Les Pardaillan/XXIII

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Livre I
XXIII. Alice de Lux
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La porte s’ouvrit. La jeune fille traversa une sorte de jardinet profond de sept à huit pas, et pénétra dans la maison qui se composait d’un rez-de-chaussée et d’un étage. Un mur assez élevé, dans lequel s’ouvrait la porte verte, séparait le jardin de la rue de la Hache — ruelle plutôt, voie étroite, paisible, tourmentée pendant trois ans par les bruits des maçons qui avaient travaillé à l’hôtel de la Reine, mais retombée maintenant à la paix et au silence, au point que le passage d’un cavalier y faisait sensation, comme nous venons de le voir.

Si la rue, en raison de ce silence, en raison de l’ombre que projetait la grande bâtisse de la reine Catherine, paraissait assez mystérieuse, la maison l’était davantage encore.

Personne n’y entrait jamais.

Une femme d’une cinquantaine d’années l’habitait seule.

On n’eût su dire si cette femme était là à titre de servante, de gouvernante ou de propriétaire.

Elle était connue dans le quartier sous le nom de dame Laura. Elle était toujours proprement vêtue, et même avec une certaine recherche. Elle causait peu. Quand elle sortait, elle se glissait silencieusement le long des murs, et ses sorties avaient toujours lieu de grand matin ou bien au crépuscule.

On en avait un peu peur, bien qu’elle parût bonne personne, et que, le dimanche, elle assistât très régulièrement à la messe et aux offices.

Enfin, c’était un de ces êtres bizarres dont on parle beaucoup dans un quartier, justement parce qu’il n’y a rien à en dire. Quand à son nom à désinence italienne, il ne pouvait être un sujet de défiance, la reine Catherine étant elle-même florentine.

Laura, en voyant entrer Alice, n’eut pas un geste de surprise. Il y avait pourtant près de dix mois que la jeune fille n’était venue dans la maison. Peut-être s’attendait-elle à ce retour.

— Vous voilà, Alice ! dit-elle sans émotion.

— Brisée, meurtrie, ma bonne Laura, fatiguée, d’âme et de corps, écœurée de mon infamie, dégoûtée de vivre…

— Allons, allons ! Vous voilà partie encore… Vous êtes toujours la même… exaltée, vous effarant d’un rien.

— Prépare-moi un peu de cet élixir dont tu me donnais autrefois.

— Oui. Et ne mangeriez-vous pas ?

— Je n’ai pas faim.

— Mauvais signe chez une femme comme vous, fit la vieille en versant dans un gobelet d’argent quelques gouttes d’une bouteille qu’elle tira d’une armoire.

Alice absorba d’un trait la boisson qui venait de lui être préparée. Elle parut en éprouver aussitôt une sorte de bien-être, et ses lèvres pâlies reprirent leurs couleurs.

Elle se déshabilla et passa un vêtement d’intérieur, en laine blanche, serré à la taille par une cordelière de soie.

Alors, elle examina toutes choses autour d’elle, comme si elle eût pris plaisir à refaire connaissance avec cet intérieur.

Ses yeux, tout à coup, tombèrent sur un portrait.

Elle tressaillit et le contempla longuement.

Laura la regardait et suivait chacun de ses mouvements avec un intérêt marqué. Il était évident qu’elle était plus qu’une servante. Peut-être y avait-il entre ces deux femmes quelque mystérieux lien, car Alice paraissait n’avoir rien de caché pour la vieille.

Au bout de quelques minutes de cette contemplation, Alice montra le portrait à Laura.

— Il faut enlever cette toile, dit-elle.

— Pour la mettre dans votre chambre à coucher ? fit la vieille avec un sourire qui eût pu paraître cynique.

— Pour la détruire ! fit Alice en rougissant. Détruis-la tout de suite, devant moi…

— Pauvre maréchal ! grommela Laura qui, montant sur une chaise, décrocha le tableau.

Bientôt elle eut décloué la toile ; et elle la déchira en morceaux qu’elle jeta dans le feu.

Alice avait assisté sans dire un mot à cette exécution qu’elle venait d’ordonner.

Alors elle se laissa tomber dans un grand fauteuil et tendit ses mains à la flamme, comme s’il eût fait grand froid.

— Laura, dit-elle avec une sorte d’embarras, il viendra ici, vendredi soir, un jeune homme…

La vieille qui, un sourire étrange au coin des lèvres, regardait se consumer les derniers fragments du portrait, ramena son regard sur la jeune fille. Et cette fois, dans ses yeux, elle s’efforçait de mettre une expression de pitié.

