Les Patins d’argent/XVIII
Le soleil était tout à fait couché, lorsque Hans, le cœur content, s’approcha gaiement de la chaumière connue sous le nom de : « Cabane de l’Idiot. »
Des yeux moins troublés que les siens auraient aperçu deux formes légères allant et venant près de la porte.
Cette jaquette grise bien rapiécée, cette jupe d’un bleu terne, recouverte d’un tablier plus terne encore, ce petit bonnet bien propre, mais recouvrant insuffisamment la tête, ces petits pieds vifs flottant dans des souliers grands comme des bateaux, tout cela appartenait à Gretel, il n’y avait aucun doute.
Et cette jaquette coquette, d’un rouge éclatant, cette jolie jupe bordée de noir, ce gracieux bonnet bouffant au-dessus de boucles d’oreilles d’or, ce mignon tablier et ces souliers de cuir confortables qui semblaient avoir grandi avec les pieds, Hans aurait juré qu’ils appartenaient à Annie.
Les deux jeunes filles marchaient lentement de long en large devant la chaumière, les bras entrelacés, comme de juste. Les deux têtes s’abaissaient, se relevaient, se secouaient aussi gravement que s’il s’était agi d’une discussion concernant les affaires les plus importantes du royaume.
Hans se hâta de les rejoindre en poussant une exclamation de joie.
« Hurrah ! mesdemoiselles ; j’ai trouvé de l’ouvrage ! »
Ces paroles attirèrent sa mère sur le seuil.
Elle aussi avait de bonnes nouvelles. Le père allait de mieux en mieux. Il était resté levé presque tout le jour et il dormait pour le moment aussi paisiblement qu’un agneau.
« C’est mon tour, maintenant, Hans, dit Annie, l’attirant à l’écart aussitôt qu’il eut raconté à sa mère ce qui s’était passé chez Mynheer Van Holp. Vos patins sont vendus, et en voici l’argent.
— Sept florins ! s’écria Hans surpris en les comptant. Mais c’est trois fois autant qu’ils m’ont coûté.
— Que voulez-vous que j’y fasse ? Si l’acheteur ne s’y connaissait pas ; ce n’est pas notre faute. »
Hans fixa les yeux sur elle.
« Oh ! Annie !
— Oh ! Hans ! » fit-elle en imitant la moue du jeune garçon, et s’efforçant d’avoir l’air comme lui d’être toute prête à se fâcher.
— Annie… Vous ne pouvez pas penser sérieusement ce que vous venez de me répondre. Vous savez aussi bien que moi qu’il faut que vous rendiez une partie de cet argent.
— Je n’en ferai rien, répondit Annie. Ils sont vendus, c’est une affaire terminée. »
Puis voyant qu’il avait réellement l’air peiné, elle ajouta à voix basse :
« Voulez-vous me croire, Hans, lorsque je vous affirme qu’il n’y a pas d’erreur ? La personne qui a acheté vos patins a insisté pour les payer sept florins ; c’est le prix qu’elle les a estimés.
— Je voudrais vous croire, répondit-il. Mais quand même ce serait.
— Il n’y a pas de mais !… Hans, ni de quand, ni de même. Ce que j’ai cru bon et juste, il faut que vous l’acceptiez comme tel, aussi bien que je l’ai accepté moi-même. Il le faut, il le faut, et je vous en prie. »
Si quelqu’un croit que le pauvre Hans pouvait pousser la résistance plus loin, c’est que ceux-là n’ont jamais eu devant eux les yeux d’Annie.
Dame Brinker fut ravie à la vue de tant d’argent. Mais apprenant que Hans s’était défait de ses chers patins pour l’obtenir, elle soupira en disant :
« Dieu te bénisse, mon enfant, mais c’est un grand sacrifice que tu as fait là.
— N’y pensez pas, mère, répliqua-t-il. Et plongeant les mains dans les poches de son pantalon : Voici encore de l’argent, ajouta-t-il. Nous allons devenir riches, si cela continue.
