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Les Patins d’argent/XIV

La bibliothèque libre.
Hetzel et Cie, bibliothèque d’éducation et de récréation (p. 213-229).



XIV



levez-vous, chère petite fille.










CHAPITRE XIV


LA CRISE – GRETEL ET HILDA


Jetons enfin un regard dans la hutte des Brinker, dont l’excursion des écoliers et l’envie de voir un peu la Hollande nous a trop longtemps écartés.

Est-il possible que ni Gretel ni sa mère n’aient bougé de place depuis que nous ne les avons vues ? Il y a quatre jours de cela, et le triste groupe composé par les deux femmes semble n’avoir pas changé d’attitude. Raff Brinker est plus pâle ; il n’a plus de fièvre, et cependant il ne sait pas plus qu’auparavant ce qui se passe autour de lui. Toutefois, quand nous avons quitté les Brinker, ils étaient seuls dans un coin de la pièce nue, et aujourd’hui un nouveau personnage s’est retiré avec un autre dans le coin opposé.

Le docteur Boekman est là, parlant à voix basse à un gros jeune homme qui l’écoute attentivement. C’est son élève, son aide. Hans est là aussi. Il se tient près de la fenêtre, attendant respectueusement qu’on lui adresse la parole.

« Vous voyez, Vollenhaven, disait le docteur, c’est un cas de… »

Ici le docteur se lança dans un drôle de jargon, moitié latin, moitié hollandais, qu’il ne serait pas commode de traduire.

Après quelques instants, et comme Vollenhaven lui-même le regardait avec des yeux qui demandaient quelque chose de moins difficile à comprendre, le savant daigna s’expliquer en termes plus clairs :

« C’est probablement le même cas que celui de Rip Donderduin, marmotta-t-il tout bas. Il s’était laissé tomber du haut du moulin de Voppelploot. Après l’accident, l’homme est resté stupéfié, puis est devenu finalement idiot ; comme cet homme là-bas, il portait constamment la main à son front. Mon savant ami, Van Schoppen, pratiqua une opération sur ce Donderdune, et découvrit sous le crâne la cause du mal. Ce fut une magnifique opération ! »

Ici le docteur se lança de nouveau dans le latin.

« L’homme a-t-il survécu ? » demanda respectueusement l’élève.

Le docteur Boekman fronça le sourcil.

« Peu importe. Je crois qu’il en mourut. Mais pourquoi éloigner vos regards des traits principaux d’un cas aussi curieux ?… »

Il se plongea de nouveau dans les profondeurs mystérieuses du latin.

« Mais, mynheer, fit l’étudiant avec une insistance modeste, – il savait que l’esprit du docteur ne reviendrait pas de longtemps à la surface si on ne le tirait tout de suite de son milieu favori, – mynheer, vous avez d’autres visites à faire aujourd’hui : une jambe à couper dans Amsterdam, un œil à sauver à Broek et une épaule à remettre sur le canal.

— La jambe peut attendre, dit le docteur en réfléchissant ; voilà encore un singulier cas, un cas splendide ! »

Le docteur avait fini par parler tout haut. Il avait complètement oublié où il se trouvait.

Vollenhaven fit encore un effort :

« Et ce pauvre homme couché sur ce lit là-bas, mynheer, pensez-vous que vous puissiez le sauver ?

— Ah ! oui certainement ! balbutia le docteur, s’apercevant tout à coup qu’il s’était un peu éloigné du sujet qui l’avait amené ; certainement. C’est-à-dire : je l’espère !

— Si quelqu’un en Hollande peut le faire, c’est vous, mynheer, » fit l’étudiant.

Le docteur prit un air fâché. Il détestait les compliments. Il engagea son élève à moins parler, et fit signe à Hans de s’approcher.

Cet homme étrange ne pouvait souffrir de converser avec les femmes, surtout lorsqu’il s’agissait de chirurgie.

