, même dans les festins que je donne à mes officiers, quand je suis ivre de vin, je ne parviens pas à oublier !… Toujours je la revois telle que je la vis… là-bas, dans la chaumière de Margency, si pâle qu’on eût dit une morte… Toujours j’entends sa voix qui murmure à François… « Oh ! achève-moi donc ! Tu ne vois donc pas que je meurs !… » Comme elle me haïssait ! Comme elle me méprisait ! Ah ! ma revanche a été terrible ! J’ai brisé trois existences d’un coup : le père, la mère et la fille !… Malheur à qui me hait ! Car ma haine, à moi, ne pardonne point !

Un moment, il s’exaltait dans ses pensées d’orgueil et de force.

Mais aussitôt, la pensée de cet homme — son frère — dont il avait brisé l’existence, lui revenait, non plus comme un remords, mais comme une épouvante.

Oui, ses souvenirs, l’un après l’autre, sortaient de la tombe du passé, se dressaient devant lui comme des spectres.

Mais il en était un qu’il ne pouvait supporter, qu’il cherchait à écarter en tremblant…

Il se revoyait dans le bois de châtaigniers, tombant sous l’épée de son frère…

Il revoyait François se penchant vers lui…

Et c’était ce regard de son frère qui le poursuivait, qui pesait sur lui et l’affolait.

Quoi ! Était-il possible que François n’apprît pas la vérité !… Et que ferait-il alors !…

Henri, à cette idée, se laissa tomber dans un fauteuil, et prit sa tête à deux mains.

L’idée de fuir lui vint. Fuir ! Mais où ? Fût-ce au bout de la terre, François le rejoindrait !…

Et ce fut lorsqu’il se trouva acculé aux dernières limites de la terreur, ce fut à ce moment qu’une réaction de violence sauvage se fit en lui.

Il poussa un rauque soupir, sortit tout à coup sa dague et, d’un geste violent, l’enfonça profondément dans le bois d’une table, comme s’il eût poignardé son frère.

L’arme vibra longuement, avec une sorte de gémissement.

— Des crimes ! grinça-t-il, la figure convulsée, des crimes ! des meurtres ! Soit ! Mes terreurs, je les noierai dans le sang !… Mes souvenirs anciens, je les étoufferai sous de nouveaux souvenirs !… Que mon frère paraisse ! Et cette dague, à jamais, m’en débarrassera ! Quant à elle, quant à sa fille… qu’elles meurent donc aussi !

Mais il n’eut pas plutôt crié, ou plutôt pensé ces mots, qu’il tressaillit violemment.

Cette femme qu’il voulait tuer… mais il l’aimait !… il l’avait toujours aimée !… Il l’aimerait toujours !

Longtemps, Henri se débattit entre cet amour et cette terreur qui le dominaient également.

Enfin, un sourire détendit ses lèvres ; sans doute, il avait trouvé le moyen de concilier terreur et amour. Il fit venir un de ses officiers et lui donna ses instructions.

Le résultat de la détermination qu’il venait de prendre fut qu’il put dîner d’assez bon appétit.

Il se jeta tout habillé sur un lit et dormit quelques heures.

Vers le milieu de la nuit, c’est-à-dire à peu près vers le moment où, la veille, il avait rencontré le duc d’Anjou et ses acolytes, il se leva, s’arma soigneusement, et se dirigea vers la rue Saint-Denis.

Il passa le reste de la nuit en faction à l’endroit même qu’il avait choisi la nuit précédente.

Au matin, deux carrosses arrivèrent, suivis de gens d’armes. Les soldats avaient eu soin de déposer les marques distinctives de la maison de Damville. Henri monta dans l’un des deux carrosses, afin de ne pas être remarqué, et fit signe à l’officier qu’il pouvait opérer.

L’officier, suivi d’une demi-douzaine de soldats, entra dans la maison.

La propriétaire, vieille bigote, les reçut en tremblant et se signa épouvantée, lorsqu’elle entendit l’officier lui dire :

— Madame, vous abritez dans votre logis deux femmes de la religion. Ces deux huguenotes sont accusées d’accointances avec les ennemis du roi…

— Est-ce Jésus possible ! bégaya la vieille. Mais quels ennemis ?

— Des damnés huguenots.

— Sainte Marie ! Mais je serai damnée, alors !

— C’est bien possible. En tout cas, vous risquez fort de passer pour complice.

— Moi !…

— À moins que vous ne m’aidiez à les arrêter sans bruit, sans esclandre.

— Je suis à vos ordres, monsieur l’officier. Qui l’eût cru ! Des huguenotes chez moi ! Je me disais bien aussi ; pourquoi ne vont-elles jamais à l’église ? Quelle aventure, doux Jésus !