— Ah ! vraiment oui, s’écria-t-elle, ne pouvant se retenir, la pauvre femme, d’allonger vivement la main. Puis, baissant la voix : Nous le serions riches, hélas ! nous n’aurions pas besoin de le redevenir, si ce Jean Kamphuisen, dont votre père ne s’est pas méfié encore assez, n’avait pas connu sa cachette. Il a dû visiter le saule il y a longtemps, Hans, vous pouvez en être certain.
— Oui, cela paraît probable, répondit Hans. N’importe, mère, il nous faut y renoncer bravement. Le trésor du père a été dérobé, faisons-en donc une bonne fois notre deuil. Le père nous avait dit tout ce qu’il pouvait nous dire. N’y pensons plus.
— J’essayerai, Hans, très-certainement, mais c’est pénible. Mon pauvre homme aurait besoin de tant de douceurs. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Voyez donc comme ces deux jeunes filles disparaissent tout à coup ? Elles étaient là il n’y a qu’un instant. Où sont-elles allées ?
— Elles se sont glissées derrière la maison, dit Hans, probablement pour nous faire chercher après elles. Attendez, je vais les rattraper ! Elles courent toutes deux plus vite que ce lapin là-bas. Mais c’est égal, je vais leur faire une bonne peur.
— Où voyez-vous un lapin, Hans ? Mais c’est vrai, le voici qui arrive, le pauvre animal. Faut-il qu’il ait faim pour s’être aventuré hors de son terrier par un froid pareil. Attendez, je vais lui chercher quelques miettes. »
La bonne femme s’était dépêchée de rentrer dans la cabane. Mais quand elle en ressortit, Hans avait oublié de l’attendre et le lapin, après avoir regardé philosophiquement la chaumière sans savoir le bien que dame Brinker lui voulait, avait repris tout aussi philosophiquement sa course, sans laisser son adresse.
Étonnée de ne plus voir ni le lapin ni son fils, dame Brinker à son tour contourna la chaumière et finit par apercevoir les enfants. Hans et Gretel se tenaient debout devant Annie, négligemment assise sur une souche.
« Vous formez un joli tableau, s’écria la mère, s’arrêtant pleine d’admiration maternelle à quelques pas de ce groupe vraiment charmant. J’ai vu plus d’une peinture dans la grande maison de La Haye, qui n’était pas plus jolie. Mes deux petits ne sont peut-être pour d’autres que de jeunes oursons, mais vous, Annie, vous ressemblez à une fée.
— Vraiment ? fit Annie en riant, et toute étincelante d’animation. Eh bien, soit, dame Brinker, je suis une fée, je suis la marraine de Gretel et de Hans, venue tout exprès à travers les airs, sur un char attelé de papillons, pour vous rendre visite. Attention ! Ma puissance est telle que je puis vous accorder tout ce que vous souhaiterez. Parlez le premier, Hans, que désirez-vous ? »
Une ombre sérieuse passa sur le visage d’Annie lorsqu’elle leva les yeux sur lui. Peut-être était-ce parce qu’elle aurait voulu, une fois dans sa vie, posséder pour tout de bon la puissance d’une fée.
Quoi qu’il en fût, quelque chose murmurait à l’oreille de Hans qu’elle était, pour le moment, plus qu’une mortelle ; aussi lui répondit-il sérieusement :
« Bonne fée Annie, notre marraine, je désire ardemment trouver quelque chose que j’ai cherché en vain la nuit dernière. »
Gretel se mit à rire. Mais dame Brinker poussa un gémissement :
« Hans ! fit-elle, nous ne devons plus y penser. »
Et elle rentra dans la cabane. La Marraine-Fée se leva vivement et frappa trois fois la terre de son pied.
« Ton vœu sera accompli, dit-elle. Qu’on en pense ce qu’on voudra. »
Puis, avec une solennité pleine d’enjouement, elle mit la main dans la poche de son tablier et en retira une grosse perle de verre.