« On ne peut jamais savoir au juste, disait-il, à quel moment ces créatures vont pousser des cris de terreur et se trouver mal. » Il expliqua donc à Hans le cas où se trouvait Raff Brinker, et lui dit ce qu’il croyait nécessaire de faire pour le sauver.

Hans l’écouta attentivement, rougissant et pâlissant tour à tour, et tournant vers le lit des regards pleins d’anxiété.

« Cela peut tuer le père, avez-vous dit, mynheer ? dit-il enfin tout tremblant.

— Oui, mon garçon ; mais quelque chose me dit que cela le guérira au lieu de le tuer. Ah ! si on élevait autrement les enfants en Hollande, si on ne les tenait pas dans l’ignorance de toute chose, je pourrais vous expliquer le fait particulier à votre père, mais ce serait inutile. »

Hans ne répondit pas.

« Ce serait inutile ! répéta le docteur Boekman avec une sorte d’irritation. Sitôt qu’on propose une grande opération jugée nécessaire, la seule question qu’on vous pose est celle-ci : « Est-ce que cela le tuera ? »

— C’est de la réponse à cette question que dépend tout notre sort, mynheer, » répondit Hans avec dignité, mais les yeux pleins de larmes.

Le docteur le regarda tout saisi :

« Vous avez raison, mon garçon ; je ne suis qu’un imbécile. C’est bien. On ne désire pas que son père meure. Certainement, je ne suis qu’une bête.

— Mourrait-il, mynheer, si on laissait la maladie suivre son cours ?

— Hum ! La pression sur le cerveau empirerait et finirait par emporter le malade. »

Ici le docteur fit claquer ses doigts.

« Et l’opération peut le sauver, continua Hans. La guérison serait-elle prompte, mynheer ? »

Le docteur s’impatientait.

« Elle peut être subite ; elle peut se faire attendre aussi. Parlez à votre mère, mon enfant, et qu’elle décide. Mes instants sont comptés. »

Hans s’approcha de sa mère et de Gretel. Comme la petite le dévorait des yeux, il ne put d’abord prononcer un seul mot. Mais détournant son regard du sien, il dit d’une voix ferme :

« Gretel, je voudrais parler à la mère toute seule. »

La petite Gretel, qui ne pouvait bien comprendre ce qui se passait, lui jeta un regard indigné, mais elle obéit.

« Gretel, c’est bien, » fit Hans tristement quand il la vit assise hors de portée de la voix.

Dame Brinker et son fils restèrent debout près de la fenêtre, pendant que le docteur et son élève, penchés sur le lit, conversaient à voix basse. Il n’y avait pas de danger de déranger le malade ; il semblait muet et aveugle. Ses plaintes faibles et lamentables indiquaient seules qu’il était encore vivant. Hans parlait sérieusement et à voix basse, car il ne voulait pas que sa sœur entendît.

Dame Brinker, les lèvres sèches et entr’ouvertes, se penchait en avant, fixant sur son visage ses yeux inquiets comme pour y lire ce que ses paroles ne disaient pas. Il y eut un moment où elle laissa échapper un court sanglot tout de suite réprimé, qui fit tressaillir Gretel ; mais après cela, la petite remarqua qu’elle écoutait avec calme.

Lorsque Hans cessa de parler, sa mère se retourna. Elle jeta sur son mari, couché là pâle et insensible, un long regard empreint d’une douleur ineffable, et se mit à genoux à côté du lit. Le reste appartenait à Dieu.

Pauvre petite Gretel ! Que voulait dire tout cela ? Ses yeux questionnaient Hans ; il était debout, mais sa tête était baissée. Il priait, lui aussi. Elle regarda le docteur ; il palpait doucement la tête de son père, et avait l’air d’un joaillier examinant une pierre précieuse. Elle tourna ses regards vers l’étudiant ; il toussa en détournant les yeux. Elle regarda alors sa mère. Ah ! petite Gretel ! c’est ce que vous pouviez faire de mieux. Allez vous agenouiller près d’elle ; jetez vos jeunes bras sympathiques autour de son cou. Pleurez et implorez Celui, qui seul peut tout, de vous venir en aide.

