Les Pardaillan/XXII

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Livre I
XXII. L’Auberge de Mareil
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Au cri qu’elle poussa, le cavalier se retourna vivement : c’était Déodat. En apercevant Alice immobile et comme pétrifiée, il pâlit, se leva précipitamment, courut à elle et lui saisit la main.

— Quoi ! Alice ! fit-il d’une voix ardente. Je ne rêve pas. C’est bien vous ! Vous au moment où mon âme était noyée de tristesse à la pensée d’une longue séparation ! Oh ! je ne suis donc pas tout à fait maudit, puisque je vous revois !

Il parlait avec une sorte de fièvre, dans la stupeur d’une joie telle qu’il ne songeait même pas à se demander pourquoi et comment elle était là.

Il l’avait entraînée vers la grande flamme claire du foyer, l’avait fait asseoir, et il tenait ses mains dans les siennes.

— Oh ! mais vous êtes glacée… Vous tremblez, Alice… Vos mains sont froides… Rapprochez-vous… là… plus près du feu… Quoi ! C’est vous ! C’est vous ! Oh ! dites-le moi… Pourquoi tremblez-vous ainsi ? Comme vous êtes pâle ! Comme vous paraissez fatiguée…

« Que vais-je lui dire ! songeait-elle. »

— Chère adorée ! Au moment où je vous ai vue, là, debout contre cette porte, je songeais : C’est fini ! Jamais je ne la reverrai ! Nous sommes séparés pour toujours !… Et vous voilà ! Vous êtes là !…

« Oh ! sanglota-t-elle au fond d’elle-même, que dire ! qu’inventer !… »

Et son silence, maintenant, étonnait le jeune homme.

Elle se taisait. Pourquoi ?…

Eh ! pardieu ! Est-ce qu’elle ne devait pas être effarée de son audace ? Quoi ! cette jeune fille avait quitté la reine de Navarre pour le rejoindre, accomplissant ainsi un acte qui la compromettait à jamais, qui la perdait ! Et il était assez ridicule pour se demander les raisons de sa pâleur, de son angoisse, de son silence !

Il est vrai qu’ils s’aimaient, qu’ils s’étaient juré leur foi, qu’ils s’étaient fiancés !

Mais tout de même une enfant, une pure et chaste enfant comme Alice ne court pas après un homme — fût-il son fiancé ! — sans en éprouver un émoi profond !

Ah ! comme il regrettait, à cette heure, de n’avoir pas confié cet amour à la reine de Navarre !… Elle eût consolé sa douce fiancée, la bonne et maternelle reine ! Elle lui eût fait prendre la séparation avec patience !

Et le jeune homme, maintenant, ne savait comment témoigner à la bien-aimée tout le respect dont son âme était pleine, en même temps que la gratitude qui débordait de son cœur.

Il serra ses deux mains avec plus de timidité.

— Alice ! murmura-t-il.

Elle ferma à demi les yeux.

« Voici l’horrible minute ! songeait-elle. Oh ! mourir ! avant que mes lèvres se desserrent !… »

— Alice, reprit-il, et sa voix prenait des inflexions d’une infinie caresse, je vais vous ramener à Saint-Germain auprès de la reine… Puisse-t-elle ne pas être partie encore…

Elle fut agitée d’une profonde secousse et leva sur lui des yeux égarés.

— Alice, chère Alice, cher ange de ma triste vie, en vain je chercherais des paroles capables de vous remercier de ce que vous venez de faire… Si jamais j’avais été assez misérable pour douter de votre amour, quelle preuve plus magnifique et plus adorable eussiez-vous pu m’offrir que celle de cette sublime confiance qui vous a poussée à partir parce que je partais !… Oh ! Alice… comment reconnaîtrai-je jamais cette minute d’ineffable bonheur que vous me donnez cette nuit… cette nuit bénie !…

Les yeux de la jeune fille s’emplirent d’un étonnement infini.

Et au fond de cet étonnement se levait déjà l’aube vacillante de l’espoir…

Prudente jusqu’au bout, elle continua pourtant de garder le silence.

— Mais ce que vous avez fait, Alice, reprenait-il doucement, il faut que nul ne le sache… Venez… il en est temps encore… venez, ma chère âme… dans une demi-heure, nous serons à Saint-Germain… et nous dirons tout à la reine… puis je reprendrai mon chemin, et vous m’attendrez, paisible, confiante…

Alice, alors, parla.

Elle venait de trouver ce qu’il fallait dire.

