Aller au contenu

Les Patins d’argent/VI

La bibliothèque libre.
Hetzel et Cie, bibliothèque d’éducation et de récréation (p. 85-102).


VI



« Soyez les bienvenus ! »







CHAPITRE VI


CE QUE LES JEUNES GENS VIRENT À AMSTERDAM.

GRANDES MANIES ET PETITES EXCENTRICITÉS.

SUR LA ROUTE DE HAARLEM.


L’heure fixée pour la fameuse expédition sur la glace avait sonné. Les camarades de Peter, fidèles au rendez-vous, étaient réunis sur le canal. Peter Van Holp, comme c’était son devoir, y était arrivé le premier.

« Sommes-nous prêts, tous les patins sont-ils bouclés, êtes-vous équipés au complet ? s’écria le jeune capitaine.

— Ya, ya, répondirent en chœur tous les voyageurs.

— Sommes-nous tous présents ? » dit-il encore. Et pour plus de sûreté, il procéda à l’appel. « Jacob Poot ?

— Ya.

— Karl ?

— Ya ! dit Karl, que l’appel de son nom avait surpris au moment où il étouffait ce dernier bâillement qui proteste contre un réveil un peu prématuré.

— Ben Dobbs ?

— Yes ! ya ! Oui ! Si ! répondit le jeune polyglotte pour être plus sûr d’être compris.

— Lambert Van Mounen ?

— Ya.

— C’est fort heureux, dit le capitaine Peter. Notre jeune ami Ben, quoiqu’il sache dire oui en quatre langues, serait peut-être embarrassé pour marcher sans vous, mon cher Lambert. Vous parlez anglais de façon à lui épargner les efforts qu’il aurait à faire pour se faire comprendre en hollandais.

— Ludwig Van Holp ?

— Ya.

— Voostenwalbert Schimmelpennick ? »

Pas de réponse.

« On aura empêché le petit coquin de sortir, » dit Karl, qui ne perdait jamais l’occasion de lancer une pointe, même à un absent.

Celle-ci n’étant pas bien méchante, personne ne la releva.

« L’heure est passée, dit le capitaine. Il a été dit qu’on n’attendrait personne ; tant pis pour les retardataires. Allons, camarades, il est huit heures et le quart d’heure de grâce va sonner. La glace est solide. L’Y est ferme comme un roc, le temps est admirable, nous serons à Amsterdam dans trente minutes. Une, deux, trois, partons… »

La petite troupe s’envola.

Moins d’une demi-heure après, elle faisait halte un instant devant une digue solidement maçonnée, et se trouvait bientôt, après l’avoir traversée, au cœur de la grande métropole des Pays-Bas.

Bien qu’Amsterdam ne soit pas le siége du gouvernement, lequel réside à la Haye, elle est de fait la capitale de la Hollande. La rivière l’Amstel qui a donné son nom à Amsterdam divise la ville en deux parts. Toute la cité a été entourée d’une ceinture de murailles défendues extérieurement par un large canal semi-circulaire. Ces remparts, qui autrefois pouvaient servir à protéger la ville, ont été convertis en promenades publiques, et ne sont plus qu’un lieu de plaisir pour ses trois cent mille habitants. Amsterdam, bâtie tout entière sur pilotis, renferme quatre-vingt-dix îles reliées entre elles par trois cent trente-quatre ponts. Pour qui n’a pas vu Venise, c’est certes la ville la plus singulière et la plus étonnante de l’Europe. Tout intéressait le jeune Anglais Ben dans le spectacle qu’elle lui offrait. Il aurait voulu tout voir, s’arrêter partout. Les canaux, les navires, les ponts, les tours, le palais-royal (le plus bel édifice moderne de la Hollande), l’école de marine, etc., etc., il ne put apercevoir tout cela qu’en courant. Mais la physionomie étrange de la ville, ses rues étroites, ses trottoirs entre deux eaux, ses hautes maisons à toits reluisants avec leurs cheminées en fourchette et leurs pignons avançant sur la voie ; les magasins en gros perchés au dernier étage, communiquant avec le sol et les acheteurs au moyen de grues faisant office de longs bras, montant et descendant les marchandises le long des fenêtres des étages inférieurs, les ponts, les écluses, les costumes, variés à l’infini, d’une population à laquelle se mêlent des gens que leur négoce amène de tous les points du monde, les boutiques et les habitations accroupies tout près des porches des églises et dont les longues cheminées s’élevaient bien haut le long des murailles sacrées, tout lui était objet d’étonnement.

