Les Pardaillan/XLIV

La bibliothèque libre.
Livre I
XLIV. Les Caves de l’hôtel de Mesmes
◄   XLIII XLV   ►







Nous laisserons pour le moment M. de Pardaillan fils poursuivre le cours de ses recherches, pour nous occuper de M. de Pardaillan père. Qu’était-il devenu ? Pourquoi n’avait-il pas cherché à revoir le chevalier ? Avait-il suivi le maréchal de Damville en quelque retraite, au fond d’une province ? Telles étaient les questions que se posait inutilement le chevalier ; mais s’il lui était impossible de les résoudre, notre devoir est de leur donner prompte réponse, grâce à ce don d’ubiquité qui est un des charmes du roman.

Pour cela, nous nous transporterons à l’hôtel de Mesmes le lendemain du jour où François de Montmorency, accompagné de son héraut d’armes, vint faire sa provocation.

Henri, caché derrière un rideau de fenêtre, avait assisté à la provocation sans faire un geste. Seulement, il avait pâli lorsque le héraut avait cloué le gant à la porte. L’insulte était grave et définitive. Mais peut-être Damville ne jugeait-il pas le moment venu de la relever, car il donna l’ordre de laisser le gant où il était.

D’ailleurs, l’hôtel devait passer pour inhabité. La plupart des domestiques avaient été envoyés dans une autre maison que le maréchal possédait dans la rue des Fossés-Montmartre, non loin des marais de la Grange-Batelière. La petite garnison de l’hôtel y avait été envoyée aussi. En sorte qu’il n’y avait plus autour de Damville que trois ou quatre soldats, un officier, le vieux Pardaillan et deux domestiques. Jeannette, promue au rang de cuisinière, faisait à manger à tout ce petit monde en prenant les précautions nécessaires toutes les fois qu’elle sortait. L’hôtel était, d’ailleurs, fortement approvisionné.

D’Aspremont, blessé, avait été porté dans la maison des Fossés-Montmartre.

Le lendemain de la provocation, donc, le maréchal de Damville, qui avait pour Orthès tout autant d’affection qu’il en pouvait avoir pour quelqu’un, alla voir le blessé et eut avec lui une longue conversation où il fut surtout question de Pardaillan. Le maréchal rentra pensif à l’hôtel de Mesmes et fit appeler Pardaillan.

— Monsieur de Pardaillan, lui demanda-t-il, savez-vous quelles personnes se trouvaient dans la voiture qui a été attaquée la nuit où nous sommes sortis d’ici ?

— Je ne m’en doute pas, monseigneur ! fit Pardaillan qui tressaillit.

— Savez-vous qui avait intérêt à attaquer cette voiture ?

— Là-dessus, je puis vous répondre puisque vous m’en avez instruit vous-même : votre frère, le maréchal.

— Oui. Et ne m’avez-vous pas affirmé que votre fils ne peut être à moi, parce qu’il est à mon frère ?

— En effet, monseigneur… mais ces questions…

— Attendez, monsieur. Vous m’avez dit que vous aviez poursuivi l’homme qui nous avait attaqués…

— Jusqu’à la porte Bordet, monseigneur.

— Où vous l’avez proprement doué d’un coup d’épée, n’est-il pas vrai ?

— C’est exact, monseigneur, fit le vieux Pardaillan qui, tortillant sa moustache d’un doigt fiévreux, commençait à s’échauffer.

— Eh bien, fit brusquement le maréchal, l’homme que vous avez tué se porte à merveille !

— Ah ! ah ! voilà du nouveau, dit froidement le vieux routier qui, d’un geste rapide, s’assura que sa dague et sa rapière étaient en bonne place et prêtes à fonctionner.

— Vous voyez que je suis bien renseigné. Mais je sais aussi autre chose. Voulez-vous que je vous en instruise ?

— Monseigneur est aujourd’hui d’une obligeance dont je lui serai toujours reconnaissant.

— Bon. Savez-vous comment s’appelle l’homme que vous n’avez pas poursuivi jusqu’à la porte Bordet, que vous avez accompagné bras dessus bras dessous jusqu’au cabaret du Marteau qui cogne, que vous n’avez nullement cloué d’un coup d’épée, et qui vient rôder autour de l’hôtel, en sorte que je le ferai prendre et ficeler ?

