Les Pardaillan/XLV

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Livre I
XLV. Jeanne d’Albret
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Au moment où le comte de Marillac se mit en route pour accomplir la mission de confiance que lui avait donnée Catherine, la reine de Navarre se trouvait à La Rochelle, place forte qui, sans être encore cette sorte de capitale protestante qu’elle allait devenir après la Saint-Barthélemy, n’en était pas moins considérée par les réformés comme le meilleur de leurs refuges.

Jeanne d’Albret avait concentré là les forces dont elle disposait.

Elle avait imaginé un plan aussi simple que hardi, et qui comportait deux actions simultanées.

Il consistait à réunir sous les murs de La Rochelle tout ce qu’il y avait de protestants en France décidés à risquer un grand coup pour conquérir la liberté de conscience, c’est-à-dire non seulement le droit de penser autrement que les catholiques, mais l’existence civile dans un pays où ils étaient exclus de toutes les charges et de tous les emplois.

En un mot, elle jugeait que l’heure était venue de vaincre ou de mourir.

Une fois cette armée réunie et organisée, elle en prendrait le commandement elle-même et marcherait droit sur Paris.

Telle était la première action du plan.

La deuxième consistait à tenter dans l’intérieur même de Paris un coup de main qui devait coïncider avec l’apparition de Jeanne d’Albret sur les hauteurs de Montmartre par où elle comptait attaquer.

Ce coup de main, c’était l’enlèvement du roi Charles IX que l’on eût transporté au camp des réformés.

Coligny, Condé, Henri de Béarn devaient prendre les devants, s’installer dans Paris et y préparer l’enlèvement.

Trois ou quatre cents protestants devaient, par petites troupes ou même isolément, entrer dans la capitale de Charles IX et occuper peu à peu tout le côté de la ville situé entre le Louvre et les fossés Montmartre.

Telle était la deuxième action du plan.

La résultante de ces deux combinaisons, la voici :

Jeanne d’Albret apparaissait sous les murs de Paris avec une armée forte d’environ quinze mille fantassins, deux mille cavaliers, vingt canons. À un signal donné par elle du haut de Montmartre, Henri de Béarn, suivi de Condé et de Coligny, montait à cheval ; les quatre cents huguenots arrivés se formaient autour de lui ; cette troupe traversait la ville assiégée et marchait sur la porte Montmartre en criant aux Parisiens que le roi Charles IX se trouvait dans le camp huguenot.

Au même instant, la porte Montmartre eût été attaquée du dehors.

Jeanne d’Albret comptait ainsi entrer dans Paris presque sans coup férir, se réunir à son fils, marcher sur le Louvre, et là imposer ses conditions à Catherine de Médicis.

Voilà dans son ensemble le plan de la guerrière. On peut dire qu’il était réellement inspiré par le désespoir, et il est impossible d’affirmer qu’il n’eût pas réussi.

Quoi qu’il en soit, on a vu que ce plan avait reçu dans Paris un commencement d’exécution ; Henri de Béarn, Condé et Coligny n’avaient pas hésité à y entrer secrètement ; ils y étudiaient la possibilité d’enlever Charles IX et cherchaient à gagner à leur cause ceux des catholiques tolérants qu’indignaient les persécutions et la mauvaise foi montrée par Catherine après la paix de Saint-Germain.

Les choses en étaient là, lorsque Jeanne d’Albret reçut une lettre qui la troubla fort et ébranla ses résolutions.

La lettre venait de Charles IX et lui était apportée par un gentilhomme du roi.

En substance, Charles IX assurait la reine de Navarre de sa bonne volonté, affirmait son sincère désir de terminer à jamais les luttes qui ensanglantaient le royaume, et lui donnait rendez-vous à Blois pour discuter des conditions d’une paix durable et définitive. Il ajoutait que, de vive voix, il lui donnerait une preuve de sa sincérité, et une garantie extraordinaire. (Il faisait allusion au mariage d’Henri de Béarn et de Marguerite de France que, sur le conseil de sa mère, il voulait proposer à la reine de Navarre.)

Pendant quelques jours, Jeanne d’Albret, tout en continuant activement ses préparatifs, eut l’esprit préoccupé de cette lettre.