Quand la mère se releva, le docteur Boekman, dont les yeux donnaient des signes d’attendrissement, demanda rudement :

« Eh bien, femme, faut-il opérer ?

— Cela le fera souffrir, mynheer ? Beaucoup ?

— Je ne sais pas ; probablement que non. Faut-il le faire ?

— Cela peut, le guérir, avez-vous dit ? Et, mynheer, est-ce vrai ce que répète mon garçon que… peut-être… peut-être… »

Elle ne put achever.

« Oui ; j’ai dit que le malade pouvait succomber pendant l’opération. Mais nous espérons qu’il en sera autrement. »

Il consulta sa montre. L’élève se dirigea avec impatience vers la fenêtre.

« Allons, dame Brinker, le temps presse. Oui ou non ? »

Hans entoura sa mère de ses bras. Ce n’était pas son habitude. Il posa même sa tête sur son épaule.

« Le docteur attend une réponse, » murmura-t-il.

Dame Brinker avait été pendant longtemps la seule maîtresse en toutes choses dans sa maison. Elle avait souvent traité Hans avec sévérité, le dirigeant d’une main ferme, et s’enorgueillissant de sa discipline maternelle. Mais maintenant qu’elle se sentait si faible, si incapable, n’était-ce donc rien que de se voir soutenue par ce jeune bras tendre et fort ?

Elle tourna vers son fils ses regards suppliants.

« Oh ! fit elle, que faut-il faire ?

— Ce que Dieu te dictera, mère, » répondit-il en baissant la tête.

Une courte et fervente prière monta du cœur aux lèvres de la femme. Elle fut entendue.

Dame Brinker se retourna vers le docteur :

« C’est bien, mynheer ; je consens.

— Hum ! » grommela le docteur, comme pour dire, vous avez mis bien du temps à vous décider.

Il conféra ensuite un instant avec son élève qui l’écoutait avec un air de grand respect, mais qui se réjouissait intérieurement à l’idée du plaisir qu’il aurait à étonner ses camarades les étudiants, quand il leur raconterait qu’il avait positivement vu une larme dans l’œil du vieux Boekman.

Pendant ce temps, Gretel regardait, silencieuse et tremblante ; mais lorsqu’elle vit le docteur ouvrir un étui de maroquin et en sortir ses instruments à lames luisantes et acérées, elle s’élança :

« Mère ! mère ! s’écria-t-elle, le pauvre père n’avait pas l’intention de mal faire. Est-ce qu’ils vont l’assassiner !

— Je ne sais pas ! cria dame Brinker, regardant Gretel avec des yeux flamboyants ; je ne sais pas !

— Ça ne peut pas aller comme ça, madame, dit le docteur sévèrement, jetant en même temps un coup d’œil vif et pénétrant à Hans. Il faut que vous et votre fille vous quittiez la chambre. Le garçon peut rester. »

Dame Brinker se redressa subitement ; ses yeux étincelèrent. Elle avait l’air de n’avoir jamais ni pleuré ni ressenti un moment de faiblesse. Sa voix était basse, mais décidée.

« Je reste avec mon mari, mynheer, » dit-elle.

Le docteur Boekman parut surpris. Il était rare qu’on résistât à ses ordres de ce ton-là.

« Vous pouvez rester, » fit-il d’un ton radouci.

Gretel avait déjà disparu. Il y avait dans un coin de la chaumière un cabinet où était dressée contre le mur une couchette rustique. Sur un signe de Hans elle s’y glissa. Qui penserait à la petite créature tremblante, accroupie là dans l’obscurité ?

Le docteur ôta son lourd pardessus, emplit d’eau un vase de terre et le plaça près du lit. Puis se tournant vers Hans, il lui demanda :

« Puis-je compter sur vous, garçon ?

— Vous le pouvez, mynheer.