— Je serais charmé de le savoir, monseigneur.

— Eh bien, il s’appelle le chevalier de Pardaillan, et c’est votre fils !

— Le même qui vous tira des mains des truands ? interrogea le vieux routier avec une ingénuité d’une insolence admirable.

Le maréchal demeura un moment sans voix. Il s’attendait à voir pâlir Pardaillan, et Pardaillan lui riait au nez.

Il eut un mouvement de rage. Le vieux routier dégaina à moitié sa dague.

— Ne nous fâchons pas, reprit sourdement Damville ou du moins, pas encore. Voyons : ce que je viens de vous dire est-il exact ?

— Du moment que vous le dites, monseigneur, je serais bien audacieux d’affirmer le contraire. Vous dites que mon fils vous a attaqué, cela doit être. Vous dites que je l’ai accompagné. C’est possible. Il ne me reste qu’à vous féliciter d’avoir été si bien renseigné. Je vous croyais entouré de gentilshommes et de combattants ; vous êtes entouré de gens de police, à ce qu’il paraît. Vous m’apparaissiez comme un chef de guerre ou un chef de parti ; vous vous révélez chef de sbires.

— Pardaillan !…

— Monseigneur !

Les deux hommes se mesurèrent du regard. Et cette fois encore ce fut le tout puissant seigneur qui baissa les yeux devant l’aventurier, Pardaillan continua :

— Mon langage vous déplaît, monsieur le maréchal. Est-ce ma faute… Comment ! Je me trouve en présence de la pire solution ! Pour vous rester fidèle, je risque de devenir l’ennemi de mon fils, c’est-à-dire l’être que j’aime et admire le plus au monde ! Je m’efforce à concilier vos intérêts avec les siens ! Pour ne pas vous donner une inutile inquiétude, je me mets en frais d’imagination ! Et vous venez me reprocher de n’avoir pas cloué mon enfant d’un coup d’épée. Par la mort-Dieu, monseigneur, ma rapière est prête à fournir le coup demandé, à ceux qui vous ont si bien renseigné. Il n’y aura de changement qu’en la personne du mort, voilà tout.

Le maréchal considérait d’un œil sombre l’intrépide pauvre diable qui le regardait, de son côté, avec une éclatante audace.

— Pardaillan, fit-il tout à coup, la question n’est pas là…

— Où est-elle donc, monseigneur ?

— Votre fils doit savoir quelles personnes se trouvaient dans la voiture ?

— Je l’ignore, monseigneur !…

— Allons donc ! Ne vous mettez pas en nouveaux frais d’imagination ! Non seulement il le sait, mais il a dû vous le dire !

— Vous vous trompez, monseigneur !

Le maréchal s’avança de deux pas rapides vers Pardaillan, et plongeant son regard ardent dans ses yeux comme pour essayer de lui arracher la vérité, il reprit d’une voix que la fureur faisait trembler :

— Et qui sait si vous n’êtes pas d’accord avec lui ! qui sait si tous deux vous ne m’avez pas suivi, espionné ; oui, espionné ; monsieur l’homme fidèle, vous me trahissez ! Vous et votre fils, vous savez où a été la voiture ! vous savez qui elle contenait ! Et dans votre repaire, dans votre cabaret, un cabaret de truands, vous avez sans doute combiné quelque plan. Le fils chez Montmorency, le père chez Damville… la chose s’arrangeait d’elle-même… monsieur de Pardaillan, vous et votre fils, je vous tiens pour des misérables !…

Le vieux routier se redressa un peu pâle.

— Monseigneur, dit-il d’une voix terriblement paisible, je tiendrai cet outrage pour nul et non avenu tant que vous n’aurez pas relevé le gant qui pend encore à votre porte.

Damville bondit, fou de fureur et se précipita la dague haute sur Pardaillan…

Henri de Montmorency souffrait en ce moment même plus qu’il n’avait souffert à la minute où il avait vu le héraut de François clouer le gant à sa porte : souvent le rappel d’une injure fait plus de mal que l’injure elle-même.