Elle avait simplement dit à l’envoyé du roi qu’elle ferait tenir une réponse.

Voilà où en étaient les choses lorsque, le soir du seizième jour après son départ de Paris, le comte de Marillac arriva en vue de La Rochelle.

Son cœur battit à la pensée qu’il allait revoir là reine.

Mais nous devons dire que cette émotion venait surtout des résolutions qu’il avait prises pendant la route.

Le comte avait pour Jeanne d’Albret un véritable culte. Il ne l’aimait pas seulement comme un fils dont l’affection n’a jamais subi la moindre altération, mais il l’admirait, il la tenait pour un esprit parfait, et l’idée d’encourir un blâme de cette reine lui était insupportable.

Or, les seize journées de route monotone qu’il venait d’accomplir, il les avait passées à se demander comment la reine de Navarre accueillerait son idée de mariage avec Alice de Lux.

Quand il y songeait, il ne voyait pas quelle objection la reine pourrait bien faire à ce mariage.

Mais, pour la première fois, il éprouvait de ces vagues inquiétudes qui semblent nous prévenir des catastrophes proches et qui sont comme des frissons d’âme.

Qu’était-ce en effet qu’Alice de Lux ?

Qui le savait au juste ?

D’où venait-elle ? Qu’était-elle venue faire à la cour de Jeanne d’Albret ?

Jusqu’alors, aucune de ces questions ne s’était nettement présentée à son esprit. Il aimait ou plutôt, comme nous l’avons expliqué, il adorait Alice sans la discuter, ce qui est le propre même de l’adoration.

Maintenant qu’il se trouvait en présence d’une résolution précise, il lui fallait des arguments précis pour le cas où Jeanne d’Albret lui eût déconseillé le mariage.

Il faut noter ici que jamais le comte n’avait interrogé Alice. Il eût cru la renverser du piédestal où il l’avait mise s’il lui avait posé une seule question sur son passé. Qu’est-ce en effet qu’une question, sinon la forme hypocrite du soupçon ? Et qu’est-ce que le soupçon, sinon le doute, c’est-à-dire, au fond, la conviction inavouable que la femme aimée est indigne — inavouable jusqu’au moment où elle s’affirme avec violence, et où il ne saurait plus être question d’amour, mais de vanités blessées.

Le comte de Marillac n’était et ne pouvait être jaloux. Il était inquiet, voilà tout : inquiet non pas de ce qu’il penserait, lui, d’Alice ; mais de ce qu’en penserait la reine. Que savait-il d’Alice de Lux ?

Un jour, il l’avait trouvée non loin de sa voiture brisée, là-bas, dans les montagnes de Béarn. Il l’avait conduite à la reine. Alice avait dit qu’elle fuyait Catherine de Médicis. Voilà en quelques mots tout ce qui était connu de cette jeune fille.

Quant à sa famille, le comte s’en inquiétait peu. Alice eût été de roture qu’il lui eût peu importé. Alice, d’ailleurs, était de bonne famille. Un de Lux avait occupé, au début du règne de Louis XII, un important emploi en Guyenne. La jeune fille avait de bonne heure perdu son père et sa mère, et il ne lui restait plus que de vagues cousins. La reine de Navarre n’en savait pas plus long.

Donc, le comte de Marillac était violemment agité en entrant dans la ville de La Rochelle. Il s’informa aussitôt de la maison où logeait la reine.

Lorsque Marillac se trouva en présence de Jeanne d’Albret, il oublia toutes ses préoccupations personnelles et il eut un moment de joie qui éclata dans ses yeux. La reine lui tendit sa main qu’il baisa avec une affection passionnée et non en courtisan.

— Vous voilà donc, mon cher enfant, dit doucement la reine émue. J’espère qu’aucun événement fâcheux ne vous ramène parmi nous…

— Non, madame… au contraire.

Jeanne d’Albret considéra un instant le comte avec une tendresse grave. Une question était sur ses lèvres, et elle hésitait à la formuler. Attentif aux pensées de la reine, Marillac comprit, et dit :

— Sa Majesté le roi de Navarre est en parfaite santé, madame, et aucun danger ne le menaçait à l’heure où j’ai quitté Paris. J’en dirai autant de monsieur l’amiral et de monsieur le prince.

