Les Patins d’argent/XI

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Hetzel et Cie, bibliothèque d’éducation et de récréation (p. 169-186).




XI



l’auberge du lion rouge










CHAPITRE XI


MYNHEER KLEEF ET SES PROVISIONS DE BOUCHE.


LE LION ROUGE DEVIENT DANGEREUX.


Nos jeunes gens découvrirent bientôt une auberge de modeste apparence, située dans Breedstraat. Un drôle de lion était peint au-dessus de la porte. C’était l’enseigne du Roode Leeuw ou Lion-Rouge, tenu par Huygens Kleef, gros Hollandais aux jambes plus courtes que la pipe.

Nos six écoliers étaient terriblement affamés à cette heure. Le goûter pris à Haarlem n’avait eu pour effet que de les mettre en appétit, et cet appétit ne s’était pas mal aiguisé par l’exercice du patin et la course rapide à la voile.

« Allons, notre hôte, donnez-nous, et tout de suite, ce que vous pourrez, dit Peter assez pompeusement.

— Je vous donnerai tout ce que vous voudrez, répondit Mynheer Kleef en exécutant un salut laborieux.

— Eh bien alors, servez-nous des saucisses et du boudin.

— Hélas, mynheer, il n’y a plus de saucisses et le boudin a disparu !

— Du hochepot, alors, et beaucoup, s’il vous plaît.

— Il n’y en a plus non plus, jeune maître.

— Alors servez-nous des œufs et dépêchez-vous.

— Les œufs d’hiver sont un pauvre manger, repartit l’aubergiste en pinçant les lèvres et levant les yeux au plafond.

— Pas d’œufs ? Eh bien, des sandwichs au caviar, alors ? »

L’aubergiste souleva ses grosses mains.

« Du caviar, c’est de l’or en barre, ça ! Qui est-ce qui a du caviar à vendre ? »

Peter en avait souvent mangé dans la maison paternelle ; il savait que les sandwichs étaient beurrées d’un composé d’œufs d’esturgeon, mais il n’avait pas l’idée de ce que cela coûtait.

« Qu’avez-vous donc alors, mynheer ? demanda-t-il ?

— Ce que j’ai ? Mais de tout. J’ai du pain de seigle, de la choucroute, de la salade de pommes de terre et les harengs les plus gras de Leyde.

— Qu’en dites-vous, mes amis ? demanda Peter, cela vous va-t-il ?

— Oui, oui, s’écrièrent les affamés, n’importe quoi, pourvu qu’il se dépêche ! »

L’aubergiste s’éloigna et revint du pas d’un somnambule, mais il ouvrit bientôt les yeux tout grands en voyant la promptitude miraculeuse avec laquelle ses harengs disparaissaient. Vinrent ou plutôt partirent ensuite la salade de pommes de terre, de l’eau d’Utrecht parfumée de fleur d’oranger et comme couronnement des tranches de pain d’épice desséché. Cette dernière délicatesse n’était pas portée sur la carte ; mais Mynheer Kleef, poussé dans ses derniers retranchements, la tira solennellement de la réserve affectée à sa propre personne et jeta un regard satisfait aux jeunes gens lorsque, se levant de table, ils déclarèrent qu’ils n’avaient plus faim.

« C’est bien heureux, se dit-il intérieurement, le garde-manger est à sec. »

Puis se frottant doucement les mains, il demanda :

« Ces messieurs auront-ils besoin de lits !

— De lits ? lui répondit Karl d’un ton moqueur, avons-nous donc l’air d’avoir sommeil ?

— Je ne prétends pas cela, mon jeune maître, mais un moment peut venir où vous ne serez pas fâchés de trouver de bons lits, et j’ai besoin d’être prévenu pour les préparer et faire chauffer les draps. Personne ne couche dans des draps humides au Lion-Rouge.

— Reviendrons-nous nous coucher ici, capitaine ? dit Karl, se tournant vers Peter. »

L’hôtel ne payait pas de mine. Peter était habitué à des logements confortables, mais il avait été entendu qu’on ne ferait pas de folies.

« Pourquoi pas ? répliqua-t-il. Nous avons admirablement dîné ici, nous y dormirons de même.