En outre, le soupçon que les Pardaillan avaient découvert la retraite de Jeanne de Piennes lui était insupportable. Dès le début de cet entretien, il était résolu à se débarrasser du père en attendant qu’il pût se débarrasser du fils.

Le reproche de Pardaillan fut le prétexte à la tuerie.

Le vieux routier n’avait pas fini de parler que, brisant d’un geste violent la chaînette qui supportait sa dague, il se jeta sur lui.

Pardaillan l’attendit de pied ferme. Le bras du maréchal qui s’était levé ne retomba pas sur lui, il le saisit au poignet ; il tordit ce poignet, le broya, l’arme s’échappa. Henri jeta un hurlement.

— Monseigneur, dit Pardaillan, je pourrais vous tuer, c’est mon droit ; je vous laisse vivre pour que vous puissiez vous laver de l’outrage de Montmorency ; remerciez-moi !

Il était effrayant, tout pâle, les poils de sa rude moustache hérissés, les yeux étincelants, immobiles.

— C’est toi qui vas mourir ! rugit Henri. À moi ! À moi !…

— Bataille, donc ! fit Pardaillan qui, d’un geste large, tira sa rapière.

À ce moment, tout ce qui restait de monde dans l’hôtel se ruait dans la pièce aux cris du maître. Pardaillan vit qu’il avait devant lui six hommes armés, sans compter le maréchal.

— Sus ! Sus ! hurla Henri, pas de quartier !

— À mort ! À mort ! répétèrent les cinq soldats et l’officier qui les conduisait.

Pardaillan, traçant un vaste demi-cercle avec sa rapière, bondit vers la gauche de la pièce.

— Ici, la meute ! cria-t-il.

Les assaillants se ruèrent de ce côté, dégageant ainsi la porte. C’est ce que voulait Pardaillan. En un clin d’œil, il plaça sa rapière entre ses dents solides comme des dents de loup, empoigna un énorme fauteuil et le lança à toute volée sur les assaillants qui refluèrent vers le fond.

Au même instant, il remit l’épée à la main et se jeta vers la porte qu il franchit en poussant un éclat de rire.

En quelques bonds, Pardaillan, poursuivi par la meute enragée, atteignit le bas de l’escalier. Là il y avait une porte qui ouvrait cette cour. Il fondit sur elle pour l’ouvrir.

— Malédiction ! gronda-t-il.

La porte était fermée !

— Sus ! Sus ! Nous le tenons ! vociféra l’officier.

— Tue ! Tue ! hurlait Henri de Dam ville.

Au bas de l’escalier, vers la gauche, commençait le couloir qui aboutissait aux offices et aux derrières de la maison ; de là, Pardaillan pouvait sauter dans le jardin, et là, il eût été sauvé… mais du premier coup d’œil, il vit que la porte qui ouvrait sur le vestibule de l’office était fermée.

Il était pris dans ce boyau, avec, devant lui, sept furieux solidement armés, derrière lui une porte infranchissable.

Alors il calcula ses chances. Les assaillants ne pouvaient plus l’envelopper ; ils ne pouvaient marcher que trois de front, et encore, en se gênant.

— À la rigueur, dit-il entre ses dents, je puis arriver à les tuer l’un après l’autre.

C’est ce qu’il résolut, n’ayant plus que cette alternative, ou de faire ce grand carnage, ou de mourir.

Les coups, cependant, pleuvaient sur lui. Il les parait, ripostait à chaque seconde, sa longue rapière s’enfonçait dans le tas ; un homme était blessé ; les autres poussaient d’effroyables hurlements, car on ignorait encore l’art plus élégant de se battre en silence.

Pardaillan ne reculait que d’un pas que lorsqu’il y était absolument forcé.

Il se rendait bien compte, en effet, que s’il se laissait acculer à la porte du fond du couloir, il serait tué là sans rémission, sans défense possible. Tant qu’il avait du champ, il pouvait au contraire se défendre, préparer ses coups, parer ceux qu’on lui portait.

Une épée l’atteignit à son épaule et déchira son pourpoint.