Son œil s’était arrêté avec surprise sur de petits miroirs accrochés à l’extérieur de toutes les fenêtres par des mécanismes assez compliqués. Il lui fallut réfléchir pour se rendre compte que ces petits miroirs n’étaient autre chose que des espions, une espèce particulière de surveillants commodes, incorruptibles, muets et d’un entretien peu dispendieux, destinés à remplacer pour les habitants des maisons les portiers bavards en usage dans d’autres pays, et permettant en outre aux bonnes gens des appartements supérieurs de voir, sans se déranger, qui frappait à leur porte et même un peu ce qui se passait dans la rue ou chez le voisin.

Les charrettes chargées de bois traînées par des chiens ; des ânes portant des paniers remplis de verrerie, de poterie, trottinant d’un pied sûr à travers les embarras du chemin ; les traîneaux incessamment arrosés d’eau, glissant avec aisance sur le rude pavé des rues ; de loin en loin un lourd carrosse de famille aux couleurs voyantes, attelé de chevaux du brun le plus foncé, faisant voltiger la plus blanche des queues ; il vit tout cela, malgré la rapidité de sa course.

La ville avait revêtu ses plus beaux habits de fête. Les boutiques resplendissaient en l’honneur de saint Nicolas. Le capitaine Peter fut plus d’une fois obligé de rappeler à l’ordre les hommes de sa compagnie et de leur enjoindre, d’une voix qui ne permettait pas de réplique, de s’éloigner des étalages tentateurs, où brillait à leurs yeux tout ce qui a été, est ou peut être inventé en fait de jouets, La Hollande est célèbre pour ce genre d’industrie. Tout y est imité en miniature pour le plaisir des petits enfants. Les jouets mécaniques qu’un petit Hollandais manie insoucieusement pourraient servir de modèles de démonstration pour les écoles scientifiques de tout autre pays. Il n’est machine, engin utile, bateaux, traîneaux, appareils d’usine qui ne deviennent joujou dans ce pays où tout a son côté pratique. L’enfant se familiarise ainsi, sans s’en douter, avec la plupart des choses qui, plus tard, seront les instruments de son travail ou de sa fortune. Ben pensait à son petit frère. Il aurait voulu lui rapporter en Angleterre un spécimen de chacune de ces réductions de grandes choses. Mais le moyen ? Les jeunes voyageurs, avec une prudence toute hollandaise, avaient décidé avant de partir qu’on n’emporterait en fait d’argent que la somme absolument nécessaire à chacun pour défrayer les dépenses de la route. Il avait été, de plus, entendu que cette somme serait la même pour tous, de façon qu’aucun des membres de la communauté n’eût à souffrir de l’inégalité de fortune pendant toute la durée de l’expédition. En outre et comme dernière garantie, le capitaine Peter avait été chargé de la bourse. Comme aucune dépense ne pouvait être faite que par ses mains, force fut donc au bon Ben de se contenter de penser platoniquement à son pauvre petit frère.

Par courtoisie pour l’étranger Ben, la gaie caravane avait traversé le plus curieux quartier de la ville, le quartier des juifs ; je dis curieux, mais non le plus beau, ni surtout le plus propre. C’est dans ce quartier qu’habitent les célèbres lapidaires d’Amsterdam, et ces ouvriers habiles et probes qui manient des millions pour un salaire relativement peu élevé. Ben aurait bien voulu s’arrêter dans un de ces ateliers ; il fut obligé comme pour le reste de s’en tenir aux renseignements que la complaisance de Lambert lui fournit sur ce sujet comme sur le reste. C’est ainsi qu’il apprit qu’au début de cette industrie de la taille et de la vente du diamant (qui atteint aujourd’hui à un chiffre annuel de plus de cent millions) et jusqu’à la fin du quinzième siècle, on n’employait que des diamants bruts. Les plus recherchés alors étaient ceux qui affectaient naturellement une figure pyramidale. On les nommait : pointes naïves. Ce ne fut que vers 1576 que Louis de Berquem découvrit l’art de tailler et de polir le diamant au moyen de sa propre poussière, et qu’on l’amena à pouvoir se monter sous la forme de rose et de brillant. Le plus habile de ces tailleurs est un vieux Juif ; sa besogne lui est payée à la tâche et il gagne deux cent cinquante francs par semaine. C’est lui qui a taillé le fameux Ko-hi-noor, et ce travail lui a valu dix mille florins.