« Enterre ceci, fit-elle en la donnant à Hans, à l’endroit même où j’ai frappé la terre ; et avant le lever du soleil, ton désir sera satisfait. »
Gretel se mit à rire plus gaiement que jamais.
La Marraine fit semblant de se fâcher.
« Méchante enfant, dit-elle en fronçant le sourcil d’un air terrible, pour te punir de t’être moquée d’une Fée, ton vœu à toi ne s’accomplira pas !
— Ha ! ha ! fit Gretel au comble de la joie ; attendez donc, Marraine, et ne vous pressez pas tant : je n’ai encore rien désiré. »
Annie poussa son rôle jusqu’au bout avec un sérieux qui résista au rire communicatif de sa petite amie, et elle s’éloigna majestueusement, personnifiant à merveille la dignité offensée.
« Bonsoir, madame la Fée, s’écrièrent-ils tous deux.
— Bonsoir, mortels ! » répondit-elle en sautant par-dessus un fossé gelé et se hâtant de courir vers sa demeure.
« Oh ! n’est-ce pas qu’elle est comme les fleurs, si belle et si charmante ! s’écria Gretel, la suivant des yeux avec un naïf enthousiasme. Quand on pense à tous ces jours qu’elle passe enfermée dans une chambre obscure, tout entière dévouée à sa grand’mère ! – Mais quoi ! frère Hans, qu’avez-vous ? Qu’est-ce qui vous prend ? »
— Attendez et vous verrez, répliqua Hans en rentrant dans la cabane pour en ressortir presque aussitôt, tenant à la main la bêche et le ysbrekker, je veux enterrer ma perle magique ! l’enterrer profondément ! »
Et il se mit à l’œuvre avec une sorte de furie, au grand étonnement de Gretel.
Raff Brinker dormait toujours. Dame Brinker filait, filait, depuis une demi-heure. Un sentiment de froid l’ayant avertie que le feu allait s’éteindre, elle prit une motte de tourbe sur sa provision presque épuisée, et la jeta sur le feu. Puis ouvrant la porte, elle appela doucement :
« Rentrez, mes enfants, leur dit-elle, le froid va vous prendre.
— Mère, mère ! Accourez ! s’écria Hans.
— Bienheureux saint Bavon ! fit la bonne femme en s’élançant, qu’a donc le garçon ?
— Venez vite, mère, dit-il d’un air très-excité, piochant de toutes ses forces et faisant à chaque coup pénétrer plus avant le ysbrekker dans le trou déjà pratiqué, ne voyez-vous pas, mère ? c’est ici. Ce ne peut être qu’ici le vrai endroit désigné par le père, là, au côté sud de la vieille souche. Comment n’y avons-nous pas pensé hier au soir ? La souche, c’est ce qui nous reste du vieux saule, celui que vous avez coupé, au printemps dernier, parce qu’il faisait trop d’ombre sur les pommes de terre. Le petit arbre autour duquel nous avons creusé inutilement la nuit dernière, n’existait pas encore au temps où le père a pu… Hurrah ! »
Dame Brinker ne pouvait parler. Elle se laissa tomber sur ses genoux à côté de Hans, juste à temps pour lui voir retirer du trou profond un pot de terre. Il y fourra sa main, et en retira – d’abord un morceau de brique – puis un second – un troisième, et enfin, dessous, il trouva la sacoche noire et moisie, mais contenant encore le trésor si longtemps perdu, tel que le père l’y avait déposé.
Quel moment ! Quels éclats de rire ! Que de pleurs ! Et combien de fois on compta et recompta l’argent en rentrant dans la cabane. Ce fut un miracle que Raff ne se réveillât pas. Ses songes étaient heureux cependant, car il souriait dans son sommeil.
Dame Brinker et ses enfants soupèrent gaiement ce soir-là, je vous assure. Il était bien inutile pour eux de se refuser le nécessaire maintenant.
