XXXVIII. Le Premier Amant
Catherine de Médicis, pendant ce temps, poursuivait :
— Sire, cet homme est un dangereux ennemi pour moi, pour le duc d’Anjou…
— Cela suffit, dit Charles IX. Je prétends qu’on l’arrête et qu’on instruise son procès. J’en veux faire un exemple éclatant.
Et avec son sourire blafard, il ajouta :
— Ainsi, on verra que j’aime ma famille… car j’aime ma famille moi, autant qu’elle m’aime…
Satisfait de cette pointe sournoise qu’il lançait à sa mère et à son frère, le roi redevint tout joyeux et fit signe qu’il voulait être seul. Catherine sortit avec le duc d’Anjou, suivis des yeux par le roi. Les autres assistants se retirèrent aussi. Mais François de Montmorency demeura ferme à son poste ; ce que voyant, Henri de Damville demeura également.
Le roi les regarda avec étonnement.
— Je croyais avoir dit que l’audience était terminée, fit-il.
— Sire, dit François d’un ton ferme, Votre Majesté m’a promis de me rendre justice : j’attends !
— C’est vrai, après tout, fit Charles IX. Parlez donc…
— Puisque, reprit alors le maréchal, puisque M. de Pardaillan n’est plus là, je dirai ce qu’il a vu, ce qu’il a entendu… Une voiture a quitté l’hôtel de Mesmes cette nuit à onze heures, emmenant secrètement deux femmes. En vain le nierait-on !…
— Je ne le nie pas, dit froidement Damville.
François serra les poings. Un flot de sang monta à son visage.
— Et puisqu’on m’y oblige, continua Damville, je ferai ici une confidence que je ne ferais devant personne au monde.
Il regarda avec inquiétude du côté de la porte, et, mystérieusement, acheva :
— Sire, une jeune duchesse et sa suivante en mal d’aventure sont venues me demander l’hospitalité et m’ont prié de les ramener à leur hôtel. Votre Majesté exige-t-elle le nom de cette haute dame ?…
— Non pas, par la mort-dieu ! s’écria Charles IX en riant.
François se tordit les mains avec une rage désespérée. Il comprit qu’il ne pourrait convaincre le roi.
Mal vu à la cour, tandis que son frère y était en pleine faveur, dépourvu de preuves irrécusables, il avait vu s’enfuir avec Pardaillan sa seule chance de succès.
Il baissa la tête, vaincu.
— Allons, vous voyez que vous vous êtes trompé, maréchal, dit le roi. Allez, messieurs, allez… Holà, un instant : nous voyons avec peine et chagrin la plus noble maison de France divisée par des querelles intestines… J’espère, je veux que tout cela cesse bientôt… Vous m’entendez, messieurs ?
Les deux frères s’inclinèrent et sortirent : Henri, radieux, François, la rage au cœur.
Dans la pièce voisine, le maréchal de Montmorency mit lourdement sa main sur l’épaule de son frère.
— Je vois que votre arme est toujours la même, dit-il d’une voix rauque et sifflante : mensonge et calomnie !
— J’en ai d’autres à votre service ! dit Henri dont le visage se contracta.
François jeta sur son frère un regard sanglant. Sa main se crispa sur le manche de sa dague. Mais peut-être se dit-il que s’il frappait Henri tout de suite, il lui serait impossible de savoir ce qu’étaient devenues celles qu’il cherchait.
— Écoute, gronda-t-il. Je veux te laisser le temps de réfléchir. Mais lorsque je me présenterai à l’hôtel de Mesmes, tout sera fini. Si, à ce moment, tu ne rends les deux malheureuses que tu m’as volées, prends garde ! Chez toi, au Louvre, dans la rue, partout où je te trouverai, je te tuerai ! Attends-moi !
— Je t’attends ! répondit Henri.
Notes
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Revenant de deux jours en arrière, nous entrerons dans le couvent des Carmes qui occupait un vaste emplacement sur la montagne Sainte-Geneviève, non loin de l’endroit où, plus tard, sous Louis XIII, devait s’élever le Val-de-Grâce.
