Les Pardaillan/XXXIX

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Livre I
XXXIX. Le Siège du Marteau qui cogne
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Après l’intéressante conversation qu’il avait eue avec son fils dans le cabaret borgne du Marteau qui cogne, M. de Pardaillan père était parti, joyeux et perplexe. La joie venait de ce qu’il avait retrouvé son fils et de ce que l’algarade de la nuit semblait n’avoir pas laissé trace dans son esprit. La perplexité venait de ce qu’au bout du compte, Pardaillan père se trouvait être dans le parti de Damville et Pardaillan fils dans le parti de Montmorency.

— De quoi diable se mêle-t-il ? maugréait le vieux routier. Voilà qu’il aime la petite Loïse, maintenant ! Comme si Paris manquait de filles bonnes à aimer ! Il a fallu que ce soit justement celle-là et non une autre !… Sans cela, tout irait à merveille… Pourquoi n’a-t-il pas suivi mes conseils, et de quoi diable se mêle-t-il ?… Cela me rappelle le jour où j’enlevai la petite, et où je la mis dans le berceau de Jean… elle s’endormit sur son épaule… hum ! si elle est devenue aussi jolie qu’elle était mignonne, je comprends qu’il l’aime… Mais pourquoi diable celle-ci plutôt qu’une autre ?… Et puis, où a-t-il pris ces idées de l’autre monde ?… Que me disait-il cette nuit ? Que s’il m’avait blessé dans la bagarre, il eût été se jeter à l’eau ?… Comme si une pinte de mon vieux sang valait la vie d’un jeune coq comme lui !… Où diable prend-il de ces pensées ? Quel aiglon ai-je couvé là ?…

Le vieux Pardaillan haussait les épaules.

— Tout de même, continua-t-il, je ne quitterai pas Damville, et je ferai le bonheur du chevalier malgré lui, s’il faut. Je l’amènerai à des pensées plus raisonnables. Il a tout ce qu’il faut, mort-dieu ! Et sans ces diables de bizarres sentiments, qui le poussent à se mêler de ce qui ne le regarde pas… bon, nous verrons !

Il faisait jour lorsque le vieux routier arriva à l’hôtel de Mesmes.

— Monseigneur vous attend avec impatience, lui dit le laquais qui lui ouvrit.

— Au diable les gens qui ne comprennent pas qu’il y a moment pour bavarder et moment pour dormir ! grommela Pardaillan qui, cependant se rendit aussitôt à l’appartement du maréchal de Damville.

Henri, en effet, après son expédition nocturne, avait passé le reste de la nuit à se promener et à méditer ; la disparition du vieux Pardaillan ne l’inquiétait pas outre mesure ; il le savait capable de se tirer des plus mauvais pas ; mais enfin l’agresseur qui avait tiré ce coup de pistolet pouvait avoir, de loin, suivi la voiture…

— Monseigneur, dit le routier en entrant chez Damville, je vous avouerai que je tombe de sommeil.

— Qu’est-il arrivé ? fit vivement le maréchal. Vous avez été attaqué ?

— Mais oui, ou plutôt c’est vous qu’on attaquait ; en somme, il est fort heureux que je me sois trouvé là…

— Mais qui m’a attaqué ? Est-ce à moi qu’on en voulait, ou à la voiture ?

— Je crois bien que c’est à tous les deux.

— Et vous êtes arrivé à arrêter celui ou ceux qui attaquaient ? Parlez donc, par tous les diables !

— Eh ! monseigneur, on voit que vous avez bien dormi, vous. Et vous voilà gaillard, avec une langue bien pendue. Mais moi qui ai couru toute la nuit, vous comprenez ?… Enfin, bref, voici la chose. À peine étions-nous à deux cents pas de l’hôtel que le coup de pistolet a retenti. La voiture file, je me précipite. Et je vois un grand gaillard qui courait à toutes jambes pour vous rattraper. Je le rejoins. Je me mets entre la voiture et lui.

— Au large ! me crie-t-il.

— Bon ! bon ! répondis-je, si vous êtes pressé, l’ami, tâchez de passer. Moi je ne bouge plus d’ici.

Il ne dit plus rien, et fonce sur moi. Tudiable, quels coups !… Voyant que le gaillard était déterminé et paraissait de première force, je lui sers quelques-unes de mes meilleures bottes, mais sans l’atteindre. Tout à coup, il fait un bond de côté. Le coquin m’échappe. Il n’avait pas peur, mais voulait faire un crochet pour rejoindre la voiture…

— Il ne l’a pas rejointe ? s’écria le maréchal avec inquiétude.

— Attendez, monseigneur. Le voilà reparti à courir. Je recours derrière lui. Quelle course ! Il paraît que j’ai encore mes bonnes jambes, car je n’ai pas tardé à le rejoindre, mais d’assez loin, sans le perdre de vue, il est vrai, mais sans pouvoir mettre la main sur lui.

— Il vous a échappé !

— Attendez donc ! Voilà mon coquin qui franchit le fleuve.

Le maréchal respira. Pardaillan s’aperçut qu’il était, dès lors, rassuré.

— Bon ! songea-t-il. La voiture n’a pas franchi les ponts. C’est toujours cela que je saurai. Alors, continua-t-il à haute voix, commence une longue chasse qui ne s’est terminée qu’au petit jour. Nous avons parcouru l’Université en tous sens. Et pour en finir, j’ai fini par acculer le gibier près de la porte Bordet. Voyant qu’il est pris, il fait face bravement et me présente sa pointe. Là dessus, je lui sers ma botte des grands jours, vous savez, monseigneur, celle que je vous enseignai jadis ?… Et je le cloue du premier coup !… C’est dommage, car c’était un brave.

— Il est donc mort ?

— Si bien mort que j’ai voulu lui demander qui il était et quelle méchante pensée l’avait poussé à se mettre en travers d’un homme comme vous, et qu’il ne m’a répondu que par un soupir : le dernier.

— Quel homme était-ce ? demanda le maréchal. Jeune ? Vieux ?

— La quarantaine, barbe épaisse, tout de noir habillé comme s’il eût d’avance porté son deuil.

— Pardaillan, dit le maréchal, vous m’avez rendu un immense service. Et comme ce service n’a rien à voir avec la campagne pour laquelle je vous ai engagé, je vais donner l’ordre à mon intendant de vous compter…

— Maître Gille ! fit étourdiment le routier qui se prit à sourire au souvenir du récit de son fils.

— Oui ! Comment savez-vous son nom ?

— Il a pris soin de me le dire. Et d’ailleurs, on ne jure que par maître Gille en cet hôtel… Vous disiez donc, monseigneur, une chose fort intéressante… que vous alliez me faire compter ?

— Deux cents écus de six livres. Allez vous reposer, mon cher Pardaillan, allez…

— Un mot. Monseigneur a-t-il pu conduire son trésor à bon port ?

— Certes. Grâce à vous, mon cher, et grâce à ce brave Orthès…

— Ah ! M. d’Aspremont ?

— Lui-même ; c’est lui qui conduisait. C’est un bon compagnon, comme vous. Tachez de vous faire de lui un ami.

— On tâchera, monseigneur ! répondit Pardaillan qui, ayant salué, se retira.

Le vieux routier regagna la chambre où il avait si bien bâillonné Didier le laquais, et se jeta tout habillé sur son lit : il avait, de tout temps, l’habitude de dormir botté, sanglé, quatre jours sur sept, et n’en dormait pas plus mal.

Cependant, avant de fermer les yeux, il demanda à Didier qui était attaché à son service :

— Est-ce qu’il n’y a pas dans l’hôtel un certain Gillot ?

— Oui, monsieur l’officier ; c’est le premier palefrenier.

— Est-ce qu’il n’y a pas aussi une certaine Jeannette ?

— C’est la servante qui a soin de l’office.

— Eh bien, va me chercher Gillot et Jeannette. Je veux les voir.

Bien qu’étonné, le laquais s’empressa d’obéir ; car on savait que M. de Pardaillan était du dernier mieux avec monseigneur. Dix minutes plus tard, une jeune fille, frimousse éveillée, retroussée, candide et malicieuse de petite Parisienne, entra dans la chambre et esquissa une révérence.