« Je voudrais bien vous faire passer devant l’hôtel de ville, lui dit Lambert, mais notre itinéraire ne nous le permet pas. C’est là que vous auriez pu vous étonner tout à votre aise. Les fondations seules en sont déjà une merveille. Près de quatre mille pilotis enfoncés à soixante-dix pieds dans le sol, ce n’est pas une petite affaire, mais il n’en fallait pas moins pour supporter un tel monument. »

Au cri de : Halte ! prononcé par Peter, Lambert s’interrompit.

« Ôtez les patins, dit Peter, voici le musée. Il ne sera pas dit que les Hollandais auront passé devant la Ronde de nuit de Rembrandt sans la faire connaître à leur hôte. Ben… dix minutes pour vous, vous ne regarderez que ce tableau, mais je suis tranquille, vous ne l’oublierez plus. »

Ben ravi aurait embrassé Peter, si le temps n’avait pas été si précieux. Il sortit au bout de dix minutes, ébloui, émerveillé, enthousiasmé.

« Quel effet de nuit ! s’écriait-il, quelle lumière et quelles ténèbres !

— Je suis fâché, lui dit Lambert, de contredire à votre exclamation, mais la vérité m’oblige à vous confesser, mon cher Ben, deux choses graves à propos de la Ronde de nuit. La première, c’est que ce n’est d’abord pas une ronde de nuit ; et la seconde, c’est que ce n’est pas une ronde du tout. La scène a lieu le jour. La lumière est celle du jour, d’un jour bizarre qui tombe du côté gauche de fenêtres invisibles au spectateur et produisent le clair-obscur surprenant qu’on s’obstine encore à prendre pour un effet de nuit. Ce chef-d’œuvre de Rembrandt, auquel je crois que je préfère la Leçon d’anatomie qui est au musée de la Haye, ce chef-d’œuvre représente la compagnie du capitaine français Banning au sortir de la maison de corporation.

— Ne nous disputons pas pour si peu, dit Ben gaiement, effet de nuit ou effet de jour, cette page de votre plus grand peintre est merveilleuse et je ne l’oublierai de ma vie.

— Bravo, Ben ! Hourra pour Ben ! s’écria toute la caravane transportée de voir un Anglais rendant une justice si complète à un des joyaux de la Hollande.

— Quel malheur, dit Ben, quel malheur d’être si pressé, car, au fait, je ne serais pas fâché d’aller admirer comme effet de jour ce que je viens d’admirer comme effet de nuit. Mais tout vient à point à qui sait attendre. Aux prochaines vacances je reviendrai, et cette fois ce ne sera pas pour dix minutes.

— Allons, camarades, s’écria le capitaine, dix heures sonnent, il est temps que nous partions. »

Ils se hâtèrent de courir sur le canal.

« Remettez les patins ! Êtes-vous prêts ? Une, deux ! Eh mais ! où est donc Poot ? »

Oui, où était Poot ? On venait de couper dans la glace à dix pas plus loin une ouverture carrée. Peter la remarqua, et, saisi d’un funeste pressentiment, il patina rapidement jusque-là.

Ses amis l’avaient suivi comme de juste. Peter regarda dans le trou. Les autres regardèrent à leur tour, puis fixèrent simultanément leurs regards inquiets les uns sur les autres.

« Poot ! Poot ! » cria Peter se couchant sur la glace, la tête au-dessous du trou pour mieux voir le fond même de l’eau.