Outre ce couvent, les Carmes avaient encore un établissement au pied de la montagne, place Maubert. Plus tard, ils eurent aussi une maison rue de Vaugirard, et, au commencement du dix-septième siècle, y bâtirent une église. C’est dans cette dernière maison, aujourd’hui encore habitée par des carmélites, que l’on commença, vers 1650, à fabriquer l’eau des carmes ou eau de mélisse.
Le couvent de la montagne Sainte-Geneviève comportait différents bâtiments, un cloître, une chapelle et de vastes jardins. Il était admirablement organisé, et comme tous les couvents, possédait ses frères quêteurs, qui s’en allaient par les rues, mêlant leurs crieries à celles des marchands de poisson, de venaison, de pigeons et d’oisons, de roinsoles, de miel, d’ail, de légumes, poireaux, oignons, navets, de fèves, de fruits, marchands de vin qui se débitait à la pinte, marchands de vinaigre, de verjus, d’huile, marchands de pâtés chauds, de flans, de galettes, etc. etc.
Une vieille chanson parle de ces frères mendiants ou quêteurs qui parcouraient la ville en tous sens du matin au soir :
Aux frères de Saint-Jacques [1], pain
Pain, pour Dieu, aux frères ménors…[2]
Du pain aux sas[3], pain aux barrés[4], etc.
La chanson énumère ainsi tous les ordres qui inondaient Paris de leurs quêteurs, et comme on le voit, n’a garde d’oublier les Carmes ou Barrés.
Plus un couvent avait de mendiants, plus il était riche.
Les Carmes en avaient une douzaine.
Ce couvent avait ses imagiers qui enluminaient des missels vendus très cher aux grandes dames ; il avait ses savants qui s’occupaient de déchiffrer les vieux grimoires ; il avait ses prédicateurs qui allaient par les églises menacer des flammes éternelles les mauvais chrétiens qui voyaient avec peine s’élever la flamme des bûchers pour dévorer de braves gens coupables de huguenoterie ; il avait son abbé ; il avait enfin tout ce qu’avaient les autres couvents.
Mais ce que n’avaient pas les autres couvents, et ce qu’avait celui des Carmes, c’était deux êtres exceptionnels pour un couvent.
Le premier était un enfant.
Le deuxième, c’était le « crieur des trépassés ».
L’enfant avait quatre ou cinq ans. Il était pâle, chétif, avec un visage souffreteux et jaune. Il n’aimait pas à jouer dans les grands jardins. Il fuyait la société des moines. On l’appelait tantôt Jacques, tantôt Clément. Il était de nature craintive, un peu sombre, et très sauvage.
Un seul moine avait trouvé grâce devant cet enfant, c’était le frère crieur des trépassés[5].
Celui-ci, dès que le couvre-feu avait sonné à Notre-Dame, dès que les autres églises, par la voix de leur clocher, avaient répété aux Parisiens que l’heure était venue d’éteindre le feu et les chandelles, avait pour mission de se promener dans les rues noires et silencieuses.
Il errait dans la nuit, seul, tout seul, comme une âme en peine.
D’une main, il portait un falot pour éclairer sa route ; de l’autre, une sonnette qu’il agitait de loin en loin. Et alors sa voix lugubre s’élevait :
— Mes frères, priez Dieu pour l’âme des trépassés !…
Bien que ces fonctions fussent des plus humbles, le frère prieur était considéré et même craint dans le couvent. L’abbé l’appelait souvent à son chapitre, et en dehors de ces consultations faites officiellement, avait encore avec lui de nombreux entretiens particuliers.
On disait parmi les moines que ce frère était arrivé au couvent muni par le pape de redoutables pouvoirs.
C’était d’ailleurs un prédicateur de haute éloquence, d’une hardiesse étrange qui confirmait les bruits touchant les pouvoirs occultes dont il aurait été investi.
Il avait sollicité et obtenu aussitôt l’emploi de vaquer la nuit par les rues en criant aux bourgeois de prier pour les trépassés.
On l’appelait le révérend Panigarola, bien qu’il n’eût pas encore les titres nécessaires pour être traité de révérend. Il faut croire qu’il se plaisait à cette modeste et lugubre fonction, car dès que la nuit tombait, Panigarola, s’il n’avait pas quelque sermon nocturne à prononcer, se couvrait d’un manteau noir, saisissait sa clochette et sa lanterne et s’en allait par les rues, ne rentrant souvent qu’au matin, exténué, brisé de fatigue par sa morne promenade.