— C’est toi qui es Jeannette ? fit Pardaillan en se mettant sur un coude.

— Oui, monsieur l’officier…

— Eh bien, je suis content de t’avoir vue. Prends ces deux écus-là, sur la cheminée, et va-t-en. Jeannette, tu es une bonne petite fille.

Si effarée et stupéfaite que fût la servante, elle n’en accepta pas moins le présent qui lui était fait si étrangement et sortit après un sourire et une révérence.

Cinq minutes après se présentait à son tour un grand benêt de garçon à tignasse jaune et sourire niais.

— Est-ce toi qui t’appelles Gillot ? fit Pardaillan qui fronça le sourcil.

— Oui, monsieur l’officier ! fit le palefrenier ébahi.

— Eh bien, Gillot, mon ami, je t’ai appelé pour te dire que ta tête me déplaît.

Gillot ouvrit des yeux immenses.

— Cela a l’air de t’étonner ? gronda le vieux routier. Tu es bien impertinent, mon ami !

— Excusez-moi, monsieur, fit Gillot en devenant cramoisi, je ne le ferai plus.

— À la bonne heure ; pour cette fois je te pardonne. Va-t-en, et n’oublie pas que je meurs d’envie de te couper les deux oreilles…

Gillot s’enfuit avec la rapidité d’une épouvante bien excusable ; et Pardaillan s’endormit paisiblement.

Lorsqu’il se réveilla après quelques heures de sommeil, il apprit par Didier que le maréchal de Damville venait de partir pour le Louvre où le roi lui faisait l’honneur de le mander.

— Hum ! pensa Pardaillan : voilà un honneur dont j’imagine que ce digne maréchal se passerait volontiers. De quoi peut-il être question ? Bah ! je le saurai…

En sautant de son lit, la première chose qu’il vit fut la pile de deux cents écus que maître Gille avait fait déposer sur la cheminée pendant qu’il dormait.

— Voilà une maison où il pleut des écus ! se dit-il. Cela devient grave et nous présage une rude campagne. Prenons toujours, jusqu’à ce qu’il pleuve autre chose que des écus, alors, nous verrons !

Cela dit, le vieux routier répara le désordre de sa toilette, non sans s’être rafraîchi à grande eau ; puis il entassa religieusement ses écus dans une ceinture de cuir qu’il portait autour des reins. Pardaillan, comme le sage de l’antiquité, portait toujours sa fortune avec lui, avec cette différence que la fortune de Bias consistait en philosophies de tout genre, tandis que Pardaillan n’accordait le titre de fortune qu’à cette philosophie trébuchante et sonnante qu’on appelle l’argent, et qui, après tout, est bien une philosophie comme une autre.

— Dois-je attendre le retour du maréchal ? songea le routier quand il fut prêt de pied en cap ; ou plutôt ne dois-je pas profiter de son absence ?… Allons voir le chevalier mon fils !

Pardaillan se mit aussitôt en route vers le cabaret du Marteau qui cogne.

Chemin faisant, il se frappa le front.

— J’ai oublié que je dois aller chercher à la Devinière l’ami du chevalier… maître Pipeau !… Allons faire connaissance avec Pipeau !

Sans plus réfléchir, il bifurqua aussitôt vers l’auberge de la Devinière, qu’il atteignit au plus beau moment, c’est-à-dire à l’heure où les tables se couvraient des produits les plus succulents de maître Landry, où des fumées aux parfums excitants s’élevaient au-dessus des plats, où servantes et garçons couraient de la cuisine aux clients, où le joyeux tumulte des brocs et des gobelets emplissait la grande salle.

Le vieux Pardaillan, avec un reniflement de narines qui était un véritable hommage à l’art culinaire de Grégoire, avec un sourire non dépourvu de mélancolie, provoqué par ses souvenirs, alla s’asseoir modestement dans un coin, et toujours avec la même modestie, choisit une table où se dressait un magnifique couvert pour quatre personnes qui n’étaient pas encore arrivées.

— Cette table est retenue, monsieur ! lui fit observer une jeune servante.

Pardaillan parut très étonné de l’observation et s’installa à la table en question en disant :

— Ma chère enfant, commencez par m’apporter un flacon de Saumur, car on a soif, rien que de pénétrer ici.

La servante disparut, et quelques instants plus tard, Pardaillan vit arriver d’un air majestueux un vieux domestique qui était dans la maison comme un général des garçons et servantes.

Ce digne représentant de l’autorité de maître Landry audacieusement reniée par le nouveau dîneur, n’était autre que Lubin, ancien moine placé là pour de mystérieuses besognes auxquelles il ne comprenait rien, mais dont il profitait pour engraisser de son mieux.

— On vous dit que la table est retenue ! commença Lubin d’une voix qu’il jugeait apte à faire trembler le client récalcitrant qui, pour l’instant, baissait le nez sur son assiette vide.

— Bonjour, maître Lubin ! fit tout à coup le vieux routier en relevant la tête.

— Bonté divine ! C’est monsieur de Pardaillan ! s’écria l’ex-moine d’un accent qui voulait être très joyeux et qui n’arrivait qu’à être lugubre.

— Lui-même ! fit Pardaillan. Je vois, maître Lubin, que vous recueillez avec une sévérité déplacée les amis de votre patron qui font cent lieues pour le venir voir. Vous êtes bien gras, monsieur Lubin ! Vous êtes outrecuidant de graisse. Et moi qui viens de jeûner pendant des mois entiers, je vais, près de vous, paraître si maigre, si maigre, que je ne me trouverai plus moi-même en me cherchant. Aussi, disparaissez à l’instant ! Et envoyez-moi votre maître…

Lubin bredouilla quelques mots d’excuse, et Pardaillan le vit traverser la salle en fendant de biais les groupes de buveur, comme un nageur qui ruse avec le flot. Bientôt, dans les cuisines de la Devinière, le bruit se répandit que M. de Pardaillan était de retour, et Landry effaré, Landry plus obèse que jamais, Landry essuya la sueur qui coulait de son front, et, la figure blafarde, les yeux rouges, s’approcha du vieux routier, qui s’écria :

— Eh quoi ! cher monsieur Landry, vous pleurez ? Vous avez les yeux rouges et pleins de larmes. Serait-ce la joie de me revoir ?

— C’est-à-dire, bégaya Landry, c’est bien la joie, monsieur, et aussi les oignons que j’étais en train d’éplucher…

— N’importe ! ne parlons que de votre joie qui me fait honneur, je vous jure.

— Elle est bien sincère, monsieur ! fit Landry avec une grimace qui était tout à l’honneur du digne aubergiste, puisqu’elle prouvait qu’il savait mal mentir.

Pardaillan éclata de rire, et Landry crut devoir faire chorus.

— Est-ce que nous vous possédons pour longtemps ? insinua le patron de la Devinière lorsque son hilarité se fut calmée, ce qui arriva à l’instant même où Pardaillan cessa de rire.

— Non, mon cher monsieur, dit celui-ci, je ne viens qu’en passant…

— Ah ! quel malheur ! s’écria Landry avec une joie qui, cette fois, était des plus sincères.

Et profitant des excellentes dispositions où il croyait voir son ancien tyran :

— Est-ce qu’on vous a prévenu, monsieur, que cette table était retenue ?

— Oui, mais ce n’est pas une raison pour que je déménage : les tables sont au premier occupant… Mais enfin, pour vous faire plaisir…

— Ah ! monsieur, que de bonté !…

— Mais qui doit dîner ici ?

— Monsieur le vicomte Orthès d’Aspremont, dit Landry en se rengorgeant. Monsieur le vicomte traite aujourd’hui trois notables bourgeois qui sont les sieurs Crucy, Pezou et Kervier.

— Tiens ! tiens ! pensa Pardaillan. En ce cas, je laisse la place libre, fit-il. Seulement, mettez-moi là, tout près, ce coin-ci me plaisait… Tenez, mettez-moi dans ce petit cabinet… j’aime la solitude, moi.

— À l’instant même, monsieur ! fit Landry rayonnant.

