Les Patins d’argent/Au lecteur
PATINS D’ARGENT
C’est par une traduction mot à mot, littérale, des Patins d’argent, demandée par nous à un de nos collaborateurs, M. Anceaux, que nous avons connu tout d’abord le livre de Mme Mapes Dodge, et que nous avons pu juger que cette charmante œuvre avait en effet le double mérite que son auteur avait voulu lui donner, « de combiner la part d’instruction qui peut se rencontrer dans un livre de voyage avec l’intérêt d’une histoire intime, attachante. »
Mais, si cette traduction suffisait pour nous donner une idée photographique des Patins d’argent, il restait pour nous à faire à cette œuvre, écrite en vue d’autres lecteurs que les nôtres, cette toilette d’adaptation et d’acclimatation à laquelle il est bien rare que nos livres français échappent quand on veut leur faire un sort à l’étranger. Cette méthode, de laquelle j’ai pu avoir soit à souffrir, soit à profiter pour mon compte, il m’a paru plus d’une fois qu’elle pouvait avoir, comme on dit, « du bon », et qu’on pouvait tout au moins plaider pour elle les circonstances atténuantes.
Est-il si fâcheux, est-il si injuste qu’un étranger, qu’il soit un être idéal comme un livre, ou un personnage de la vie réelle, fasse au pays dans lequel il désire trouver bon accueil les sacrifices nécessaires aux habitudes d’esprit et au génie particulier de ce pays ? Vaudrait-il mieux pour lui n’y pénétrer qu’à l’état d’œuvre morte, ou même n’y point entrer du tout ?
La question peut se poser, mais elle peut se résoudre dans les deux cas, sans qu’au bout des deux solutions il y ait mort d’homme, ou mort d’écrivain à coup sûr.
Toujours est-il qu’avec l’agrément de l’auteur, nous avons entrepris d’adapter les Patins d’argent à l’usage des lecteurs spéciaux de notre Bibliothèque d’éducation et de récréation, dans l’espoir que ce livre touchant en deviendrait une des perles les plus précieuses. Abandonnant donc pour lui nos œuvres personnelles, nous n’avons pas reculé devant cette tâche toujours ingrate de reprendre, de récrire ligne à ligne l’œuvre d’un autre.
Nous avions dans quelques travaux précédents, notamment dans « l’Odyssée de Pataud », publiée dans le Magasin d’éducation, témoigné de l’intérêt de plus en plus vif qu’après plusieurs voyages nous avait inspiré la Hollande. De son côté Mme Mapes Dodge avait été charmée, comme nous, de ce curieux pays. Cette communauté d’appréciation établissait un premier lien entre l’auteur et nous. Les Patins d’argent nous plaisaient par leur cadre même. Seulement Mme Mapes Dodge s’était proposé la double tâche devant laquelle aurait reculé un écrivain français, d’enfermer dans un récit attachant une description si minutieuse de la Hollande, que son livre, roman et guide tout à la fois, pût servir à deux fins.
Ce double but, un peu témérairement visé par l’auteur américain, nous a paru rendre impossible de publier les Patins d’argent en français, sans rien changer, sans rien ajouter au texte original ou sans en rien sacrifier. Le Français n’est pas le plus patient des lecteurs ; chasser deux lièvres à la fois est trop pour son attention. Le génie même ne parviendrait pas à lui faire reconnaître le mérite ou l’utilité de digressions capables de le détourner du principal. Il aime la méthode, la clarté. Ce peuple français, brouillon, dit-on, ne peut rien supporter de ce qui ressemble au désordre dans les œuvres d’art. Mme Mapes Dodge avait écrit son livre en vue de ses compatriotes américains. À ceux-ci, infiniment moins voisins que nous de la Hollande, elle avait à révéler de cette contrée originale une foule de choses qu’un voyage de treize heures place à la portée d’un Parisien quelconque lorsqu’il se met en route, un des excellents guides de Joanne à la main. Le lecteur français n’avait que faire de ces nomenclatures trop fidèles, de ces récits rétrospectifs, historiques et biographiques, étrangers et par conséquent nuisibles à l’action du livre et qui y tiennent une place considérable. Nous avons dû réduire au nécessaire ces hors-d’œuvre, pour nous superflus. Nous sommes assuré que pour un public à qui la découverte de la Hollande est facile, nous avons sagement agi. Le livre américain était plutôt une description de la Hollande qu’un récit, qu’un roman, nous en avons fait un roman plutôt qu’un guide. L’histoire de la famille Brinker, qui fait pour nous la valeur principale des Patins d’argent tels que nous les publions aujourd’hui, se fût noyée, perdue, égarée tout au moins pour nos lecteurs français, au milieu de trop nombreux accessoires.
Grâce au parti que nous avons pris, les aventures de Hans et de Gretel (à qui nous avons conservé les noms que leur avait donné l’auteur américain, mais que de vrais Hollandais auraient nommé Jan et Griel) reprendront la place capitale qu’elles méritent et qu’elles ne gardaient pas toujours dans l’œuvre primitive. Cette étude exquise des mœurs hollandaises en restera plus saisissante, et peut-être nous reprochera-t-on d’avoir trop concédé encore à la volonté de l’auteur de décrire et de guider.
Si nous avons dégagé avec soin le récit des accessoires parasites qui lui faisaient trop souvent et trop longtemps obstacle, si nous l’avons lié plus que l’auteur ne l’avait fait aux incidents des excursions de la gentille bande de ses écoliers hollandais, avec plus de soin encore nous sommes-nous attaché à mettre en relief ce que ses personnages, tous pris sur le vif, avaient et pouvaient donner de charmant, complétant au besoin ce que l’auteur semblait avoir négligé et nous efforçant de laisser un tableau là où nous n’avions trouvé qu’un croquis.
Que Mme Mapes Dodge nous pardonne. Nous désirons que son livre soit aimé chez nous autant qu’il mérite de l’être ; mais du moment où nous nous chargions de le présenter à un public qui n’était pas celui qu’elle avait cherché et qui nous a d’ailleurs donné plus d’une preuve de confiance, nous avons dû faire pour son œuvre tout ce qui, sans lui rien ôter de ce qui faisait sa véritable saveur, pouvait la faire agréer parmi nous, et, en plus d’un point par conséquent la faire française, la faire nôtre.
Les Patins d’argent ont été traduits en hollandais. L’édition hollandaise a été, on le comprend, infiniment plus réduite encore que l’édition française en ce qui concerne la partie historique et descriptive.