Alors il s’enfermait dans sa cellule.
Pour y dormir ?
Peut-être ! Car enfin, si ascétique et bilieux qu’il fût, le révérend Panigarola était sans doute soumis à la loi du sommeil comme le commun des humains, des animaux et même des plantes.
Mais de jeunes frères prétendaient que Panigarola ne dormait jamais et que, plusieurs fois, s’étant approchés de sa cellule à l’heure où on devait le croire endormi, ils avaient entendu des sanglots et des prières.
Panigarola ne parlait à personne, dans le couvent, qu’à l’abbé ou au prieur.
Non qu’il fût trop fier : il exagérait au contraire son humilité ; mais sans doute il avait trop à penser pour aimer à parler.
Il paraissait tout jeune encore.
Mais les soucis ou les chagrins avaient imprimé à son front des rides précoces, à sa bouche un pli amer et donné à son regard cette fixité effrayante de l’homme qui s’habitue à contempler les visions que l’amour ou la haine font passer devant les yeux de son imagination.
Tel qu’il était, Panigarola plaisait au petit Jacques. Seul, il pouvait approcher de l’enfant qui, sans cela, eût vécu à l’abandon. Peut-être la tristesse visible de ce moine, en harmonie avec sa propre tristesse instinctive, avait-elle touché l’enfant ?
On les voyait rôder ensemble dans l’après-midi, à travers le jardin où tout renaissait.
Ils se promenaient, silencieux, la plupart du temps.
Mais le moine cherchait à provoquer les questions de Jacques, à exciter sa curiosité, et déjà il l’exerçait à lire dans un livre plein d’images. L’enfant était d’ailleurs d’une extrême précocité, et s’il s’étiolait à l’ombre de ce cloître, son intelligence au contraire semblait se développer démesurément.
Le moine appelait Jacques « mon enfant » d’une voix paisible et douce, l’enfant appelait le moine « bon ami ».
C’était entre eux une intimité monotone, sans tendresse, eût-il semblé.
Ce jour-là, le moine et l’enfant, vers deux heures de l’après-midi, étaient assis sur un banc ; tandis que la communauté chantait un office à la chapelle.
Panigarola, par faveur spéciale, n’assistait aux offices que lorsque cela lui convenait.
Le moine avait sur ses genoux un missel écrit en gros caractères et imprimé en latin. Mais le livre contenait aussi quelques prières en cette langue qu’on appelait encore « la vulgaire » et qui était la langue française.
Le petit Jacques Clément était debout près de lui.
Il ne s’appuyait pas contre son instructeur comme eût fait un enfant confiant et tendre ; mais il semblait garder une attitude défiante, craintive… en somme, il consentait à s’entretenir avec Panigarola, mais il ne l’admettait pas dans l’intimité de son âme.
Le moine, à cette minute, paraissait avoir oublié son élève.
Il regardait devant lui, les yeux fixés dans le vague, les traits contractés ; et le petit se taisait, non effrayé par ce silence auquel il était habitué, mais attendant avec patience que fût reprise la leçon.
Enfin, un profond soupir gonfla la poitrine du moine, et ses lèvres s’agitèrent comme si elles allaient balbutier quelques paroles. Mais son regard étant tombé sur le petit, il tressaillit, passa la main sur son front, et dit :
— Allons, mon enfant… allons…
Son doigt se posa sur une ligne, et l’enfant, en hésitant, lut :
— « Notre père… qui êtes au ciel »… qui est-ce, ce père, bon ami ?
— C’est Dieu, mon enfant… Dieu qui est le père de tous les hommes… Dieu, mon enfant, est notre père dans les cieux, comme notre père visible l’est sur la terre.
— Ainsi, dit l’enfant pensif, nous avons deux pères… l’un qui est au ciel et qui est le père de tous ; et puis chaque enfant a encore un père sur la terre…
— Oui, mon enfant : c’est bien cela, dit le moine étonné qu’une telle question eût pu germer dans l’esprit de ce petit être.
Et ce fut une flamme d’orgueil qui éclaira un instant ses yeux.