La blessure saigna légèrement.

Pardaillan grogna un juron.

Il avait déjà reculé de cinq pas ; il n’y avait encore que trois de ses assaillants blessés, l’un d’eux, il est vrai, hors de combat, étendu à terre, tout râlant.

À ce moment, il sentit une étrange pesanteur à sa main droite : c’était la blessure que lui avait faite d’Aspremont qui se rouvrait.

Il saisit son épée de la main gauche en se disant :

— Je crois que je suis hallali.

Mais en même temps, il continuait à hurler, selon la méthode d’alors, qui était aussi jadis celle des héros d’Homère :

— Misérables roquets ! Pauvres capons de truanderie ! Bonnes femmes ! Votre maître ne vous a donc pas appris à tenir une épée ! Arrière, valets ! Tenez, voici comme on pointe !…

Un homme tomba.

Mais, cette fois, le pourpoint de Pardaillan fut fendu au sein et il sentit une tiédeur de sang couler le long de sa poitrine.

— Sus ! Sus ! vociférait Henri. Il est aux abois.

— À nous la bête ! hurlaient les autres.

Et cela faisait, dans ce boyau obscur, avec les froissements de l’acier, les coups secs des battements, les râles, les jurons énormes, un vacarme indescriptible.

Un coup de pointe blessa le routier au poignet gauche au moment où après s’être fendu à fond sur l’officier, il faisait une retraite du corps. L’officier roula sur le sol qu’il talonna un instant : il était mort ! D’épouvantables rugissements retentirent.


Pardaillan n’avait plus que quatre hommes devant lui.

Mais il était exténué ; sa main gauche le faisait horriblement souffrir ; il dut reprendre l’épée de la droite ; et haletant, il s’appuya de la gauche au mur. Un nuage passait devant ses yeux. Il allait tomber… Il recula encore assez vivement de deux pas pour éviter un coup furieux que lui portait Damville. Mais il fut atteint au genou au même instant par un soldat.

— C’est fini, murmura-t-il en jetant devant lui un regard sanglant. Son épée lui tomba de la main.

Cet instant était celui où il reculait en se soutenant toujours de la main au mur.

Tout à coup, il eut la sensation que ce mur s’entrouvrait, il vit un trou noir béer près de lui, et à bout de forces, presque évanoui, il s’y laissa tomber !…

— Fermez la porte ! vociféra Henri, et laissez-le crever dans cette cave !…

Les soldats obéirent ; la porte fut solidement fermée et verrouillée ; un grand silence se fit alors dans l’hôtel de Mesmes.

C’est en effet dans la cave que le vieux Pardaillan avait roulé — dans cette même cave où son fils s’était trouvé enfermé. En s’appuyant de la main à la porte qui était simplement poussée, il avait ouvert cette porte et s’était laissé tomber, dans un dernier effort de l’instinct vital.

Pardaillan avait roulé le long des marches et était demeuré étendu sans vie sur le sol de la cave. Si le maréchal l’y avait suivi, il n’eût eu qu’à l’achever d’un coup de poignard. Mais Damville ne croyait pas l’enragé aussi atteint qu’il ne l’était. Il redouta les suites de ce combat dans l’obscurité, alors que sa troupe était déjà si réduite, et il s’applaudit de la bonne inspiration qu’il avait eue en faisant enfermer Pardaillan dans cette cave transformée en tombeau.

« Dans quelques jours, pensa-t-il, il n’y aura plus là qu’un cadavre que j’enverrai jeter à la Seine, et tout sera dit ! »

Le vieux Pardaillan, cependant, ne bougeait plus. Il perdait beaucoup de sang par ses blessures, et en somme, il risquait de mourir là d’épuisement. Mais ces vieux reîtres avaient l’âme chevillée au corps. Au bout d’une heure d’évanouissement, le corps étendu au bas de l’escalier commença à remuer les bras, puis les jambes ; puis la tête se redressa ; puis, enfin, ranimé par la fraîcheur de la cave, le routier se souleva, s’assit, passa ses mains sur son front et demeura longtemps dans cette position, sans pouvoir rassembler ses idées, avec le seul étonnement de se retrouver dans ce trou noir…

Enfin, il put penser. Et sa première pensée fut :

« Tiens ! je ne suis pas mort ? »

La deuxième pensée qui put se formuler au bout de quelques minutes dans son cerveau affaibli, fut celle-ci :

« À moins, toutefois, que je ne sois enterré. »

L’horreur de cette supposition le galvanisa.