— Je le crois. Tenez-vous là, à la tête. Votre mère s’assiéra à droite, comme cela, fit-il en plaçant une chaise près du lit. Rappelez-vous, dame Brinker, qu’il ne faut ni cris ni syncopes. »

Les yeux de dame Brinker firent la réponse.

Il fut satisfait.

« Maintenant, Vollenhaven… »

Oh ! cet étui et ces instruments terribles, l’élève les souleva. Gretel, qui avait glissé ses regards par une ouverture, ne put rester plus longtemps silencieuse. Elle traversa la chambre comme une folle, saisit son capuchon et se précipita hors de la cabane.

C’était l’heure de la récréation. Au premier coup de la cloche de l’école, le canal sembla jeter de lui-même une grande acclamation, et s’anima tout à coup de la présence d’une multitude d’écoliers des deux sexes. C’était un véritable kaléidoscope. Des douzaines d’enfants, vêtus d’habits aux couleurs voyantes, patinaient, se croisant, se poursuivant, s’emmêlant. La gaieté tenue sous clef pendant la matinée faisait explosion et se manifestait par des chants, des rires, des cris. Pas de serre-frein pour modérer l’allure de ces ébats. Les livres et leur souvenir n’osaient se produire au soleil. Le latin, la grammaire, l’arithmétique avaient été enfermés pour une heure dans la salle d’études enfumée. Le maître n’était plus qu’un substantif pour le moment mis de côté. Ils étaient décidés à s’amuser quand même. Tant que la glace serait aussi unie, il importait fort peu que la Hollande fût située au pôle Nord ou près de l’équateur. Quant à la physique, pouvait-on s’attendre à ce qu’ils se troublassent la cervelle pour l’amour de la force d’inertie, de la gravitation et autres problèmes, lorsque toute l’affaire était d’éviter d’être renversés ou bousculés par la foule ?

Au point culminant de la folie, un des enfants s’écria :

« Qu’est-ce que c’est que cela ?

— Quoi ? Où ! s’écrièrent une douzaine de voix.

— Mais ne voyez vous pas cette chose noire, là-bas, auprès de la cabane du fou ?

— Je ne vois rien, dit l’un.

— Je le vois, cria l’autre, c’est un chien.

— Où ça un chien ? fit une voix perçante que nous avons déjà entendue ; un chien habillé alors, un paquet de haillons ?

— Des bêtises ! Voost, reprit une voix grondeuse, vous vous trompez comme toujours. C’est la gardeuse d’oies, Gretel, qui court après des rats.

— Eh bien, quelle différence y a-t-il ? fit Voost de sa voix criarde ; n’est-elle pas elle-même un paquet de loques ?

— De quoi vous habilleriez-vous, Voost, si vos parents n’étaient pas venus au monde avant vous ?

— Vous attraperiez quelque chose si son frère Hans était là ; je puis vous le garantir, » fit un petit garçon bien enveloppé qui souffrait d’un rhume de cerveau.

Comme Hans n’y était pas, Voost pouvait se permettre de mépriser l’insinuation.

« Qui donc ici aurait peur de Hans, hein ? petit éternueur ? J’en battrais une douzaine comme lui, et vous avec, par-dessus le marché.

— Vraiment ? Vraiment ! Je voudrais vous y voir ! »

Disant ces mots, le petit éternueur qui ne se sentait pas en force, se sauva en patinant de toute sa vitesse.

On proposa alors de donner la chasse à trois des plus grands garçons de l’école, et amis et ennemis, aussi pleins d’entrain que jamais, firent bientôt cause commune.

Une seule, parmi cette heureuse multitude, pensa à cette chose sombre, accroupie près de la cabane du fou, à la pauvre Gretel épouvantée ! La petite désespérée ne pensait guère à eux. Elle entendait sans l’écouter et comme en un rêve, leur rire joyeux flottant légèrement jusqu’à elle. Ce qu’elle entendait par-dessus tout, c’étaient les sourds gémissements qui, augmentant toujours, traversaient, là, derrière elle, les fenêtres obscures de la cabane. Ces hommes étranges tuaient-ils donc véritablement son père ?