« Nous nous procurerons des provisions fraîches pour le père, demain, fit dame Brinker en mettant sur la table le vin, la viande, la gelée qu’on lui gardait. Oh ! que je suis heureuse de vous voir enfin manger quelque chose de bon, sans regret ! Que Dieu soit loué à jamais d’avoir fait luire ce jour après tant d’épreuves ! »
Cette nuit-là Annie s’endormit en se demandant si c’était un couteau que Hans avait perdu et en se disant que ce serait vraiment drôle s’il allait le retrouver à la place où elle lui avait dit d’enterrer la perle.
Hans avait à peine fermé les yeux qu’il se vit marchant, conduit par Annie, à travers les buissons tout parsemés de pots remplis d’or et couronnés de roses, et où des guirlandes de montres, de patins et de perles se balançaient au bout de toutes les branches. Chose étrange ! chaque arbre se transformait, dans son rêve, en souche, à mesure qu’il en approchait, et sur chacune, comme sur un piédestal, lui apparaissait subitement la secourable fée qui tout à l’heure le guidait : c’était bien elle, toujours revêtue de sa jolie jaquette rouge et de sa céleste jupe bleue ; mais grandie et comme diaphane, elle étendait sur la cabane des Brinker sa petite main protectrice.
Un bonheur n’arrive jamais seul, non plus qu’un malheur, dit le vieux proverbe. On fit encore dans la maison des Brinker une découverte autre que celle du trésor, à la suite de la visite de la Fée : ce fut celle de l’histoire, jusque-là inconnue, de la fameuse montre que dame Brinker avait conservée avec un soin jaloux pendant dix longues années. Et elle y avait eu bien du mérite, la femme fidèle de Raff Brinker. Que de fois, aux heures de cruelle tentation, aux heures du plus poignant besoin, elle avait évité de la regarder, dans la crainte de désobéir à la recommandation que lui avait faite son mari quand il avait encore toute sa raison ! Il avait dû être dur pour elle de voir ses enfants manquer de pain tout en se disant que si l’on vendait cette montre, les roses refleuriraient sur leurs joues. « Mais non ! s’écriait-elle alors, quelque chose qui arrive, il ne sera pas dit que Mietje Brinker a oublié les dernières injonctions de son mari.
— Ayez bien soin de cette montre, ma chère femme, lui avait-il dit en la lui confiant, ne vous en séparez jamais sans mes ordres. »
Aucune explication n’avait suivi la remise de ce dépôt, car Raff Brinker avait à peine prononcé ces paroles, qu’un de ses compagnons de travail s’était précipité dans la chaumière en s’écriant :
« Arrivez, Raff ! les eaux montent ! On a besoin de vous sur les digues. On n’espère plus qu’en vous pour trouver le moyen de dompter les eaux. »
Raff l’avait suivi immédiatement, comme dame Brinker vous l’a déjà dit, et cela avait été la dernière fois qu’elle l’avait vu dans son bon sens.
Quatre jours après la visite et la cure du docteur Boekman, le jour même où Hans était allé à Amsterdam chercher de l’ouvrage, et pendant que Gretel, ayant terminé ses travaux d’intérieur, était sortie, courant de côté et d’autre pour ramasser du bois mort, de petites branches, n’importe quoi qui fût bon à brûler, dame Brinker, décidée à avoir raison du mystère et dominant son émotion, avait sans l’avertir, posé tout à coup la montre entre les mains de son mari.
« La vérité est, dit-elle par la suite à Hans, qu’il n’était pas raisonnable d’attendre plus longtemps, lorsqu’un mot du père pouvait nous éclairer. Pas une femme dans ma position, du moment où son mari avait retrouvé ses esprits, n’eût tardé à essayer de savoir enfin de lui comment cette montre était tombée en sa possession et pourquoi, en la lui remettant, à elle, il avait entouré cette remise de si solennelles recommandations. »
Raff Brinker avait tourné et retourné dans sa main l’objet brillant et bien poli, puis il avait examiné le bout de ruban noir bien repassé qui y était attaché ; il semblait à peine le reconnaître.