— Par tous les diables ! gronda-t-il. Enterré ou non, il me semble pourtant que je suis vivant !…

Il parvint à se traîner pendant une dizaine de pas, et constata ainsi avec une indicible satisfaction qu’il ne se trouvait nullement dans un tombeau.

— Mais alors, bégaya-t-il, où diable suis-je en ce moment ? Pourquoi y suis-je ? Que fais-je là ?… Mort-Dieu ! que j’ai donc soif ! Jamais soif aussi assoiffée ne dessécha un gosier chrétien !… À boire, par l’enfer ! à boire, par l’enfer, à boire, ou j’enrage !…

En grommelant ainsi des paroles où il avait un peu de délire, le blessé continuait à ramper sur le sol humide, « à quatre pattes ». Soudain, l’une de ses mains se posa sur quelque chose de frais, de poussiéreux, de rond, ou plutôt de cylindrique.

— Qu’est-cela ? grogna-t-il.

Il voulait saisir la chose, et aussitôt, il y eut comme un écroulement ; il sembla à Pardaillan que du verre se cassait, et l’instant d’après, il s’aperçut qu’un liquide quelconque mouillait ses jambes. Le bruit, l’émotion que ce bruit répercuta dans son esprit vacillant, et surtout la fraîcheur du liquide qui baignait ses jambes achevait de lui rendre sa raison, et avec sa raison, la faculté de concevoir et d’imaginer ce que pouvait être la chose selon les apparences.

— Une bouteille ! s’exclama-t-il. Est-ce possible ?… Oui-dà ! C’est une bouteille ! Que dis-je !… C’est tout un lot de bouteilles ! Pleines !… Oui ! pleines !… Or çà ! pleines de quoi ?… Voyons !

D’un coup sec appliqué au hasard sur le sol, le goulot de la bouteille sauta.

Pardaillan se mit à boire avec délice : ce qu’il buvait, c’était un vin frais, généreux, capiteux, doux au palais, chaud au cœur.

— Voilà qui réveillerait un mort ! dit-il après avoir vidé d’un trait la moitié de la bouteille.

Et pour achever de se réveiller tout à fait, lui qui n’était qu’à moitié mort, il vida le flacon jusqu’à la dernière goutte.

— Ouf ! prononça-t-il alors, il me semble, sauf erreur, que je dois être dans une cave. Voyons, que m’est-il arrivé ?

Déjà l’effet du vin généreux se faisait sentir. Pardaillan comprenait que ses forces lui revenaient, avec les forces, la mémoire.

Dès lors, la scène de la querelle chez Damville, la fureur du maréchal, l’irruption des forcenés, la dégringolade dans l’escalier, la bataille effroyable dans le boyau du couloir, et enfin la chute au fond de la cave, tout cela se représenta nettement à son esprit.

— C’est bon ! fit-il en hochant la tête. Puisque je n’ai pas été tué, puisqu’ils ne sont pas descendus m’achever ici, voyons à prendre des forces. Et d’abord, où en suis-je ? Je ne crois pas dépasser les bornes de la vérité en m’affirmant que je n’ai rien de cassé. Mais n’ai-je rien de perforé ?… Voyons un peu…

Là-dessus Pardaillan, qui s’y connaissait certes mieux qu’un chirurgien, se mit à se palper, à se visiter longuement.

Le résultat de cet auto-examen fut celui-ci :

Premièrement, il avait une plaie contuse en arrière de la tête ; ladite plaie provenant sans doute de la chute au long de l’escalier de la cave ; item, pour les mêmes causes, une dent brisée et le nez écorché ; item, pour les mêmes motifs, une douleur lancinante au coude du bras droit.

Deuxièmement, il avait une blessure à la main droite provenant de son duel avec d’Aspremont, ladite blessure s’étant rouverte pendant la mêlée dans le couloir.