— Eh bien, mynheer, vous pouvez tenir les chambres prêtes pour neuf heures.

— J’ai une magnifique chambre à trois lits qui contiendra vos seigneuries, dit M. Kleef d’un ton insinuant.

— Cela suffit. »

Lorsqu’on fut dehors, Karl se mit à siffler.

« Qu’est-ce qui vous prend ? lui dit Ludwig.

— Rien. Seulement Mynheer du Lion-Rouge ne se doute pas de la manière dont cette chambre va danser ce soir. Allons-nous faire sauter les traversins et tout ce qu’elle contient, hein ?

— Je ne souffrirai aucun désordre, Karl, dit Peter. Nous ne sommes pas des milords pour nous permettre de rien détériorer soit ici, soit ailleurs. « Qui casse les verres les paye. » Que personne ne l’oublie. Je vais être obligé de vous quitter un instant. Il faut que je me mette à la recherche de ce fameux docteur Boekman dont ce pauvre Hans attend la visite, avant de penser à dormir. S’il est à Leyde, je n’aurai pas de peine à le trouver, je l’espère, car il descend toujours au Grand-Aigle. Quant à vous, mes amis, je me demande pourquoi vous n’allez pas sagement vous mettre au lit tout de suite ? Vous trouvez qu’il est encore trop grand jour ? mais alors quels sont vos projets ? Si vous conduisiez Ben jusqu’au musée ? Je crois qu’il ne s’en plaindrait pas.

— C’est une bonne idée, dirent Ludwig et Lambert. »

Jacob Poot préféra accompagner Peter. Ben essaya en vain de lui persuader qu’il ferait mieux de rester à l’auberge et de se reposer. Il déclara qu’il ne s’était jamais senti si bien portant. Il désirait jeter un coup d’œil sur la ville qu’il ne connaissait pas du tout.

« Oh ! cela ne lui fera pas de mal, dit Lambert. Quelle bonne journée, et si remplie, hein, camarades ? Je ne puis pas croire que nous n’ayons quitté Broek que ce matin.

— Je me suis bien amusé aussi, dit Poot en dissimulant mal un bâillement, mais il me semble que nous sommes en route depuis huit jours. »

Karl se mit à rire et marmotta quelque chose entre ses dents : « Il a dormi toute la journée, » fut tout ce qu’on put entendre.

« Nous nous séparons ici, camarades, dit Peter. Le rendez-vous général est pour ce soir, à huit heures, au Lion-Rouge.

— Pourvu que je rencontre le docteur, se disait-il ? Je serais si heureux de pouvoir hâter le moment où il se trouvera en présence du père de Hans. »

Et il pria Poot d’allonger un peu le pas, s’il le pouvait.

Le soir venu, les jeunes gens se réjouirent de voir qu’un beau feu flambant les attendait à leur retour à l’auberge. Karl et sa société étaient arrivés les premiers ; Peter et Jacob les suivirent de près. Peter était extrêmement contrarié ; il n’avait pu mettre la main sur le docteur Boekman, et cependant on lui avait affirmé, dans les maisons où il avait espéré le rencontrer, qu’on l’avait vu à Leyde dans la matinée.

« C’est impossible, lui avait dit l’hôtelier du Grand-Aigle, auquel il avait fini par s’adresser, le docteur loge toujours ici lorsqu’il est dans la ville. Si on l’avait seulement aperçu traversant une rue, il y aurait en ce moment foule à ma porte pour le consulter. Les hommes sont si bêtes !

— Mais on dit que c’est un grand chirurgien, lui dit Peter.

— Oui, le plus grand de la Hollande, mais qu’est-ce que cela prouve ? Et le beau mérite ? Mais quel butor ! Ce n’est pas un chrétien, c’est un ours. Pas plus tard que la semaine dernière il m’a traité d’animal, ici même, devant toutes mes pratiques !

— Bah ! s’écria Peter, essayant de paraître surpris et indigné.