Tout en marmottant ces paroles entre les quatre dents qui lui restaient, la bonne dévote montait l’escalier, suivie de l’officier et des soldats.

Elle frappa.

Et dès qu’elle eut compris que de l’intérieur on tirait le verrou, elle s’effaça.

Jeanne de Piennes se trouva en présence de l’officier.

Elle pâlit légèrement.

Mais, habituée qu’elle était au malheur, elle garda tout son sang-froid et, d’une voix qui ne tremblait pas, demanda :

— Que désirez-vous, monsieur ?

L’officier rougit. La commission ne lui allait qu’à demi. Il s’agissait, en somme, d’un bon petit guet-apens. Il n’avait nulle qualité pour procéder à une arrestation. Et maintenant, devant cette femme au maintien si digne et si ferme, devant cette pure beauté que la tristesse idéalisait, il comprenait qu’il était odieux.

Mais, aussitôt, l’image furieuse du maréchal passa devant ses yeux.

Et plus tremblant que Jeanne, il répondit à demi-voix, comme honteux :

— Madame… c’est un ordre rigoureux qu’il faut que j’exécute… excusez-moi, je ne fais qu’obéir.

Que de crimes dans l’histoire de l’humanité, avec cette effroyable excuse : J’obéis ! ce n’est pas moi le responsable !… Comme s’il y avait des disciplines plus hautes que la discipline de la conscience ! Comme si tout était dit lorsque le meurtrier peut répondre : On m’a commandé de tuer, je n’ai fait qu’obéir !…

— Quel ordre ? dit Jeanne en jetant un regard d’angoisse sur la chambre où se trouvait sa fille.

— Je viens vous arrêter, madame. On vous accuse d’être de la religion et d’avoir désobéi aux derniers édits.

À ce moment, la porte de Loïse s’ouvrit. La jeune fille comprit tout d’un regard.

— Monsieur, dit alors la Dame en noir, vous faites erreur.

— C’est ce qu’il vous sera facile d’établir, madame. En attendant, veuillez me suivre sans bruit, je vous prie.

— Ma fille ! On me sépare de ma fille ! s’écria Jeanne dont toute la résolution tomba.

Loïse avait jeté un cri. Affolée, sans savoir ce qu’elle faisait, elle courut à la fenêtre, l’ouvrit violemment, aperçut le chevalier de Pardaillan. Et son premier mot — cri de sublime confiance et d’amour — fut pour appeler cet homme à qui elle n’avait jamais parlé :

— Venez ! Venez !

L’officier, voyant que les choses allaient se gâter, entra dans le logis, suivi de ses soldats.

— Madame, s’écria-t-il, je vous jure que vous ne serez pas séparée de mademoiselle, puisqu’il faut qu’elle vous suive. Je vous jure que je vous conduis toutes les deux au même endroit… Obéissez donc sans bruit… car vous me forceriez à employer la violence, ce que je regretterais toute la vie.

Jeanne vit cet officier résolu à faire comme il disait. Elle vit le logis envahi par les soldats. Elle comprit le danger et l’inutilité d’une résistance. De plus, on lui affirmait qu’elle ne serait pas séparée de Loïse. Enfin, il lui semblait facile de prouver qu’elle n’avait en rien transgressé les édits de la religion.

— C’est bien, monsieur, dit-elle en reprenant sa fermeté. M’accordez-vous cinq minutes pour me préparer ?

— Volontiers, madame, répondit l’officier, heureux d’être quitte à si bon compte.

Et il sortit avec ses soldats, tandis que Jeanne faisait signe à la vieille propriétaire d’entrer.

Celle-ci obéit, après avoir consulté l’officier du regard.

Jeanne, alors, courut à sa fille qu’elle arracha de la fenêtre et qu’elle étreignit dans ses bras.

Les deux femmes se trouvaient dans une de ces situations où les pensées comptent double, où les paroles valent des discours.

Jeanne plongea ses yeux dans les yeux de sa fille.

— Qui appelais-tu, mon enfant ? demanda-t-elle très doucement.

— Le seul homme qui puisse nous être de quelque secours, ma mère.

— Ce jeune cavalier qui regarde si souvent et si obstinément les fenêtres de ce logis ?

— Oui, ma mère, répondit Loïse dans l’exaltation de la fièvre, et sans songer que ces paroles étaient un aveu.

Jeanne serra l’enfant avec plus de tendresse sur son cœur et, avec plus de douceur encore, demanda :

— Tu l’aimes donc ?

Loïse pâlit, rougit, baissa la tête, et deux larmes perlèrent à ses cils.

— Et lui ? demanda Jeanne.

— Je crois… oui… j’en suis sûre ! balbutia Loïse.