« Ah ! je me rappelle, dit-il cependant à la fin. Mais quoi, femme, vous l’avez fait briller comme un florin neuf.
— Ah ! fit dame Brinker secouant la tête d’un air de complaisance. »
Raff considéra la montre de nouveau.
« Pauvre garçon ! » murmura-t-il.
Puis il resta quelques instants sombre et pensif.
C’en était trop pour la bonne femme.
« Pauvre garçon ! répéta-t-elle avec une nuance d’humeur. Que pensez-vous que j’attende plantée-là, Raff Brinker, pendant que mon rouet se tait, si ce n’est d’en apprendre davantage.
— Il y a longtemps que je vous ai tout raconté, dit Raff d’un air pensif en la regardant avec surprise.
— Vous vous trompez, je vous assure, répliqua dame Brinker, vous avez été interrompu au moment où vous alliez parler, mais depuis vous n’avez rien dit.
— Eh bien, si je ne l’ai pas fait, comme c’est une affaire qui ne nous regarde pas, n’en parlons plus, dit Raff en secouant tristement la tête. Il est probable que, pendant que j’étais là comme mort après ma chute, mais encore vivant pour la terre, lui était mort pour tout de bon et déjà au ciel avec Dieu. »
Dame Brinker n’avait pas rassemblé tout son courage pour en rester là.
« Raff, lui dit-elle, la femme qui vous a soigné depuis l’âge de vingt et un ans, devait s’attendre à moins de défiance. Il est dur d’être traitée ainsi par l’homme envers qui l’on n’a rien à se reprocher. »
Et s’il faut tout dire, dame Brinker qui était vive, était devenue toute rouge d’impatience en prononçant ces paroles.
La voix de Raff était encore faible.
« Vous traiter comment, Mietje ? fit-il.
— Comment ? répéta la bonne femme en l’imitant, comment ? Mais quelle femme supporterait d’être traitée ainsi après avoir tout enduré pour l’amour de son mari.
— Mietje ! »
Raff, les bras étendus, se penchait en avant. Ses yeux étaient pleins de larmes.
Dame Brinker se jeta à ses pieds, lui serrant les mains dans les siennes.
« Oh ! qu’ai-je fait ! J’ai fait pleurer mon pauvre et brave homme, lui qui m’a été rendu il y a quatre jours à peine ! Regardez-moi, Raff. Hélas ! Raff, mon homme bien-aimé, que je suis fâchée et honteuse de t’avoir fait de la peine ! C’est dur, sans doute, de ne pas savoir l’histoire de cette montre, après avoir attendu dix ans pour l’apprendre. Mais je ne t’en parlerai plus. Raff, rends-la-moi, cette vilaine montre, cause de notre première querelle. Donne, je vais la mettre de côté pour ne plus jamais la voir.
— J’avais eu tort de pleurer et de vous montrer mon émotion, dit Raff à sa femme en la pressant sur son cœur. Je reconnais qu’il n’est que juste que vous sachiez enfin la vérité. Si j’ai hésité, Mietje, c’est qu’il me semblait que c’était trahir les secrets d’un mort que d’en parler même à vous.
— Es-tu donc sûr, Raff, dit Mme Brinker, que l’homme, le garçon dont tu parlais, soit mort, en es-tu certain ? »
Dame Brinker s’était levée dans l’intention d’aller cacher la montre, mais sans en avoir conscience, elle s’était rassise à l’autre bout du banc, pleine d’attente. Puisque son mari parlait, pourquoi ne pas l’écouter.
« Sûr ? non, répondit le convalescent, mais s’il ne l’était pas, ce serait comme un miracle ?
— Était-il malade, Raff ?
— Non, pas malade, femme, mais désespéré.
— Penses-tu qu’il eût fait quelque chose de mal ? » demanda-t-elle en baissant la voix.
Raff fit un signe étrange dont sa femme ne comprit pas bien le sens.
