Les Patins d’argent/XII
DEVANT LES MAGISTRATS - LE PALAIS ET LE BOIS DE LA
Vous pouvez penser que la fille de l’hôtel était debout avec l’aurore le lendemain matin, et qu’elle se remuait pour préparer un bon repas aux jeunes maîtres ? Mynheer possédait un gong chinois qui faisait à lui seul plus de bruit que douze cloches de château. Son affreux « boute-selle », résonnant par toute la maison, galvanisait les plus endormis. Mais la jeune fille ne souffrit pas qu’on le fît sonner ce matin-là.
« Laissez dormir les braves jeunes messieurs, dit-elle au marmiton ; ils auront quelque chose de chaud à manger quand ils se réveilleront. »
Il était dix heures lorsque le capitaine et sa compagnie descendirent à la débandade, les uns après les autres.
« Il est bientôt temps, dit l’hôte ironiquement ; voilà une jolie heure pour se présenter devant les magistrats. Tout cela est pour faire honneur à une auberge respectable. »
Mais reprenant son ton sérieux :
« Vous témoignerez sincèrement, n’est-ce pas, jeunes messieurs ? Vous direz que vous avez trouvé au Lion-Rouge une nourriture excellente et un logement confortable.
— Certainement, répondit Karl, qui avait retrouvé tout son aplomb, nous dirons aussi que nous y avons rencontré des gens d’excellente compagnie, quoiqu’ils rendent leurs visites un peu tard. »
M. Kleef le regarda fixement et se contenta de répondre par un « hum ! » Mais la fille fut moins patiente. Faisant danser ses boucles d’oreilles sous le nez de Karl, elle lui dit aigrement :
« Ces visites ne vous ont pas été trop agréables, jeune maître, si l’on en juge par la façon dont vous vous êtes sauvé.
— L’insolente ! » répondit Karl les dents serrées, pendant que le jeune marmiton, qui écoutait derrière la porte, se tordait de rire.
Après déjeuner, les jeunes gens accompagnés de Mynheer Kleef et de sa fille, se rendirent devant les magistrats. La déposition de Mynheer roula principalement sur ce fait qu’on n’avait jamais entendu parler de voleurs au Lion-Rouge avant cette nuit fatale, et que, de plus, l’auberge du Lion-Rouge était une auberge respectable, aussi respectable qu’aucune maison de Leyde. Les jeunes gens témoignèrent chacun à leur tour, disant ce qu’ils savaient de l’affaire, et déclarant que leur voleur n’était autre que le voyageur qu’ils avaient vu se chauffer au feu de la salle du Lion-Rouge.
Ludwig fut un peu surpris de découvrir qu’il n’était que de taille ordinaire, surtout après l’avoir dépeint aux magistrats comme un géant aux larges épaules carrées et aux jambes d’une longueur extraordinaire. Poot déclara qu’il ne s’était réveillé qu’au bruit que faisait le voleur en se débattant sous l’étreinte de Peter ; et les autres ajoutèrent qu’il était juste de dire que le pauvre diable n’avait pas remué un muscle, dès l’instant qu’il s’était vu menacé de la pointe du couteau. La fille de l’hôte fit rougir Peter et sourire les juges en déclarant que « sans le joli garçon là-bas – elle désignait du doigt Peter – tous les jeunes maîtres auraient pu être assassinés dans leur lit, car cet homme affreux avait un grand couteau à lame brillante et longue comme le bras. Elle devait dire aussi que le « beau garçon » avait eu fort à faire pour le contenir, mais qu’il était trop modeste pour en convenir.
Finalement, après avoir été interrogés et réinterrogés par le commissaire, les témoins furent congédiés et le prisonnier renvoyé en prison.
« Le misérable ! s’écria Karl brutalement lorsqu’ils furent dans la rue, à votre place, Peter, je l’aurais tué séance tenante.
— Il est heureux pour lui alors, répondit Peter tranquillement, qu’il soit tombé en des mains plus clémentes. Il paraît qu’il a déjà été arrêté une fois sous la prévention de vol avec effraction. Il n’a pas réussi à voler, cette fois, mais il a crocheté la serrure, et aux yeux de la loi je crois que cela revient au même. De plus, il était armé, et cela rend l’affaire encore plus fâcheuse pour lui.
— Le pauvre homme ! dit Karl d’un ton de pitié affectée, on dirait que c’est votre frère.