Il était dit que ce jour-là le digne aubergiste marcherait de surprise en enchantement. Car au moment où il allait se retirer pour veiller lui-même au dîner de Pardaillan, celui-ci le retint par un bras, et lui dit :

— Est-ce que je ne vous devais pas quelques pauvres écus ?

— Si fait ! balbutia Landry, méfiant.

— Eh bien ! tout à l’heure, vous me direz à combien cela peut monter, et nous serons quittes.

En même temps, Pardaillan frappait sur sa ceinture qui rendit un son argentin. Cette fois, l’enthousiasme de l’aubergiste allait lui arracher de vraies larmes de joie, lorsque des vociférations partant des cuisines attirèrent son attention…

— Arrête ! Attrape ! Au voleur !

En même temps, un chien à poil roux ébouriffé se précipita comme un boulet à travers la salle, courut à la porte que Lubin ferma au moment où il allait la franchir, et vint alors se réfugier dans l’angle où se trouvaient Landry et Pardaillan. Là, le chien déposa sur les carreaux un râble de lièvre rôti, posa une patte dessus, et le nez frémissant, le regard de travers, la tête haute, attendit l’ennemi…

— Je parie que c’est là Pipeau ! s’écria le vieux routier.

— Lui-même, monsieur, fit piteusement l’aubergiste. Hélas ! ce râble était destiné à M. le vicomte d’Aspremont, et…

— Et aux bourgeois notables qu’il régale, c’est entendu ! interrompit Pardaillan. Mais je prétends qu’on ne touche pas au chien du chevalier… je paie le râble !

La meute des garçons, aides, marmitons et cuisiniers, mise à la poursuite de Pipeau, fit demi-tour et réintégra les cuisines.

— Ce chien est le chien le plus charmant que j’aie connu, fit l’aubergiste : malheureusement, c’est un chien voleur…

— « Malheureusement » est de trop ! fit Pardaillan. Et il va bien, monsieur mon fils, que vous sachiez ?

— Admirablement, monsieur ! Mais ne l’avez-vous donc pas vu ?

— J’arrive… Allons, faites-moi servir à dîner dans ce joli petit cabinet. Et qu’on m’apporte tout en une fois… J’aime à être seul, et pas dérangé, quand j’ai bon appétit.

— À l’instant même, monsieur de Pardaillan ! s’écria l’aubergiste radieux.

Quelques minutes plus tard, on servait un plantureux dîner dans le petit cabinet, et Pardaillan, ayant fermé la porte vitrée, défendit qu’on vînt le déranger.

Seul, Pipeau fut admis à l’honneur de dévorer son râble dans le cabinet où Pardaillan l’appela et où le chien, voyant qu’on ne cherchait pas à lui enlever sa prise de guerre, entra de bonne grâce.

Une fois installé dans le cabinet, Pardaillan constata trois choses. La première, c’est qu’à travers le léger rideau qui couvrait les vitraux de la porte, il pouvait voir tout ce qui se passait dans la salle qui commençait à se vider, la deuxième, c’est qu’en entrebâillant légèrement cette porte, il entendrait facilement tout ce qui se dirait à la fameuse table retenue pour M. le vicomte d’Aspremont et les trois bourgeois ; la troisième, en fin, c’est que le chien qu’il regardait ronger son râble avec un réel cynisme, c’est-à-dire sans le moindre remords du vol accompli, que le chien, donc, était armé de crocs formidables.

Sa première pensée fut donc : « Il faut que je voie la figure de ces notables bourgeois qui fréquentent les officiers de M. le maréchal de Damville. » Sa deuxième : « Je suis vraiment curieux de savoir ce que ces gens ont à se dire ! » Et la troisième : « Peste ! Je ne voudrais pas être l’ennemi de l’ami de mon fils ! »

En conséquence, Pardaillan arrangea le rideau pour bien voir, entrouvrit la porte pour mieux entendre, et donna une caresse au chien pour se mettre dans ses bonnes grâces.

Pipeau, qui venait de terminer le dernier os de la dernière cuisse du râble et se léchait les babines, remua son bout de queue et poussa un jappement sonore. En même temps, il se mit à flairer le vieux routier, opération qu’il accomplit avec la lenteur et la sagesse de quelqu’un qui se renseigne.

Les renseignements pris, le bout de queue remua plus vivement que jamais, et il y eut un nouveau jappement.

— Ah ! ah ! il paraît que tu me reconnais ? fit Pardaillan. C’est bon ! Je comprends ce que parler veut dire ! Et, en ce moment, tu me racontes que tu reconnais en moi un ami de ton ami. Mort-dieu ! je suis son père !

Nouvel aboi de Pipeau qui, ayant clos ainsi la conversation — les chiens ne sont pas prolixes — s’alla coucher dans un coin, les deux pattes de devant croisées selon sa coutume.

À ce moment, comme la salle était presque vide, Pardaillan, à travers le rideau de la porte vitrée, vit entrer trois personnages. Il reconnut aussitôt celui qui venait en tête : c’était Orthès, vicomte d’Aspremont.

Il jeta un regard inquiet dans la salle et eut un geste de contrariété en paraissant chercher quelqu’un qui ne se trouvait pas là. Les trois hommes prirent place à la table que Pardaillan avait cédée, et l’un d’eux dit :

— Il faut qu’il soit arrivé quelque chose à Crucé, car jamais il ne manque nos rendez-vous.

— Bon ! pensa Pardaillan. Il paraît que ce n’est pas la première fois que ces gens se réunissent.

— Le voici ! fit tout à coup le vicomte qui était placé face à la porte d’entrée et tournait le dos au cabinet.

En effet à ce moment, Crucé entrait. Il se dirigea vers les trois personnages et prit place à table en disant :

— J’arrive du Louvre… de là, mon retard.

— Ah ! oui, fit Pezou avec un gros rire, vous fréquentez le petit roitelet, le maigre Chariot.

Pour Pezou, être maigre et petit, constituait évidemment un crime.

— Baste ! fit Crucé. Je suis son orfèvre. Je suis aussi son armurier, et je viens de lui vendre une arquebuse perfectionnée… de ces arquebuses que nous ne tarderons pas à essayer, j’espère !

— Et que dit le roi ? demanda Orthès avec une certaine impatience.

Note[modifier]




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— Le roi est tout à la paix. Le roi veut qu’on s’embrasse ! Catholiques et huguenots, mécréants et fidèles serviteurs de l’Église doivent se jurer amitié, fraternité, assistance et affection ! Le roi a envoyé un exprès à M. de Coligny ! Le roi a écrit à la reine de Navarre ! Le roi veut marier sa sœur à Henri de Béarn ! Voilà ce que dit le roi, messieurs !

— Bon ! bon ! grogna le vicomte ! nous lui ferons chanter bientôt une autre litanie !

Crucé reprit alors :

— Mais tout cela ne m’aurait pas empêché d’arriver à l’heure. Ce qui m’a retardé, c’est que j’ai voulu voir la fin d’une scène étrange, curieuse, presque incroyable, qui vient de se passer en plein Louvre !

— Voyons la scène, fit Kervier, et si elle est jolie, je la ferai raconter dans un des livres que je vends.

— Hâtez-vous, Crucé, dit alors le vicomte, car j’ai à vous donner des instructions de la part du maréchal.

— Vous savez que je ne suis pas bavard, dit Crucé ; j’aime mieux agir. Si donc, je tiens à vous raconter mon histoire, ce n’est ni pour nous amuser, ni pour la mettre dans les livres de Kervier[1] ; c’est justement que notre grand maréchal s’y trouve mêlé, comme vous allez voir…

— Au fait, on est venu quérir monseigneur de Damville de la part du roi.