— C’est mon fils qui vous envoie ? demanda la reine visiblement soulagée d’une grosse inquiétude.

— Non, madame, fit Déodat. Je vous suis député par madame Catherine qui a pris soin de m’accréditer auprès de Votre Majesté.

En même temps, il tira de son pourpoint la lettre de Catherine de Médicis et, mettant un genou à terre, la tendit à Jeanne d’Albret, et le comte de Marillac ne se releva que lorsque Jeanne d’Albret eut lu entièrement la missive de Catherine de Médicis.

— Vous avez donc vu la mère du roi de France ? demanda Jeanne.

— Je l’ai vue, madame, et voici en quelles étranges circonstances.

Marillac fit un récit fidèle et circonstancié de son entrevue avec Catherine, en tout ce qui concernait les propositions de paix et de mariage. Il énuméra les garanties offertes. La reine écouta avec une attention soutenue, bien que son esprit, à ce moment, suivît une autre piste.

— Comte, dit-elle lorsque Marillac eut fini de parler, je vous chargerai de porter une réponse à là reine-mère. En même temps, vous serez porteur d’une lettre pour le roi Charles IX. Et enfin, je vous donnerai des lettres pour le roi de Navarre et M. de Coligny. Je réfléchirai aujourd’hui et demain aux propositions qui nous sont faites. Après demain, Je rassemblerai notre conseil, et il sera délibéré sur toutes ces graves questions. Vous pourrez donc reprendre dans trois jours le chemin de Paris. D’ici là, reposez-vous, mon enfant, et soyez près de moi aussi souvent que vous le pourrez…

Marillac s’inclina profondément, admirant le calme impassible avec lequel la reine avait reçu ses propositions extraordinaires d’où dépendait le sort de son fils et de tous les protestants du royaume.

Jeanne d’Albret, avec cet accent de sensibilité qu’elle avait lorsqu’elle parlait à ceux qu’elle aimait, reprit :

— Pour le moment, laissons de côté la politique et la guerre, et parlons de vous, mon cher comte… Ainsi, vous avez vu la reine Catherine ?

Cette question, elle la fit presque à voix basse, avec une ardente curiosité que dominait, qu’inspirait une grande affection. Le comte l’attendait cette question ! Il comprit le sens caché des paroles de la reine, car avec un soupir et un tremblement soudain, il répondit :

— Oui, madame, j’ai vu ma mère…

Jeanne d’Albret n’eut pas un tressaillement. Elle s’attendait à la réponse comme Déodat s’était attendu à la demande.

— J’ai vu ma mère, reprit Déodat, et ma mère a reconnu en moi le fils qu’elle a abandonné…

— Êtes-vous bien sûr de cela ? fit vivement Jeanne d’Albret.

— Votre Majesté va en juger. Ma mère n’a pas prononcé un mot d’affection ; ma mère n’a pas eu un geste qui pût laisser supposer qu’elle me reconnaissait : ma mère n’a pas eu pour moi un regard de pitié… Bien mieux, madame, j’ai dit à ma mère que j’étais un enfant abandonné ; je lui ai dit encore tout ce que j’avais souffert, tout ce que je souffrais encore !… J’ai eu un instant l’espérance folle de lui arracher un cri, ma mère a entendu mon désespoir éclater en paroles d’amertume, et aucune fibre n’a tressailli sur son visage… Tout cela est vrai, madame… et pourtant, je dis que ma mère…

Le comte s’arrêta frémissant.

— Courage, mon enfant, dit Jeanne d’Albret, courage et patience !…

— C’est fini, madame. Je ne crois pas que la reine Catherine soit autre chose pour moi qu’une reine ennemie. Mais ceci m’amène à vous parler d’une partie de l’entrevue que j’ai eue avec elle. Je n’ai parlé à Votre Majesté que des propositions que la reine-mère me chargeait de lui porter. Mais, à moi aussi, elle a fait une proposition…

— À vous, comte, s’écria Jeanne en tressaillant.

— La voici, madame : on offrirait à Sa Majesté Henri de Béarn le trône de Pologne, de façon que la Navarre se trouve sans roi…

— Et alors ? dit Jeanne d’Albret qui ne put s’empêcher de froncer les sourcils.