Et, la tête baissée, la voix tremblante, elle murmura :

— La reine est partie…

— Partie !… s’écria le jeune homme en frappant ses mains l’une contre l’autre.

— Elle est bien loin, maintenant !…

Il y eut un silence. Marillac, profondément troublé, contemplait avec un inexprimable attendrissement Alice de Lux qui, maintenant, se remettait un peu.

En effet, la foudre était écartée pour un moment.

Pour quelques heures ou quelques jours, l’explication redoutable était écartée par le seul fait que le comte croyait à un coup de tête amoureux de la jeune fille : acte de folie, soit, mais qu’il ne pouvait blâmer.

Ce fut donc elle qui reprit :

— J’ai profité du moment même où Sa Majesté allait monter dans sa voiture pour m’éloigner… j’ai entendu qu’on m’appelait, qu’on me cherchait… puis j’ai vu le carrosse partir dans la nuit.

— Ceci est un grand malheur, dit le comte. Oh ! comprenez-moi, Alice. Pour moi, vous demeurez la pure et noble fiancée que vous êtes, l’élue de mon cœur ; et je vous chérirais davantage, si c’était possible, pour votre généreuse folie… Mais que va-t-on dire ? Que va penser la reine ?

Alice leva sur le jeune homme la flamme veloutée de son regard.

Puis ses lourdes paupières aux longs cils noirs se baissèrent. Et elle murmura :

— Que m’importe ce qu’on pourra dire ou penser, puisque je vous ai vu… Je ne pouvais supporter l’idée d’une plus longue séparation… et lorsque je vous ai vu prendre le chemin de Paris, une force irrésistible m’a poussée à me mettre en route, moi aussi… Ô mon ami… ne me renvoyez pas…

En parlant ainsi, Alice de Lux paraissait bouleversée. Elle l’était réellement. Seulement, ce n’était ni l’émoi de l’amour ni le trouble de la pudeur. C’était son mensonge qui la bouleversait. Et c’était aussi les suites de ce mensonge.

Mais Déodat ne vit que l’explosion de l’amour. Son cœur se gonfla d’admiration passionnée. Ses yeux s’emplirent de larmes. Il se mit à genoux devant la jeune fille, prit ses deux mains qu’il couvrit de baisers.

— Pardon, Alice, oh ! pardon ! s’écria-t-il dans le ravissement de son âme. Vous êtes plus grande, plus fière, plus généreuse que moi, et je ne mérite pas d’être aimé d’une fille telle que vous. Oh ! à cette minute où vous me donnez cette sublime et magnifique preuve de votre confiance et de votre amour, je vais, moi, vous entretenir de je ne sais quelles craintes puériles !… Oui, oui, mon Alice, vous êtes à moi, et je suis à vous tout entier, pour toujours ; et cela date du premier jour où je vous ai vue… Rappelez-vous, Alice… vous veniez de Paris… vous étiez seule… votre voiture s’était brisée dans la montagne… vos conducteurs vous avaient abandonnée… vaillante, vous poursuiviez à pied votre chemin et je vous rencontrai sur les bords de ce gave que vous ne pouviez traverser… et vous m’avez alors raconté votre histoire… et tandis que vous parliez, je vous admirais… Longtemps, nous demeurâmes seuls, sous le grand noyer… et lorsque vint le crépuscule, je vous pris dans mes bras, je vous portai sur l’autre bord du gave, je vous conduisis à la reine de Navarre…

Il s’était relevé.

Debout, les bras croisés, le front baissé comme sous le poids de lourds souvenirs, sa haute silhouette vivement éclairée d’un côté par la flamme du foyer, tandis que l’autre demeurait dans l’ombre, il apparaissait comme un de ces êtres que la destinée a choisis pour les grandes passions, pour les existences orageuses.

Et elle, assise, la tète levée, le contemplait avec une sorte de farouche admiration.

Ils oubliaient tous les deux qu’ils se trouvaient au fond de cette pauvre auberge de paysans.

Ils ne s’inquiétaient pas de savoir si on les écoutait, si on les regardait.

C’était une de ces minutes inoubliables, terribles et suprêmement délicieuses où l’amour éclate dans toute sa rayonnante splendeur en deux âmes qui, d’instinct, devinent que d’horribles abîmes les séparent.

Alors, il semble que le ciel va s’entrouvrir pour laisser voir l’éternel et sublime spectacle du bonheur absolu, et en ce moment même, les yeux n’osent se lever vers ce ciel de peur d’y trouver la tempête et la foudre.