— C’est mon frère et le vôtre aussi, Karl Schummel, répondit Peter en le regardant dans les yeux ; qui peut dire ce que nous serions devenus si nous avions été pauvres et mal élevés. On nous a capitonnés contre le vice depuis le jour de notre naissance. Un heureux intérieur et de bons parents auraient peut-être fait de cet homme un tout autre individu. Dieu veuille que la loi puisse l’amender sans l’écraser !
— Amen de tout mon cœur, dirent Ben, Lambert, Poot et Ludwig. C’est bien parlé, Peter, après avoir bravement agi.
— Hum ! dit Karl, il est sans doute très-beau de pardonner chrétiennement, même à des engeances pareilles. Mais je suis naturellement dur. Toutes ces belles idées rebondissent sur moi comme la grêle. Cela ne regarde personne, d’ailleurs, si je suis fait ainsi.
— Vous êtes moins dur qu’il vous plaît de le croire, dit le bon Poot. La vie vous apprendra qu’on a assez de défauts naturels, sans faire parade de ceux qu’on n’a pas. Où vous vous trompez, Karl, c’est quand vous prenez l’aigreur pour la force, et l’entêtement pour le caractère. Si on prenait au sérieux les apparences que vous vous donnez, vous n’auriez pas un camarade, Karl, et vous voyez que vous en avez encore quelques-uns. »
Karl démonté ne répondit pas.
« Mes amis, dit Peter, j’ai à courir ici surtout après le docteur Boekman, et cette fois je suis résolu à ne pas en avoir le démenti. Pendant que je poursuivrai ma recherche, vous promènerez Ben dans Leyde. Vous verrez, une ville curieuse, Ben. C’est la ville classique de la philosophie et de l’érudition. On n’a guère à reprocher à son université que d’être un peu trop routinière : c’est elle qui a condamné la philosophie de Descartes comme coupable d’innovation contre celle d’Aristote. Leyde est la patrie des Elzévir, rivaux des Estienne et des Manuce. Leurs livres admirables…
— Imprimés sur caractères et sur papier français, dit Ben. Suum cuique.
— Ce Ben sait donc tout, dit Peter. Il connaît théoriquement notre pays mieux que nous-mêmes. Savez-vous, Ben, que vous faites honneur à vos maîtres anglais ? »
Ben s’inclina modestement et Peter reprit :
« Leyde a soutenu le plus rude des sièges après Haarlem, et c’était contre les Espagnols.
— Il est un Espagnol célèbre, dit Ben, qui a manqué à tous ses devoirs, car il n’est pas probable qu’il se soit trouvé à ce siège. Quelle occasion pourtant pour Don Quichotte s’il avait pu se rencontrer tout à coup face à face avec toute cette armée de moulins à vent, qui fait de Leyde la ville la plus éventée du monde.
— Il ne manquerait plus à ce Ben que de savoir le compte des moulins de Leyde.
— Il le sait, Lambert, répartit Ben aussitôt : quatre-vingt-dix-huit !! Mais il ne les a pas comptés. Croyez-vous donc, Lambert, qu’un Anglais vienne dans un pays aussi curieux que le vôtre, sans avoir fait sa provision de savoir dans les guides du voyageur en Hollande ? C’est dans un de ces moulins à vent qu’est né Rembrandt ; Gérard Dow, Metzu, Miéris ont Leyde pour patrie ; Boerhaave, Jean de Leyde…
— Assez ! assez ! s’écrièrent-ils tous et tout d’une voix. Quelle mémoire !
— D’accord, dit Ben, mais, puisque Peter est obligé de nous quitter et que je suis à Leyde, il me semble que l’occasion est bonne de le connaître autrement que par les livres ; et vous seriez bien aimables si vous vouliez m’y aider.
— Nous sommes très-aimables, s’écrièrent tous les jeunes gens. Suivez-nous, Ben ; avec un garçon de votre sorte ce ne sera pas du moins peine perdue. »
Après avoir consciencieusement visité Leyde et ses monuments, qu’il serait trop long de décrire, une discussion s’éleva.
Le moulin de Leydendorf, le moulin de Rembrandt, était à un mille de la ville. Ben tenait pour l’aller visiter. Mais l’hôtel, où un bon déjeuner les attendait et où Peter devait les retrouver, n’était pas à un mille, il était à deux pas, et, en vertu du proverbe : « Ventre affamé n’a pas d’oreilles, » l’avis de la majorité fut que Ben se passerait de voir le moulin de Rembrandt, peu intéressant en lui-même, mais qu’en revanche tout le monde serait à table en moins de cinq minutes.