— Et savez-vous pourquoi ? reprit Crucé ; le petit Charlot voulait raccommoder Damville et Montmorency, et obliger les deux frères ennemis à s’embrasser ; je vous dis que le roitelet est tout à la paix ! Mais notre grand maréchal a tenu bon, à ce qu’il paraît… Toujours est-il que les deux frères étaient avec le roi, qui avait fait sortir tout le monde de son cabinet. J’ai écouté à la porte, et j’ai surpris des éclats de voix ; malgré tout, je n’entendais pas grand’chose, lorsque voici la reine Catherine, la grande reine qui arrive, traverse l’antichambre. Le duc d’Anjou lui fait observer que le roi donne audience particulière. Elle hausse les épaules et sourit. Si vous aviez vu ce haussement d’épaules et ce sourire !… Bref, elle entre et laisse la porte ouverte. Nous nous approchons tous, Anjou, Guise, Maugiron, Quélus, Maurevert, Saint-Mégrin, et en outre Nancey et ses gardes que la reine avait amenés. Le roi s’émeut. La reine, sans se laisser imposer silence, désigne du doigt un jeune homme qui escortait Montmorency et l’accuse de félonie, lèse-majesté et violences envers le duc d’Anjou. Le roi pâlit, ou plutôt jaunit. Il donne l’ordre de saisir le Pardaillan…

— Comment ! le Pardaillan ! s’écria d’Aspremont en sautant sur sa chaise.

Dans son petit cabinet, le vieux routier avait frémi, et on pense si ses oreilles se dressèrent.

— Mais oui ! continuait Crucé, c’est ainsi que s’appelle le jeune homme en question.

— Mais Pardaillan est vieux, bien qu’alerte. Je le connais : nous devons nous battre.

— Jeune, monsieur le vicomte, tout jeune ! Ah ! Montmorency a de rudes compagnons.

— Mais non ! Il n’était pas avec Montmorency ! Il était avec Damville. Vous avez mal vu, mal compris !

— J’ai parfaitement vu, au contraire. Mais ce que vous dites prouve tout simplement qu’il y a deux Pardaillan. Vous connaissez le vôtre. Je connais le mien, et ce n’est pas d’aujourd’hui. Car c’est lui qui a fait manquer l’affaire du Pont de Bois… mais, suffit ! pour en finir, au moment où le roi donne l’ordre d’arrêter Pardaillan, nous nous élançons tous, Quélus en tête. Mais voilà l’enragé qui brise l’épée de Quélus, qui lui arrache sa toque, qui, dans le tumulte, profère encore des insultes, qui, enfin, saute par la fenêtre et disparaît. Maurevert le tire et le manque… aussitôt, les mignons, d’une part, Nancey et ses gardes, d’autre part, quittent le Louvre pour courir à la recherche du jeune truand et l’arrêter partout où il se trouvera et je vous réponds…

Crucé en était là, de son récit, lorsque la porte du petit cabinet s’ouvrit brusquement, et les quatre convives effarés virent se dresser devant eux le vieux Pardaillan qui, un peu pâle, la moustache hérissée, mais souriant, disait de sa voix la plus polie :

— Messieurs, permettez que je passe, s’il vous plaît. Je suis très pressé.

La table, en effet, faisait obstacle.

— Monsieur de Pardaillan ! s’écria Orthès d’Aspremont ébahi.

Les trois bourgeois considérèrent le routier avec stupéfaction.

— Place donc, par Pilate ! puisque je vous dis que je suis pressé !

En même temps qu’il grondait ces mots, Pardaillan repoussa violemment la table ; les flacons culbutèrent, les plats s’entrechoquèrent ; au même instant, pâle de rage, d’Aspremont sautait sur son épée, mettait flamberge au vent et hurlait :

— Ah ! par la mort-Dieu, si pressé que vous soyez, vous me rendrez raison de l’insulte !

— Prenez garde, monsieur, fit Pardaillan, j’ai l’épée mauvaise quand je suis pressé ! Croyez-moi, remettons la chose !

— À l’instant ! sur-le-champ ! vociféra le vicomte. Dégainez, Monsieur, ou je vous charge !

— Vous n’êtes pas galant, monsieur Orthès, vicomte d’Aspremont ! Soit donc ! Mais, ajouta Pardaillan, les dents serrées, la voix sifflante, vous allez vous en repentir !

Au même instant, les deux adversaires tombaient en garde dans la salle même de l’auberge, tandis que les servantes criaient au feu, que Lubin prononçait d’innombrables oremus, que la belle madame Grégoire s’évanouissait, que Landry criait d’aller chercher le guet, et que les buveurs épars se réunissaient en cercle autour des deux batailleurs.

À peine en garde, d’Aspremont poussa une botte furieuse. Pardaillan poussa un juron, il était blessé à la main, et le sang coulait, ce qui fit que les cris de détresse des servantes se changèrent en hurlements.

Dans la même seconde, le vieux routier sentit ses doigts se raidir et sa main devenir pesante ; l’épée allait lui échapper… il la saisit de la main gauche et se rua sur son adversaire par une série de coups si furieux et si méthodiques à la fois que d’Aspremont en quelques instants, fut acculé au mur après avoir renversé plusieurs tables.

Une dispute dans un cabaret n’était pas chose rare à cette époque où les spadassins pullulaient.

Cependant les vociférations de Landry qui craignait pour sa vaisselle et faisait le geste de s’arracher les cheveux qu’il n’avait pas, les clameurs aiguës des servantes avaient attiré une petite foule devant la Devinière.

Pardaillan, comme nous venons de le dire, avait poussé d’Aspremont contre un mur.

Cela s’était fait si rapidement que les nombreux témoins de cette scène ne virent qu’une série d’éclairs et n’entendirent qu’une série de froissements précipités. Il y eut un dernier éclair, un froissement, et on vit d’Aspremont s’affaisser, rendant un flot de sang ; il avait l’épaule droite traversée de part en part.

Pardaillan, sans dire un mot, rengaina l’épée encore rouge, se précipita au dehors, fendit la foule et se mit à courir.

Dans sa hâte, il avait oublié Pipeau qu’il devait ramener au chevalier. Mais peut-être le chien avait-il éprouvé une instinctive sympathie pour lui car, s’étant par hasard retourné au bout de deux cents pas, Pardaillan le vit qui trottait sur ses talons.

En un quart d’heure, le vieux routier atteignit le cabaret du Marteau qui cogne.

— Catho ! Catho ! vociféra-t-il en entrant dans le bouge.

Catho, c’était l’hôtesse de ce cabaret.

Ancienne ribaude, fort achalandée au temps de sa jeunesse et de sa beauté, elle avait été l’une des reines de la Cour des miracles jusqu’au jour où la petite vérole l’ayant affreusement défigurée, elle avait dû renoncer à l’honorable métier qu’elle exerçait avec un zèle et une ardeur qui lui avaient valu de réaliser quelques économies.

Ces économies, elle les employa à fonder l’hôtellerie du Marteau qui cogne. Car ce bouge portait ce nom prétentieux d’hôtellerie : nous croyons avoir dit que l’hôtesse exagérait volontiers ses vocables. Quant à ce titre bizarre de Marteau qui cogne, c’était tout simplement un souvenir du dernier amant de Catho, qui la battait comme plâtre, et que, selon sa manie de métaphores, elle avait comparé à un marteau dont elle eût été l’enclume. En sorte que l’enseigne du bouge, ou de l’hôtellerie, n’était au fond qu’un hommage rétrospectif rendu aux biceps et à la poigne de l’amant en question, truand quelconque sur lequel nous ne possédons pas de renseignements.

Grossie, mal vêtue, mal peignée, couturée par la maladie contre laquelle on ne possédait pas les remèdes qui la rendent aujourd’hui presque bénigne, telle qu’elle était, Catho n’en avait pas moins bon cœur, et même de l’esprit : la preuve, c’est qu’elle refusa toujours de se marier. Car, chose étrange, elle que personne n’eût voulut épouser quand elle était si jolie, trouva des maris à la douzaine du jour où elle devint patronne d’un cabaret, ce qui lui supposait quelque argent.