Et elle était belle, cette espionne, belle comme un de ces anges du mal, comme, dans les vieilles légendes, la puissance des ténèbres en suscite pour semer les catastrophes sur la route qu’ils parcourent, pareils à d’effrayants et admirables météores.

Elle était belle de sa beauté fatale, belle aussi de l’amour immense, pur, sincère, qui brûlait son cœur !

Oui ! pour la haïr ou la plaindre, attendons de la connaître tout entière…

Le fils de Catherine de Médicis, debout devant l’espionne, comme nous avons dit, continua :

— C’est de ce jour, Alice, que date mon amour, et dussé-je vivre cent existences, jamais je ne pourrais oublier cet instant où je vous portai dans mes bras. Ah ! c’est que vous entriez dans ma vie comme un rayon de soleil pénètre dans un cachot ! C’est que je portais en moi d’effroyables pensées noires comme des nuées d’orage et qu’alors ma pensée s’est éclaircie ! C’est que j’étais un malheur qui marche et que sur ce malheur vous avez jeté le manteau bleu des rêves de félicité ! C’est que j’étais le désespoir, la honte, l’humiliation, et qu’à vous voir si radieuse et si belle, daignant pencher votre beauté sur ma misère, j’ai connu l’espoir, j’ai triomphé de la honte et l’humiliation s’est changée en une royale fierté dans mon âme ! Ô ! Alice, mon Alice ! Une fois encore, vous venez de m’éclairer. Soyons-nous l’un à l’autre un monde de bonheur et oublions le reste de l’univers ! Qu’importe ce qu’on dira… c’est bien cela que vous disiez ! Oui, qu’importe !… Mon amour est là pour vous ouvrir, et mon épée pour éteindre à jamais le regard moqueur qui oserait se lever sur vous !…

Alice de Lux, au même instant, fut debout.

Elle enlaça le cou du jeune homme de ses deux bras modelés délicatement et pourtant superbes de vigueur.

Elle appuya sa tête pâle sur le cœur de celui qu’elle aimait, et elle murmura :

__ Oh ! si tu disais vrai ! Si nous pouvions oublier tout au monde ! Écoute, écoute, mon cher amant… Moi aussi, j’étais triste à la mort. Moi aussi, j’étais environnée de ténèbres. Moi aussi, je souffrais d’affreuses tortures. Non, ne t’interroge pas, tu es venu, et moi aussi j’ai vu s’éclaircir le sinistre horizon où me poussait la fatalité. Serions-nous donc deux maudits qu’un ange de miséricorde a jetés l’un vers l’autre pour les sauver du désespoir ! Oui, cela doit être ! Eh bien, puisque tu es tout pour moi, puisque je suis tout pour toi, fuyons, ô mon amant, fuyons ! Laissons la France ! Franchissons les monts et au besoin les mers ! Allons cacher au loin les tristesses de notre passé et les enivrements de notre amour… Dis ! le veux-tu ! Prends-moi, emporte-moi, où tu voudras, pourvu que ce soit loin de Paris, loin de la France ! Je te ferai une vie de délices, je te servirai, je serai ta femme, ta maîtresse et ta servante… car tu m’auras sauvée de moi-même !…

Elle tremblait. Ses dents claquaient. Une vertigineuse terreur s’emparait d’elle…

— Alice ! Alice ! reviens à toi ! s’écria Déodat épouvanté.

Elle regarda autour d’elle avec égarement et balbutia :

— Nous fuyons, n’est-ce pas ?… Oh ! n’attendons pas le jour… Viens, partons !…

— Alice ! Alice ! répéta le jeune homme. Pourquoi ces étranges paroles ! Pourquoi veux-tu être sauvée de toi-même !

L’espionne fit un énergique effort pour se reconquérir.

Elle se sentait arrivée à un de ces redoutables tournants où une parole, un geste vous condamnent à mort.

Elle frémit d’horreur à la pensée qu’une de ces paroles lui avait peut-être échappé.

— Qu’ai-je dit ? murmura-t-elle, tandis que son sein se soulevait en palpitations pressées, qu’ai-je dit ?… Rien, mon cher amant, rien qui doive t’effrayer…

Elle essaya de rire.

— Comprends-moi, Je te propose de partir. J’ai dit fuir… c’est une façon de parler… Ai-je dit fuir ? Que pourrais-je fuir ? Je n’ai rien à fuir ! mais partir avec toi. Je t’aurais donc tout entier ! Plus de séparation ! Plus rien que notre amour ! Est-ce que je ne serais pas ainsi sauvée de la tristesse !