Cette pensée la fit se redresser avec un cri d’horreur.

« Ah ! non ! fit-elle en sanglotant. Il faut que j’ose aller vers eux. »

Mais se laissant retomber sur la butte.

« La mère et Hans sont là. Je n’ai pas assez de courage. Je crierais. Mais comme ils étaient pâles ! Hans pleurait. Pourquoi le méchant docteur l’a-t-il gardé près de lui pendant qu’il me renvoyait ? pensa-t-elle. Je me serais attachée à la mère, je l’aurais embrassée. Elle me caresse et me regarde toujours si doucement lorsque je l’embrasse, on dirait qu’elle oublie tout, même qu’elle vient de me gronder, et que cela efface tout pour elle…

« Comme tout est tranquille, maintenant ! Oh ! si le père, si Hans, si la mère mouraient ! »

Et Gretel, que le froid faisait grelotter, cacha son visage dans ses mains croisées, s’affaissa sur ses genoux et pleura comme si son cœur allait se briser.

La pauvre enfant avait été éprouvée au delà de ses forces depuis quatre jours. Elle s’était montrée, pendant tout ce temps-là, la petite servante pleine de bonne volonté de toute la maison ; calmant, aidant, consolant pendant le jour sa mère, à moitié veuve déjà ; priant et veillant près d’elle la nuit entière.

De nouvelles pensées lui traversèrent la tête. Pourquoi Hans n’avait-il voulu lui rien dire ? C’était bien mal. C’était son père, à elle, aussi bien que le sien, elle n’était plus une petite fille. N’avait-elle pas, une fois, retiré un couteau acéré des mains de son père ? C’était même elle qui était parvenue à l’attirer loin de sa mère ce soir terrible où Hans, tout grand qu’il était, ne pouvait en venir à bout. Pourquoi alors la traitait-on comme quelqu’un qui n’est capable de rien faire ?

Mais après ces gémissements, que voulait dire ce silence ? Aucun bruit ne venait plus de la cabane. Comme tout semblait tranquille ! Ce calme l’épouvantait ! Que pouvait-il signifier ? Ah ! qu’il faisait froid ! Si Annie Bowman était restée chez elle au lieu d’aller à Amsterdam, elle ne se serait pas sentie si délaissée ! Ses pieds se glaçaient. Tout le sang s’était réfugié autour de son cœur. Il lui semblait que son corps n’avait plus d’appui et qu’elle était comme flottant dans les airs !

Non ! cela ne pouvait pas durer comme ça. La mère pouvait avoir besoin d’elle !

Se secouant par un effort, Gretel se redressa un instant. Elle se frotta les yeux. Pourquoi le ciel était-il si clair et si bleu ? Pourquoi la cabane était-elle si muette ? Et qui donc au logis osait rire dans un moment pareil ?

Elle ne tarda pas à s’affaisser de nouveau. Un étrange mélange d’idées envahit son cerveau. Tout était confus pour elle.

« Quelle drôle de bouche que celle du docteur ! Du nid de cigogne perché sur le toit, de longs becs semblaient sortir qui lui soufflaient toutes sortes de choses dans les oreilles ! Que ces couteaux du docteur étaient brillants dans cet étui de maroquin, plus brillants que les patins d’argent ! Sa jaquette neuve était jolie, c’était la plus jolie qu’elle eût jamais portée. Dieu avait pendant si longtemps pris soin de son père. Il aurait pitié de lui encore, si ces deux hommes voulaient seulement s’en aller. Ah ! maintenant c’étaient les meesters qu’elle voyait sur le toit ; ils grimpaient jusqu’au haut. Non, c’étaient sa mère et Hans – ou les cigognes. – Il faisait si noir ! On ne pouvait pas savoir au juste ! Qu’est-ce qui remuait et se balançait si drôlement ! Des oiseaux chantaient doucement. Quelle sorte d’oiseaux peuvent donc chanter, l’hiver ? quand l’air est glacé ? Combien en comptait-elle ? Plus de vingt, plus de deux cents. Oh ! écoutez-les, mère ! Mère ! mère, éveillez-moi pour la course. Je suis fatiguée de pleurer et de pleurer… »

Une main ferme se posa sur son épaule.