Si la Devinière était fréquentée par des officiers, des vicomtes et de nobles spadassins qu’attirait la renommée des fameux pâtés d’alouette, la clientèle du Marteau qui cogne se composait de truands, capons, francs-bourgeois et autres gens, tous en délicatesse avec le guet royal et le guet de la ville. Catho qui était à sa façon une bonne hôtesse, avait gardé le pieux souvenir de ses anciennes fréquentations ; elle protégeait ses clients, les cachait, et n’était jamais aussi heureuse que les jours où elle pouvait jouer un bon tour à messieurs du guet, — ce dont le lecteur la blâmera ou la louangera selon son humeur, mais ce dont nous ne voulons rien dire, nous étant imposé une fois pour toutes la plus stricte impartialité pour loi principale de nos récits : en sorte qu’à défaut d’autre originalité, ils auront au moins celle-là !…

Pour en revenir à Catho, aux appels furieux de Pardaillan, elle descendit un escaler de bois en criant :

— Bon ! bon ! Est-ce de l’hydromel qu’il vous faut ? Du vin ? De l’hypocras ?… Ah ! c’est vous !…

— Mon fils !… Ce jeune homme que je t’avais confié !…

— Eh bien ?… demanda Catho.

— Eh bien ! qu’est-il devenu ?… Où est-il ?…

— Ma foi, il a dormi comme un moine : puis il est parti, et n’est pas de retour encore…

Le vieux routier bouillait d’impatience ; mais il était évident que Catho ne pouvait lui fournir aucun renseignement. Il prit donc le parti d’attendre et se jeta sur un escabeau en grommelant :

— Donne-moi donc de quoi faire une mesure d’hypocras, et de quoi sécher cette égratignure.

Quelques minutes plus tard, Catho plaçait devant Pardaillan du vin, du sucre candi, de l’ambre, de la canelle, du musc et des amandes. Puis, une infusion de vin chaud mêlé d’huile et de plantes diverses.

Le vin chaud mêlé d’huile où des simples plantes avaient bouilli était pour panser la plaie de sa main droite : blessure légère, ce qu’il constata en remuant les doigts l’un après l’autre.

Le vin froid, le sucre candi, l’ambre, la canelle, le musc et les amandes étaient pour l’hypocras que Pardaillan se mit à fabriquer avec la minutie, la science et la patience d’un gourmet consommé.

Cependant, il tenait les yeux fixés sur la porte qu’il dévorait du regard, et grommelait :

« Il lui arrivera malheur ! Pourquoi diable se mêle-t-il de ce qui ne le regarde pas ? Que diable allait-il faire au Louvre ?… Ah ! je donnerais le bras droit que M. d’Aspremont a failli me faire perdre pour que le chevalier perde, lui, cette désastreuse manie de vouloir du bien aux gens ! Ah ! la jeunesse !… »

Le vieux Pardaillan avait achevé la préparation de son hypocras et commençait à déguster cette boisson compliquée, lorsque Pipeau aboya joyeusement et s’élança au dehors : l’instant d’après, le chevalier entra en courant, et apercevant son père :

— Alerte ! Alerte ! Je suis poursuivi !

En quittant le Louvre de la façon qu’on a vue, le chevalier de Pardaillan, après un détour, ayant constaté que personne n’était à ses trousses, avait pris le chemin de l’hôtel de Montmorency qu’il ne tarda pas à atteindre.

Cette fois, le Suisse gigantesque ne fit aucune difficulté pour l’introduire, bien qu’il lui gardât une certaine rancune — non pas tant des blessures que le chien du chevalier lui avait faites, blessures si mal placées qu’elles l’empêchaient de s’asseoir — que du remède héroïque donné si généreusement par le maître du chien. On se rappelle, en effet, que le chevalier avait conseillé au digne Suisse de se frotter avec du vin mêlé de gingembre ; le gingembre avait transformé la brûlure des coups de crocs en brasiers ardents.

Le maréchal arriva une demi-heure après le chevalier, et commença par le serrer dans ses bras en lui disant :

— Ah ! mon cher enfant, votre présence d’esprit m’a sauvé la vie, et l’a sauvée sans doute à d’autres personnages…

— Monseigneur, fit le jeune homme, je ne sais de quoi vous voulez parler… J’ai déjà oublié, ajouta-t-il avec un sourire, qu’il existe dans Paris une rue de Béthisy et qu’il y a dans cette rue un hôtel où l’on se réunit la nuit…

— Aussi généreux que brave ! fit le maréchal. Mais comment vous êtes-vous tiré de la bagarre ? Pourquoi la reine Catherine vous a-t-elle accusé ?…

— Sa Majesté me veut mal de mort parce que je n’ai pas voulu tirer l’épée contre un gentilhomme qui me fait l’honneur d’être mon ami. Vous le connaissez, c’est le comte de Marillac… Quant au duc d’Anjou, il est vrai que je l’ai quelque peu malmené certain soir où il venait rôder de trop près sous les fenêtres de deux personnes qui logeaient alors rue Saint-Denis…

Le maréchal pâlit.

— Vous pensez donc, gronda-t-il, que le frère du roi…

— Je vous l’ai dit, monseigneur, et c’est la première piste que je vous avais indiquée pour retrouver les deux nobles dames que nous recherchons.

Le chevalier jeta un regard en dessous au maréchal, pour voir comment il accueillerait ce nous.

François de Montmorency, son front dans une main, paraissait méditer sur cette voie qui s’offrait à ses recherches.

— Non ! fit-il en secouant la tête. Ce ne peut être Anjou… Mon frère seul est capable d’avoir médité et exécuté cette infamie. C’est à lui qu’il faut que j’en demande raison…

Et tendant la main au chevalier :

— Ainsi, dit-il, c’est pour les défendre que vous vous êtes exposé à la colère de ces puissants personnages !

— Monseigneur, balbutia le jeune homme, je vous ai dit que j’avais à réparer le mal causé jadis par mon père.

— Et vous allez sans doute quitter Paris ?

— Moi ! s’écria le chevalier dans une explosion d’étonnement et de douleur.

— Songez que vous allez être poursuivi, traqué ! Songez que si on vous trouve, vous êtes perdu !… Après la scène de tout à l’heure au Louvre, vous ne devez rien espérer du roi…

— Je n’espère rien que de moi-même ! dit Pardaillan. Je ne quitterai pas cette ville, monseigneur, et n’ai besoin du secours de personne pour me défendre.

Une flamme d’orgueil et d’audace illumina un instant la physionomie du chevalier, qui continua :

— Ce que je fais, monseigneur, porte sa récompense en soi-même. Jadis, les paladins s’en allaient par monts et par vaux, cherchant les forts et les oppresseurs pour les combattre, cherchant les faibles et les opprimés pour les secourir. Tel était du moins le devoir qu’ils juraient d’accomplir le jour où on leur mettait les éperons aux talons et la lance au poing ! Il me convient d’imiter ces hommes. Cette attitude me plaît, de préférence à toute autre… Je vais donc mon chemin droit devant moi, et je sais parfaitement qu’il peut m’arriver de rencontrer sinon plus brave, du moins plus fort que moi, et de succomber… D’ailleurs, vous pouvez m’en croire, si je perdais la vie, monseigneur, je ne perdrais pas grand’chose !

Le maréchal, pour la première fois, soupçonna quelque grand et secret chagrin dans le cœur du chevalier.

Il regardait avec un mélange d’admiration et d’attendrissement ce jeune homme qui disait de telles choses avec une telle simplicité. Car il n’y avait pas l’ombre de forfanterie dans l’attitude du chevalier. Il se montrait tel qu’il était. Seulement, il ignorait sans doute lui-même que sa grande force lui venait d’avoir, par avance, sacrifié sa vie, et que ce sacrifice lui-même n’était qu’une forme de son amour désespéré.

En effet, de plus en plus, il comprenait la distance énorme qui le séparait de Loïse et des Montmorency.

— Monseigneur, reprit-il tout à coup, comme s’il eût eu à cœur de changer le cours de la conversation, puis-je vous demander ce qui est résulté de votre entrevue avec le maréchal de Damville ?

— Mon frère nie ! répondit François d’une voix sombre.

— Il nie ! Pourtant j’ai entendu, j’ai vu !…

— Après votre départ, il avait la partie belle pour nier.

Le chevalier se frappa le front.

— Maladroit ! fit-il, je n’ai point songé à cela !…

— Vous fussiez donc resté, si vous y aviez pensé !…

— Je fusse resté, monseigneur !… Mais là n’est plus la question maintenant. Il faut trouver le moyen d’obliger l’ennemi à capituler… Avez-vous pris une décision ?