Rien ne répondit à cet appel, rien ne bougea, l’eau noire ne s’émut pas. Sa surface demeura immobile, elle se glaçait déjà à la surface.

Lambert se tourna vers Ben :

« Votre cousin est bien gros, il a le tempérament un peu apoplectique, serait-il possible qu’un coup de sang…

— Oui, oui, s’écria Ben très-effrayé. Ah ! mon pauvre Poot ! Il faisait si chaud dans le musée… La course avait été trop rapide pour un garçon de son embonpoint.

S’il était resté au musée ? » dit Ben.

Les jeunes gens comprirent tout de suite la signification de ces paroles. Les patins furent enlevés en un clin d’œil et ils partirent tous à la recherche de leur camarade.

Ils trouvèrent, hélas, le pauvre Jacob Poot dans un état d’insensibilité complète, affaissé sur un banc. Mais comme il ronflait de tout son souffle, il était clair qu’il n’était qu’endormi.

« Quelle peur j’ai eue ! s’écriait Ben, secouant le pauvre Jacob de la belle façon. Et monsieur dormait !…

« Après çà, ajouta-t-il, c’est encore bien heureux. Ne dirait-on pas que je vais lui reprocher de ne nous avoir fait qu’une fausse peur. »

Peter et tous les autres se mirent à tirailler le malheureux Poot, qui par un bras, qui par un autre.

« Poot ! Ohé ! Poot ! Réveillez-vous donc. Un musée n’est pas un dortoir !

— Laissez-moi dormir, murmura Poot d’une voix dolente. Quelle heure est-il ? Il ne fait pas jour encore.

— Pas jour ! s’écria Peter. Ah ! si j’avais un verre d’eau.

— De l’eau, s’écria Poot, un verre d’eau ! Pas de bêtise, Peter, vous ne ferez pas cela à un ami. »

Ce fut seulement alors qu’il fit l’effort d’ouvrir de gros yeux indignés.

« Ah ça, dit-il en se détirant les bras, je ne suis pas dans mon lit ? Où m’avez-vous déjà porté ? Où suis-je donc ? Des tableaux ! s’écria-t-il, qu’est-ce que ça signifie ?

— Ça signifie, lui dit un gardien, que vous vous êtes endormi dans le musée et que ça n’est pas permis. Allez dormir dans la rue, si vous voulez, mais ça n’est pas ici la place des tonneaux de bière.

— Tonneaux de bière ! s’écria Poot, réveillé pour de bon. Tonneaux de bière toi-même ! »

Et déjà son poing était levé.

Un chorus d’éclats de rire répondit seul au pauvre Poot. Il était si drôle dans sa fureur, que le gardien lui-même ne put tenir son sérieux.

Les amis de Jacob l’avaient entouré, puis entraîné du côté de la porte.

Le grand air lui ayant rendu ses esprits, sa colère se tourna contre lui-même, et dans sa confusion il ne savait quelle attitude prendre.

Peter n’était pas d’un caractère à s’amuser de l’embarras d’un ami. Il donna, pour couper court à l’aventure, le signal du départ.

« La glace me paraît très-forte, dit le capitaine à sa troupe, continuerons-nous à suivre le canal ? ou prendrons-nous la rivière ?

— Prenons la rivière, s’écria Karl. Ce sera plus amusant de côtoyer la route. C’est un peu plus long, mais qu’importe ? »

Jacob Poot se sentit tout à coup fort intéressé dans la question.

« Je vote pour le canal, pour le plus court, dit-il d’un air suppliant.

— Eh bien, ce sera le canal, répondit le capitaine qui comprit que le pauvre Poot, moins alerte qu’eux, avait besoin de ménager ses forces.

— Va pour le canal, » dirent les autres, avec une bonne grâce parfaite. »

Karl seul avait haussé les épaules.

Le capitaine Peter prit la tête.

« En route, dit-il, nous serons à Haarlem dans une heure. »

Pendant qu’ils patinaient à toute vitesse, ils entendirent le bruit des wagons du chemin de fer, tout près derrière eux.

« Ho ! hé ! camarades ! s’écria Ludwig en se retournant, qui battra la locomotive ? Hop ! pour la course ! »

Le sifflet du chemin de fer se mit à crier à ce défi. Les jeunes gens en firent autant et partirent.