« Levez-vous, chère petite fille, lui cria une voix pleine de bonté. Pourquoi restez-vous là, comme cela, pour geler ? »

Gretel souleva lentement sa tête. Elle avait si sommeil qu’il ne lui parut pas étrange que Hilda Van Gleck fût penchée sur elle, la regardant avec ses beaux yeux bienveillants. Elle avait déjà vu cela en rêve.

Cependant elle n’avait jamais rêvé que Hilda la secouait rudement, l’attirant à elle de toutes ses forces ; non, elle n’avait jamais rêvé qu’elle lui entendait dire :

« Gretel ! Gretel Brinker ! Réveillez-vous ! chère petite, il le faut ! »

Ce rêve était une réalité. Gretel regarda. Oui, la jeune demoiselle, belle et délicate, la secouait, la frottait, la torturait même. Ce devait être un rêve. Mais non ; la cabane était là, devant elle, aussi bien que le nid de cigognes et la voiture du meester, là-bas, sur les bords du canal. Elle commençait à tout voir très-distinctement. Ses mains la piquaient terriblement. Ses pieds aussi lui faisaient un mal affreux. Hilda l’obligeait à marcher.

À la fin, Gretel commença à recouvrer ses sens :

« Je me suis endormie, balbutia-t-elle toute honteuse en se frottant les yeux de ses deux mains.

— Oui, vraiment, fit Hilda en s’efforçant de rire, quoique ses lèvres fussent toutes blanches. Mais vous voilà mieux, vous voilà presque réveillée maintenant. Appuyez-vous sur moi, Gretel ; là, bien. Remuez un peu ; la chaleur sera revenue assez tout à l’heure pour pouvoir vous asseoir sans danger près du feu. Venez, à présent, je vais vous conduire à la chaumière.

— Ah ! non, non, non ! mademoiselle, pas là ! Le docteur Boekman y est. Il m’a renvoyée ! »

Hilda ne sachant rien de ce qui avait pu se passer, se sentit embarrassée, mais elle s’abstint sagement de demander une explication.

« Très-bien, Gretel ; mais en attendant, essayez de marcher un peu plus vite. Je vous voyais bien de loin depuis quelque temps, mais je m’étais imaginé que vous vous reposiez. C’est bien. Continuez à marcher. »

Pendant tout ce temps, la jeune fille au cœur tendre avait obligé Gretel à se mouvoir de long en large, la soutenant d’un bras et s’efforçant de détacher son propre paletot avec l’autre pour l’en couvrir.

Gretel se douta tout à coup de son intention :

« Oh ! mademoiselle ! mademoiselle ! dit-elle d’un air suppliant, je vous en prie, ne faites pas cela ! Oh ! je vous en supplie, gardez-le pour vous ! Je brûle ! Non, je ne brûle pas exactement, mais j’ai des aiguilles et des épingles qui me piquent par tout le corps. Oh ! mademoiselle Hilda, ne vous découvrez pas pour moi, je vous en prie ! »

L’émoi de la pauvre petite était si sincère, que Hilda se hâta de la rassurer.

« Je veux bien, Gretel, garder mon manteau, mais à une condition, c’est que vous allez vous donner du mouvement, et remuer les bras, les jambes aussi, pour rappeler la chaleur dans chacun de vos membres. C’est bien, Bon ! comme cela, tout va bien aller. Vos joues ressemblent à des roses, déjà ! Je pense, Gretel, que le docteur Boekman vous laissera entrer maintenant. Oui, oui, je le crois. Est-ce que votre père a été plus malade ?