On entra dans l’hôtel. Quel festin ! Peter seul n’y fit pas bonne figure. Le docteur Boekman était partout où on ne le désirait pas ; il l’avait demandé dans dix lieux différents et de l’ensemble des renseignements qu’il avait reçus, il résultait que sans doute l’insaisissable docteur avait quitté Leyde dans la matinée.
Peter était désolé de ne pas rapporter à Hans la réponse qu’il désirait tant.
La compagnie du capitaine avait si bien fonctionné, qu’elle décida qu’après un si bon déjeuner, elle n’avait plus rien à faire à Leyde. Chacun chaussa ses patins. Nos amis étaient à treize milles de La Haye, un peu plus fatigués que la veille, lorsqu’ils avaient quitté Broek ; cependant l’entrain ne manquait à personne. Ils se remirent en route.
Les jeunes gens, tout en patinant joyeusement, accomplissaient à l’envi le tour de force surprenant de tirer à tout moment du pain d’épice de leur poche et de le faire disparaître instantanément. Cette consommation de pain d’épice émerveillait Ben.
On avait couru douze milles. Encore quelques coups de patin et l’on serait à La Haye. Lambert proposa alors de varier le chemin en pénétrant dans la ville par le bois.
« Ce sera superbe ! » s’écrièrent-ils tous.
Les patins furent enlevés en un clin d’œil.
Le Bosch est un grand parc ou bois de deux milles de long, célèbre par la grosseur et l’élévation de ses magnifiques hêtres. C’est au centre que se trouve la jolie habitation des bois Huis in’t Bosch, qui sert quelquefois de résidence à la Reine.
Le bâtiment, quoique d’extérieur fort simple, pour un palais, est très-bien décoré à l’intérieur et renferme les plus belles peintures de Jordaens. On regarde depuis des années le bois qui l’entoure comme un bois sacré. On ne permet pas aux enfants d’y couper une baguette, et le bruit de la hache n’y a jamais retenti. La guerre et l’émeute elles-mêmes l’ont respecté.
Même en cette soirée d’hiver, le Bois de la Haye était splendide. Le soleil couchant n’avait jamais paru si beau à Peter que ce soir-là. La Haye elle-même ne lui avait jamais semblé si engageante, car la maison de sa sœur était tout proche, et le luxe et le confort l’y attendaient.
« Enfin, camarades, s’écria-t-il plein de joie, nous pouvons pour cette fois espérer nous reposer dans une vraie demeure ; nous y trouverons de bons lits, des chambres bien chaudes, des aliments dignes d’être mangés, et pas de carte à payer. Je n’avais jamais jusqu’ici apprécié tous ces bonheurs à leur juste valeur. Notre chambre du Lion-Rouge aura eu pour effet de nous faire sentir plus vivement le confortable de la maison paternelle.
Les jeunes gens reçurent de la sœur de Peter l’accueil le plus cordial. Après s’être entretenus quelque temps avec leur aimable et spirituelle hôtesse, ils furent conviés à un magnifique festin. Les voyageurs furent ravis de voir les aliments servis dans des plats d’argent et de boire dans des verres que la reine Titania elle-même n’aurait pas dédaignés.
La sœur de Peter apprit bientôt avec force détails les aventures arrivées aux jeunes gens. Rien ne fut oublié. Ce que l’un omettait, l’autre sans façon le relevait. Une telle odyssée n’avait pas trop de cinq ou six narrateurs. Quand ils eurent tout dit :
« Il vous reste, Peter, dit la sœur, à écrire tout de suite à nos parents de Broek pour leur apprendre qu’à vos aventures vous avez à ajouter, en forme d’épilogue, une conclusion sur laquelle ni vous ni eux n’aviez pu compter. Il faut leur dire en un mot que vous venez à l’instant d’être « tous faits prisonniers. »
Les jeunes gens eurent l’air fort intrigués. Mais Peter, qui avait compris, répondit en riant qu’il n’écrirait rien de semblable, attendu qu’ils étaient obligés de repartir au point du jour.
Mais la sœur en avait déjà décidé autrement, et il n’est pas si facile qu’on le pense de faire changer d’avis à une Hollandaise. Elle fit briller aux yeux des écoliers des tentations si fortes, elle se montra si gaie et si brillante, elle leur dit d’une voix si séduisante tant de choses irréfutables, qu’ils furent enchantés de subir une si douce violence. Il fut donc convenu qu’ils resteraient à La Haye au moins deux jours.