Il reprit :
— Continuons, mon enfant… « Notre père qui êtes au ciel… »
Mais l’enfant était poursuivi par une pensée.
— Ainsi, dit-il, tu as un père, bon ami ?
— Sans doute, mon enfant.
— Et le frère sonneur ? Et les deux gros chantres qui ont de si vilaines figures ? Et le frère jardinier ?… Ils ont tous un père ?
— Bien certainement, fit le moine qui regarda attentivement le petit Jacques.
— Et les enfants qui, quelquefois, passent par-dessus le mur pour prendre des fruits et après lesquels le frère jardinier court avec un gros bâton, est-ce qu’ils ont chacun leur père ?
Le moine répondit plus faiblement :
— Mais oui, mon enfant…
— Alors, dit le petit, pourquoi est-ce que je n’ai pas de père, moi ?
Le moine pâlit. Un tressaillement de souffrance et d’amertume le secoua. Et ce fut d’une voix sourde, presque méchante, qu’il demanda :
— Qui t’a dit que tu n’as pas de père !…
— Mais, fit le petit, je le vois bien… Si j’avais un père, il serait ici avec moi… je vois bien les autres enfants, le dimanche, quand ils viennent à la chapelle… chacun d’eux a un père ou une mère… moi, je n’ai ni père, ni mère.
Panigarola demeura sombre, perplexe, agitant des réponses et n’osant les formuler.
L’enfant reprit :
— N’est-ce pas, bon ami, que je n’ai pas de père, pas de mère… que je suis seul, tout seul ?
— Et moi ! fit enfin le moine d’une voix qui eût effrayé un autre enfant, que suis-je donc ?
Le petit Jacques Clément considéra son bon ami d’un œil attentif, étonné.
— Toi ? dit-il… tu n’es pas mon père !
Le moine eut un sursaut terrible de sa conscience, tandis qu’il demeurait pâle et glacé. Il lutta un moment contre l’envie furieuse de saisir dans ses bras l’enfant d’Alice !
— Ah ! misérable cœur ! gronda-t-il en lui-même. Je me donne ma paternité comme prétexte ! Avoue que c’est un peu d’elle-même que tes lèvres chercheraient sur les joues de ton fils !…
Il se renferma dans un silence farouche ; affaissé, ramassé sur lui-même, la mâchoire dans sa main crispée, il considéra avec horreur et délice la radieuse vision de femme qui flottait devant lui.
Voyant son immobilité et comprenant qu’il n’y aurait pas de leçon, l’enfant demanda :
— Je peux jouer, bon ami ?
— Oui… joue, mon enfant…
Le petit Jacques Clément se retira à quelques pas, s’assit à terre, mit son menton dans ses deux mains, et son regard clair se fixa sur des choses vagues qu’il entrevoyait…
C’était ainsi qu’il jouait.
Et nul n’eût su dire lequel de ces deux drames était le plus digne de pitié : du drame furieux qui se déchaînait dans le cœur du père, ou du drame de confuse et incertaine douleur qui se déroulait dans l’âme du fils.
Le rapprochement de ces deux visions n’était-il pas lui-même poignant ?
Car ce que l’enfant cherchait à évoquer, c’était une figure de femme qui eût été sa mère ; et ce que le moine évoquait pleinement avec une terrible puissance, c’était cette mère elle-même…
— Elle serait habillée tout de blanc, songeait l’enfant ; elle viendrait par là, par la porte du jardin, elle serait belle, bien belle, et me regarderait si doucement, comme personne ne m’a jamais regardé, et elle me dirait : Allons, petit Jacques, viens m’embrasser… ne sais-tu pas que je suis ta mère ?…
— Terreur, angoisse, éternel supplice de l’amour ! songeait le moine. En vain, j’essaie de l’écarter, de la repousser ! Elle est là, toujours présente… et son sourire m’enchante… Quoi ! dans l’horreur même qu’elle m’inspire, je trouve donc un mystérieux attrait ?… Ah ! ce que j’ai souffert lorsqu’elle pleurait à mes pieds ; comment, dans cette église, ai-je pu résister à la tentation de briser la grille du confessionnal et de la saisir dans mes bras ! Cette tentation me poursuit !… La voir, la revoir une minute encore !…
Brusquement, il se leva du banc de pierre où il était assis et, sombre, méditatif, ayant oublié l’enfant, il se dirigea vers un escalier qui montait à sa cellule.