— Alors, Majesté, si le roi votre fils acceptait de régner sur la Pologne, on mettrait un autre roi sur le trône de Navarre… et ce roi, madame… ah ! c’est à peine si j’ose vous répéter ces étranges combinaisons… ce serait moi !…

Jeanne d’Albret demeura longtemps silencieuse et méditative.

Oui ! comme l’avait dit le comte, c’était bien là une preuve absolue que Catherine de Médicis avait reconnu son fils en Déodat… Orgueilleuse, toute puissante sur elle-même comme elle l’était sur les autres, Catherine, sans aucun doute, avait appris que le fils qu’elle croyait mort était vivant, elle en avait été émue, mais elle avait dissimulé son émotion avec infiniment d’art puisque son fils lui-même s’y était trompé. Et pourtant cette émotion devait exister, profonde, puisque Catherine, d’un enfant trouvé, songeait à faire un roi !…

Quant à l’éventualité qu’Henri de Béarn pût aller occuper le trône de Pologne, elle résolut de ne pas s’y arrêter un instant. Certes, la Pologne était un beau royaume. Mais Jeanne d’Albret, Navarraise dans l’âme, n’eût pas abandonné son pays même pour le trône de France.

Et quant à Henri lui-même, malgré son extrême jeunesse, elle lui soupçonnait de plus vastes ambitions, et, peut-être, tout au fond de sa pensée, dans les replis les plus secrets de sa conscience, entrevoyait-elle la possibilité qu’un jour le roi de France fut un Bourbon et qu’il portât ce double titre :

Roi de France et de Navarre…

Mais ce qui la frappa le plus, ce qu’elle retint, c’est qu’une pareille combinaison eût pu être offerte par Catherine de Médicis elle-même. Elle en tira deux conclusions :

La première, c’est que Catherine de Médicis aimait assez le comte de Marillac, son fils, pour vouloir en faire un roi. La deuxième, c’est que nécessairement, elle était sincère dans ses propositions de paix aux huguenots, puisque l’avenir et le bonheur de ce fils dépendaient de cette paix.

Telles furent les pensées de la reine de Navarre en cette journée, pensées qui devaient avoir de formidables conséquences, puisqu’elles poussèrent Jeanne d’Albret à se rendre à Blois, puis à Paris, et à accepter le mariage de son fils Henri avec Marguerite, sœur de Charles IX. Ayant arrêté dans son esprit ce qu’elle devait penser de l’étrange combinaison de Catherine, Jeanne demanda :

— Que pensez-vous, comte, de cette royauté qu’on vous offre ?

— Je pense, madame, répondit sans hésitation le comte de Marillac, que j’ai tourné ma vie d’un autre côté. Je ne parle pas des difficultés politiques qu’il y aurait à réaliser ce rêve de ma mère. Je dis simplement que je me sens inapte à régner. Je n’ai pas la taille d’un roi. Je cherche le bonheur dans la vie. Je ne l’ai pas trouvé encore, et je ne pense pas que je le trouverais sur un trône. Voilà pour ce qui me concerne. J’ajoute que je n’envisagerais pas sans une sorte d’horreur la nécessité de m’installer dans la maison de mon roi, de ma reine.

Le comte était violemment ému en prononçant ces paroles.

— Madame, ajouta-t-il, j’ai osé parler de bonheur, moi que jusqu’à ce jour vous avez vu désespéré… Y a-t-il donc un bonheur possible pour moi ?… Puis-je donc trouver dans la vie un rêve auquel je me raccrocherais comme le noyé à sa branche ?… Ah ! madame, l’heure est venue de vous dire toute ma pensée, de vous parler à cœur ouvert, comme à la seule qui m’ait témoigné quelque intérêt.

— Parlez, mon enfant, dit Jeanne d’Albret. Et souvenez-vous que je vous écoute en mère, non en reine…

— Je le sais, madame, et c’est ce qui me donne le courage nécessaire. En un mot, madame, en un mot, qui vous fera comprendre pourquoi j’ose parler de bonheur, moi, l’abandonné, moi, le maudit, moi, fils de reine à qui on offre un trône et à qui on ne fait pas l’aumône d’un sourire.