Troisièmement, une estafilade au poignet gauche.

Quatrièmement, une plaie profonde un peu au-dessus du genou droit.

Cinquièmement, l’épaule droite déchirée.

Sixièmement, une blessure pénétrante au sein droit.

Tout compte fait, et l’examen le plus sévère ayant été établi, Pardaillan ne se trouva pas autre plaie ou blessure, et estima qu’en somme, il n’y avait pas dans tout cela de quoi mourir au fond d’une cave.

— Éclopé, dit-il, blessé du haut en bas, couturé, tailladé, en pièces et morceaux, je n’en demeure pas moins Pardaillan tout entier. Tâchons simplement de nous raccommoder de notre mieux.

Il faut croire pourtant que tout cela présentait un ensemble respectable ; car soit par les efforts qu’il venait de faire, soit par le sang qu’il avait perdu, le vieux routier s’évanouit une deuxième fois.

Mais ce second évanouissement fut beaucoup plus court que le premier et lorsqu’il revint à lui, la soif n’ayant pas diminué, au contraire, il se trouva tout porté sur le tas de bouteilles. Le remède lui ayant déjà réussi, il se hâta d’en décapiter une qu’il vida en toute conscience, comme un malade qui tient à suivre jusqu’au bout l’ordonnance du médecin.

Alors, il entreprit de bander ses blessures.

Tant bien que mal, il put se défaire en partie de ses vêtements.

Et comme il portait chemise sous, le pourpoint, il s’écria :

— Voilà, pardieu, de quoi panser et bander vingt blessures !

Il retira aussitôt sa chemise, détail que nous n’oserions pas donner si nous écrivions pour des Anglaises ; avec cette habileté et cette adresse que donne seule une longue habitude, il se mit à lacérer la pauvre chemise, qui en peu de minutes, fournit un lot de bandages excellents.

N’ayant pas d’eau pour laver ses blessures, ce fut avec du vin que Pardaillan les lava. C’est également de ce bon vieux vin généreux qu’il mouilla les tampons de linge qu’il appliqua sur lesdites blessures et plaies.

Nous ignorons si notre héros recevra l’approbation des chirurgiens pour cette méthode de pansement interne et externe dont Bacchus faisait à lui seul les frais. Ce qui est certain, c’est que ces diverses opérations une fois terminées, le vieux routier ressentit un réel bien-être.

Il put se mettre debout et à tâtons s’exerça à faire quelques pas. Il eut un grognement de satisfaction : en somme, la vieille machine tenait bon, et Pardaillan calcula que moyennant une quinzaine de jours de repos, il serait à peu près guéri.

Sur ce, il chercha un coin pas trop humide, pas trop dur et s’y endormit profondément.

Quand il se réveilla, ses idées s’étaient comme éclaircies.

« Raisonnons, maintenant, se dit-il en se mettant sur son séant, au moment où le sommeil m’a pris, sommeil réparateur, médecin magique, grand guérisseur s’il en fut, à ce moment-là, dis-je, je m’affirmais à moi-même que quinze jours de repos suffiraient pour cicatriser tous ces coups d’épingle. Fort bien. Quinze jours de repos, cela implique : 1° un bon lit ; 2° des boissons rafraîchissantes ; 3° une nourriture agréable et substantielle… Hum ! Diable ! où vais-je trouver tout cela ? »

Il regarda autour de lui, essayant de percer les ténèbres de la cave.

— Ah çà ! grommela-t-il, est-ce bien la peine de se préoccuper de mes blessures et de mes quinze jours de repos ? Si je ne me trompe, dans quatre ou cinq jours au plus tard, la mort viendra me guérir des unes et m’offrir l’autre pour jamais ! En effet, je vais mourir de faim… C’était vraiment la peine de m’être tiré sain et sauf de plus de vingt embuscades, de plus de trente combats et batailles, de plus de cent duels, pour venir mourir de faim dans ce trou ! Il fait noir, il fait froid, je suis faible… allons, toute résistance est inutile !