— Oui, monsieur, un animal ! répéta l’aubergiste en tirant rapidement d’un air offensé des bouffées de sa pipe. Ah ! s’il ne payait pas un si bon prix et s’il ne m’amenait pas autant de pratiques, j’aimerais mieux le voir au fond du Vleit que de lui donner un logement. »

M. Kleef s’aperçut sans doute qu’il s’exprimait trop ouvertement devant un étranger, ou peut-être vit-il un sourire errer sur les lèvres de Peter, car il ajouta aigrement :

« Allons, allons, qu’est-ce qu’il vous faut encore ? À souper ? Des lits ? il y a de tout cela pour tout le monde à l’hôtel de l’Aigle, Dieu merci.

— Je n’en doute pas, répondit Peter, mais pour le moment, je cherche seulement le docteur Boekman.

— Cherchez-le dans la lune ; il n’est pas à Leyde. »

Il n’était pas si facile que cela de désarçonner Peter. Ayant supporté sans s’émouvoir une bordée de paroles brutales, il finit par obtenir la permission de laisser avant tout à l’hôtel de l’Aigle un mot pour le célèbre chirurgien, ou plutôt il acheta à l’aimable hôtelier le privilège d’écrire ce mot, séance tenante, et la promesse qu’il serait remis au docteur Boekman aussitôt son arrivée à Leyde. Faute de pouvoir faire mieux, Peter et Poot quittèrent l’hôtel de l’Aigle et retournèrent en maugréant à l’auberge du Lion-Rouge.

Le salon public du rez-de-chaussée du Lion-Rouge faisait la joie et l’orgueil de l’aubergiste. Il ne disait jamais de cette pièce : « Raccommodez-la et peignez-la ! » Car, selon lui, tout y offrait l’image de la splendeur et de la propreté hollandaises. La vérité est que tout ce qu’on y pouvait distinguer à travers un nuage de fumée, était aussi propre que le savon et le sable peuvent le faire. Je ne parle pas des voyageurs : pour le moment, le nombre en est réduit à deux individus à l’air endormi, en sabots et misérablement vêtus, assis près du feu flambant ; ils fument sans mot dire leur courte pipe épaisse. Mynheer Kleef, chaussé de souliers de feutre, revêtu de culottes courtes de cuir et d’une ample jaquette verte, se promène de long en large sur les carreaux de la salle. Enfin figurez-vous un tas de patins amoncelés dans un coin et six jeunes gens bien mis, mais fatigués et couchés plutôt qu’assis dans des attitudes ultra familières sur les chaises de bois, et vous verrez le « salon » du Lion-Rouge tel qu’il était à neuf heures, en cette soirée du 6 décembre 18… Pour souper, encore du pain d’épice, des tranches de saucisson hollandais, du pain de seigle aromatisé de grains d’anis, des cornichons, une bouteille d’eau d’Utrecht et un pot de café très-mystérieux. Les jeunes gens étaient assez affamés pour accepter tout ce qu’on voulut leur offrir et pour le trouver excellent. Ben seul faisait la grimace, mais Poot qui avait gagné un appétit de dogue à la poursuite du docteur, déclara qu’il n’avait jamais fait un meilleur repas. Au dessert, l’idée leur vint de compter leur argent pour savoir où ils en étaient. Cette précaution prise, le capitaine, précédé d’un petit domestique, portant les patins et le chandelier en guise de hallebarde, et suivi de toute la compagnie, se retira dans la fameuse grande chambre qu’on leur avait annoncée.

L’un des hommes de mauvaise mine assis auprès du feu se trouvait près du dressoir et demandait un pot de bière au moment où Ludwig, quittait la salle.

« Je n’aime pas le regard de cet homme, dit-il tout bas à Karl.

— Bah ! il a l’air d’un vieil ivrogne, répondit Karl d’un air de dédain et à moitié endormi. »

Ludwig rit mais sans entrain.

« Ivrogne ou non, ajouta-t-il à voix basse, il ne me revient pas.

— Retournez-vous, lui dit Karl, et regardez si l’autre individu qui dort au coin du feu, là-bas, n’est pas tout pareil au premier.

— Non, vraiment, son visage est honnête, à celui-là, et son sommeil est celui du juste. »

Tout en parlant ainsi, les jeunes gens étaient arrivés à la « magnifique chambre à trois lits ». Une petite bonne courte et grosse les attendait à la porte ; elle leur fit une révérence et passa. Elle portait à la main une machine au long manche qui ressemblait à une poële à frire.