— Oui, chère adorée !… mais tu t’exaltais étrangement…

— Eh bien, vois ! Je suis calme. Et c’est dans le calme de mon esprit que je te répète : partons. Allons en Espagne ou en Italie, plus loin s’il le faut. Hardi, fort comme tu l’es, tu trouveras partout l’emploi de ton épée… et quel prince ne sera heureux de te compter parmi ses gentilshommes !…

Le comte de Marillac secoua la tête lentement.

Il dénoua les deux bras de son amante qui enserraient son cou, la fit asseoir près de l’âtre, jeta un fagot de bois sec sur le feu qui se raviva, et dont la grande flamme claire, à nouveau, illumina la pauvre salle d’auberge.

— Écoute-moi, mon Alice, dit-il à son tour. Je te jure sur mon âme que si j’étais libre, je te répondrais : tu veux que nous partions… partons ; allons où tu voudras. Espagne ou Italie, tout me sera bon.

— Mais vous n’êtes pas libre ! fit Alice avec une immense amertume.

— Ne le sais-tu pas ?… Un jour, je te dirai le secret de ma naissance… tout mon secret… et même le nom de ma mère…

Alice tressaillit.

Ce secret, elle l’avait surpris !

Là-bas, dans la maison de Saint-Germain, c’était elle qui avait poussé ce cri étouffé lorsque le comte de Marillac avait parlé de sa mère… Catherine de Médicis !

— Oui, reprit le jeune homme ; un jour, bientôt sans doute, je te dirai tout ! Mais sache dès à présent qu’il est quelqu’un au monde que je vénère, au point de mourir s’il le faut pour sauver cette femme. Car c’est une femme, Alice, tu la connais : c’est la reine de Navarre, celle que nous appelons notre bonne reine. Elle m’a sauvé. Elle a été ma mère. Elle m’a pris, misérable et nu, pour faire de moi un homme. Je lui dois tout : la vie, l’honneur et les honneurs. Eh bien, la reine Jeanne a besoin de moi. J’ai juré d’exécuter ses volontés. Si je partais en ce moment, ce ne serait pas seulement une fuite, ce serait une lâcheté, une trahison. Je serais plus vil que l’un de ces espions qu’entretient la reine Catherine… Me comprends-tu, mon Alice ?…

— Je comprends, fit-elle dans un souffle, en devenant livide.

Et plus bas encore, comme accablée :

— Alors, nous ne partons pas ?

— Songe que de grands malheurs atteindraient notre reine, si je n’allais pas à Paris ! dit-il avec le profond étonnement que lui causait cette insistance d’Alice.

— Oui, oui, c’est vrai… la reine est menacée… tu ne dois pas partir…

— Je te retrouve, généreuse amie !… Mais ne crois pas au moins que mon devoir vis-à-vis de la reine me fasse oublier mon amour. Deux anges se sont penchés sur moi. Jeanne d’Albret est l’un de ces anges. Tu es l’autre, Alice, puisque la reine de Navarre est partie, puisque tu ne peux songer à la rejoindre maintenant, tu viendras à Paris avec moi. Je sais une maison où tu seras accueillie comme une fille bien-aimée parce que j’y suis accueilli moi-même comme un fils… C’est là que tu attendras, à l’abri de tout soupçon, à l’abri de tout malheur aussi, que nous soyons unis pour toujours.

— Cette maison ? interrogea-t-elle.

— C’est celle de notre illustre chef, de l’amiral Coligny.

Ce même tressaillement profond qui déjà avait agité l’espionne à différentes reprises au cours de ce périlleux entretien la secoua tout entière, et une même teinte cadavéreuse se répandit sur son visage.

À son tour, elle secoua la tête.

— Tu ne veux pas te réfugier chez l’amiral, demanda le comte.

Elle ferma les yeux, comme accablée. Elle l’était vraiment. Elle n’avait qu’une pensée : pouvoir être seule une heure, se renfermer en elle-même, réfléchir, mesurer son désastre, inventer un nouveau mensonge…

— Je suis fatiguée, murmura-t-elle, fatiguée au point que je n’ai plus ma tête à moi…

— Ces émotions te font trop de mal… Ô Alice, mon pauvre ange… comme il faudra que je te paie tout ce mal en bonheur.

— Ce n’est rien… si je pouvais dormir… là… près de ce feu… sous ton regard… il me semble que toute ma fatigue s’en irait.