En parlant ainsi, Pardaillan se leva, retrouva l’escalier qui montait à la porte et essaya de voir si, par quelque manière, il en viendrait à bout… mais il se rendit compte facilement qu’autant eût valu essayer de percer les épaisses murailles qui servaient de fondements à l’hôtel.

Alors seulement la pensée lui vint que s’il ne pouvait pas ouvrir, il n’en était pas de même de ceux qui étaient au dehors, et qu’on pouvait venir l’égorger pendant son sommeil.

Par une bizarre contradiction, ou par un dernier espoir, Pardaillan, qui consentait à mourir de faim, se refusa énergiquement à mourir égorgé. Après tout, on peut avoir des préférences.

— Quoi qu’il en soit, il résolut de barricader la porte et d’empêcher qu’on pût entrer dans la cave, puisqu’il ne pouvait en sortir.

Il redescendit donc l’escalier pour se mettre en quête des matériaux nécessaires, et pour se donner du cœur à l’ouvrage, commença par se diriger vers le coin aux bouteilles, en saisit une qu’il décapita et la porta à ses lèvres.

Mais il s’arrêta court dans ce mouvement et poussa un juron.

Il palpitait d’une émotion plus violente qu’au moment où il s’était vu assaillir par la bande forcenée du maréchal de Damville.

En effet, il venait soudain de se rappeler le récit détaillé que le chevalier lui avait fait de son séjour dans les caves de l’hôtel.

Or, dans ce récit avaient figuré en bonne place certains jambons que le chevalier avait simplement traités de succulents.

On comprend dès lors l’émotion du vieux Pardaillan.

— Mais si je suis dans la même cave que mon fils !… Si les jambons sont encore à leur place !… et pourquoi n’y seraient-ils pas ?… je serais donc sauvé !… Tout au moins sauvé de la mort par la famine, ce qui, tout de même serait une bien vilaine mort !…

Pardaillan vida sa bouteille et se mit à la recherche de la mine aux jambons avec d’autant plus de zèle que, malgré la fièvre, la faim commençait à lui tirailler l’estomac.

Nous ne rendrons pas compte de cette recherche, et des alternatives d’espoir et de découragement par lesquelles passa le vieux routier, tel un naufragé qui interroge avidement l’horizon.

Disons seulement qu’il trouva les jambons !

Ils étaient proprement arrangés sur de la paille, en sorte que Pardaillan, en attaquant le premier, se dit avec satisfaction :

— Voici le lit, voici les boissons rafraîchissantes, et voici la nourriture aussi agréable que substantielle. Voilà donc mes quinze jours de repos assurés.

Ajoutons qu’il parvint à barricader la porte au moyen de madriers.

Il était sûr, désormais, qu’on ne pourrait plus arriver à lui pendant son sommeil, sans le réveiller.

Et comme, s’il avait perdu sa rapière dans le combat, il avait au moins conservé sa dague, il avait de quoi se défendre.

Peu à peu, il s’habitua à l’obscurité ; le mince filet de lumière qui tombait d’un soupirail finit par lui paraître un véritable rayon de jour.

Il put ainsi se rendre compte des jours et des nuits.

Le temps s’écoulait cependant. Grâce à une constitution de fer, Pardaillan triompha rapidement de la fièvre.

Les blessures se cicatrisèrent.

Malheureusement, la mine aux jambons s’épuisa avec non moins de rapidité.

Et pourtant, avec son habitude des sièges, le vieux renard avait tout de suite pensé à se rationner, il l’avait fait scrupuleusement le premier moment.

Malgré l’économie qui devint vite de la parcimonie, pour se tourner enfin en ladrerie, Pardaillan s’aperçut un jour qu’il ne lui restait plus qu’un jambon.

À ce moment, il y avait peut-être un mois, ou peut-être plus encore qu’il était dans cette cave.

Les blessures étaient guéries.

Le vieux routier se sentait plus vigoureux que jamais.

Somme toute, jusque-là, il n’avait souffert ni de la faim ni de la soif. Mais maintenant le problème allait se poser à nouveau ; et cette fois, il était inéluctable.

En effet, pendant ce long séjour, Pardaillan avait employé son temps et toutes les ressources de son imagination à trouver un moyen d’évasion.