« Cette vue me réjouit, dit Lambert à Ben.

— Pourquoi ?

— Mais c’est la bassinoire. Elle est encore pleine de cendres rouges ; nos lits seront chauds.

— Quels sybarites que ces Hollandais ! dit Ben. Voilà un luxe dont je me suis passé toute ma vie. »

Pendant ce temps Ludwig tâchait d’expliquer à Peter le sujet d’un tableau dont il avait fait la rencontre dans les rues de Leyde et qui avait fait sur lui beaucoup d’impression. Il l’avait vu à la montre d’un marchand d’estampes pendant leur promenade. C’était une gravure des plus médiocres qui représentait deux pirates à figure patibulaire, attachés dos à dos sur le pont d’un navire, et coupables sans doute de quelque crime atroce, car des marins se préparaient à les jeter à la mer. L’aspect de ces misérables était, disait-il, « si cruel et si venimeux, » qu’il avouait avoir éprouvé une espèce de satisfaction à l’idée qu’on allait les exécuter. Il aurait probablement oublié cette scène, si la figure de l’homme d’en bas ne lui avait précisément rappelé celle de l’un des condamnés. Aussi, bien qu’il eût tout d’abord dansé dans la chambre, comme un écolier en vacances, et qu’il eût sauté d’un seul bond sur son lit, il se surprit à prier intérieurement pour que le souvenir des personnages de ce tableau ne hantât pas ses rêves…

La chambre était triste et froide. Le feu venait seulement d’être allumé dans le poêle brillant et semblait grelotter, tout en essayant de brûler. Les fenêtres avec leurs drôles de petits carreaux étaient nues et reluisantes, et le plancher ciré ressemblait à une grande feuille de papier verni jaune. Trois chaises de paille se tenant toutes raides contre le mur alternaient avec trois lits de bois qui donnaient à la chambre un air d’ambulance. Dans tout autre moment, nos jeunes gens auraient trouvé impossible de dormir par couples et dans des lits aussi étroits, mais las comme ils l’étaient, cela ne souleva chez aucun d’eux la moindre objection.

Ludwig, comme nous l’avons vu, n’avait pas entièrement perdu son élasticité ; mais les autres, après quelques essais assez faibles pour s’envoyer les traversins à la tête, s’étaient arrangés pour dormir avec la plus grande gravité. Il n’y a rien de tel que la fatigue pour donner aux écoliers l’air raisonnable.

« Bonsoir, camarades ! s’écria Peter de dessous les couvertures.

— Bonsoir, répliquèrent-ils tous, à l’exception de Jacob Poot. Il ronflait déjà, étendu auprès du capitaine.

— Dites donc, vous autres, cria Karl, au bout d’un instant, n’éternuez donc pas tant ! Voilà Ludwig qui se meurt de peur au moindre bruit.

— Ceci n’est pas vrai, dit Ludwig d’une voix étouffée. »

Suivit alors une petite discussion qui se termina par ces mots de Karl :

« Quant à moi, je ne connais pas la signification du mot peur. Vous êtes vraiment trop facile à inquiéter, Ludwig. »

Ludwig, à moitié endormi, eut la sagesse de ne pas répondre.

Il pouvait être minuit. Le feu s’était éteint et le plancher du dortoir ne s’éclairait plus que par la lumière vacillante de la lune qui semblait, à mesure qu’elle montait dans le ciel, vouloir visiter successivement chaque recoin de l’appartement. Ce n’était pas là tout ce qui remuait par terre, mais nos jeunes gens ne s’en apercevaient pas. Jacob Poot avait, petit à petit, accaparé presque toute la couverture. Il s’ensuivait que le capitaine Peter à moitié gelé rêvait qu’il était en train de patiner sur la mer de glace.

J’ai dit que la lumière de la lune n’était pas seule à se mouvoir sur le parquet nu et poli : quelque chose en effet s’avançait, sinon aussi lentement, du moins sans faire plus de bruit que ses blancs rayons.

C’est le cas de te réveiller, Ludwig ! Le pirate de ton tableau devient une réalité…

Mais Ludwig dort toujours. Cependant son sommeil est agité.