— Eh bien, comte ?…

— Eh bien, madame, j’aime !…

Le visage de Jeanne d’Albret s’éclaira. Dans ce cœur vraiment maternel, cette conviction s’était faite depuis longtemps que seul un grand amour pouvait sauver du désespoir le malheureux jeune homme.

— Ah ! mon enfant, s’écria-t-elle, je vous jure que si vous aimez profondément, loyalement, comme votre noble cœur est capable d’aimer, vous êtes sauvé !…

— Oui, madame, sauvé ! fit Déodat d’une voix que l’émotion faisait trembler. Sauvé, car jadis, lorsque je songeais à mon malheur, la mort m’apparaissait comme la seule solution possible…

— Et maintenant ? fit Jeanne en souriant de son bon sourire si encourageant.

— Maintenant, madame, je sens le bonheur de vivre… car je vis et je veux vivre pour elle…

— Cher enfant ! Si vous saviez comme je suis heureuse… Car si vous aimez, c’est que vous devez être aimé… comme vous le méritez…

— Je crois… Oui, je suis sûr qu’elle m’aime autant que je l’aime…

— En effet, dit doucement la reine, c’est un grand bonheur qui vous arrive, mon enfant. Être aimé d’une femme digne elle-même d’amour, qui sera la bonne compagne de votre vie, la consolatrice des heures sombres, le rayon de soleil des jours heureux, c’est ce que je vous souhaitais du fond de mon cœur lorsque je vous voyais si triste… mais voyons, vous ne m’avez pas dit encore le nom de votre élue…

Marillac frémit. Un malaise inexplicable s’empara de lui. Ces sourdes inquiétudes qui l’avaient poursuivi pendant la route revinrent l’assaillir.

— Vous la connaissez, madame, dit-il d’une voix tremblante. Elle a été aussi malheureuse que je l’ai été. Comme moi, elle a trouvé en Votre Majesté un asile de douceur et de bonté. Faible, sans appui, fuyant la persécution, seule au monde, vous l’avez recueillie avec cette inépuisable générosité d’âme qui fait que le monde vous aimera plus encore qu’il n’admirera en vous la guerrière de génie…

— Alice de Lux ! murmura sourdement la reine de Navarre.

— Vous l’avez dit, madame ! fit Marillac en jetant sur la reine un regard d’ardente curiosité pour surprendre sa pensée.

Mais déjà la reine s’était faite impénétrable. Oui, Jeanne d’Albret possédait vraiment cette haute générosité d’âme dont le comte venait de parler. Oui, c’était un esprit supérieur, puisqu’elle sut retenir le cri de douloureux étonnement qui allait faire explosion sur ses lèvres, puisqu’elle put envisager en un instant le dilemme qui se présentait très net à sa conscience : ou se taire sur Alice de Lux et livrer ainsi le comte à une intrigante. Ou révéler ce qu’elle savait de cette fille et plonger le jeune homme dans un inguérissable désespoir.

— Vous ne me dites rien, madame, reprit Marillac tout pâle. De grâce, que pensez-vous ?…

Dans son angoisse, la reine trouva soudain un prétexte à ne pas répondre aussitôt, et elle dit sans sévérité :

— Il faut que vous soyez bien troublé, comte ; pour la première fois, vous interrogez votre reine !

— Ah ! pardon, madame, bégaya le comte en s’inclinant si bas qu’on eût dit qu’il allait s’agenouiller.

Cet instant de répit suffit à Jeanne d’Albret.

— Vous êtes pardonné mon enfant, dit-elle. Et d’ailleurs, j’ai si souvent oublié moi-même l’étiquette en vous parlant que vous pouvez bien l’oublier une fois… Vous me demandez donc ce que je pense d’Alice de Lux, n’est-ce pas ?

— Je vous en supplie, Majesté…

— Eh bien, je n’en pense rien en ce moment. Je la connais peu. Je lui ai parlé une douzaine de fois en tout.

Le comte comprit que la reine était troublée. Pourquoi hésitait-elle ? Elle, la franchise incarnée.

Un frémissement le secoua.