Jacques ne s’aperçut pas de son départ.
Dans sa cellule, Panigarola s’assit, un peu soulagé par l’ombre où il se baignait.
Il y avait dans la cellule aux murs blanchis à la chaux, une étroite couchette, une table et deux escabeaux. Sur la table poussée contre le mur, en face le lit, quelques livres.
Sur le panneau qui faisait vis-à-vis à la porte, un crucifix.
Pas de prie-dieu : les moines devaient prier, les genoux sur les dalles.
Panigarola s’assit, tournant le dos au crucifix, accoudé à la table.
Cependant, un instant, son regard était tombé sur le Christ décharné, cloué sur sa croix.
Et maintenant, il songeait :
— Si encore, ô Christ, je croyais en toi ! si j’avais pu anéantir ma pensée, mon âme, mes sentiments, dans cet océan obscur qui s’appelle la Foi !… J’ai tout tenté en vain… je ne crois pas… je ne croirai jamais… je souffrirai toujours ! T’ai-je assez appelé à mon secours, ô Christ ? Ai-je eu assez la volonté de ne plus penser, de m’étreindre, et de devenir, moi aussi, perinde ac cadaver, pareil à un cadavre ? La vie, en moi, a été plus forte que toi, ô Christ !… Pourtant, c’est de tout mon vouloir que je t’ai cherché, que je suis entré au cloître, que je suis venu à la mort !… Oui, je t’ai cherché là-haut sur le firmament constellé, par les nuits claires et, dans ma conscience obscure, par les jours d’orage et de passion !… Je n’ai trouvé que néant… et sur ce néant, ou plutôt près de ce néant, parallèle à lui, se fondant en lui, j’ai trouvé la vie omnipotente, la vie à laquelle nul être n’échappe… vie, cruauté, souffrance, et après… rien !
Il souffla et son poing tomba lourdement sur la table.
— Il faut donc que je la revoie !… Depuis la scène du confessionnal, ma passion rallumée ne me laisse plus de répit… je fatigue, je brise mon corps à de somnolentes promenades sans fin à travers la ville silencieuse, et quand je parviens enfin à m’endormir, le rêve, plus cruel que la réalité, me l’apporte et la met dans mes bras !… Il faut que je la revoie !… Mais que lui dirai-je, insensé ? Où trouverai-je l’étincelle sacrée qui enflammera cette âme putride et en fera une âme aussi belle que son corps ?…
Alors la tempête qui hurlait dans cette conscience, se déchaîna plus furieuse.
Il grinça des dents. Il se mordit les mains pour que des frères n’entendissent point ses sanglots. Il se jeta sur la couchette, enfouit sa tête dans les couvertures.
— Et que m’importe son âme ! rugit-il en lui-même. Que m’importe qu’elle ait trahi ! Qu’elle ait eu des amants ! Qu’elle soit descendue à l’abjection de la honte par la prostitution mise au service de l’espionnage ! Alice ! Alice ! Où es-tu, Alice ? Je te veux, je t’aime, je t’aime !…
Lentement, la journée s’écoula.
Lorsque le révérend Panigarola parut au réfectoire, les yeux baissés, les bras croisés, les jeunes moines remarquèrent sa pâleur cadavérique.
De vrai, c’était un cadavre en marche…
La nuit vint.
Panigarola jeta sur ses épaules un manteau noir et alla se faire ouvrir la porte du couvent. Le frère portier, gros moine à face rubiconde, alluma son falot et le lui remit, ainsi que la clochette.
— Vous n’avez pas peur, dit-il avec un gros rire, à vous promener ainsi dans la nuit, de rencontrer quelque loup-garou, peut-être quelque démon ?
Panigarola secoua la tête.
— Moi, reprit le portier, j’en mourrais de peur… à moins que le loup-garou, démon, Belzébuth, Satan, ne prenne la forme de quelque fille accorte…
Panigarola prit silencieusement son falot et sa clochette et, tandis que, secoué encore de rire, le portier refermait soigneusement la porte du couvent, déjà, dans la rue, tintait la clochette mélancolique et se faisait entendre le cri lugubre :
— Mes frères, priez Dieu pour l’âme des trépassés !…
Panigarola franchit la Seine.