Pendant un moment ils tinrent la tête, poussant des hurrahs frénétiques, un moment seulement, mais c’était déjà quelque chose.

Un peu calmés, ils voyagèrent avec plus de loisir, tout en causant et badinant. Ils s’arrêtaient parfois pour échanger quelques mots avec les gardiens stationnés de distance en distance, sur le canal. Ces hommes sont chargés, en hiver, de veiller à ce que la surface gelée ne s’encombre pas d’immondices. Après une tombée de neige, ils sont tenus de balayer cette couverture ouatée, très-jolie à voir, mais fort désagréable aux patineurs et de l’empêcher de devenir de marbre. Les jeunes gens s’oubliaient de temps à autre jusqu’à escalader, comme des écoliers en vacances, les bateaux prisonniers dans la glace et rassemblés dans des espèces de bassins formés par un élargissement du canal. Les gardiens vigilants les apercevaient bientôt et les en chassaient en grondant.

Rien n’était plus droit que le canal sur lequel nos jeunes gens patinaient, si ce n’est les rangées de saules, en cette saison dépouillés de tout feuillage, plantés le long des bords. De l’autre côté, et dominant tout ce qui l’entourait, passait la grande route pour les voitures. Elle courait sur le sommet de l’immense digue construite pour contenir dans de justes bornes le lac de Haarlem. Ce lac s’allongeait au loin jusqu’à ce qu’il n’apparût plus que comme un point. Ses patineurs, sa surface gelée unie comme un miroir, ses bateaux-traîneaux aux voiles brunes, ses fauteuils ambulants, ses petites sledes excentriques aussi légères que le liége et que leurs conducteurs faisaient voler sur la glace à l’aide de deux bâtons ferrés terminés en pointe ; tout cela intéressait au dernier point l’anglais Ben.

Ludwig Van Holp s’était étonné que le jeune anglais fût si bien au courant de tout ce qui intéressait la Hollande. Selon ce que disait Lambert, il en savait plus sur ce pays que beaucoup de Hollandais. Ceci ne plaisait qu’à moitié à notre jeune homme. Il chercha quelque sujet qui pût prendre au dépourvu le jeune étranger et lui fit demander s’il savait l’histoire des tulipes.

« La folie des tulipes qui s’empara de votre pays il y a environ deux cents ans après que le premier spécimen en eût été apporté de Turquie ! Personne n’ignore cela en Europe, répondit Ben, c’est un lieu commun d’en parler aussi bien que de votre curaçao et de votre anisette d’Amsterdam que nous n’avons même pas goûtés en passant dans cette ville. Qui est-ce qui ne sait pas que le semper Augustus s’est vendu chez vous jusqu’à 5500 florins ? Cette spéculation sur les tulipes était devenue, pour vos ancêtres et principalement à Haarlem, une rage. Cela dégénéra en une sorte de jeu de bourse qui mit en péril la fortune des riches aussi bien que celle des pauvres, car tout le monde s’en mêlait. Il fallut l’intervention des États-Généraux pour mettre fin à cette monomanie. « La tulipe a du bon, c’est une fleur charmante ; mais qu’elle ait passionné un peuple aussi flegmatique que le vôtre, ce serait à ne pas croire si ce n’était un fait irrécusable.

— Nous sommes devenus sages, répondit Lambert, tout en restant amateurs de tulipes.

— Ce diable de petit anglais sait tout, dit Ludwig, quand Lambert lui eut fait part de la réponse de Ben.

— Quand vous embarrasserez mon cousin Ben, répondit en riant le gros Poot, je remettrai un plumet à votre chapeau. »

Et s’adressant lui-même à Ben :

« Qu’est-ce qui vous a le plus surpris chez nous, Ben ?

— Cela a été, dit Ben, de voir ma tante Poot, toute riche et toute grande dame qu’elle est, passer la moitié de son temps à nettoyer sa maison elle-même. J’ai écrit à ma mère hier que le parquet de son salon est plus brillant qu’un miroir et que jusque dans sa salle à manger, j’ai vu ma contre-partie, mes pieds contre mes pieds.