Karl n’entend-il rien non plus ? Karl, le brave, le sans peur, sinon sans reproches.

Non. Karl rêve qu’il est vainqueur à la course prochaine.

Et Poot ? Et Van Mounen ? Et Ben ? Eux non plus ne s’éveilleront donc jamais. Est-ce qu’aucun pressentiment ne pèse sur leur sommeil ? Hélas ! non. Ils sont tous à la course. Katrinka passe en chantant à travers leurs songes, puis disparaît en riant. De temps en temps une grande vague d’harmonie, souvenir de l’orgue merveilleux de Haarlem, amène sur leur visage un sourire de béatitude.

L’objet cependant continue à s’avancer lentement, lentement.

« Peter ! capitaine Peter, le danger s’approche ! »

Peter n’entendit pas cette voix de son ange gardien qui l’avertissait ; mais il rêva qu’il dégringolait d’un pic glacé, et ceci l’éveilla.

Qu’il avait froid ! Il tâcha de rentrer en possession de sa part légitime de couverture. Effort inutile ! Draps, couvertures, couvre-pieds étaient solidement enroulés autour de l’inamovible Jacob. Peter regarda machinalement vers la fenêtre.

« Beau clair de lune, pensa-t-il ; nous aurons beau temps demain. Mais… qu’est-ce que c’est que ça ? »

Il aperçut l’objet mouvant, ou plutôt une chose toute noire, car cela s’était arrêté quand Peter avait remué.

Il guetta en silence.

L’objet recommença à se mouvoir et approcha de plus en plus. Rendu plus attentif, il acquit la certitude qu’un homme, oui, un homme, et non pas un animal, comme il s’efforçait de le croire, rampait comme une chenille sur le parquet silencieux.

Le premier mouvement du capitaine fut de jeter l’alarme, mais il se retint. Il voulait réfléchir un instant.

Dans la main de l’homme, il voyait briller quelque chose. C’était la lame d’un couteau. Ce n’était pas rassurant ! Mais Peter était doué d’une dose de sang-froid peu commune pour son âge.

Quand la tête de l’homme se relevait, Peter avait soin de fermer les yeux ; il comprenait qu’il fallait qu’il eût l’air de dormir profondément. Mais sitôt qu’elle se baissait, rien n’était plus perçant que le regard que jetait le capitaine sur les mouvements du malfaiteur.

L’ombre s’approchait de plus en plus ; déjà elle était à portée du lit de Peter. Là, Peter remarqua un temps d’arrêt ; la main qui tenait le couteau le posa avec des précautions infinies sur le plancher ; un bras prudent se souleva ensuite pour atteindre les effets du capitaine, posés sur une chaise, au pied du lit. Le crime allait s’effectuer.


Maintenant au tour de Peter ! Son plan était fait.

Retenant son souffle, il se redressa tout à coup, et comme un jeune tigre il sauta d’un bond sur le dos du voleur, et s’emparant en même temps du couteau :

« Si vous bougez, dit le brave garçon d’une voix qu’il fit aussi formidable qu’il le put, si vous remuez seulement un doigt, je vous plonge dans le cou ce couteau dont vous sentez la pointe ! »

S’adressant alors à ses camarades, il leur cria de toutes ses forces :

« Éveillez-vous ! À moi ! À moi, Ben, Lambert, Ludwig, {{{2}}} ; allons, Poot ; debout ! »

Et en même temps, de tout son poids, de toutes ses forces, centuplées par le danger, il écrasait la tête noire du misérable sur le parquet, et avait soin de lui faire sentir la lame froide de son couteau.

Le bandit avait fait un effort pour se dégager, mais la lame implacable, pénétrant soudain dans ses chairs vives, l’avait réduit à l’immobilité. Peter se sentait la force d’un géant. Poot se retourna, mais il ne donna pas autrement signe de vie.

« Debout ! debout ! camarades ! continuait à crier Peter sans changer de position. Par le Christ ! êtes-vous donc morts ? »

Morts ! Non pas ! Lambert et Ben furent sur pieds en un instant.

« Holà ! Hé ! Qu’y a-t-il ?