Et comme si elle eût succombé au sommeil, elle renversa sa tète en arrière.

Le comte de Marillac, sur la pointe des pieds, alla demander à l’aubergiste un ou deux oreillers, une couverture.

Il arrangea les oreillers pour soutenir la tête de la bien-aimée, jeta la couverture sur ses genoux et, comprenant à la régularité de sa respiration qu’elle dormait paisiblement, s’assit lui-même, s’accouda à la table et, les yeux fixés sur elle, attendit qu’elle se réveillât.

L’aubergiste, après avoir demandé si le gentilhomme n’avait besoin de rien, avait fermé la porte de son bouchon et avait été se coucher.

Le silence était profond au-dehors et au-dedans.

Seuls les sifflements des sarments qui se tordaient et bavaient dans le feu mettaient un peu de vie dans ce silence.

Profondément attendri, Déodat veillait sur sa fiancée.

Alice de Lux méditait.

Et il est nécessaire que nous essayons de résumer ici cette méditation. Faute de ce soin, certaines attitudes de ces personnages demeureraient incomprises.

La situation de cette femme était tragique. Le drame, ici, était exceptionnel. Un mot l’explique : l’espionne adorait le comte de Marillac. Plutôt de lui apparaître ce qu’elle était, elle fût morte de mille morts. Déodat, fils de Catherine, appartenait corps et âme à Jeanne d’Albret. Alice de Lux espionnait pour le compte de Catherine de Médicis, pour perdre Jeanne d’Albret. De ces terribles prémisses se dégageait une implacable conclusion : Alice et Déodat se trouvaient ensemble, mais ennemis comme on pouvait l’être alors, c’est-à-dire que le devoir de chacun d’eux était de tuer l’autre. Or, si Déodat ne savait rien sur Alice, l’espionne savait tout sur l’émissaire de Jeanne d’Albret.

Ce que nous disons là, Alice de Lux le posa nettement dans son esprit comme un effroyable théorème.

Et cela posé, elle envisagea deux cas possibles :

1° Elle se tuait.

2° Elle vivait.

Continuons donc, dans la dramatique simplicité géométrique du raisonnement de cette femme, à suivre les déductions qui se présentaient à son cerveau.

Premier cas. Elle se tuait. La chose ne l’embarrassait pas. Elle portait toujours sur elle à tout hasard un poison foudroyant. Donc, rien de plus facile. Par là, elle échappait à l’épouvantable honte. Oui, mais elle renonçait à une vie d’amour. Elle aimait. À sa façon, c’est vrai. Elle aimait l’amour, peut-être plus encore qu’elle n’aimait Déodat. Mourir, c’était s’en aller d’un spectacle qu’elle était avide de contempler ; c’était renoncer à des félicités que son imagination exaltée s’était forgée magnifiques. Jeune, belle, vigoureuse, admirable créature, elle ne pouvait pas mourir. La seule pensée qu’elle pourrait s’arrêter à cette solution la bouleversait d’horreur. Encore une fois, ce n’était pas lâcheté, ni crainte de la mort : l’amour était plus fort que tout.

Elle repoussa cette solution.

Deuxième cas. Elle vivait. Elle pouvait essayer d’entraîner Déodat loin de Paris. Oui, cela pouvait réussir. L’essentiel était qu’il ne sût rien. Elle pouvait essayer de s’arracher à la domination de la reine Catherine. Elle dut probablement pressentir des difficultés insurmontables (de quel ordre ? nous le saurons bientôt), une impossibilité peut-être. Car à ce moment, Déodat la vit agitée d’un tel frisson qu’il ramena la couverture sur elle, et, très inquiet, prit une de ses mains. Cette main était glacée. Doucement, elle la retira, comme on fait dans le sommeil.

La conclusion fut celle-ci.

Se séparer de Déodat pour un temps impossible à délimiter. Inventer les motifs d’une séparation. Revenir auprès de Catherine et attendre. Dès qu’elle serait déliée de Catherine, elle rejoindrait le comte et le déciderait à partir avec elle.

Oui, mais si, pendant ce temps, il revoyait la reine de Navarre ?…

Si la reine parlait !…

Pourquoi Jeanne d’Albret parlerait-elle, si lui se taisait ?…

Donc, il fallait qu’elle inventât quelque chose pour que Déodat ne parlât jamais d’elle devant la reine de Navarre.

Ces différents points adoptés, il n’y avait plus qu’à trouver le motif de la séparation.