— Votre contre-partie ? dit Poot.

— Et oui, la réflexion de ma propre personne, un second moi-même, mon sosie. Seulement ce second Ben avait la tête en bas et les pieds en l’air.

— Combien de fois êtes-vous entré dans le salon de madame Poot, Ben, mon ami ? dit Ludwig.

— Une seule, répondit Ben, et le cousin Poot, étonné qu’on m’eût fait un tel honneur le jour même de mon arrivée, a eu grand soin de m’avertir que je ne reverrais plus le parquet magique, que le jour où l’on marierait sa sœur.

— Bah, répondit Poot, tous les salons de Broek ressemblent à celui de maman. On ne les ouvre que pour les faire reluire, mais personne n’y entre dans l’intervalle.

— Vous n’avez pas eu l’air très-étonné, dit Lambert, de voir les automates qui ornent les petits pavillons et les jardins qui sont semés dans nos campagnes. C’est pourtant une de nos particularités.

— J’avais été prévenu, répondit Ben ; vos cygnes de bois sculpté quand ils flottent sur l’eau doivent faire illusion, mais le mandarin qui remue la tête comme un imbécile, dans le grand marronnier du jardin de tante Poot, n’a pu obtenir mes respects. Vos arbres peints et parés ne sont pas de mon goût non plus.

— Cela viendra, dit Lambert, vous finirez par vous y faire. Notre Hollande vous captivera peu à peu.

— Comme m’a captivé mon Angleterre, comme le beau pays de France charme le Français. Je comprends votre amour pour votre pays, mon cher Lambert, bien qu’à première vue il soit étrange qu’on soit si chaud pour un pays si froid. »

Lambert se mit à rire.

« Bah ! votre sang anglais se fige plus facilement que le nôtre. Je n’ai pas froid, moi. Regardez ces patineurs-là sur le canal, ils sont rouges comme des pivoines et heureux comme des lords. Ho ! hé ! capitaine ! cria-t-il en hollandais, que pensez-vous de l’idée de nous arrêter à cette ferme, là-bas, pour nous y réchauffer un peu les pieds.

— Qui a froid ? fit Peter en se retournant.

— Benjamin Dobbs.

— Eh bien, on réchauffera l’Angleterre, » répondit Peter avec bonne humeur.

Et il fut décidé que toute la société allait se permettre un temps d’arrêt.

En approchant de la ferme, les jeunes gens se trouvèrent tout à coup au milieu d’une scène d’intérieur pleine d’intérêt. Un gros et solide Hollandais, qui aurait pu servir de modèle à Téniers, se précipitait hors de la maison, suivi de près par sa femme qui le frappait à tour de bras avec le long manche d’une poële à frire, sans que le bon mari semblât songer à se révolter. L’expression de physionomie de la virago contenait si peu de promesses de réception cordiale, que nos jeunes gens résolurent prudemment d’aller se chauffer les pieds un peu plus loin.

La chaumière la plus proche avait une apparence plus engageante. Son toit bas, de tuiles rouges, s’étendait jusque sur l’étable qui se pressait tout contre le bâtiment principal.

Une vieille femme très-propre, à l’extérieur paisible, tricotait assise près de l’une des fenêtres. Contre l’autre se voyait le profil de la figure grasse et rebondie d’un homme assis, la pipe à la bouche, derrière les carreaux brillants et le rideau blanc comme la neige.

En réponse au coup modeste frappé par Peter, une jeune fille aux joues roses et aux cheveux blonds, revêtue de ses habits du dimanche, lui ouvrit la moitié supérieure de la porte verte coupée en deux et lui demanda ce qu’il désirait.

« Pouvons-nous entrer un instant dans votre demeure pour nous chauffer, mademoiselle ? » demanda respectueusement Peter.

« Soyez les bienvenus ! » répondit la belle enfant.