— Pourquoi me regardes-tu ainsi ? fit Alice. Tu me plains, n’est-ce pas ? Eh bien, oui, je suis à plaindre en effet… Mais écoute-moi bien… ce jeune homme viendra tous les lundis et tous les vendredis…

— Comme l’autre ! dit Laura en attisant le feu.

— Oui ! comme l’autre… puisque les lundis et les vendredis sont les seuls jours où je suis libre… Tu comprends ce que j’attends de toi, n’est-ce pas, ma bonne Laura ?

— Je comprends très bien, Alice. Je redeviens votre parente… votre vieille cousine ?

— Non, j’ai dit que tu es ma tante.

— Bien. Je monte en grade. Votre nouvel amoureux doit être plus important que ce pauvre maréchal de Damville.

— Tais-toi, Laura ! fit sourdement Alice. Henri de Montmorency n’était que mon amant.

— Et celui-ci ?

— Celui-ci… je l’aime !…

— Et l’autre ! non le maréchal… mais le premier, ne l’aimiez-vous pas aussi ?

Alice pâlit.

— Le marquis de Pani-Garola ! murmura-t-elle.

— Eh oui, ce digne marquis ! À propos, savez-vous ce qu’il devient ?

— Comment le saurais-je ?

— Il est entré en religion.

Alice jeta un léger cri.

— Cela vous étonne, n’est-ce pas ? Cela est pourtant ! Ce diable à quatre, ce pourfendeur, ce spadassin, ce héros de toutes les orgies, eh bien, c’est maintenant un digne carme… Moine à vingt-quatre ans ! qui eût dit cela du brillant marquis !… Hier, il a prêché contre les huguenots.

— Moine ! Le marquis de Pani-Garola ! murmura Alice.

— Maintenant le révérend Panigarola ! répondit la vieille. Ainsi va la vie. Hier démon, aujourd’hui ange de Dieu…à moins que ce ne soit tout le contraire. Mais revenons à votre jeune homme. Comment s’appelle-t-il ?

Alice de Lux n’entendit pas. Elle réfléchissait profondément. Son visage avait pris une sombre expression qui peu à peu s’éclaira par degrés.

_ Oh ! si cela était possible ! murmura-t-elle. Je serais libre !… Tu dis reprit-elle tout haut, que le marquis s’est fait moine ?… De quel ordre ? De quel couvent ?

— Il est aux carmes de la montagne Sainte-Geneviève.

— Et il prêche ?

— À Saint-Germain-l’Auxerrois, où il y a foule pour l’entendre. Les plus belles dames veulent être ses pénitentes. Que d’absolutions il doit donner après avoir damné tant d’âmes !

— À Saint-Germain-l’Auxerrois. Bien, Laura, tu peux me sauver la vie, si tu le veux…

— Que faut-il que je fasse ?

— Obtiens du marquis… du révérend Panigarola qu’il m’entende en confession.

La vieille jeta un regard perçant sur Alice ; mais elle ne vit qu’un visage bouleversé par une profonde douleur et une immense espérance.

« Oh ! oh ! songea-t-elle, il y a là quelque secret qu’il faut que je sache… »

— Ce sera peu facile, continua-t-elle en répondant à Alice. Le révérend est assiégé… mais, enfin, je pense que j’y arriverai, surtout si je dis quelle nouvelle pénitente implore le secours du digne père…

— Garde-toi bien de dire qu’il s’agit de moi ! s’écria Alice. Écoute, Laura, ma bonne Laura, tu sais combien je t’aime, et quelle confiance j’ai en toi, puisque tu m’as sauvée une fois déjà…

— Oui, vous avez confiance en moi, mais vous ne m’avez pas encore dit le nom de ce jeune homme qui doit venir…

— Plus tard, Laura, plus tard ! Ce nom, vois-tu, est un secret terrible, et c’est à peine si j’ose maintenant le prononcer dans mon cœur, de crainte que quelqu’un n’entende les battements de ce cœur et ne devine le redoutable mystère qu’il contient… Sache seulement que je l’aime… oh ! je l’aime à donner ma vie pour lui éviter un chagrin… il a tant souffert !… Et qui sait les souffrances qui lui sont réservées encore !… Te dire combien je l’aime… je ne pourrais ! Il me semble qu’il m’a purifiée… il m’a fait connaître l’amour dans ce qu’il a de radieux et de sacré, des joies que je ne me croyais plus digne d’éprouver. Oh ! que ne suis-je encore la chaste vierge qu’il croit avoir rencontrée en moi ! Pourquoi ne puis-je offrir qu’un corps flétri et une âme déchue !…

Elle avait joint ses mains qu’elle serrait avec force l’une contre l’autre.