Ils parlèrent à leur gracieuse hôtesse de la prochaine course aux patins, la suppliant d’y venir assister. Madame van Gend se laissa entraîner à son tour :
« Je serai donc témoin de votre triomphe, Peter, dit-elle, car vous êtes le patineur le plus habile que j’aie jamais connu. »
Peter rougit et toussa légèrement. Mais c’était dit et il n’y avait plus à s’en dédire. Karl se chargea de répondre :
« Peter est un beau coureur, dit-il, mais il aura affaire à forte partie. Tous les jeunes gens de Broek patinent à merveille. Il n’est pas jusqu’aux va-nu-pieds qui ne s’en mêlent. »
Ces dernières paroles étaient mentalement à l’adresse du pauvre Hans.
« La course n’en sera que plus intéressante, dit la dame. Certes, je voudrais que chacun de vous fût le vainqueur. »
En ce moment, le beau-frère de Peter, Mynheer van Gend entra, complétant par son apparition le cercle magique dans lequel nos jeunes gens se sentaient retenus.
Les fées invisibles du foyer se mirent aussitôt à leur souffler dans l’oreille que lorsque Mynheer van Gend disait une chose, c’est qu’il la pensait.
Aussi, dès qu’il leur eut dit : « je suis charmé de la bonne idée qu’a eue ma femme de vous retenir tous ici, » dès qu’il eut donné à chacun une cordiale poignée de main, ils se sentirent tout à fait à l’aise et gais comme des écureuils.
On causa de tout ; on alla de la Haye à Anvers, mais les langues se fatiguent à leur tour, et il faut revenir de partout. Les heures avaient glissé rapidement depuis qu’on s’était mis à table, le moment était venu d’aller se mettre au lit.
Il était dur sans doute de se séparer, mais l’intérieur des Van Gend était réglé comme une horloge. On ne pouvait songer à s’arrêter sur les seuils des chambres une fois qu’un « bonsoir » cordial avait été prononcé.
Peter se leva le premier, le lendemain matin. Connaissant l’extrême ponctualité de son beau-frère, il prit soin qu’aucun de ses amis ne dormît trop tard. Ce fut une rude besogne que d’éveiller Jacob Poot, mais il réussit à lui faire ouvrir les yeux en l’enlevant, avec l’aide de Ben et de Lambert, hors de son lit, et en le déposant dans un costume léger sur le parquet froid et poli de sa chambre.
Peter écrivit à sa mère pour la prévenir que leur arrivée à Broek serait retardée de deux jours. Dans un post-scriptum, plus important peut-être à ses yeux que le commencement de sa lettre, il n’oublia pas non plus de la charger de faire dire à Hans Brinker qu’à son grand chagrin il n’était pas parvenu à rencontrer l’inaccessible docteur Boekman, bien qu’il l’eût cherché avec toute l’obstination possible, mais qu’une lettre de lui, très-pressante, et contenant d’ailleurs le message même de Hans, avait été laissée par lui et très-recommandée à l’hôtel où le docteur avait l’habitude de descendre. « Dites-lui aussi », ajoutait Peter, « que je ferai de nouvelles tentatives en repassant par Leyde. Le pauvre Hans paraissait certain que le docteur se hâterait de courir au chevet de son père, mais nous qui connaissons mieux le vieux bourru, nous craignons qu’il n’en fasse rien. Ce serait une bonne action que d’envoyer à la chaumière, sans attendre cet original, un autre médecin d’Amsterdam, si toutefois dame Brinker devait consentir à recevoir tout autre praticien que ce « roi » des chirurgiens, dont elle était si entichée. »
« Vous savez, ma mère », ajoutait Peter, « que j’ai toujours considéré la demeure de ma sœur Van Gend comme particulièrement tranquille et solitaire, mais je vous assure qu’elle est loin d’être ainsi depuis notre invasion. Ma sœur prétend que nous l’avons réchauffée pour le reste de l’hiver. Mon beau-frère est aimable et excellent pour nous tous. Il dit que nous lui faisons regretter de n’avoir pas un nid toujours plein de garçons comme nous. Il a promis de nous laisser monter ses magnifiques chevaux noirs. Ils sont doux comme de « jeunes chats », dit-il. Ben est un cavalier parfait, et votre fils Peter est un écuyer très-supportable. Jacob montera son poney anglais qui est solide et doux. Avec trois chevaux supplémentaires toute la société formant cavalcade sera conduite par mon beau-frère, devenu notre capitaine, et nous parcourrons toutes les rues et toutes les promenades de la ville. Le joli cheval rouan de ma sœur est boiteux, et comme elle n’en veut pas monter d’autre, elle ne nous accompagnera pas. Si j’avais réussi à envoyer le docteur à Hans Brinker et à son père, cette partie m’eût rendu tout à fait heureux. Ludwig nous a déjà baptisés ; nous nous appellerons : « la cavalerie de Broek. » Nous nous flattons de composer à nous tous une compagnie d’aspect imposant ; la Haye, avec ses rues larges et droites, ses grandes places, et son incomparable bois, est plus propice aux cavalcades qu’aucune autre de nos villes. »
La « cavalerie de Broek » ne fut pas désappointée. Elle fit sensation dans la ville.