— Madame, s’écria-t-il, au risque de paraître oublier encore toute convenance, c’est une question qui m’est encore sur mes lèvres. Ah ! pardonnez, je vous en prie en grâce… Il faut, il est nécessaire que je sache votre pensée tout entière… J’ose demander à Votre Majesté si elle n’a rien dans l’esprit contre celle que j’ai choisie pour fiancée… Un seul mot me suffira… Un mot de ma reine me dira si les inquiétudes insensées qui montent de mon cœur à mon cerveau sont justifiées ou si elles ne sont que le délire d’une âme malade…

Jeanne d’Albret avait baissé la tête. Le comte lui demandait une vérité terrible — ou un mensonge.

— Madame, reprit-il avec plus d’ardeur, si Votre Majesté ne me répond pas, c’est qu’elle condamne ma fiancée…

— Je n’ai rien contre Alice de Lux, dit Jeanne d’Albret.

Mais ce mensonge fut dit d’une voix si basse que Marillac, plus que jamais, eut l’intuition de la catastrophe qu’il attendait, pour ainsi dire. Il se ramassa, prêt à lutter, prêt à arracher à la reine son secret. Et livide, il prononça :

— Ce que je vais dire est peut-être un sacrilège. C’est sans doute un crime de lèse-majesté. Je me maudis, madame, mais je commets le crime, dussé-je me poignarder tout à l’heure pour avoir osé suspecter votre parole sacrée…

Il tomba à genoux.

— Madame, acheva-t-il, ayez pitié d’un malheureux qui vous porte dans son cœur, qui n’a que vous au monde, pour qui vous êtes famille, amitié, affection, tout !… Madame, votre parole ne me suffit pas… c’est un serment qu’il me faut… Jurez-moi que vous venez de dire la vérité !…

Jeanne d’Albret garda le silence. Jamais émotion pareille ne l’avait fait palpiter. Elle s’était bien promis de peser le pour et le contre, de chercher comment elle pourrait sauver le comte de cet amour ! elle avait la conviction profonde qu’Alice n’aimait nullement Déodat, et qu’elle jouait quelque affreuse comédie pour le compte de Catherine. Elle voulait étudier à fond ce redoutable problème.

Et voilà que la passion débordante du malheureux jeune homme ne lui laissait même pas le temps de respirer. Il fallait répondre à l’instant… répondre par un serment ! Et elle voyait Déodat si parfaitement, si profondément passionné pour Alice qu’un mot de vérité le tuerait plus sûrement qu’une balle en plein cœur.

— Comte, dit-elle avec une fermeté irrésistible, relevez-vous et écoutez-moi.

Le comte se releva, chancelant. Il était comme ivre. Un flot de sueur froide coulait sur son front.

— Comte de Marillac, reprit la reine avec ce même ton d’autorité souveraine, je vais vous donner une preuve d’affection telle que mon fils seul eût pu en attendre une semblable de moi… Je ne puis vous répondre… Je ne puis faire le serment que vous me demandez avant d’avoir vu Alice de Lux… Je la verrai, je lui parlerai, et alors, mon enfant, je vous répondrai… alors seulement ! Jusque-là, je vous ordonne de vous tenir l’esprit en repos. Jusque-là, vous n’avez pas le droit de supposer que j’aie l’ombre d’une mauvaise pensée contre elle… Ce que je puis vous répéter, c’est que je ne connais pas cette jeune fille et que je vous aime assez pour la vouloir connaître avant de vous dire si elle est digne ou non de votre amour…

Un rauque sanglot se brisa dans la gorge du jeune homme.

Et pourtant, il était tout heureux de ce délai que lui imposait la reine.

— Où est Alice de Lux ? demanda la reine.

— À Paris, répondit le comte d’une voix presque inintelligible. Rue de la Hache. La maison à porte verte, près de la nouvelle tour…

— C’est bien, dit Jeanne d’Albret, demain, je partirai pour Paris…

— Madame ! balbutia le comte avec une poignante angoisse.