— Je ne puis te dire son nom, Laura ! Et c’est parce que je l’aime !… Mieux vaudrait que je meure plutôt que de révéler qui il est… Mais écoute… Tu sais ce que je souffre auprès de la maudite Catherine. Tu sais quelle horreur j’ai de moi-même ! Tu sais que je me suis vue si infâme que j’ai voulu me tuer… et que sans toi, sans tes soins qui m’ont ranimée, sans tes maternelles caresses qui m’ont consolée, je serais morte !… Eh bien, aujourd’hui plus que jamais, il faut que je cesse d’être, comme tant de malheureuses, un instrument aux mains de cette femme impitoyable. Quel instrument ! Instrument de basses délations, de viles intrigues, instrument de mort souvent ! Mon corps livré aux baisers de ceux qu’elle me désigne ! Les secrets de mes amants surpris sur l’oreiller ! L’infâme comédie de l’amour jouée quand il plaît à la reine ! Oh ! cela est affreux, vois-tu ! Cela m’épouvante, cette pensée que mes baisers sont mortels et que l’homme dont je capte l’amour doit être livré par moi !… Et maintenant, maintenant que j’aime, conçois-tu ma terreur mon horreur ! Conçois-tu qu’il faut que j’échappe à tant de honte, à l’effroyable despotisme qui fait de moi une créature sans nom !…

Elle éclata en sanglots…

— Allons, allons ! fit la vieille Laura, tout cela passera ; vous êtes fatiguée, énervée ; ce qu’il vous faut, c’est un peu de repos, et ces idées noires s’en iront…

— Ah ! oui, fatiguée ! dit Alice en essuyant ses yeux ; fatiguée au-delà de ce que tu peux imaginer… Et, ajouta-t-elle d’une voix plus sombre, si certaines choses que j’espère n’arrivent pas, il n’y aura plus qu’un repos possible pour moi… la mort !

— La mort à votre âge ! Allons, chassez-moi vite ces pensées funèbres, ou je croirai que vous voulez imiter votre beau marquis de Pani-Garola qui est devenu le moine Panigarola, ce qui est une manière de mourir !

À ces paroles prononcées d’une voix mordante et railleuse, Alice frissonna.

— Le moine ! murmura-t-elle en passant une main sur son front.

— Rassurez-vous, madame, je me charge de vous faire entendre par lui en confession.

— Et quand ? fit vivement la jeune fille.

— Tenez… nous sommes aujourd’hui mardi. Eh bien, pas plus tard que samedi soir ; maintenant, laissez-moi vous poser une question : quel jour comptez-vous aller au Louvre ?

Alice frémit longuement.

— Vous savez que vous êtes attendue, insista la vieille.

— Tu m’as dit que je pourrais parler au moine samedi soir ?

— Je vous le promets.

— Eh bien, j’irai au Louvre samedi matin. Laisse-moi maintenant. J’ai bien besoin de repos, ma pauvre Laura, et ces quelques jours ne seront pas de trop pour me remettre…

Alice de Lux parut alors s’enfoncer dans une profonde rêverie que respecta la vieille Laura.

Le soir de ce jour, comme les lumières étaient éteintes et que tout semblait dormir dans la maison, vers dix heures, au moment où le silence et la solitude étaient profonds dans ces étroites ruelles, la porte verte s’ouvrit sans bruit, et une femme sortit dans la rue de la Hache.

Elle se dirigea d’un pas étouffé et rapide vers la tour de l’hôtel de la reine.

Cette tour était percée d’étroites lucarnes qui éclairaient l’escalier intérieur, et la première de ces lucarnes, grillée de barreaux solides, se trouvait presque à hauteur d’homme.

La femme que nous venons de signaler s’arrêta devant cette lucarne et, se haussant sur la pointe des pieds, allongeant le bras, laissa tomber un billet dans l’intérieur de la tour construite pour l’astrologue Ruggieri.

Alors, elle revint en toute hâte, se glissant comme un fantôme.

Sans bruit, elle rentra dans la maison à la porte verte, où Alice de Lux dormait, écrasée de fatigue.

Cette femme, c’était la vieille Laura !…






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