D’habitude, il allait au hasard, sans chemin convenu.
Ce soir-là, il marcha droit au Louvre et s’enfonça ensuite dans les ruelles qui enveloppaient le palais des rois…
Bientôt, il arriva rue de la Hache.
Il s’arrêta presque en face de la maison à la porte verte, sous un auvent dans l’ombre duquel il disparaissait, fantôme qui faisait corps avec la nuit ambiante.
Et il attendit.
Ce n’était pas la première fois qu’il venait se réfugier dans cette encoignure sombre. Et souvent, par les nuits sans lune, après avoir longtemps erré à travers Paris, il finissait par aboutir là, comme un oiseau nocturne qui, après avoir tracé de grands cercles, finit par se poser sur la pointe de rocher qui l’attirait, et pousse alors son cri funèbre… seulement le cri que poussait le moine ne s’entendait pas ; ce n’était qu’un sanglot d’homme.
À l’ordinaire, il cherchait d’abord, en partant du couvent, à éviter les chemins qui pouvaient le ramener rue de la Hache. La plupart du temps, il y réussissait, et rentrait victorieux de lui-même, mais que de fois, aussi, après avoir longuement résisté, il arrêtait tout net son itinéraire et se rendait à son poste par les voies les plus directes !…
Alors, il finissait par se mettre à courir, et sa hâte suivait la progression de la limaille qu’attire un aimant et qui se précipite avec plus de violence en approchant du centre attractif.
Et lorsqu’il arrivait ruisselant, haletant, il se demandait avec désespoir ce qu’il était venu faire là !
Deux heures ou trois heures du matin sonnaient dans ce grand silence dont le silence nocturne du Paris moderne ne peut donner aucune idée.
Panigarola fixait des regards tantôt emplis de larmes, tantôt étincelants de haine, sur cette porte qu’il ne devait jamais franchir ; alors il se comparait soi-même à quelque ange déchu qui, de loin, contemple la porte du paradis.
Et lorsqu’il sentait que l’amertume allait déborder de son cœur, lorsqu’il comprenait qu’il ne pourrait en supporter davantage, il s’en allait, secouant sa clochette, et jetant son cri comme un râle :
— Priez pour les trépassés !…
— Le trépassé, c’est moi ! ajoutait-il en lui-même.
Souvent Alice de Lux dut entendre le cri et frissonner de l’accent désespéré du crieur.
Ce soir-là, comme on l’a vu, le moine se rendit tout droit à la rue de la Hache. C’était pour lui un soulagement que d’avoir pris une résolution. Toute son énergie du temps où il appartenait au monde des vivants lui revenait, et, avec l’énergie, l’indomptable volonté de triompher.
Il déposa doucement sa clochette et son falot qu’il avait éteint en atteignant la rue de la Hache.
Ainsi, il serait libre de ses mouvements.
Panigarola était venu avec l’intention fortement arrêtée d’entrer tout de suite dans la maison. Le trajet du couvent à la rue de la Hache n’avait été qu’une suite de phrases violentes qu’il comptait jeter à Alice.
Et lorsqu’il fut arrivé, lorsqu’il se fut tapi dans son encoignure, il comprit combien lui était difficile cette chose si simple qui consistait à heurter un marteau pour se faire ouvrir une porte.
Cent fois, il fut décidé ; et cent fois, au moment même où il se disait « Allons ! » il se renfonça plus farouchement, plus désespérément dans l’ombre.
Comme il était là, hésitant, finissant par se demander s’il ne valait pas mieux escalader le mur ou plutôt s’en aller, la porte s’ouvrit… il y eut un chuchotement… le moine demeura pétrifié d’angoisse.
Ce qu’il redoutait se produisit : il entendit un baiser, si doux qu’eût été ce baiser.
Ce faible bruit, cet écho affaibli d’amour, retentit en lui comme un coup de tonnerre…
Il allait s’élancer…
Au même instant, l’homme s’en alla rapidement, la porte se referma…