— Oui, mon jeune ami. Et c’est d’aller à l’hôtel de Mesmes. J’ai laissé à mon frère trois jours de réflexion suprême. Après quoi, je le tuerai ou il me tuera…

Le ton avec lequel le maréchal prononça ces paroles, prouva au chevalier que rien ne pourrait le faire changer d’idée. Aussi, bien qu’il n’eût que peu de confiance dans le moyen du maréchal, il se tut.

François de Montmorency reprit alors :

— Passons à vous, maintenant. Vous êtes mon hôte, chevalier, jusqu’au jour où il n’y aura plus danger pour vous à sortir d’ici.

— Excusez-moi, monseigneur… j’ai déjà accepté une autre hospitalité…

— Ah ! c’est mal, cela !

— D’une personne qui m’est chère, acheva Pardaillan qui pensait à son père.

Le maréchal crut qu’il s’agissait de quelque maîtresse chez qui le jeune homme comptait se réfugier, et n’insista pas. Seulement, il demanda :

— Comment ferai-je donc pour vous prévenir si j’ai besoin de vous ? Car je ne vous cache pas que vous êtes le seul ami à qui je veuille me confier dans une aventure de ce genre.

— Monseigneur, je viendrai ici tous les jours, ou j’enverrai quelqu’un qui a toute ma confiance. Mais si une complication survenait, on me trouvera à l’auberge du Marteau qui cogne, près la truanderie.

Là-dessus, le jeune homme fit ses adieux au maréchal, qui le serra dans ses bras.

Une fois dehors, le chevalier se mit à marcher de ce pas tranquille et fier qui lui était habituel. Il se disait qu’au cas où on le chercherait, la meilleure manière d’attirer l’attention et de se faire arrêter, était de se mettre à courir, ou d’avoir l’air de quelqu’un qui se cache.

C’était justement raisonné. Mais Pardaillan ignorait — et cette ignorance était un charme en lui — que sa démarche ne ressemblait à aucune autre, et que ses attitudes étaient remarquables en elles-mêmes. En sorte que son raisonnement se trouvait pécher par la base.

Quoi qu’il en soit, il avait l’œil au guet ; mais ne voyant rien de suspect dans les rues paisibles que sillonnaient des seigneurs à cheval, des dames en chaise, des bourgeois, des marchands de comestibles divers, il s’abandonna peu à peu à ses rêveries.

Rêver en marchant est une des choses les plus douces. Et le plus poète des poètes, qu’on appelle « le bon La Fontaine », l’a dit : « Un je sais quel charme emporte alors nos sens. Fortune, gloire, honneur, amour, le déshérité trouve tout cela en rêvant. La réalité n’en sera peut-être que plus cruelle, après le quelque incident qui fait qu’on rentre en soi-même. » Mais, comme dit l’autre, cela fait toujours passer une heure ou deux. Et qui sait si ce n’est pas là l’essentiel ?

Enfin, notre héros rêvait tout éveillé, tout marchant. Pour une fois que cela lui arrive, nous espérons qu’on ne le lui reprochera pas. Le malheur est que lorsqu’on rêve ainsi, on ne voit plus rien autour de soi.

Pardaillan ne vit pas la silhouette revêche de Maurevert contre lequel il faillit se cogner.

La chose se passait à l’angle d’une ruelle proche du Louvre.

Pardaillan ne vit rien, lui, et poursuivit en même temps son chemin qui le conduisait au Marteau qui cogne, et son rêve qui le conduisait aux pieds de Loïse. Mais Maurevert, qui n’avait aucune raison de rêver à ce moment-là, vit parfaitement le chevalier. Il bondit de joie et s’enfonça dans la boutique obscure d’un fripier. Lorsque Pardaillan fut passé, Maurevert sortit de la boutique et avisa un garde qui, son service fini, se promenait. Il lui dit deux mots, et le garde se mit à courir. À ce moment arrivèrent Quélus et Maugiron avec lesquels Maurevert avait rendez-vous. Il les mit au courant de la rencontre qu’il venait de faire et s’élança à la poursuite de Pardaillan, tandis que les deux autres attendaient sur place.

Tout ce mouvement échappa, bien entendu, au chevalier qui, d’ailleurs, prenait de l’avance.

Au moment où il entrait dans la ruelle Montorgueil, où se trouvait le cabaret du Marteau qui cogne, il entendit soudain derrière lui le bruit de pas nombreux et précipités. S’étant retourné, il vit une bande composée d’une dizaine de gardes en tête desquels marchaient Quélus et Maugiron ; quelques pas en avant de tous, venait Maurevert.

Pardaillan allongea le pas.

— Arrête, arrête ! cria Maurevert.

— Au nom du roi ! hurla le sergent.

À ce cri, les bourgeois qui considéraient cette scène, soulevèrent leurs bonnets. Aussitôt, deux ou trois marchands ambulants, — dans les arrestations en pleine rue, le nombre des policiers volontaires est toujours plus grand que le nombre des policiers de métier ; n’est-ce pas, en effet, une satisfaction que de pouvoir prêter main-forte au plus fort ? — Quelques ambulants donc, se précipitèrent pour barrer la route au chevalier.

Celui-ci ne dit rien, mais tira sa longue et large dague, qu’il montra d’un air d’autant plus terrible qu’il paraissait paisible. Les policiers volontaires firent un bond de côté et s’aplatirent contre le mur ; car, du moment qu’il y a danger, au diable la main-forte à la loi et au roi !

— Arrête ! au nom du roi ! vociférèrent de plus belle les poursuivants en se mettant à courir.

Pardaillan, son poignard à la main, prit alors une allure plus rapide. Son intention était de passer devant le cabaret sans s’y arrêter, et d’aller se perdre dans le dédale de ruelles qui formait un inextricable lacis entre la nouvelle église Saint-Eustache dont on achevait alors les deux tours carrées et la place de Grève.

Mais au moment où il s’élançait, à l’autre extrémité de la ruelle Montorgueil, il vit s’avancer une troupe du guet que quelque âme charitable avait sans doute appelée.

Le chevalier était pris ! Une légère sueur pointa à la racine de ses cheveux. Comme il hésitait pour savoir s’il essaierait de foncer sur l’ennemi qui était devant lui, un chien courut se jeter dans ses jambes.

— Pipeau ! s’écria Pardaillan. C’est donc que mon père est là !…

Et il se jeta dans le cabaret en criant :

— Alerte ! Je suis poursuivi…

Le vieux Pardaillan bondit jusqu’à la porte. Un coup d’œil à droite et à gauche le convainquit de la gravité de la situation : à gauche, une troupe, à droite, une autre bande, sur le pas de toutes les portes, des commères, des badauds, une rue en révolution !

Fermer la porte et la verrouiller fut pour le vieux routier, l’affaire d’un instant.

À la même seconde, des coups violents furent frappés.

— Ouvrez ! hurlait-on.

— Barricadons ! fit le vieux Pardaillan.

— Au nom du roi ! clamait le sergent d’armes.

Les tables, les escabeaux, s’entassaient à l’intérieur, devant la porte. Du dehors, les coups devenaient plus furieux.

— Nous le tenons ! vociférait une voix que le chevalier reconnut pour être celle de Maurevert.

— Encore cette armoire ! firent les deux assiégés en poussant un pesant bahut qui compléta la barricade.

— Nous en avons pour une heure, ajouta le vieux.

— En une heure, on peut brûler Paris, répliqua le jeune homme.

— Catho ! Catho ! appela le routier.

La grosse Catho était là qui assistait sans trop d’émotion à la bagarre. Et il faut dire que, si elle eut quelque émotion, ce fut plutôt à la pensée que ce jeune homme, si brave et si beau, allait être emmené par les gens du roi.

— Me voici, monsieur, dit-elle.

— Un mot. Un seul. Es-tu contre nous ? Es-tu avec nous ?

— Avec vous, monsieur, répondit Catho paisiblement.

— Tu es une bonne fille, Catho. Je te revaudrai cela.

Et le vieux Pardaillan glissa ce mot dans l’oreille de son fils :

— Si elle avait pris parti pour eux, je la tuais raide.