L’autre moitié de la porte roula doucement sur ses gonds pour aller rejoindre sa camarade. Chacun, avant d’entrer, frotta longtemps et consciencieusement ses pieds sur le gros paillasson, et tous saluèrent de leur mieux la vieille dame et le vieux monsieur assis près des fenêtres. Ben se sentait presque enclin à croire que ce n’étaient que deux automates comme ceux du jardin de Broek, car ils firent tous deux et au même instant un signe de tête identique et continuèrent leur besogne d’une manière aussi raide et aussi régulière qu’auraient pu le faire deux machines. Le vieil homme envoyait ses bouffées de fumée et sa femme faisait claquer ses aiguilles l’une contre l’autre comme si elles avaient été mues par des roues intérieures. La fumée elle-même qui s’échappait de la pipe immobile, quelque réelle qu’elle fût, ne prouvait rien en faveur de l’hypothèse de la vitalité du fumeur. L’automate fumeur n’est pas une impossibilité.

Mais la fillette aux joues roses ! C’est elle qui se donnait du mal ! Quel empressement à offrir aux jeunes gens des chaises à hauts dossiers polis ! Quelle vivacité à ranimer le feu ! Elle faillit faire pleurer d’attendrissement Jacob Poot, en plaçant devant lui un énorme morceau de pain d’épice et un broc de bière. Elle rit de bon cœur et secoua gaiement la tête à la vue de l’appétit féroce déployé par les écoliers qui dévoraient le pain d’épice avec la gloutonnerie d’animaux sauvages, tout en essayant de déployer leur savoir-vivre des dimanches. Mais où elle eut la mine déconfite, ce fut lorsque Peter refusa poliment, mais avec fermeté, la choucroute et le pain noir qu’elle leur offrait !

Pour se consoler sans doute, elle tira la mitaine de Poot, déchirée au pouce et se mit à la raccommoder sous ses yeux, cassant le fil avec ses blanches dents et disant, tout en le mordillant, au bon garçon tout confus d’être l’objet d’une si gentille attention : « Ce sera plus chaud, Mynheer. » Finalement elle donna une poignée de main à chacun des jeunes gens, et demandant d’un regard à l’automate femelle sa permission, elle insista pour qu’ils remplissent leurs poches de pain d’épice.

Pendant tout ce temps-là les aiguilles à tricoter continuaient à cliqueter et la pipe à envoyer des bouffées de fumée.

Les jeunes gens ravis d’un si aimable accueil remercièrent à qui mieux mieux leur hôtesse d’un instant et se remirent en route. Ils arrivèrent bientôt en vue du château de Swanenburg au portail de pierre massive, aux deux tourelles formant poterne, chacune surmontée d’un cygne en pierre.

« Nous sommes à moitié chemin, camarades, » dit Peter, « ôtez les patins. »

« C’est que, » expliqua Lambert à son compagnon, « l’Y et le lac de Haarlem se rencontrent ici, ce qui rend le patinage presque impossible. La rivière est de cinq pieds plus élevée que le sol, et il nous a fallu construire des digues et des écluses d’une force extraordinaire pour éviter les inondations. On regarde l’installation des écluses en cet endroit comme quelque chose d’extraordinaire. Nous allons les traverser à pied, et vous en verrez suffisamment pour être surpris, je l’espère. On dit que les eaux de source du lac sont les meilleures du monde entier, à cause de leurs propriétés blanchissantes. Toutes les grandes blanchisseries de Haarlem en font usage, et la célébrité de nos toiles de Hollande vient peut-être de là. Je n’entends pas grand chose à tout cela, mais il est un autre détail que je sais par expérience : le lac est plein des plus grosses anguilles que vous ayez jamais vues. J’en ai souvent attrapé de prodigieuses, ici même. Je vous assure qu’il n’est pas facile de s’en rendre maître ; elles vous démancheraient parfaitement le poignet si vous n’y preniez garde. Mais si la question des anguilles vous intéresse médiocrement, regardez le château. Il est habité par un homme que toute la Hollande révère : le célèbre ingénieur Beyerene. Nous autres Hollandais, nous regardons nos grands ingénieurs comme nos bienfaiteurs. N’est-ce point à eux que la Hollande doit d’être ce qu’elle est en dépit des éléments ? On a élevé un monument à Brunnings dans la cathédrale de Haarlem.

— C’est une noble coutume, » dit Ben, « que d’honorer ses grands hommes et de conserver leur mémoire. »