— S’il en est ainsi, tu penses que nous pouvons compter sur lui ? Songes-y, mon enfant… je te demande si tu crois à la loyauté et à la générosité de ce cavalier…

— Ah ! ma mère, s’écria Loïse dans un élan de tout son cœur, c’est l’homme le plus loyal, j’en répondrais sur ma tête !

— Comment s’appelle-t-il ? demanda Jeanne.

Loïse leva ses jolis yeux effarés comme ceux d’une biche…

— Mais…, fit-elle avec une adorable naïveté… je ne sais pas encore… son nom…

— Oh ! candeur ! murmura Jeanne avec un sourire tout mouillé de pleurs.

Et elle songea qu’elle aussi, jadis, avait aimé longtemps sans même savoir le nom de celui qu’elle aimait. Un flot d’amertume monta à son cœur, ses yeux se voilèrent.

Mais se remettant aussitôt :

— C’est bien, dit-elle. Nous n’avons ni le temps, ni le choix ! Puisses-tu ne pas te tromper !…

Elle courut à un coffret, en tira une lettre toute cachetée qu’elle avait sans doute écrite depuis longtemps, et prenant une feuille de papier, écrivit en hâte :

« Monsieur,

Deux pauvres femmes éprouvées par le malheur se confient à votre loyauté. Vous êtes jeune, et sans doute accessible à la pitié, à défaut de tout autre sentiment. Si vous êtes tel que nous pensons, ma fille et moi, vous remettrez à son adresse la lettre enveloppée sous ce pli.

Soyez remercié et béni pour l’immense service que vous nous aurez rendu. »

La Dame en noir.

Alors, elle cacheta le tout, et appelant la vieille propriétaire :

— Dame Maguelonne, dit-elle, voulez-vous me rendre un grand service ?

— Je le veux, ma fille. Et pourtant, qui eût cru que vous étiez huguenote, vous si belle et si sage personne.

— Dame Maguelonne, me croyez-vous capable de mentir ?

— À Dieu ne plaise !

— Eh bien ! je vous jure que je suis victime d’une erreur… à moins, ajouta-t-elle avec une poignante tristesse, que tout ceci ne soit qu’une affreuse comédie.

— En ce cas, fit la dévote avec fermeté, dites-moi en quoi je puis vous être utile, et aussi vrai que je ne crains rien au monde que Dieu le père, Dieu le Fils, la Vierge et saint Magloire, je ferai votre commission, dût-il m’en coûter !

— Il ne vous en coûtera rien, ma bonne dame. Il s’agit de remettre ce pli à un jeune cavalier qui demeure là, dans cette hôtellerie, à la dernière fenêtre, en haut.

La vieille femme fit disparaître le papier.

— Dans dix minutes, votre lettre sera arrivée. Chère dame ! Puisse l’erreur être reconnue bien vite. Car qui ne vous aimerait et qui pourrait soutenir que vous êtes vraiment des huguenotes ?

Jeanne, cependant, avait remercié la digne bigote et ouvert la porte.

— Monsieur, nous sommes prêtes, dit-elle.

L’officier salua et commença à descendre. Il eût pu s’inquiéter de ce que sa prisonnière avait bien pu dire à la vieille propriétaire. Mais, on l’a vu, il était passablement honteux du rôle qu’il jouait, et pourvu qu’il réussît à ramener à l’hôtel de Mesmes la Dame en noir et sa fille, il était résolu à n’en pas demander davantage.

Henri de Montmorency, caché dans son carrosse, étouffa un rugissement de joie furieuse en apercevant Jeanne et sa fille. Il ne s’était même pas aperçu qu’une arrestation venait d’avoir lieu dans l’hôtellerie de la Devinière, et que des groupes nombreux commentaient l’événement.

Jeanne et Loïse montèrent dans le carrosse qui stationnait devant la porte.

Dame Maguelonne les avait suivies jusque-là.

Au moment où le carrosse allait s’ébranler, Jeanne lui jeta un regard de suprême recommandation.

La vieille s’approcha vivement, à l’instant où les mantelets allaient se rabattre, et murmura :

— Soyez sans crainte : dans quelques minutes, la lettre sera dans les mains du chevalier de Pardaillan…

Un cri terrible, un cri d’angoisse, d’horreur et d’épouvante retentit, et Jeanne, livide, voulut s’élancer.

Mais à cette seconde, les mantelets furent rabattus.

Le carrosse se mit en mouvement…

Jeanne tomba évanouie en murmurant :

— Le chevalier de Pardaillan !… Oh ! la fatalité !…




Note[modifier]

  1. Cet hôtel n’a été démoli que vers 1827. Il s’élevait sur l’emplacement actuel du passage de Saint-Avoye. (Note de M. Zévaco.)



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