Le chevalier approuva d’un signe… Ah ! que voulez-vous, lecteur ! Mettez-vous à sa place !…

— Que t’arrive-t-il ? reprit le routier.

— Je vous raconterai la chose, monsieur. C’est toute une histoire assez longue.

M. de Pardaillan père eut ce mot :

— Catho, du vin !… Raconte, mon fils, nous avons le temps !

Et, tandis que des coups sourds ébranlaient la porte, tandis qu’on entendait au-dedans les aboiements féroces de Pipeau, et au-dehors les hurlements du sergent et les cris de quelques femmes qui s’évanouissaient ou faisaient semblant de s’évanouir, le chevalier, en quelques mots brefs et calmes, en un récit méthodique et tranquille, raconta la scène du Louvre.

— Il y a rébellion contre le roi ! vociférait le sergent.

— Que diable allais-tu faire dans cet antre ? dit le vieux Pardaillan avec un geste de mauvaise humeur. Je t’avais pourtant bien recommandé…

La porte, sous un coup violent, se fendit du haut en bas.

— Catho ! fit le routier.

— Me voici, monsieur.

— Tu as de l’huile, n’est-ce pas, ma fille ?

— De la très bonne huile de noix. J’en fis venir trois jarres, il y a huit jours.

— Bon ! Y a-t-il une cheminée, là-haut ?

— Oui, monsieur.

— Où est ton huile ?

— À la cave, monsieur.

— Les clefs de la cave…

— Les voici !

— Catho, tu es une bonne fille. Monte là-haut et allume un grand feu, un bon feu, tu entends, un feu à faire griller un cochon ou à faire rôtir un moine… Ainsi !…

La grosse Catho s’élança, saisit des fagots et monta au premier.

— À nous ! fit M. de Pardaillan père.

Et, suivi du chevalier, il se précipita dans les caves. Dix minutes plus tard, les trois jarres d’huile étaient en haut, plus tout ce qu’il y avait de pain dans l’auberge, plus une cinquantaine de bouteilles, plus un levier de fer et une pioche trouvés dans la cave.

— Voici les munitions ! dit le père en désignant l’huile.

— Et voici les provisions ! dit le fils en montant les bouteilles et les jambons.

— À l’escalier ! reprit le vieux.

L’escalier était en bois. L’escalier était vermoulu. L’escalier ne tenait plus qu’à quelques crampons.

— Catho ! cria le routier, tu veux bien que je démolisse ta maison ?…

— Démolissez, monsieur ! répondit Catho qui, sur le feu, plaçait une énorme marmite de fer, et, dans la marmite, versait une jarre d’huile.

Les deux hommes, à coups de pioche, à coups de levier, attaquèrent l’escalier par ses crampons. Quand les crampons qui le scellaient au mur furent arrachés, ils montèrent en haut, et du pied, des mains, de tout leur effort, se mirent à pousser.

Une clameur terrible retentit : la porte était défoncée : gardes et gens du guet, pêle-mêle, se jetaient ou essayaient de se jeter à l’intérieur et repoussaient les obstacles accumulés.

À ce moment, à cette clameur répondit un effroyable fracas : c’était l’escalier qui s’effondrait ! La route était coupée des assiégeants aux assiégés !… Et sur tout ce bruit, ce fut le bruit plus formidable d’un éclat de rire poussé par le père et le fils.

— Messieurs du guet, nous avons subi plus d’un assaut.

— Messieurs les gardes, nous connaissons les malices des sièges !…

— Catho ! est-ce que ça chauffe ?

— Ça brûle, monsieur !…

— Bon ? Nous allons refroidir l’ardeur de ces messieurs ! Gare !…

La marmite d’huile bouillante fut traînée au bord du trou auquel aboutissait l’escalier lorsqu’il y avait encore un escalier.

La salle du bas était pleine de gens qui démolissaient la barricade et criaient :

— Une échelle ! Une échelle !…

Pardaillan père se pencha et cria :

— Messieurs, retirez-vous, ou nous allons vous échauder !

— Bataille ! hurlèrent les gardes enchantés de la facile victoire qu’ils prévoyaient.

— C’est bon ! grogna le vieux routier. Ils l’auront voulu. Gare !…

Avec une vaste cuiller, il puisa l’huile bouillante et à toute volée, en lança le contenu sur les assaillants. Ah ! ce fut un beau concert de hurlements, de clameurs et de menaces ! Pour la deuxième fois, la terrible pluie brûlante tomba de là-haut. Puis une autre ! Puis, plus vite, plus serrée, la pluie tomba, les cris de souffrance éclatèrent, celui-ci brûlé au visage, celui-là aux mains… en vingt secondes, la salle du bas était vide !

— Catho ! chauffe, ma fille ! chauffe toujours !

— Je chauffe, monsieur !…

La rue était pleine de vociférations. Une clameur plus haute retentit : un menuisier apportait une échelle longue et solide…

— Par la fenêtre ! hurla Maurevert.

— Bon ! fit le vieux Pardaillan, nouvelle tactique !… Attendez, mes enfants, nous allons rire !…

L’échelle, violemment, fut posée contre la fenêtre, et ses montants s’appuyant sur les vitraux, les firent sauter en éclats. Le vieux routier ouvrit la fenêtre et se pencha : sept ou huit hommes montaient l’un derrière l’autre… Il fit un signe… Le chevalier accourut.

Le père et le fils saisirent les montants de l’échelle et unirent leurs deux forces…

L’échelle, un instant, se balança puis retomba lourdement, s’abattit… deux hommes écrasés demeurèrent sur la chaussée boueuse. Au même instant, la marmite fut posée sur le rebord de la fenêtre ; d’une secousse violente les deux assiégés la vidèrent… il y eut un tonnerre de hurlements, et dans la même seconde, la place fut vide devant la maison !…

Les assiégeants effarés, stupides devant une pareille résistance, se concertaient… Quinze hommes ébouillantés ou blessés étaient hors de combat, les deux Pardaillan n’avaient pas une égratignure.

Paisible, Catho avait replacé sa marmite sur le feu et faisait chauffer une nouvelle jarre d’huile.

Seulement, elle poussa tout de même un soupir de commerçante et murmura :

— De la si bonne huile de noix ! quel dommage !…

Dehors, les assiégeants cherchaient à s’entendre pour une nouvelle attaque.

— Envoyez chercher du renfort ! criait Quélus.

— Je crois bien que ces démons ont envoyé de l’huile sur ma collerette, disait Maugiron. Regarde donc, Quélus.

En réalité, Maugiron avait le cou brûlé, et d’énormes cloques boursouflaient la peau.

— Puisque les enragés aiment ce qui brûle, hurla Maurevert, donnons-leur du feu !

— Oui ! oui ! brûlons la bauge et les sangliers !

— Le feu à la maison !…

Le vieux Pardaillan avait entendu. La menace d’être brûlé vif amena une grimace expressive sur ses lèvres.

— Diable ! fit-il simplement. Donne-moi à boire, mon fils.

Le chevalier remplit trois gobelets, et les trois assiégés les vidèrent.

— Je crois, dit le chevalier, que le siège sera tôt terminé.

— Seigneur ! fit Catho, croyez-vous qu’ils vont nous brûler ?

— Je le crois, dit le vieux routier. Bah ! tu te figureras que tu es déjà en purgatoire, et cela te conduira droit au paradis que tu mérites !

— Catho ! reprit tout à coup le chevalier, qu’y a-t-il derrière ce mur ?

— Dame… il y a la maison de mon voisin, le marchand de volaille vivante.

— Je te comprends, mon fils ! s’écria le père. Essayons de passer chez le marchand de volaille.

Le chevalier saisit la pioché et attaqua le mur. Le vieux Pardaillan, d’un geste, l’arrêta :

— Cet homme va entendre les coups et prévenir les gardes : au lieu de fuir, nous ouvrons la brèche qui leur livre passage.

— C’est un risque à courir, dit froidement le chevalier. J’aime mieux mourir dans un corps à corps que mourir dans le brasier que cette maison va être tout à l’heure…

— Va donc, mon fils !…

Les coups de pioche commencèrent à retentir sourdement.