« Grand Dieu ! murmura-t-elle sans oser lever les yeux ; y aurait-il eu un meurtre, dans cette affaire ? »
Raff répondit d’une voix affaiblie que cela y ressemblait bien, et que peut-être… ce jeune homme avait en effet…
« Oh ! Raff, vous m’effrayez. Dites-moi le reste. Vous parlez d’une façon étrange et vous tremblez… Il faut que je sache tout.
— Si je tremble, ma chère femme, c’est de la fièvre. Vous savez bien, j’espère, que je n’ai pas de crime sur la conscience.
— Si je le sais ! s’écria dame Brinker en redressant la tête. Vous me diriez le contraire, Raff, que je ne vous croirais pas. »
Et s’approchant de lui, elle lui offrit un peu de vin dans un verre.
« Prenez cela, Raff, dit-elle, cela vous donnera la force de continuer. »
Et après que Raff eut bu :
« À présent, vous voici mieux, fit-elle : – puis reprenant : – vous disiez, à un meurtre, à un crime, par conséquent ?
— Oui, Mietje, à un meurtre, il me l’a dit lui lui-même. Mais à un crime, je ne l’ai jamais pensé. C’était un garçon à l’air honnête et droit comme le nôtre, – moins décidé et moins hardi, pourtant.
— Je vous écoute, fit doucement la bonne femme, craignant que le fil de l’histoire se brisât dans l’esprit encore affaibli de son mari. »
Brinker reprit :
« Il s’est présenté à moi soudainement. C’était la première fois que je le voyais ; sa figure était la plus pâle et la plus bouleversée que j’eusse jamais vue. Il me saisit le bras :
« Vous avez l’air d’un honnête homme, me dit-il.
— Ah ! là il avait raison ! » fit la bonne femme, non sans une sorte d’emphase.
Raff eut l’air embarrassé :
« Où en étais-je, ma femme ?
— Le jeune homme vous saisit par le bras, Raff, dit-elle en le regardant avec anxiété.
— Oui, oui, mais les mots me reviennent difficilement… Tout cela me fait l’effet d’un songe, voyez-vous.
— Ah ! mon pauvre mari, s’écria dame Brinker en lui caressant la main, avant d’être malade, vous aviez de la tête pour douze autres ; l’esprit était toujours présent. Mais continuez : le jeune homme vous avait dit que vous aviez l’air d’un honnête homme. À quelle heure vous l’a-t-il dit ? Était-ce à midi ?
— Non, bien avant le jour, longtemps avant que matines n’eussent sonné.
— Cela devait donc être dans cette nuit même où vous vous êtes blessé, Raff. Ce jour-là vous étiez parti pour travailler au milieu de la nuit. – Vous en êtes resté, Raff, au moment où le jeune homme, vous ayant saisi par le bras, allait vous parler.
— Oui, reprit-il, et il me semble que j’entends encore sa voix désolée.
« Conduisez-moi un bout de chemin, à quelques milles d’ici, sur la rivière, me dit-il, je ne vous demande que cela. »
Je travaillais alors, vous vous le rappelez, assez loin sur le travers d’Amsterdam. Je lui répondis que je n’étais pas batelier.
« C’est une affaire de vie et de mort pour moi, répondit-il ; si vous savez ramer, conduisez-moi plus loin. Cette barque, – il me montrait une barque – n’est pas attachée à clef, mais c’est peut-être le bateau d’un pauvre homme, et je me ferais un cas de conscience de le prendre sans le lui renvoyer. Vous la ramènerez à sa place, il n’y aura de dommage pour personne. »
« Je l’ai donc conduit sept ou huit milles plus loin, à peu près. Pendant le trajet il n’avait pas prononcé un mot, il n’avait pas fait un geste ; c’eût été à croire qu’il s’était changé en statue, si en arrivant près de la rive il ne m’avait fait signe d’arrêter en me disant qu’il pouvait franchir à pied la distance qui le séparait de la mer. J’avais hâte de ramener le bateau, de retourner au travail et de ne plus penser à lui. J’abordai donc aussitôt. Avant de me quitter, il me dit en sanglotant :
« Je ne suis pas un criminel, Dieu le sait. Mais j’ai été la cause de la mort d’un homme. Il faut que je me sauve. Il faut que je quitte à jamais mon pays… »
— Mais qu’est-ce qu’il avait fait, Raff ? Vous l’a-t-il dit ? Avait-il tiré sur un camarade, comme ils font souvent là-bas, à l’université ?