Mais était-il besoin que la séparation fût complète ? Non, cela n’était pas utile. C’était même dangereux.

Il fallait qu’elle pût le voir de temps en temps.

Et si, tout à coup, un jour, il lui disait : Je connais votre infamie !… Eh bien, alors, il serait temps d’échapper à la honte, au malheur, à son mépris, à sa haine, à tout… par la mort !

Telle fut la méditation de cette femme réellement courageuse en cette nuit abominable.

L’aube commençait à blanchir les vitres épaisses de la salle d’auberge lorsque l’espionne feignit de se réveiller. Elle sourit au comte de Marillac. Et ce sourire contenait un si profond et si sincère amour que le jeune homme frissonna de la tête aux pieds.

— Voilà, dit-il, une nuit dont je me souviendrai toute la vie.

— Moi aussi, répondit-elle gravement.

— Il est temps de prendre une décision. Chère aimée, je vous proposais de vous réfugier dans l’hôtel de l’amiral.

— Vraiment ? fit-elle d’un air d’ingénuité. Vous me proposiez cela ?

Et en même temps elle songeait :

« Oh ! triste misérable que je suis ! Oh ! l’épouvante du mensonge ! Mentir ! Toujours mentir ! Et je l’aime tant !… »

— Souvenez-vous, Alice…

— Ah oui, fit-elle vivement. Mais c’est une chose impossible, mon bien-aimé. Songez que vous-même, autant que j’ai pu le comprendre, allez habiter ce même hôtel.

Il rougit. Et pas un instant la pensée ne lui vint qu’avant de s’endormir, elle semblait décidée à braver tout pour être avec lui.

— C’est pourtant vrai, balbutia-t-il.

— Écoutez, mon cher amant. J’ai à Paris une vieille parenté, quelque chose comme une tante, un peu tombée dans le malheur, mais qui m’aime bien. Sa maison est modeste. Mais j’y serai admirablement jusqu’au jour où je pourrai être toute à vous… C’est là que vous allez me conduire, mon ami.


— Voilà un bonheur ! s’écria Déodat rayonnant, car il n’avait pas envisagé sans une secrète terreur la solution qu’il avait proposée, l’hôtel Coligny pouvant devenir un centre d’action violente. Mais, ajouta-t-il, pourrai-je vous voir ?

— Oh ! répondit-elle avec volubilité, très facilement. Ma parente est bonne personne… Je lui dirai une partie de mon doux secret… Vous viendrez deux fois la semaine, les lundis et les vendredis, si vous voulez.

— Bon ! Et l’heure de nos rendez-vous ?

— Mais, vers neuf heures du soir…

Il se mit à rire. Il était radieux que les choses s’arrangeassent ainsi.

— À propos, fit-il, où demeure madame votre tante ?

— Rue de la Hache, répondit-elle sans hésitation.

— Près de l’hôtel de la reine ? s’écria-t-il en tressaillant.

— C’est cela même. Non loin de la tour du nouvel hôtel. Vous verrez, presque au coin de la rue de la Hache et de la rue Traversine, une petite maison en retrait, avec une porte peinte en vert. C’est là…

— Si près du Louvre ! si près de la reine ! murmura sourdement le comte… Mais de quoi vais-je m’inquiéter là ?…

Et l’aubergiste étant apparu, il s’occupa de faire servir un déjeuner sommaire à la jeune fille. Ils se mirent à table. Elle mangea de bon appétit. Ce fut une heure charmante.

Enfin, Déodat monta à cheval et prit Alice en croupe, comme cela se pratiquait couramment. La jeune fille était habituée à la manœuvre. Le comte put prendre un trot assez rapide et, vers huit heures du matin, il entra dans Paris.

Bientôt il atteignit la rue de la Hache et déposa sa compagne devant la maison signalée. Elle s’élevait en effet à quelques pas de la colonne dorique que Catherine de Médicis avait fait élever pour Ruggieri.

Quelques têtes curieuses apparurent aux environs ; le jeune homme salua gravement Alice de Lux, en même temps que, des yeux, il lui envoyait un au revoir passionné.

Puis il s’éloigna sans plus se retourner.

Alice l’accompagna du regard jusqu’à ce qu’il eût tourné au coin.

Alors elle poussa un profond soupir ; toute la force d’âme qui l’avait soutenue jusque-là tomba d’un coup.

Défaillante, elle heurta le marteau de la porte verte et murmura :

— Adieu, peut-être à jamais, rêve d’amour, rêve de pureté, rêve de bonheur…






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