Le mur était épais, solide. Au dehors, heureusement, le tumulte continuait. Mais des fascines s’accumulaient au pied de la maison.

L’instant était suprême.

— Pourvu que le marchand de volaille n’entende pas ! grondait le vieux Pardaillan, tandis que son fils, comme un mineur qui éventre la terre, frappait à coups puissants…

Catho, d’un geste, appela le routier à la fenêtre, et du doigt lui montra un homme qui, dans la rue, se lamentait, se tordait les bras, s’arrachait les cheveux :

— Le marchand de volaille ! dit-elle.

À ce moment, la foule, au dehors, se mit à hurler : « Noël ! Noël ! »

— Je me demande ce que Noël vient faire en cette affaire ! dit le vieux Pardaillan.

Il n’avait pas tort. En effet, la foule criait Noël uniquement parce qu’on venait de mettre le feu aux fascines, et sa joie venait de ce que deux hommes qu’elle ne connaissait nullement allaient être brûlés vifs. Au surplus, c’est toujours, paraît-il, un spectacle réjouissant que de voir supplicier des êtres faits à notre image (témoin les foules qui, de nos jours encore, se délectent à voir guillotiner). Il faut que les maîtres des hommes comptent sur cette joie de la foule. Sans quoi, depuis longtemps, il n’y aurait plus de supplices. Bref, la foule criait « Noël » de tout son cœur.

Quelques instants plus tard, la joie devint du délire : en effet, un épais tourbillon de fumée monta au ciel et, bientôt, la flamme s’élança en langues écarlates et commença à lécher les murs de la maison.

Que devenaient les assiégés ?

Maurevert jetait de sombres regards de satisfaction sur l’incendie et, répétant le geste esquissé au Louvre par le chevalier, se caressait la joue — la joue qu’avait cinglée l’épée de Pardaillan.

La maison brûla. Justice sommaire, qui avait parfaitement cours à une époque où l’idée de justice vagissait à peine. Aujourd’hui, il y a progrès ; elle en est déjà aux premiers bégaiements enfantins ; espérons que dans quelques milliers d’années, elle saura parler.

Bref, la maison brûla. On eut toutes les peines à éteindre ensuite l’incendie qui avait gagné les maisons voisines et menaçait toute la rue. Quelques voisins subirent des pertes graves ; mais cela comptait pour peu de choses ; l’essentiel était que Maurevert, Quélus et Maugiron purent se rendre au Louvre bras dessus bras dessous. C’était même la première fois que les deux mignons fraternisaient ainsi avec le spadassin.

Maurevert fut reçu par la reine Catherine de Médicis.

Les deux mignons le furent par le duc d’Anjou.

— Madame, dit le premier à la reine mère devant Nancey qui faillit en avoir la jaunisse de jalousie, madame, Votre Majesté est vengée : nous avons pris le jeune truand comme un renard au terrier, et nous l’y avons enfumé, c’est-à-dire bel et bien grillé, moyennant un jeu de joie dont nous avons fait flamber sa maison. Sans Quélus et Maugiron qui m’ont retardé par leur mollesse, il y a déjà deux heures que ce serait fini.

— Maurevert, dit Catherine, je parlerai de vous au roi.

— Votre Majesté me comble. Mais le plus beau de l’affaire, après tout, n’est pas la grillade de cet insolent que j’eusse aussi bien proprement tué à la première occasion. Ce qu’il y a eu de magnifique, c’est la grande joie du populaire quand j’eus dit que c’étaient des huguenots qui grillaient…

— Chut ! fit la reine avec un sourire aigu ; ne savez-vous pas que nous faisons la paix pour de bon ?

— Eh ! madame, cela n’empêche pas la paix… au contraire ! répondit Maurevert qui, se sachant indispensable, prenait quelquefois avec la souveraine de ces airs d’indépendance bourrue qui sont la suprême habileté des domestiques supérieurs.

Quant à Quélus et Maugiron, ils dirent au duc d’Anjou.

— Monseigneur, vous êtes vengé… Sans Maurevert, qui a eu des hésitations inexplicables, nous aurions déjà pu vous annoncer la chose depuis une heure. Enfin, c’est fait. L’insolent ne vous regardera plus en face. Il est mort, brûlé vif, avec quelques autres truands de son espèce qui le voulaient défendre.

— Vous êtes vraiment de bons amis, dit le duc d’Anjou en se passant du cosmétique sur les sourcils. Je voudrais être le roi, rien que pour pouvoir vous récompenser selon vos mérites.



Or, pendant que les mignons d’une part, Maurevert, de l’autre, célébraient ainsi la mort de leur ennemi, une aventure survenait aux deux Pardaillan, — aventure qui doit prendre ici sa place.

Ni Pardaillan père, ni Pardaillan fils n’étaient morts. Ils s’étaient bel et bien tirés de la fournaise, voici comment :

Au moment où le feu fut mis aux fascines et où les flammes s’élancèrent, une fumée blanche et odorante, de ces fumées qui montent du bois bien sec, envahit la chambre où étaient réfugiés les assiégés. Mais si odorante que fut cette fumée, elle ne les en menaçait pas moins d’une prochaine asphyxie.

Le chevalier qui piochait depuis cinq minutes s’arrêta un instant, tout en sueur. Le vieux Pardaillan s’empara alors de la pioche et continua la besogne au jugé ; car on ne voyait plus rien.

Quelques minutes angoissantes s’écoulèrent ainsi. La respiration des trois malheureux devenait haletante, et déjà ils entrevoyaient la mort terrible qui les attendait là, lorsque la pioche, dans un dernier coup plus violent et comme désespéré, passa de l’autre côté du mur ; un trou assez large béa…

Alors les deux hommes et Catho, qui pour la force musculaire valait deux femmes, se mirent fébrilement à arracher briques et moellons ; en deux minutes, il y eut un trou suffisant pour donner passage.

Ils passèrent, un peu écorchés il est vrai, mais ils passèrent !

Il était temps : l’incendie ronflait maintenant, et les poutres, les solives crépitaient.

Les trois assiégés se trouvèrent dans une sorte de grenier où le voisin serrait ses sacs de grains pour les volailles qu’il nourrissait. Ce grenier était fermé d’une vieille porte dont on fit sauter la serrure d’un coup de pioche. Alors, ils se précipitèrent dans un escalier qui aboutissait à la cuisine du marchand de volailles.

Cette cuisine ouvrait, d’une part, sur la boutique, mais par là, on aboutissait à la rue, c’est-à-dire en plein traquenard. D’autre part, elle donnait sur une cour assez vaste, dont les quatre côtés étaient occupés par des poulaillers.

— Fuyons ! dit Catho.

— Un instant, répondit le vieux Pardaillan.

— Oui, respirons ! ajouta le chevalier ; nous avons failli en perdre l’habitude.

— C’est-à-dire que je me souviens à peine comment on respire, reprit le routier.

Ces plaisanteries ne les empêchaient pas d’étudier activement le terrain sur lequel ils se trouvaient. La cour était clôturée de murs assez élevés. Mais il était facile de les franchir en montant sur le toit d’un poulailler.

Le chevalier, le premier, se hissa à la force du poignet, sur le poulailler du fond. Il tendit la main à Catho, qui en un instant le rejoignit ; puis ce fut le tour du vieux Pardaillan. De là à la crête du mur, cela devenait un jeu. Et une fois sur le mur, ils n’eurent plus qu’à se laisser tomber sur le sol.

Ils se trouvaient alors dans un jardin de maraîcher assez vaste.

Par le fait, ils étaient sauvés.

— Que vas-tu faire ? demanda le routier à l’hôtesse de l’ex-auberge, maintenant ruine fumante.

Catho eut un soupir.

  1. Quelques-uns écrivent : Kervoer ou Kerver… Le libraire ne se serait-il pas appelé tout bonnement : Cervier ?… On sait, ou on ne sait pas, qu’il fut cause de l’assassinat du pauvre vieux savant Rârnus. Et nom ou surnom, Cervier lui conviendrait assez. (Note de M. Zévaco.)