— Il ne s’est pas expliqué davantage. Je lui ai répondu que ce ne serait pas le fait d’un bon Hollandais comme moi de désobéir aux lois de mon pays en aidant un coupable à s’échapper. Il m’affirma alors son innocence, Mietje, prenant Dieu à témoin d’une voix si ferme que je crus à sa parole. Oui, il me parut, à la lumière des étoiles, aussi pur, aussi innocent que pouvait l’être notre petit Hans ; de sorte que je n’eus point de remords du service que je venais de lui rendre.
— Mais le bateau qui t’a servi cette nuit-là, Raff, ce devait être le bateau de Jean Kamphuisen, dit dame Brinker, il n’y a que lui pour laisser ainsi ses rames à l’abandon.
— Oui sûrement, c’était celui de Jean. Il viendra me voir dimanche, bien sûr, n’est-ce pas, femme, s’il a entendu parler de ma guérison, et le jeune Hoogvliet aussi ? »
Heureusement que dame Brinker se retint de parler de Jean Kamphuisen. Elle laissa tomber le propos et, remettant Raff sur la voie de son récit :
« Où étiez-vous en ce moment-là, quand vous l’avez mis à terre, cet inconnu ? Il ne vous avait pas encore donné la montre, sans doute ? Savez-vous que j’ai peur qu’il ne l’eût pas acquise honnêtement ?
— Femme ! s’écria Raff, votre mari n’a pas douté de ce jeune homme, pourquoi en doutez-vous ?
— Comment se fait-il qu’il s’en soit défait, alors ? demanda la femme tout en regardant le feu d’un air de malaise, car elle voyait qu’il aurait fallu y mettre de la tourbe, et elle allait manquer.
— Ne vous l’ai-je pas dit ? répondit Raff.
— Pas encore, fit dame Brinker, évitant sagement une autre digression.
— Eh bien, au moment où nous allions nous séparer, il revint à moi :
« J’ai un dernier service à vous demander, me dit-il d’une voix émue, et me donnant la montre : voulez-vous porter cela à mon père, non pas aujourd’hui même, mais dans huit jours, ni plus tôt ni plus tard ? Je vous en prie, dites-lui que c’est son fils, son fils bien malheureux, qui la lui envoie. Dites-lui que, s’il désire jamais me revoir, au premier mot je braverai tout et je reviendrai. Dites-lui de m’écrire à… à… »
« Le reste m’échappe. Je ne puis me rappeler l’endroit où il fallait lui adresser la lettre. Pauvre garçon ! fit Raff tristement en prenant la montre qui était restée sur les genoux de sa femme. Et dire qu’on ne l’a pas encore envoyée à son père !
— Je la lui porterai, Raff, aussitôt que Gretel sera rentrée ; ne vous tourmentez pas, elle ne peut tarder, si vous me dites quel était le nom du père, et où vous deviez l’aller trouver.
— Hélas ! fit Brinker, parlant fort lentement, tout cela a glissé de ma mémoire. Je vois encore la figure de l’infortuné ; je vois aussi ses grands yeux distinctement. Je le reconnaîtrais. Je me rappelle aussi qu’il a ouvert la montre, qu’il en a tiré quelque chose et l’a embrassé – mais rien de plus. Tout le reste est comme un tourbillon ; il me semble entendre le bruit des eaux en courroux, lorsque je cherche à me le rappeler.