— Je tiens un bandit, répondit Peter froidement, qui voulait nous voler, et au besoin nous assassiner. Allons, camarades, prenez la corde du fond sanglé de votre lit. Ne précipitez rien. C’est un homme mort s’il bouge. »

Une fois ses amis éveillés, Peter, armé de son couteau, se rendait compte que le danger n’était plus que pour le misérable dont la vie était à sa merci. L’homme hurlait et jurait, mais il n’osait pas bouger.

Ludwig était aussi debout. Il avait dans la poche de son pantalon un grand eustache, l’orgueil de son cœur. C’était le moment de s’en servir. En un clin d’œil, les cordes qui garnissaient le fond sanglé du lit avaient été arrachées. Comme de braves garçons qu’ils étaient, ses amis et lui en tenaient enfin un bon long bout bien solide.

« Maintenant, garçons, dit le capitaine d’un ton de commandement, relevez les bras de ce sacripant ! Croisez-les-lui sur le dos ! C’est parfait ! Excusez-moi si je vous gêne, mais ma position est bonne ; je tiens à la garder.

— Attachons-lui les pieds aussi, » dit Ben.

Les jeunes gens très excités, serrant nœuds après nœuds, eurent bientôt fait de mettre leur agresseur hors d’état de faire l’ombre de résistance.

Le prisonnier avait changé de ton : aux imprécations avaient succédé les gémissements et les prières.

« Épargnez un pauvre homme. Je suis somnambule, messieurs !

— Oui, oui, grommela Lambert qui continuait à perfectionner ses nœuds, vous dormiez ; c’est bon. Eh bien, nous allons vous réveiller ! »

Le voleur jura terriblement. Puis, se reprenant, d’une voix piteuse :

« Détachez-moi, bons jeunes gens ! J’ai cinq petits enfants à la maison. Par saint Bavon, je jure de donner un billet de dix florins à chacun de vous si vous voulez me laisser libre.

— Vous les offrirez à la justice, » dit Peter en éclatant.

Vinrent alors de la part du bandit d’effroyables invectives.

« Vous ferez bien de vous taire, mynheer le voleur, lui dit Lambert d’une voix ferme. Le couteau du capitaine est bien près de votre gorge ; si vous excitez ses nerfs, qu’il a très-sensibles, on ne sait pas à quelles extrémités il pourrait se porter. »

Le voleur se le tint pour dit, et garda un silence sombre.

En ce moment, Poot se mit sur son séant.

« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il sans ouvrir les yeux.

— Ce qu’il y a, dit Ludwig moitié tremblant, moitié riant, il y a de l’ouvrage, même pour vous, mon cher Poot. Levez-vous tout à fait et allez vous asseoir sur le dos de cet homme-là, cela le calera mieux que tout, et nous donnera le temps de passer nos habits. Nous sommes moitié morts de froid.

— Quel homme ? » s’écria Poot.

Mais déjà il avait tout compris, et toujours enveloppé dans ses couvertures il était descendu majestueusement de son lit et s’était avec gravité assis sur les reins du voleur.

« Maintenant, mes amis, dit-il, le voilà calé. Habillez-vous. »

Ce ne fut qu’un cri : « Vive Poot ! » Et à vrai dire il était magnifique.

Entre temps, Ben avait allumé une bougie.

Peter, qui pensait à tout, eut alors l’idée de fouiller le voleur. La précaution était bonne ; il retira de sa poche un pistolet chargé.

« Mon brave Poot, dit-il à son ami, je vous relève de votre faction, ce joujou la rend inutile. Habillez-vous à votre tour. »

Puis s’adressant au prisonnier :

« Grâce à ces armes, dont vous avez bien voulu nous munir, vous savez ce qui vous attend si vous voulez faire le méchant. Ben, je vous confie ce pistolet. Ne perdez pas notre homme de vue pendant que Lambert et moi nous irons chercher la police.

— Une histoire de voleur ! dit Ben en s’armant du pistolet ; et une vraie ! rien ne manque à mon bonheur.

— Mais où donc est Karl ? demanda un des jeunes gens.

— Au fait, dit Peter, où peut-il bien être passé ? Il ne paraît pas qu’il ait tenu à jouer son rôle dans ce petit drame.