— Ah ! mademoiselle ! fit Gretel qui se mit à pleurer, il y a deux docteurs avec lui en ce moment ; ils ont des couteaux. La mère les attendait, elle a à peine prononcé une parole aujourd’hui, tant elle avait peur. L’entendez-vous gémir, mademoiselle Hilda ? ajouta-t-elle saisie d’une terreur soudaine. L’air bourdonne si fort que je ne distingue rien. Père est peut-être mort ! Ah ! que je voudrais être sûre que c’est encore lui qu’on entend ! »

Hilda écouta. La cabane était tout proche, mais pas le moindre son ne s’en échappait. Quelque chose lui disait que Gretel avait raison de tout craindre. Elle courut à la fenêtre.

« Vous ne verrez rien de là, mademoiselle, dit Gretel en sanglotant ; la mère a suspendu des papiers huilés devant les carreaux, mais de l’autre côté le papier est un peu déchiré, et vous pourrez voir, si vous osez regarder. »

Hilda tourna autour de la cabane ; elle vit que le toit abaissé était tout frangé par le chaume en mauvais état.

Au moment de regarder, une pensée soudaine l’arrêta.

« Je n’ai pas le droit, se dit-elle à elle-même, de regarder ainsi dans la maison qui ne m’est point ouverte. » Appelant doucement Gretel, elle lui dit tout bas : « Il vaut mieux que vous regardiez, Gretel ; vous verrez plus vite qu’il dort, qu’il dort seulement peut-être. »

Gretel essaya de marcher vitement en se dirigeant vers le carreau, mais ses jambes flageolaient. Hilda courut à elle et la soutint.

« Le froid vous a gagnée, vous êtes malade aussi, j’en ai peur, dit-elle avec bonté.

— Non, pas malade, mademoiselle, mais j’ai si mal là, – elle mettait sa petite main sur son cœur –, si mal que je ne puis pleurer, et je voudrais pleurer encore. Oh ! que mes yeux sont secs ! »

Ceux de Hilda ne l’étaient pas. Une lueur qui passa à travers les carreaux montra tout à coup à Gretel le visage de Hilda baigné de larmes.

« Ah ! mademoiselle ! s’écria la petite. Mademoiselle Hilda, vous pleurez sur nous ! Si Dieu vous voit ! Oh ! j’en suis sûre à présent, le père guérira. »

Et la petite créature, tout en essayant de regarder à travers les carreaux, baisa et rebaisa la main de Hilda.

Le store était en bien mauvais état, tout rapiécé ; un grand morceau de papier déchiré pendait du milieu. Gretel pressa fiévreusement son visage contre la vitre.

« Voyez-vous quelque chose ? murmura Hilda.

— Oui. Le père ne bouge pas ; sa tête est entourée de linges et leurs yeux à tous sont fixés sur lui. Mademoiselle ! » s’écria Gretel en se rejetant en arrière. Puis lançant ses sabots hors de ses pieds : « À présent, tout de suite, il faut que j’aille trouver ma mère. Voulez-vous entrer avec moi ? »

Hilda hésita. Mais elle ne crut pas devoir faire ce que désirait Gretel.

Elle prit la tête de la petite dans ses deux mains, l’embrassa comme une sœur l’eût embrassée, oui, aussi tendrement, et lui dit :

« Je crois que je ne dois pas entrer, Gretel, pas en ce moment… Mais bientôt, bientôt je reviendrai. »

La cloche sonnait.

« À bientôt, » dit Hilda une fois encore.

Et elle s’éloigna.

Gretel se rappela longtemps le sourire plein d’une angélique pitié qui éclaira le visage de Hilda au moment où elle lui avait dit pour la dernière fois : « À bientôt. »

Une ombre n’aurait pas pu entrer plus doucement dans la cabane. Gretel n’osant regarder personne, se glissa, sans bruit, à côté de sa mère.

Tout était tranquille dans la chambre. La petite fille pouvait entendre la respiration du vieux docteur et les étincelles tombant dans les cendres. La main de la mère était glacée, mais une tache brûlante rougissait sur sa joue ; ses yeux ressemblaient à ceux d’une biche : si brillants, si tristes, si anxieux.