À leur retour les jeunes gens déclarèrent que le grand poële de faïence, monté dans la salle où se tenait habituellement la famille, était décidément un meuble fort utile, car ils purent se presser à l’entour et se réchauffer sans risquer de se brûler le bout du nez ou d’attraper des engelures. Ce poële était un monument de taille à chauffer une ville tout entière ; ses flancs, blancs comme la neige et ses anneaux de cuivre brillant, en faisaient un objet délectable à l’œil, et cependant l’ingrat Ben, tout en se réchauffant complètement, regrettait in-petto les beaux feux flambants aux flammes pétillantes qu’il avait vus dans les grandes cheminées des fermes de France lorsqu’il avait visité ce pays.
Son impression sur la Haye fut que c’était la ville la moins hollandaise de la Hollande. Il est tel quartier où il eût pu se croire en France, à Nancy principalement, ou même en Angleterre. Le grand souvenir d’art qu’il en rapporta fut celui de la Leçon d’Anatomie, le chef-d’œuvre de la première manière de Rembrandt, comme la Ronde de Nuit d’Amsterdam est le chef-d’œuvre de la dernière.
Le musée de la Haye est plein de curiosités, de souvenirs historiques, de reliques étranges et de collections excentriques chinoises, japonaises, orientales et autres, des plus amusantes à voir, en dehors des salons de peinture. Mais tout cela s’efface dans le souvenir ; la Leçon d’Anatomie de Rembrandt, le Grand Taureau de Paul Potter, devaient seuls rester à jamais gravés dans sa mémoire. Il serait injuste d’omettre cependant qu’il pensa à ses frères et à ses sœurs devant la réduction ingénieuse de l’île de Desima, au Japon, où les Hollandais ont un comptoir. Cette réduction est l’île elle-même, vue par le petit bout de la lorgnette. On éprouve en la regardant les sensations d’un Gulliver devant un Lilliput japonais ; on y voit des centaines de personnes dans leurs costumes nationaux, debout ou agenouillées, baissées ou soulevées pour atteindre quelques ustensiles. Tous travaillent avec conscience et leurs demeures avec leurs meubles sont ouvertes ; l’œil s’y promène, l’illusion est charmante. Dans une autre salle, une maison de poupée aménagée, à la façon hollandaise, dans une monstrueuse écaille de tortue et habitée par des poupées hollandaises à l’air digne, est là tout exprès pour vous donner un résumé saisissant de la manière de vivre du peuple hollandais. Quel beau joujou non-seulement pour les petites filles, mais pour les grandes, quel joli cadeau à faire à Gretel, Hilda, Katrinka et même à la fière Rychie !
Ben, en parcourant la Haye, fut surpris de voir combien les ouvriers hollandais font peu de bruit en accomplissant leurs travaux. Il est impossible d’être moins turbulents : ni cris, ni chants, ni agitation ; tout se fait en silence. Un certain mouvement de la pipe, un signe de tête, une main levée, sont pour ces muets des signaux suffisants. Des charges tout entières de fromages ou de harengs étaient enlevées du chariot ou du bateau et lancées dans les magasins sans qu’un seul mot fût prononcé. Toutefois le passant devait en prendre son parti s’il recevait quelque charge sur la tête, car un Hollandais ne regarde ni devant ni derrière lui lorsqu’il est au travail. Poot reçut très-philosophiquement sur le dos un énorme fromage semblable à un boulet. Une sorte de grimace comique fut toute la manifestation de mauvaise humeur qu’il se permit. Ben crut devoir lui offrir des consolations, mais Jacob soutint que ce n’était rien du tout.
« Alors pourquoi avez-vous fait la grimace lorsque ce gros fromage vous a frappé.
— C’est une espèce de fromage que je n’aime pas, » répondit Jacob.