— Peut-être s’est-il battu avec le voleur, dit Ludwig ; Est-ce que le brigand l’aurait tué ?

— Soyez tranquille, Ludwig, répondit Peter en boutonnant son lourd par-dessus ; regardez un peu sous les lits. »

Karl n’y était pas.

On entendit en ce moment un grand remue-ménage dans l’escalier. Ben courut ouvrir la porte. L’hôtelier roula dans la chambre. Il était armé d’une lourde arquebuse. Deux ou trois voyageurs le suivaient, puis sa fille, tenant d’une main une grande poêle à frire et une chandelle de l’autre. Derrière elle, pâle comme un spectre, s’avançait le vaillant Karl.

« Voici votre homme, mon hôte, » dit Peter en montrant le prisonnier d’un signe de tête.

L’hôte souleva son arquebuse. La fille, à sa vue, jeta un cri.

« Ne tirez pas, cria Peter, il est bien ficelé. Retournons-le et voyons sa figure. »

Karl s’avança alors vivement.

« Oui, dit-il d’un ton menaçant, nous allons le retourner, mais d’une manière qui lui plaira peu. C’est bien heureux que nous l’ayons attrapé !

— Tiens ! tiens ! dit Ludwig d’un air naïf, vous voici, Karl. Où étiez-vous donc ?

— Où j’étais ? répliqua aigrement Karl ; j’étais allé donner l’alarme, bien sûr. »

Les jeunes gens échangèrent des coups d’œil moqueurs ; mais ils étaient trop joyeux pour donner à Karl la leçon qu’il avait méritée. Il est certain que Karl était assez hardi pour le moment. Aidé de trois des autres, il retourna le voleur.

Ludwig prit le chandelier des mains de la domestique, et vint examiner le visage du misérable, couché maintenant sur le dos, et vomissant des imprécations.

« Il faut que je regarde de près cet Adonis, » dit-il en s’approchant.

Il n’avait pas fini ces mots qu’il se recula d’un mouvement si violent, que la chandelle manqua de tomber.

« L’homme du tableau et l’homme d’en bas ! s’écria-t-il. C’est l’homme même qui était d’abord assis près du feu ! Est-ce que les pressentiments…

— Mes amis, dit Peter, nous avons failli être punis par où nous avons péché. Nous avions eu la sottise de compter notre argent devant cet homme. Il a voulu profiter du renseignement que nous avions été assez bêtes pour lui fournir. Nous ne sommes donc pas sans reproches dans ce qui vient de nous arriver, nous avons tenté sa cupidité. »

La fille de l’aubergiste avait quitté la chambre. Elle rentra bientôt, tenant à la main une énorme paire de sabots.

« Voyez, père, dit-elle ; voici ses gros vilains bateaux. C’est l’homme que nous avons logé dans la chambre à côté, après que les jeunes maîtres furent montés se coucher. Nous avons été bien imprudents, nous, de placer les pauvres jeunes gens si haut et si loin dans la maison, à un étage où, en cas d’accident, on ne pouvait ni les voir ni les entendre, ces pauvres messieurs.

— Le misérable ! s’écria l’hôte, feignant, pour n’avoir pas à y répondre, de n’avoir rien compris à ce que sa fille venait de dire ; il a déshonoré ma maison. Je cours chercher la police. »

En moins d’un quart d’heure les agents firent leur entrée dans la chambre. Après avoir enjoint à Mynheer Kleef d’avoir à comparaître de bonne heure, le lendemain, avec les jeunes messieurs, ils emmenèrent leur prisonnier.

On pourrait penser que le capitaine et sa compagnie avaient assez dormi pour cette nuit-là, mais les amarres qui doivent empêcher la jeunesse de descendre la rivière des songes, n’ont pas encore été fabriquées en Hollande. Nos jeunes amis se remirent au lit, et furent bientôt emportés de nouveau dans le pays des rêves. Ludwig et Karl avaient leur lit par terre. Le premier dormit bientôt sur les deux oreilles. Pour ce qui est de Karl, une pensée cruelle pour son amour-propre le tint éveillé jusqu’au jour.

« Quel rôle d’imbécile j’ai joué », se disait-il et se redisait-il en se retournant sur son matelas.