— Nous partirons ensemble, reprit la reine. Vous prendrez le commandement de mon escorte. Allez, comte… préparez-vous à m’accompagner…

Le jeune homme sortit en titubant… Dehors, il respira péniblement, s’arrêta quelques minutes…

« Mais, rugit-il au fond de lui-même, il y a donc une vérité sur Alice ? Quelque chose que j’ignore ? D’où vient cette croyance ? Qui m’autorise à supposer ces insanités ? Allons donc, que s’est-il passé ? Rien ?… La reine ne connaît pas Alice et ne peut se prononcer sur elle ; c’est tout simple. Mais moi, je la connais !… Et malheur à qui, devant moi, la suspecterait. »

Il jeta autour de lui des regards sanglants. Celui qui lui eût cherché querelle à ce moment eût été un homme mort.

« Il n’y a rien, se répéta-t-il. Il ne peut rien y avoir. »

En même temps, la conviction s’enracinait en lui, qu’il y avait « quelque chose ». Et ce fut la crainte d’apprendre ce quelque chose plus encore que celle de déplaire à la reine, qui le décida à s’éloigner.

« Ce qui est étrange, continua-t-il à songer en marchant, c’est que les deux seuls amis à qui j’aie parlé d’elle, ont eu des réserves mystérieuses. Voici Pardaillan, par exemple. Il ne la connaissait pas. Je le conduis chez elle. Je lui demande ce qu’il en pense. Et il me paraît tout embarrassé… Pourquoi ?… Il m’a dit exactement : « Qui sait si elle ne connaît pas des choses que vous ignorez ? » Quelles choses ? Alice aurait donc des secrets pour moi ? Quels secrets ?… Voici ensuite la reine. Là, le doute s’amplifie. La reine dit qu’elle ne connaît pas assez ma fiancée. C’est peut-être une manière de me dire qu’elle la connaît trop… Pardaillan et la reine savent, ou du moins devinent ce que je ne sais pas, ce que je ne devine pas… Mais quoi ? Qu’est-ce ? Que peut-on lui reprocher ?… »

Ainsi, ce malheureux se tourmentait et se débattait en vain contre le doute. Il se mit à hurler en lui-même :

« Je ne veux pas la soupçonner ! Je tuerai la reine, si la reine l’accuse ! Je tuerai Pardaillan, si Pardaillan l’accuse ! Elle est pure ! Elle m’aime ! Et je l’aime ! Je veux l’aimer !… »

Dans les âmes généreuses, la révolte contre le doute prend de ces formes violentes et vaines. Dans l’esprit de Marillac, l’attitude de Pardaillan et de la reine devenaient de ces preuves qui ne savent pas ce qu’elles doivent prouver, mais qui sont des preuves d’autant plus terribles.

Il rentra, brisé par la fatigue morale plus encore que par la fatigue physique, dans l’hôtellerie où il était descendu, et dormit quelques heures d’un sommeil de plomb.

Lorsqu’il se présenta à la reine de Navarre, celle-ci put juger des ravages qui s’étaient faits dans l’esprit de Marillac. Ses traits s’étaient durcis. Sa parole était devenue brève et rauque.

« Que va-t-il devenir lorsqu’il saura ! songea la reine. Et faut-il qu’il sache ?… »

Elle évita soigneusement de parler d’Alice et donna au comte ses instructions pour que l’on pût partir dans la journée même.

— Nous allons à Blois, dit-elle en terminant. Puisque Charles me donne rendez-vous dans cette ville, je ne veux pas fuir la conférence qu’il m’offre. Je me dois à moi-même et à tous les nôtres d’épuiser les moyens pacifiques avant de recourir à une dernière guerre qui, cette fois, serait sans miséricorde… De Blois, continua-t-elle plus lentement, de Blois, nous irons à Paris, quel que soit le résultat de la conférence. Nous irons officiellement si la paix se fait, nous irons secrètement dans le cas contraire…

Le comte s’inclina sans répondre et sortit pour s’occuper, avec une activité fébrile, des préparatifs du départ.

Trois heures plus tard, Jeanne d’Albret se mettait en route pour Blois, avec une escorte de cent huguenots que commandait le comte de Marillac.

À peu près à la même époque, le roi Charles IX et Catherine de Médicis quittaient Paris pour se rendre aussi à Blois où Henri de Béarn, Coligny, Condé et d’Andelot, prévenus par un cavalier, se dirigèrent de leur côté.





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