— Cela se voit souvent, Raff ; j’ai éprouvé la même chose après avoir eu la fièvre. Vous êtes fatigué maintenant. Je vous ai fait trop parler, mon mari, mais cela pouvait être si important de le faire, que Dieu et vous me pardonnerez la fatigue que je vous ai imposée. Je vais vous aider à vous recoucher. – Où est l’enfant ? »
Dame Brinker ouvrit la porte et appela : Gretel ! Gretel !
« Mettez-vous un peu de côté, Mietje, dit Raff d’une voix faible, en s’efforçant de jeter un regard sur le paysage désolé. J’ai presque envie d’aller un peu sur la porte.
— Non, non, fit elle en riant, pas avant que j’aie demandé l’autorisation au docteur. L’air est trop froid. S’il le permet, je vous emmaillotterai bien demain, et je vous ferai faire un petit tour. Mais vous gelez avec cette porte ouverte. J’aperçois enfin Gretel avec son tablier plein, patinant sur le canal comme une folle. Eh quoi ! Raff, te voici sur tes jambes, allant te coucher tout seul ! Tu vas tomber !»
Le « tu » de la bonne femme témoignait tout à la fois de sa frayeur et de sa joie ; elle s’élança vers son mari, et il fut bientôt confortablement installé sous la couverture neuve, mais il déclara, pendant que sa femme le bordait soigneusement, que ce serait le dernier jour qu’elle le verrait au lit.
« Ah ! je crois que je puis l’espérer aussi, dit dame Brinker : quand on trotte comme vous venez de le faire, rien n’est impossible. »
Raff ferma les yeux, mais sans dormir, et elle se hâta de raviver le feu. La tourbe hollandaise est comme le naturel du pays, lente à s’allumer, mais flambant bien une fois qu’elle est en train. Mettant alors son rouet de côté, dame Brinker sortit son tricot de sa poche et s’assit près du lit.
« Si vous pouviez vous rappeler le nom du père de cet homme, Raff, dit-elle prudemment, j’irais lui porter cette montre pendant que vous dormez. Gretel ne peut tarder à rentrer. »
Raff essaya de rassembler ses idées, mais ne put en venir à bout.
« Ce ne serait pas Boomphoffen, par hasard, suggéra la bonne femme ; j’ai entendu dire qu’ils ont mal tourné : Gérard et Lambert, vous savez.
— Peut-être bien, dit Raff ; regardez s’il y a des lettres sur la montre, cela nous guidera.
— Dieu te bénisse, mon homme, cria l’heureuse femme en élevant vivement la montre jusqu’à portée de sa vue. Tu es plus avisé que nous tous. Il y a des lettres : L. J. B. Cela doit signifier Lambert Boomphoffen, vous pouvez en être sûr. Je ne puis dire ce que le J fait là, mais c’étaient des gens riches, d’aussi haute volée que les faisans, et de ceux qui devaient donner des noms doubles à leurs enfants, ce qui, par parenthèse, n’est pas conforme aux saintes Écritures.
— Qui vous a fait croire cela, Mietje ? Il me semble, au contraire, qu’il y a dans la sainte Bible des noms très-longs et presque impossibles à retenir ; mais cela n’y fait rien, ajouta Raff, dont la lassitude appesantissait les paupières, vous porterez la montre, vous porterez la montre… vous essayerez de la porter… vous ferez… de votre mieux… »
Le sommeil plus que la maladie troublait ses idées. La bonne Mietje s’en aperçut.
« Dormez, Raff, lui dit-elle, vous semblez épuisé. Vous saurez demain matin, j’en suis sûr, ce qu’il y a de plus sage à faire pour retrouver le maître de la montre. – Ah ! mademoiselle Gretel, vous voici à la fin. Ce n’est pas malheureux. »
C’est pendant ce sommeil de Raff que la marraine-fée était venue visiter la chaumière, et que grâce à elle les mille florins étaient encore une fois en sûreté dans le grand coffre. Raff n’avait plus besoin de rien. Dame Brinker et ses enfants prirent enfin ce soir-là leur part d’un véritable festin.