Les projets se succédèrent dans son esprit, mais à la pratique, il dut en reconnaître l’inanité et les abandonner l’un après l’autre.

La vérité lui apparut effroyable :

Il n’y avait aucun moyen de sortir de là !

Dans deux jours, trois jours au plus, il allait se trouver sans vivres !

Et alors commencerait une longue et terrible agonie pour aboutir à la mort la plus douloureuse !





◄   XLIII XLV   ►

Au moment où le comte de Marillac se mit en route pour accomplir la mission de confiance que lui avait donnée Catherine, la reine de Navarre se trouvait à La Rochelle, place forte qui, sans être encore cette sorte de capitale protestante qu’elle allait devenir après la Saint-Barthélemy, n’en était pas moins considérée par les réformés comme le meilleur de leurs refuges.

Jeanne d’Albret avait concentré là les forces dont elle disposait.

Elle avait imaginé un plan aussi simple que hardi, et qui comportait deux actions simultanées.

Il consistait à réunir sous les murs de La Rochelle tout ce qu’il y avait de protestants en France décidés à risquer un grand coup pour conquérir la liberté de conscience, c’est-à-dire non seulement le droit de penser autrement que les catholiques, mais l’existence civile dans un pays où ils étaient exclus de toutes les charges et de tous les emplois.

En un mot, elle jugeait que l’heure était venue de vaincre ou de mourir.

Une fois cette armée réunie et organisée, elle en prendrait le commandement elle-même et marcherait droit sur Paris.

Telle était la première action du plan.

La deuxième consistait à tenter dans l’intérieur même de Paris un coup de main qui devait coïncider avec l’apparition de Jeanne d’Albret sur les hauteurs de Montmartre par où elle comptait attaquer.

Ce coup de main, c’était l’enlèvement du roi Charles IX que l’on eût transporté au camp des réformés.

Coligny, Condé, Henri de Béarn devaient prendre les devants, s’installer dans Paris et y préparer l’enlèvement.

Trois ou quatre cents protestants devaient, par petites troupes ou même isolément, entrer dans la capitale de Charles IX et occuper peu à peu tout le côté de la ville situé entre le Louvre et les fossés Montmartre.

Telle était la deuxième action du plan.

La résultante de ces deux combinaisons, la voici :

Jeanne d’Albret apparaissait sous les murs de Paris avec une armée forte d’environ quinze mille fantassins, deux mille cavaliers, vingt canons. À un signal donné par elle du haut de Montmartre, Henri de Béarn, suivi de Condé et de Coligny, montait à cheval ; les quatre cents huguenots arrivés se formaient autour de lui ; cette troupe traversait la ville assiégée et marchait sur la porte Montmartre en criant aux Parisiens que le roi Charles IX se trouvait dans le camp huguenot.

Au même instant, la porte Montmartre eût été attaquée du dehors.

Jeanne d’Albret comptait ainsi entrer dans Paris presque sans coup férir, se réunir à son fils, marcher sur le Louvre, et là imposer ses conditions à Catherine de Médicis.

Voilà dans son ensemble le plan de la guerrière. On peut dire qu’il était réellement inspiré par le désespoir, et il est impossible d’affirmer qu’il n’eût pas réussi.

Quoi qu’il en soit, on a vu que ce plan avait reçu dans Paris un commencement d’exécution ; Henri de Béarn, Condé et Coligny n’avaient pas hésité à y entrer secrètement ; ils y étudiaient la possibilité d’enlever Charles IX et cherchaient à gagner à leur cause ceux des catholiques tolérants qu’indignaient les persécutions et la mauvaise foi montrée par Catherine après la paix de Saint-Germain.

Les choses en étaient là, lorsque Jeanne d’Albret reçut une lettre qui la troubla fort et ébranla ses résolutions.

La lettre venait de Charles IX et lui était apportée par un gentilhomme du roi.

En substance, Charles IX assurait la reine de Navarre de sa bonne volonté, affirmait son sincère désir de terminer à jamais les luttes qui ensanglantaient le royaume, et lui donnait rendez-vous à Blois pour discuter des conditions d’une paix durable et définitive. Il ajoutait